Honoré de Balzac

Traité des excitans modernes

{p. 445} M. Charpentier, qui donne cette nouvelle édition de la Physiologie du goût, a eu l’idée, heureuse pour moi, d’y joindre, comme pendant, la Physiologie du mariage. La connexité des titres m’oblige à donner ici quelques explications sur le mariage de mon livre avec celui de Brillat-Savarin.

La Physiologie du mariage est ma première œuvre, elle date de 1820, époque à laquelle elle fut connue de quelques amis, qui s’opposèrent long-temps à sa publication. Quoique imprimée en 1826, elle ne parut point encore. Il n’y a donc pas eu plagiat relativement à la forme, il y a eu seulement une rencontre bien glorieuse pour moi avec l’un des esprits les plus doux, les plus naturels, les plus ornés de cette époque. Dès 1820, j’avais formé le projet de concentrer dans quatre ouvrages de morale politique, d’observations scientifiques, de critique railleuse, tout ce qui concernait la vie sociale analysée à fond. Ces ouvrages, tous commencés et à peu près au même point d’exécution, doivent s’appeler Études analytiques, ils couronneront mon œuvre des Études de mœurs et des Études philosophiques.

Le premier a pour titre : Analyse des corps enseignans. Il comprend l’examen philosophique de tout ce qui influe sur l’homme avant sa conception, pendant sa gestation, après sa naissance, et depuis sa naissance {p. 446} jusqu’à vingt-cinq ans, époque à laquelle un homme est fait. Il embrassera l’éducation humaine fouillée sur un plan plus étendu que ne l’ont tracé mes prédécesseurs en ce genre. L’Émile de J.-J. Rousseau n’a pas sous ce rapport embrassé la dixième partie du sujet, quoique ce livre ait imprimé une physionomie nouvelle à la civilisation. Depuis que les femmes des hautes classes ont nourri leurs enfans, il s’est développé d’autres sentimentalités. La Société a perdu tout ce que la Famille a gagné. Comme la nouvelle législation a brisé la famille, le mal est plein d’avenir en France. Je suis du nombre de ceux qui considèrent les innovations de J.-J. Rousseau comme de grands malheurs : il a plus que tout autre poussé notre pays vers ce système d’hypocrisie anglaise qui envahit nos charmantes mœurs, contre lequel les bons esprits doivent réagir avec courage, malgré les déclamations de quelques singes de l’école anglaise et genévoise. Le protestantisme, arrivé à toutes ses conséquences, est nu comme ses temples et hideux comme les X d’un problème.

À vingt-cinq ans, l’homme se marie assez généralement, quoique, dans l’état actuel des connaissances sociales, l’époque du mariage devrait être l’âge de trente ans, sauf de rares exceptions. Ainsi le deuxième ouvrage, dans l’ordre naturel des faits et des idées, est la Physiologie du mariage. Je l’ai lancé pour savoir si je pouvais risquer les autres théories.

Le troisième est la Pathologie de la vie sociale, ou Méditations mathématiques, physiques, chimiques et transcendantes sur les manifestations de la pensée, prise sous toutes les formes que lui donne l’état social, soit par le vivre et le couvert, soit par la démarche et la parole, etc. (Supposez trente, etc.) L’homme est élevé, bien ou mal. Il forme un être à part avec son {p. 447} caractère plus ou moins original ; il s’est marié, sa double vie se manifeste, il obéit à toutes les fantaisies que la société a développées en lui, à toutes les lois qu’elle a portées sans chambres ni rois, sans opposition ni ministérialisme, et qui sont les mieux suivies : il s’habille, il se loge, il parle, il marche, il mange, il monte à cheval ou en voiture, il fume, il se grise et se dégrise, il agit suivant des règles données et invariables, malgré les différences peu sensibles de la mode, qui augmente ou simplifie les choses, mais les supprime rarement. N’était-ce donc pas un ouvrage d’une haute importance que de codifier les lois de cette existence extérieure, de rechercher son expression philosophique, de constater ses désordres ? Ce titre, bizarre en apparence, est justifié par une observation qui m’est commune avec Brillat-Savarin. L’état de société fait de nos besoins, de nos nécessités, de nos goûts, autant de plaies, autant de maladies, par les excès auxquels nous nous portons, poussés par le développement que leur imprime la pensée : il n’y a rien en nous par où elle ne se trahisse. De là ce titre pris à la science médicale. Là où il n’y a pas maladie physique, il y a maladie morale. La vanité est froissée de ne pas avoir telle ou telle chose, de ne pas obtenir tel ou tel résultat, et souvent faute de connaître les véritables principes qui dominent la matière. Vous voyez des millionnaires dépenser vingt mille francs par an à leur écurie, et sortir dans de misérables voitures avec des chevaux de coucous. La Pathologie de la vie sociale, qui est sous presse, et paraîtra dans les derniers mois de l’année 1839, est donc une Anthropologie complète, qui manque au monde savant, élégant, littéraire et domestique.

Le quatrième est la Monographie de la vertu, ouvrage depuis long-temps annoncé, qui vraisemblablement {p. 448} se fera long-temps attendre ; mais son titre indique assez son importance, en montrant la vertu assimilée à une plante qui compte beaucoup d’espèces, et soumise aux formules botaniques de Linné. Après avoir examiné comment l’homme social se fait ce qu’il est, se conduit dans le mariage, et s’exprime par sa vie extérieure, les Études analytiques n’auraient-elles pas été incomplètes, si je n’avais pas essayé de déterminer les lois de la conscience sociale, qui ne ressemble en rien à la conscience naturelle ?

L’éditeur qui vient d’augmenter, par de nouvelles combinaisons de prix et de format que nécessitaient les contrefaçons belges, la popularité des deux Physiologies, imprime en ce moment la Pathologie de la vie sociale, où, sous peine d’être incomplet, je dois donner un Traité des excitants modernes. À ses yeux, ce traité semble compléter la Physiologie du goût. Ce fragment est donc un extrait de la Pathologie de la vie sociale, dont déjà quelques fragmens, comme la Théorie de la démarche et le Traité sur la toilette, ont paru. Ces publications partielles ne nuiront point, je crois, à l’apparition prochaine d’une œuvre où fourmillent des théories et des traités sur toutes les vanités sociales qui nous affligent ou nous rendent heureux ; mais que je regarde comme si utile, que, par un temps où tout homme est plus ou moins maquignon, je ne donnerais pas mes Principes d’hippiatrique pour Corinne, et à une époque où, plus que jamais, la parole est devenue une puissance, je ne troquerais pas mon Économie et nomenclature des voix pour René.

Ce préambule, très-personnel, et entaché de la pestilentielle maladie connue sous le nom de l’Annonce, était cependant nécessaire pour expliquer l’impertinente prétention de cet appendice, audacieusement placé en manière de dessert, après un livre aimé, {p. 449} fêté par le public comme un de ces repas dont, suivant l’auteur, on dit : il y a nopces et festins. (Appuyez sur le p !)

de Balzac.

§ I
La question posée §

L’absorption de cinq substances, découvertes depuis environ deux siècles, et introduites dans l’économie humaine, a pris depuis quelques années des développemens si excessifs, que les sociétés modernes peuvent s’en trouver modifiées d’une manière inappréciable. Ces cinq substances sont :

1º L’eau-de-vie ou l’alcool, base de toutes les liqueurs, dont l’apparition date des dernières années du règne de Louis XIV, et qui furent inventées pour réchauffer les glaces de sa vieillesse.

2º Le sucre. Cette substance n’a envahi l’alimentation populaire que récemment, alors que l’industrie française a su la fabriquer en grandes quantités et la remettre à son ancien prix, lequel diminuera certes encore, malgré le fisc, qui la guette pour l’imposer.

3º Le thé, connu depuis une cinquantaine d’années.

4º Le café. Quoique anciennement découvert par les Arabes, l’Europe ne fit un grand usage de cet excitant que vers le milieu du dix-huitième siècle.

5º Le tabac, dont l’usage par la combustion n’est devenu général que depuis la paix en France.

Examinons d’abord la question, en nous plaçant au point de vue le plus élevé.

Une portion quelconque de la force humaine est appliquée à la satisfaction d’un besoin ; il en résulte cette sensation, variable selon les tempéramens et {p. 450} selon les climats, que nous appelons plaisir. Nos organes sont les ministres de nos plaisirs. Presque tous ont une destination double : ils appréhendent des substances, nous les incorporent, puis les restituent, en tout ou en partie, sous une forme quelconque, au réservoir commun, la terre. Ce peu de mots est la chimie de la vie humaine. Les savans ne mordront point sur cette formule. Vous ne trouverez pas un sens, et par sens il faut entendre tout son appareil, qui n’obéisse à cette charte, en quelque région qu’il fasse ses évolutions. Tout excès se base sur un plaisir que l’homme veut répéter au-delà des lois ordinaires promulguées par la nature. Moins la force humaine est occupée, plus elle tend à l’excès, la pensée l’y porte irrésistiblement.

I

Pour l’homme social, vivre, c’est se dépenser plus ou moins vite.

Il suit de là que plus les sociétés sont civilisées et tranquilles, plus elles s’engagent dans la voie des excès. L’état de paix est un état funeste à certains individus. Peut-être est-ce là ce qui a fait dire à Napoléon : La guerre est un état naturel.

Pour absorber, résorber, décomposer, s’assimiler, rendre ou recréer quelque substance que ce soit, opérations qui constituent le mécanisme de tout plaisir sans exception, l’homme envoie sa force ou une partie de sa force dans celui ou ceux des organes qui sont les ministres du plaisir affectionné.

La Nature veut que tous les organes participent à la vie dans des proportions égales ; tandis que la Société développe chez les hommes une sorte de soif pour tel ou tel plaisir dont la satisfaction porte dans {p. 451} tel ou tel organe plus de force qu’il ne lui en est dû, et souvent toute la force ; les affluens qui l’entretiennent désertent les organes sevrés en quantités équivalentes à celles que prennent les organes gourmands. De là les maladies, et, en définitif, l’abréviation de la vie. Cette théorie est effrayante de certitude, comme toutes celles qui sont établies sur les faits, au lieu d’être promulguées à priori. Appelez la vie au cerveau par des travaux intellectuels constans, la force s’y déploie, elle en élargit les délicates membranes, elle en enrichit la pulpe ; mais elle aura si bien déserté l’entresol, que l’homme de génie y rencontrera la maladie décemment nommée frigidité par la médecine. Au rebours, passez-vous votre vie aux pieds des divans sur lesquels il y a des femmes infiniment charmantes, êtes-vous intrépidement amoureux, vous devenez un vrai cordelier sans froc. L’intelligence est incapable de fonctionner dans les hautes sphères de la conception. La vraie force est entre ces deux excès. Quand on mène de front la vie intellectuelle et la vie amoureuse, l’homme de génie meurt comme sont morts Raphaël et lord Byron. Chaste, on meurt par excès de travail, aussi bien que par la débauche ; mais ce genre de mort est extrêmement rare. L’excès du tabac, l’excès du café, l’excès de l’opium et de l’eau-de-vie, produisent des désordres graves, et conduisent à une mort précoce. L’organe, sans cesse irrité, sans cesse nourri, s’hypertrophie : il prend un volume anormal, souffre, et vicie la machine qui succombe.

Chacun est maître de soi, suivant la loi moderne ; mais si les éligibles et les prolétaires qui lisent ces pages croient ne faire du mal qu’à eux en fumant comme des remorqueurs ou buvant comme des Alexandre, ils se trompent étrangement ; ils adultèrent la {p. 452} race, abâtardissent la génération, d’où la ruine des pays. Une génération n’a pas le droit d’en amoindrir une autre.

II

L’alimentation est la génération.

Faites graver cet axiome en lettres d’or dans vos salles à manger. Il est étrange que Brillat-Savarin, après avoir demandé à la science d’augmenter la nomenclature des sens, du sens génésique, ait oublié de remarquer la liaison qui existe entre les produits de l’homme et les substances qui peuvent changer les conditions de sa vitalité. Avec quel plaisir n’aurais-je pas lu chez lui cet autre axiome :

III

La marée donne les filles, la boucherie fait les garçons.

Les destinées d’un peuple dépendent et de sa nourriture et de son régime. L’eau-de-vie a tué les races indiennes. J’appelle la Russie une autocratie soutenue par l’alcool. Qui sait si l’abus du chocolat n’est pas entré pour quelque chose dans l’avilissement de la nation espagnole, qui, au moment de la découverte du chocolat, allait recommencer l’empire romain. Le tabac a déjà fait justice des Turcs, des Hollandais, et menace l’Allemagne. Aucun de nos hommes d’état, qui sont généralement plus occupés d’eux-mêmes que de la chose publique, à moins qu’on ne regarde leurs vanités, leurs maîtresses et leurs capitaux comme des choses publiques, ne sait où va la France par ses {p. 453} excès de tabac, par l’emploi du sucre, de la pomme de terre substituée au blé, de l’eau-de-vie, etc.

Voyez quelle différence dans la coloration, dans le galbe des grands hommes actuels et de ceux des siècles passés, lesquels résument toujours les générations et les mœurs de leur époque ! Combien voyons-nous avorter aujourd’hui de talens en tout genre, lassés après une première œuvre maladive ? Nos pères sont les auteurs des volontés mesquines du temps actuel.

Voici le résultat d’une expérience faite à Londres, dont la vérité m’a été garantie par deux personnes dignes de foi, un savant et un homme politique, et qui domine les questions que nous allons traiter.

Le gouvernement anglais a permis de disposer de la vie de trois condamnés à mort, auxquels on a donné l’option ou d’être pendus suivant la formule usitée dans ce pays, ou de vivre exclusivement l’un de thé, l’autre de café, l’autre de chocolat, sans y joindre aucun autre aliment de quelque nature que ce fût, ni de boire d’autres liquides. Les drôles ont accepté. Peut-être tout condamné en eût-il fait autant. Comme chaque aliment offrait plus ou moins de chances, ils ont tiré le choix au sort.

L’homme qui a vécu de chocolat est mort après huit mois.

L’homme qui a vécu de café a duré deux ans.

L’homme qui a vécu de thé n’a succombé qu’après trois ans.

Je soupçonne la compagnie des Indes d’avoir sollicité l’expérience dans les intérêts de son commerce.

L’homme au chocolat est mort dans un effroyable état de pourriture, dévoré par les vers. Ses membres sont tombés un à un, comme ceux de la monarchie espagnole.

L’homme au café est mort brûlé, comme si le feu de {p. 454} Gomorrhe l’eût calciné. On aurait pu en faire de la chaux. On l’a proposé, mais l’expérience a paru contraire à l’immortalité de l’âme.

L’homme au thé est devenu maigre et quasi diaphane, il est mort de consomption, à l’état de lanterne : on voyait clair à travers son corps ; un philanthrope a pu lire le Times, une lumière ayant été placée derrière le corps. La décence anglaise n’a pas permis un essai plus original.

Je ne puis m’empêcher de faire observer combien il est philanthropique d’utiliser le condamné à mort au lieu de le guillotiner brutalement. On emploie déjà l’adipocire des amphithéâtres à faire de la bougie, nous ne devons pas nous arrêter en si beau chemin. Que les condamnés soient donc livrés aux savans au lieu d’être livrés au bourreau.

Une autre expérience a été faite en France relativement au sucre.

M. Magendie a nourri des chiens exclusivement de sucre ; les affreux résultats de son expérience ont été publiés, ainsi que le genre de mort de ces intéressans amis de l’homme, dont ils partagent les vices (les chiens sont joueurs) ; mais ces résultats ne prouvent encore rien par rapport à nous.

§ II
De l’eau-de-vie §

Le raisin a révélé le premier les lois de la fermentation, nouvelle action qui s’opère entre ses élémens par l’influence atmosphérique, et d’où provient une combinaison contenant l’alcool obtenu par la distillation, et que depuis la chimie a trouvé dans beaucoup de produits botaniques. Le vin, le produit immédiat, {p. 455} est le plus ancien des excitans : à tout seigneur, tout honneur, il passera le premier. D’ailleurs son esprit est celui de tous aujourd’hui qui tue le plus de monde. On s’est effrayé du choléra. L’eau-de-vie est un bien autre fléau.

Quel est le flâneur qui n’a pas observé aux environs de la grande halle, à Paris, cette tapisserie humaine que forment, entre deux et cinq heures du matin, les habitués mâles et femelles des distillateurs, dont les ignobles boutiques sont bien loin des palais construits à Londres pour les consommateurs qui viennent s’y consommer, mais où les résultats sont les mêmes. Tapisserie est le mot. Les haillons et les visages sont si bien en harmonie, que vous ne savez où finit le haillon, où commence la chair, où est le bonnet, où se dresse le nez ; la figure est souvent plus sale que le lambeau de linge que vous apercevez en analysant ces monstrueux personnages rabougris, creusés, étiolés, blanchis, bleuis, tordus par l’eau-de-vie. Nous devons à ces hommes ce frai ignoble qui dépérit, ou qui produit l’effroyable gamin de Paris. De ces comptoirs procèdent ces êtres chétifs qui composent la population ouvrière. La plupart des filles de Paris sont décimées par l’abus des liqueurs fortes.

Comme observateur, il était indigne de moi d’ignorer les effets de l’ivresse. Je devais étudier les jouissances qui séduisent le peuple, et qui ont séduit, disons-le, Byron après Shéridan, e tutti quanti. La chose était difficile. En qualité de buveur d’eau, préparé peut-être à cet assaut par ma longue habitude du café, le vin n’a pas la moindre prise sur moi, quelque quantité que ma capacité gastrique me permette d’absorber. Je suis un coûteux convive. Ce fait, connu d’un de mes amis, lui inspira le désir de vaincre cette virginité. Je n’avais jamais fumé. Sa future victoire fut {p. 456} assise sur ces autres prémices à offrir diis ignotis. Donc, par un jour d’Italiens, en l’an 1822, mon ami me défia, dans l’espoir de me faire oublier la musique de Rossini, la Cinti, Levasseur, Bordogni, la Pasta, sur un divan qu’il lorgna dès le dessert, et où ce fut lui qui se coucha. Dix-sept bouteilles vides assistaient à sa défaite. Comme il m’avait obligé de fumer deux cigares, le tabac eut une action dont je m’aperçus en descendant l’escalier. Je trouvai les marches composées d’une matière molle ; mais je montai glorieusement en voiture, assez raisonnablement droit, grave, et peu disposé à parler. Là, je crus être dans une fournaise, je baissai une glace, l’air acheva de me taper, expression technique des ivrognes. Je trouvais un vague étonnant dans la nature. Les marches de l’escalier des Bouffons me parurent encore plus molles que les autres ; mais je pris sans aucune mésaventure ma place au balcon. Je n’aurais pas alors osé affirmer que je fusse à Paris, au milieu d’une éblouissante société dont je ne distinguais encore ni les toilettes ni les figures. Mon âme était grise. Ce que j’entendais de l’ouverture de la Gazza équivalait aux sons fantastiques qui, des cieux, tombent dans l’oreille d’une femme en extase. Les phrases musicales me parvenaient à travers des nuages brillans, dépouillées1 de tout ce que les hommes mettent d’imparfait dans leurs œuvres, pleines de ce que le sentiment de l’artiste y imprime de divin. L’orchestre m’apparaissait comme un vaste instrument où il se faisait un travail quelconque dont je ne pouvais saisir ni le mouvement ni le mécanisme, n’y voyant que fort confusément les manches de basses, les archets remuans, les courbes d’or des trombones, les clarinettes, les lumières, mais point d’hommes. Seulement une ou deux têtes poudrées, immobiles, et deux figures enflées, toutes {p. 457} grimaçantes, qui m’inquiétaient. Je sommeillais à demi. – Ce monsieur sent le vin, dit à voix basse une dame dont le chapeau effleurait souvent ma joue, et que, à mon insu, ma joue allait effleurer. J’avoue que je fus piqué. – Non, madame, répondis-je, je sens la musique. Je sortis, me tenant remarquablement droit, mais calme et froid comme un homme qui, n’étant pas apprécié, se retire en donnant à ses critiques la crainte d’avoir molesté quelque génie supérieur. Pour prouver à cette dame que j’étais incapable de boire outre mesure, et que ma senteur devait être un accident tout-à-fait étranger à mes mœurs, je préméditai de me rendre dans la loge de madame la duchesse de… (gardons-lui le secret), dont j’aperçus la belle tête si singulièrement encadrée de plumes et de dentelles, que je fus irrésistiblement attiré vers elle par le désir de vérifier si cette inconcevable coiffure était vraie, ou due à quelque fantaisie de l’optique particulière dont j’étais doué pour quelques heures. – Quand je serai là, pensais-je, entre cette grande dame si élégante, et son amie si minaudière, si bégueule, personne ne me soupçonnera d’être entre deux vins, et l’on se dira que je dois être quelque homme considérable entre deux femmes. Mais j’étais encore errant dans les interminables corridors du Théâtre-Italien, sans avoir pu trouver la porte damnée de cette loge, lorsque la foule, sortant après le spectacle, me colla contre un mur. Cette soirée fut certes une des plus poétiques de ma vie. À aucune époque je n’ai vu autant de plumes, autant de dentelles, autant de jolies femmes, autant de petites vitres ovales par lesquelles les curieux et les amans examinent le contenu d’une loge. Jamais je n’ai déployé autant d’énergie, ni montré autant de caractère, je pourrais même dire d’entêtement, n’était le respect que l’on se doit à soi-même. {p. 458} La ténacité du roi Guillaume de Hollande n’est rien dans la question belge, en comparaison de la persévérance que j’ai eue à me hausser sur la pointe des pieds et à conserver un agréable sourire. Cependant j’eus des accès de colère, je pleurai parfois. Cette faiblesse me place au-dessous du roi de Hollande. Puis j’étais tourmenté par des idées affreuses en songeant à tout ce que cette dame avait le droit de penser de moi, si je ne reparaissais pas entre la duchesse et son amie ; mais je me consolais en méprisant le genre humain tout entier. J’avais tort néanmoins. Il y avait ce soir-là bien bonne compagnie aux Bouffons. Chacun y fut plein d’attentions pour moi, et se dérangea pour me laisser passer. Enfin, une fort jolie dame me donna le bras pour sortir. Je dus cette politesse à la haute considération que me témoigna Rossini, qui me dit quelques mots flatteurs dont je ne me souviens pas, mais qui durent être éminemment spirituels : sa conversation vaut sa musique. Cette femme était, je crois, une duchesse, ou peut-être une ouvreuse. Ma mémoire est si confuse, que je crois plus à l’ouvreuse qu’à la duchesse. Cependant elle avait des plumes et des dentelles. Toujours des plumes, et toujours des dentelles ! Bref, je me trouvai dans ma voiture, par la raison superlative que mon cocher avait avec moi une similitude qui me navra, et qu’il était endormi seul sur la place des Italiens. Il pleuvait à torrens, je ne me souviens pas d’avoir reçu une goutte de pluie. Pour la première fois de ma vie, je goûtai l’un des plaisirs les plus vifs, les plus fantasques du monde, extase indescriptible, les délices qu’on éprouve à traverser Paris à onze heures et demie du soir, emporté rapidement au milieu des réverbères, en voyant passer des myriades de magasins, de lumières, d’enseignes, de figures, de groupes, de femmes sous des {p. 459} parapluies, d’angles de rues fantastiquement illuminés, de places noires, en observant à travers les rayures de l’averse mille choses que l’on a une fausse idée d’avoir aperçues quelque part, en plein jour. Et toujours des plumes ! et toujours des dentelles ! même dans les boutiques de pâtisserie.

J’ai dès lors très-bien conçu le plaisir de l’ivresse. L’ivresse jette un voile sur la vie réelle, elle éteint la connaissance des peines et des chagrins, elle permet de déposer le fardeau de la pensée. L’on comprend alors comment de grands génies ont pu s’en servir, et pourquoi le peuple s’y adonne. Au lieu d’activer le cerveau, le vin l’hébète. Loin d’exciter les réactions de l’estomac vers les forces cérébrales, le vin, après la valeur d’une bouteille absorbée, a obscurci les papilles, les conduits sont saturés, le goût ne fonctionne plus, et il est impossible au buveur de distinguer la finesse des liquides servis. Les alcools sont absorbés, et passent en partie dans le sang. Donc inscrivez cet axiome dans votre mémoire :

IV

L’ivresse est un empoisonnement momentané.

Aussi, par le retour constant de ces empoisonnemens, l’alcoolâtre finit-il par changer la nature de son sang, il en altère le mouvement en lui enlevant ses principes ou les dénaturant, et il se fait chez lui un si grand trouble, que la plupart des ivrognes perdent les facultés génératives ou les vicient de telle sorte qu’ils donnent naissance à des hydrocéphales. N’oubliez pas de constater chez le buveur l’action d’une soif dévorante le lendemain, et souvent à la fin de son orgie. Cette soif, évidemment produite par l’emploi des sucs {p. 460} gastriques et des élémens de la salivation occupés à leur centre, pourra servir à démontrer la justesse de nos conclusions.

§ III
Du café §

Sur cette matière, Brillat-Savarin est loin d’être complet. Je puis ajouter quelque chose à ce qu’il dit sur le café, dont je fais usage de manière à pouvoir en observer les effets sur une grande échelle. Le café est un torréfiant intérieur. Beaucoup de gens accordent au café le pouvoir de donner de l’esprit ; mais tout le monde a pu vérifier que les ennuyeux ennuient bien davantage après en avoir pris. Enfin, quoique les épiciers soient ouverts à Paris jusqu’à minuit, certains auteurs n’en deviennent pas plus spirituels.

Comme l’a fort bien observé Brillat-Savarin, le café met en mouvement le sang, en fait jaillir les esprits moteurs ; excitation qui précipite la digestion, chasse le sommeil, et permet d’entretenir pendant un peu plus long-temps l’exercice des facultés cérébrales.

Je me permets de modifier cet article de Brillat-Savarin par des expériences personnelles et les observations de quelques grands esprits.

Le café agit sur le diaphragme et les plexus de l’estomac, d’où il gagne le cerveau par des irradiations inappréciables et qui échappent à toute analyse ; néanmoins on peut présumer que le fluide nerveux est le conducteur de l’électricité que dégage cette substance qu’elle trouve ou met en action chez nous. Son pouvoir n’est ni constant ni absolu. Rossini a éprouvé sur lui-même les effets que j’avais déjà observés sur moi. – Le café, m’a-t-il dit, est une affaire de quinze ou {p. 461} vingt jours, le temps fort heureusement de faire un opéra.

Le fait est vrai. Mais le temps pendant lequel on jouit des bienfaits du café peut s’étendre. Cette science est trop nécessaire à beaucoup de personnes, pour ne pas décrire la manière d’en obtenir les fruits précieux.

Vous tous, illustres chandelles humaines, qui vous consumez par la tête, approchez et écoutez l’évangile de la veille et du travail intellectuel !

I. Le café concassé à la turque a plus de saveur que le café moulu dans un moulin.

Dans beaucoup de choses mécaniques relatives à l’exploitation des jouissances, les Orientaux l’emportent de beaucoup sur les Européens : leur génie observateur à la manière des crapauds, qui demeurent des années entières dans leurs trous en tenant leurs yeux d’or ouverts sur la nature comme deux soleils, leur a révélé par le fait ce que la science nous démontre par l’analyse. Le principe délétère du café est le tannin, substance maligne que les chimistes n’ont pas encore assez étudiée. Quand les membranes de l’estomac sont tannées, ou quand l’action du tannin particulier au café les a hébétées par un usage trop fréquent, elles se refusent aux contractions violentes que les travailleurs recherchent. De là, des désordres graves si l’amateur continue. Il y a un homme à Londres que l’usage immodéré du café a tordu comme ces vieux goutteux noués. J’ai connu un graveur de Paris qui a été cinq ans à se guérir de l’état où l’avait mis son amour pour le café. Enfin, dernièrement, un artiste, Chenavard, est mort, brûlé. Il entrait dans un café comme un ouvrier entre au cabaret, à tout moment. Les amateurs procèdent comme dans toutes les passions ; ils vont d’un degré à l’autre ; et, comme {p. 462} chez Nicolet, de plus fort en plus fort jusqu’à l’abus. En concassant le café, vous le pulvérisez en molécules de formes bizarres qui retiennent le tannin et dégagent seulement l’arome. Voilà pourquoi les Italiens, les Vénitiens, les Grecs et les Turcs peuvent boire incessamment sans danger du café que les Français traitent de cafiot, mot de mépris. Voltaire prenait de ce café-là.

Retenez donc ceci. Le café a deux élémens : l’un, la matière extractive que l’eau chaude ou froide dissout, et dissout vite, lequel est le conducteur de l’arome ; l’autre, qui est le tannin, résiste davantage à l’eau, et n’abandonne le tissu aréolaire qu’avec lenteur et peine. D’où cet axiome :

V

Laisser l’eau bouillante, surtout long-temps, en contact avec le café, est une hérésie ; le préparer avec de l’eau de marc, c’est assimiler son estomac et ses organes au tannage.

II. En supposant le café traité par l’immortelle cafetière à la de Belloy et non pas du Belloy (celui aux méditations de qui nous devons cette méthode œcuménique étant le cousin du cardinal, et comme lui de la famille très-ancienne et très-illustre des marquis de Belloy), le café a plus de vertu par l’infusion à froid que par l’infusion d’eau bouillante. Ce qui est une seconde manière de graduer ses effets.

En moudant le café, vous dégagez à la fois l’arome et le tannin, vous flattez le goût et vous stimulez les plexus qui réagissent sur les mille capsules du cerveau.

{p. 463} Ainsi, voici deux degrés : le café concassé à la turque, le café moulu.

III. De la quantité de café mis dans le récipient supérieur, du plus ou moins de foulage, et du plus ou moins d’eau, dépendent la force du café, ce qui constitue la troisième manière de traiter le café.

Ainsi, pendant un temps plus ou moins long, une ou deux semaines au plus, vous pouvez obtenir l’excitation avec une, puis deux tasses de café concassé d’une abondance graduée, infusé à l’eau bouillante.

Pendant une autre semaine, par l’infusion à froid, par la mouture du café, par le foulage de la poudre et par la diminution de l’eau, vous obtenez encore la même dose de force cérébrale.

Quand vous avez atteint le plus grand foulage et le moins d’eau possible, vous doublez la dose en prenant deux tasses ; puis quelques tempéramens vigoureux arrivent à trois tasses. On peut encore aller ainsi quelques jours de plus.

Enfin, j’ai découvert une horrible et cruelle méthode, que je ne conseille qu’aux hommes d’une excessive vigueur, à cheveux noirs et durs, à peau mélangée d’ocre et de vermillon, à mains carrées, à jambes en forme de balustres comme ceux de la place Louis XV. Il s’agit de l’emploi du café moulu, foulé, froid et anhydre (mot chimique qui signifie peu d’eau ou sans eau) pris à jeun. Ce café tombe dans votre estomac, qui, vous le savez par Brillat-Savarin, est un sac velouté à l’intérieur et tapissé de suçoirs et de papilles ; il n’y trouve rien, il s’attaque à cette délicate et voluptueuse doublure, il devient une sorte d’aliment qui veut ses sucs ; il les tord, il les sollicite comme une pythonisse appelle son dieu, il malmène ces jolies parois comme un charretier brutalise de jeunes chevaux ; les plexus s’enflamment, ils flambent et font {p. 464} aller leurs étincelles jusqu’au cerveau. Dès lors, tout s’agite : les idées s’ébranlent comme les bataillons de la grande armée sur le terrain d’une bataille, et la bataille a lieu. Les souvenirs arrivent au pas de charge, enseignes déployées ; la cavalerie légère des comparaisons se développe par un magnifique galop ; l’artillerie de la logique accourt avec son train et ses gargousses ; les traits d’esprit arrivent en tirailleurs ; les figures se dressent ; le papier se couvre d’encre, car la veille commence et finit par des torrens d’eau noire, comme la bataille par sa poudre noire. J’ai conseillé ce breuvage ainsi pris à un de mes amis, qui voulait absolument faire un travail promis pour le lendemain : il s’est cru empoisonné, il s’est recouché, il a gardé le lit comme une mariée. Il était grand, blond, cheveux rares ; un estomac de papier mâché, mince. Il y avait de ma part manque d’observation.

Quand vous en êtes arrivé au café pris à jeun avec les émulsions superlatives, et que vous l’avez épuisé, si vous vous avisiez de continuer, vous tomberiez dans d’horribles sueurs, des faiblesses nerveuses, des somnolences. Je ne sais pas ce qui arriverait : la sage nature m’a conseillé de m’abstenir, attendu que je ne suis pas condamné à une mort immédiate. On doit se mettre alors aux préparations lactées, au régime du poulet et des viandes blanches ; enfin détendre la harpe, et rentrer dans la vie flâneuse, voyageuse, niaise et cryptogamique des bourgeois retirés.

L’état où vous met le café pris à jeun dans les conditions magistrales, produit une sorte de vivacité nerveuse qui ressemble à celle de la colère : le verbe s’élève, les gestes expriment une impatience maladive ; on veut que tout aille comme trottent les idées ; on est braque, rageur pour des riens ; on arrive à ce variable caractère du poète tant accusé par les épiciers ; {p. 465} on prête à autrui la lucidité dont on jouit. Un homme d’esprit doit alors se bien garder de se montrer ou de se laisser approcher. J’ai découvert ce singulier état par certains hasards qui me faisaient perdre sans travail l’exaltation que je me procurais. Des amis, chez qui je me trouvais à la campagne, me voyaient hargneux et disputailleur, de mauvaise foi dans la discussion. Le lendemain, je reconnaissais mes torts, et nous en cherchions la cause. Mes amis étaient des savans du premier ordre, nous les eûmes bientôt trouvées. Le café voulait une proie.

Non seulement ces observations sont vraies et ne subissent d’autres changemens que ceux qui résultent des différentes idiosyncrasies, mais elles concordent avec les expériences de plusieurs praticiens, au nombre desquels est l’illustre Rossini, l’un des hommes qui ont le plus étudié les lois du goût, un héros digne de Brillat-Savarin.

Observation. – Chez quelques natures faibles, le café produit au cerveau une congestion sans danger ; au lieu de se sentir activées, ces personnes éprouvent de la somnolence, et disent que le café les fait dormir. Ces gens peuvent avoir des jambes de cerf, des estomacs d’autruche, mais ils sont mal outillés pour les travaux de la pensée. Deux jeunes voyageurs, MM. Combes et Tamisier, ont trouvé les Abyssiniens généralement impuissans : les deux voyageurs n’hésitent pas à regarder l’abus du café, que les Abyssiniens poussent au dernier degré, comme la cause de cette disgrâce. Si ce livre passe en Angleterre, le gouvernement anglais est prié de résoudre cette grave question sur le premier condamné qu’il aura sous la main, pourvu que ce ne soit ni une femme ni un vieillard.

Le thé contient également du tannin ; mais le sien a des vertus narcotiques, il ne s’adresse pas au {p. 466} cerveau, il agit sur le plexus seulement et sur les intestins qui absorbent plus spécialement et plus rapidement les substances narcotiques. Jusque aujourd’hui, la manière de le préparer est absolue. Je ne sais pas jusqu’à quel point la quantité d’eau que les buveurs de thé précipitent dans leur estomac doit être comptée dans l’effet obtenu. Si l’expérience anglaise est vraie, il donnerait la morale anglaise, les miss aux teints blafards, les hypocrisies et les médisances anglaises ; ce qui est certain, c’est qu’il ne gâte pas moins la femme au moral qu’au physique. Là où les femmes boivent du thé, l’amour est vicié dans son principe ; elles sont pâles, maladives, parleuses, ennuyeuses, prêcheuses. Pour quelques organisations fortes, le thé fort et pris à grandes doses procure une irritation qui verse des trésors de mélancolie ; il occasionne des rêves, mais moins puissans que ceux de l’opium, car cette fantasmagorie se passe dans une atmosphère grise et vaporeuse. Les idées sont douces autant que le sont les femmes blondes. Votre état n’est pas le sommeil de plomb qui distingue les belles organisations fatiguées, mais une somnolence indicible qui rappelle les rêvasseries du matin. L’excès du café, comme celui du thé, produit une grande sécheresse dans la peau, qui devient brûlante. Le café met souvent en sueur, et donne une violente soif. Chez ceux qui arrivent à l’abus, la salivation est épaisse et presque supprimée.

§ IV
Du tabac §

Je n’ai pas gardé sans raison le tabac pour le dernier ; d’abord cet excès est le dernier venu, puis il triomphe de tous les autres.

{p. 467} La nature a mis des bornes à nos plaisirs. Dieu me garde de taxer ici les vertus militantes de l’amour, et d’effaroucher d’honorables susceptibilités ; mais il est extrêmement avéré qu’Hercule doit sa célébrité à son douzième travail, généralement regardé comme fabuleux aujourd’hui que les femmes sont beaucoup plus tourmentées par la fumée des cigares que par les exigences de l’amour. Quant au sucre, le dégoût arrive promptement chez tous les êtres, même les enfans. Quant au liqueurs fortes, l’abus donne à peine deux ans d’existence ; celui du café procure des maladies qui ne permettent pas d’en continuer l’usage. Au contraire, l’homme croit pouvoir fumer indéfiniment. Erreur. Broussais, qui fumait beaucoup, était taillé en Hercule ; il devait, sans ses excès de travail et de cigares, dépasser la centaine : il est mort dernièrement à la fleur de l’âge, relativement à sa construction cyclopéenne. Enfin un dandy tabacolâtre a eu le gosier gangrené, et comme l’ablation a paru justement impossible, il est mort.

Il est inouï que Brillat-Savarin, qui en prenant pour titre de son ouvrage, Physiologie du goût, et après avoir si bien démontré le rôle que jouent dans ses jouissances les fosses nasales et palatiales, ait oublié le chapitre du tabac.

Le tabac se consomme aujourd’hui par la bouche après avoir été long-temps pris par le nez : il affecte les doubles organes merveilleusement constatés chez nous par Brillat-Savarin : le palais, ses adhérences, et les fosses nasales. Au temps où l’illustre professeur composa son livre, le tabac n’avait pas, à la vérité, envahi la société française dans toutes ses parties comme aujourd’hui. Depuis un siècle, il se prenait plus en poudre qu’en fumée, et maintenant le cigare infeste l’état social. On ne s’était jamais douté des {p. 468} jouissances que devait procurer l’état de cheminée.

Le tabac fumé cause en prime abord des vertiges sensibles ; il amène chez la plupart des néophytes une salivation excessive, et souvent des nausées qui produisent des vomissemens. Malgré ces avis de la nature irritée, le tabacolâtre persiste, il s’habitue. Ce dur apprentissage dure quelquefois plusieurs mois. Le fumeur finit par vaincre à la façon de Mithridate, et il entre dans un paradis. De quel autre nom appeler les effets du tabac fumé ? Entre le pain et du tabac à fumer, le pauvre n’hésite point ; le jeune homme sans le sou qui use ses bottes sur l’asphalte des boulevards, et dont la maîtresse travaille nuit et jour, imite le pauvre ; le bandit de Corse que vous trouvez dans les rochers inaccessibles ou sur une plage que son œil peut surveiller, vous offre de tuer votre ennemi pour une livre de tabac. Des hommes d’une immense portée avouent que les cigares les consolent des plus grandes adversités. Entre une femme adorée et le cigare, un dandy n’hésiterait pas plus à la quitter que le forçat à rester au bagne s’il devait y avoir du tabac à discrétion ! Quel pouvoir a donc ce plaisir que le roi des rois aurait payé de la moitié de son empire, et qui surtout est le plaisir des malheureux ? Ce plaisir, je le niais, et l’on me devait cet axiome :

VI

Fumer un cigare, c’est fumer du feu.

Je dois à George Sand la clef de ce trésor ; mais je n’admets que le houka de l’Inde, ou le narguilé de la Perse. En fait de jouissances matérielles, les Orientaux nous sont décidément supérieurs.

Le houka, comme le narguilé, est un appareil {p. 469} très-élégant, il offre aux yeux des formes inquiétantes et bizarres qui donnent une sorte de supériorité aristocratique à celui qui s’en sert aux yeux d’un bourgeois étonné. C’est un réservoir, ventru comme un pot du Japon, lequel supporte une espèce de godet en terre cuite où se brûle le tabac, le patchouli, les substances dont vous aspirez la fumée, car on peut fumer plusieurs produits botaniques, tous plus divertissans les uns que les autres. La fumée passe par de longs tuyaux en cuir de plusieurs aunes, garnis de soie, de fils d’argent, et dont le bec plonge dans le vase au-dessus de l’eau parfumée qu’il contient, et dans laquelle trempe le tuyau qui descend de la cheminée supérieure. Votre aspiration tire la fumée, contrainte à traverser l’eau pour venir à vous par l’horreur que le vide cause à la nature. En passant par cette eau, la fumée s’y dépouille de son empyreume, elle s’y rafraîchit, s’y parfume sans perdre les qualités essentielles que produit la carbonisation de la plante, elle se subtilise dans les spirales du cuir, et vous arrive au palais comme une fille vierge au lit de son époux, pure, parfumée, blanche, voluptueuse. Elle s’étale sur vos papilles, elle les sature, et monte au cerveau, comme des prières mélodieuses et embaumées vers la divinité. Vous êtes couché sur un divan, vous êtes occupé sans rien faire, vous pensez sans fatigue, vous vous grisez sans boire, sans dégoût, sans les retours sirupeux du vin de Champagne, sans les fatigues nerveuses du café. Votre cerveau acquiert des facultés nouvelles, vous ne sentez plus la calotte osseuse et pesante de votre crâne, vous volez à pleines ailes dans le monde de la fantaisie, vous attrapez vos papillonnans délires, comme un enfant armé d’une gaze qui courrait dans une prairie divine après des libellules, et vous les voyez sous leur forme idéale, ce qui vous {p. 470} dispose à la réalisation. Les plus belles espérances passent et repassent non plus en illusions, elles ont pris un corps, et bondissent comme autant de Taglioni, avec quelle grâce ! vous le savez, fumeurs ! Ce spectacle embellit la nature, toutes les difficultés de la vie disparaissent, la vie est légère, l’intelligence est claire, la grise atmosphère de la pensée devient bleue ; mais, effet bizarre, la toile de cet opéra tombe quand s’éteint le houka, le cigare ou la pipe. Cette excessive jouissance, à quel prix l’avez-vous conquise ? Examinons. Cet examen s’applique également aux effets passagers produits par l’eau-de-vie et le café.

Le fumeur a supprimé la salivation. S’il ne l’a pas supprimée, il en a changé les conditions, en la convertissant en une sorte d’excrétion plus épaisse. Enfin, s’il n’opère aucune espèce de sputation, il a engorgé les vaisseaux, il en a bouché ou anéanti les suçoirs, les déversoirs, papilles ingénieuses dont l’admirable mécanisme est dans le domaine du microscope de Raspail, et desquels j’attends la description, qui me semble d’une urgente utilité. Demeurons sur ce terrain.

Le mouvement des différentes mucosités, merveilleuse pulpe placée entre le sang et les nerfs, est l’une des circulations humaines les plus habilement composées par le grand faiseur d’horloges auquel nous devons cette ingénieuse plaisanterie appelée l’Humanité. Intermédiaire entre le sang et son produit quintessenciel, sur lequel repose l’avenir du genre humain, ces mucosités sont si essentielles à l’harmonie intérieure de notre machine, que dans les violentes émotions il s’en fait en nous un rappel violent pour soutenir leur choc à quelque centre inconnu. Enfin, la vie en a si soif, que tous ceux qui se sont mis dans de grandes colères peuvent se souvenir du dessèchement soudain {p. 471} de leur gosier, de l’épaississement de leur salive et de la lenteur avec laquelle elle revient à son état normal. Ce fait m’avait si violemment frappé, que j’ai voulu le vérifier dans la sphère des plus horribles émotions. J’ai négocié long-temps à l’avance la faveur de dîner avec des personnes que des raisons publiques éloignent de la société : le chef de la police de sûreté et l’exécuteur des hautes œuvres de la cour royale de Paris, tous deux d’ailleurs citoyens, électeurs, et pouvant jouir des droits civiques comme tous les autres Français. Le célèbre chef de la police de sûreté me donna pour un fait sans exception que tous les criminels qu’il avait arrêtés sont demeurés entre une et quatre semaines avant d’avoir recouvré la faculté de saliver. Les assassins étaient ceux qui la recouvraient le plus tard. L’exécuteur des hautes œuvres n’avait jamais vu d’homme cracher en allant au supplice, ni depuis le moment où il lui faisait la toilette.

Qu’il nous soit permis de rapporter un fait que nous tenons du commandant même sur le vaisseau de qui l’expérience a eu lieu, et qui corrobore notre argumentation.

Sur une frégate du Roi, avant la révolution, en pleine mer, il y eut un vol commis. Le coupable était nécessairement à bord. Malgré les plus sévères perquisitions, malgré l’habitude d’observer les moindres détails de la vie en commun qui se mène sur un vaisseau, ni les officiers ni les matelots ne purent découvrir l’auteur du vol. Ce fait devint l’occupation de tout l’équipage. Quand le capitaine et son état-major eurent désespéré de faire justice, le contre-maître dit au commandant : – Demain matin je trouverai le voleur. Grand étonnement. Le lendemain le contre-maître fait ranger l’équipage sur le gaillard en annonçant qu’il va rechercher le coupable. Il {p. 472} ordonne à chaque homme de tendre la main, et lui distribue une petite quantité de farine. Il passe la revue en commandant à chaque homme de faire une boulette avec la farine en y mêlant de la salive. Il y eut un homme qui ne put faire sa boulette, faute de salive. – Voilà le coupable, dit-il au capitaine. Le contre-maître ne s’était pas trompé.

Ces observations et ces faits indiquent le prix qu’attache la nature à la mucosité prise dans son ensemble, qui déverse son trop plein par les organes du goût, et qui constitue essentiellement les sucs gastriques, ces habiles chimistes, le désespoir de nos laboratoires. La médecine vous dira que les maladies les plus graves, les plus longues, les plus brutales à leur début, sont celles que produisent les inflammations des membranes muqueuses. Enfin le coryza, vulgairement nommé rhume de cerveau, ôte pendant quelques jours les facultés les plus précieuses, et n’est cependant qu’une légère irritation des muqueuses nasales et cérébrales.

De toute manière, le fumeur gêne cette circulation, en supprimant son déversoir, en éteignant l’action des papilles, ou leur faisant absorber des sucs obturateurs. Aussi, pendant tout le temps que dure son travail, le fumeur est-il presque hébété. Les peuples fumeurs, comme les Hollandais, qui ont fumé les premiers en Europe, sont essentiellement apathiques et mous, la Hollande n’a aucun excédent2 de population. La nourriture ichtyophagique à laquelle elle est vouée, l’usage des salaisons, et un certain vin de Touraine fortement alcoolisé, le vin de Vouvray, combattent un peu les influences du tabac ; mais la Hollande appartiendra toujours à qui voudra la prendre ; elle n’existe que par la jalousie des autres cabinets, qui ne la laisseraient pas devenir Française. Enfin le tabac, fumé {p. 473} ou chiqué, a des effets locaux dignes de remarque. L’émail des dents se corrode, les gencives se tuméfient, et sécrètent un pus qui se mêle aux alimens et altère la salive.

Les Turcs, qui font un usage immodéré du tabac, tout en l’affaiblissant par des lessivages, sont épuisés de bonne heure. Comme il est peu de Turcs assez riches pour posséder ces fameux sérails où ils pourraient abuser de leur jeunesse, on doit admettre que le tabac, l’opium et le café, trois agens d’excitations semblables, sont les causes capitales de la cessation des facultés génératives chez eux, où un homme de trente ans équivaut à un Européen de cinquante ans. La question du climat est peu de chose : les latitudes comparées donnent une trop faible différence. Or, la faculté de générer est le criterium de la vitalité, et cette faculté est intimement liée à l’état de la mucosité.

Sous ce rapport, je sais le secret d’une expérience, que je publie dans l’intérêt de la science et du pays. Une très-aimable femme, qui n’aimait son mari que loin d’elle, cas excessivement rare et nécessairement remarqué, ne savait comment l’éloigner sous l’empire du code. Ce mari était un ancien marin qui fumait comme un pyroscaphe. Elle observa les mouvemens de l’amour, et acquit la preuve qu’aux jours où, par des circonstances quelconques, son mari consommait moins de cigares, il était, comme disent les prudes, plus empressé. Elle continua ses observations, et trouva une corrélation positive entre les silences de l’amour et la consommation du tabac. Cinquante cigares ou cigarettes (il allait jusque là) fumés, lui valaient une tranquillité d’autant plus recherchée que le marin appartenait à la race perdue des chevaliers de l’ancien régime. Enchantée de sa découverte, elle lui permit de chiquer, habitude dont il lui avait fait le {p. 474} sacrifice. Au bout de trois ans de chique, de pipe, de cigares et de cigarettes combinées, elle devint une des femmes les plus heureuses du royaume. Elle avait le mari sans le mariage.

– La chique nous donne raison de nos hommes, me disait un capitaine de vaisseau très-remarquable par son génie d’observation.

§ V
Conclusions §

La régie fera sans doute contredire ces observations sur les excitans qu’elle a imposés ; mais elles sont fondées, et j’ose avancer que la pipe entre pour beaucoup dans la tranquillité de l’Allemagne ; elle dépouille l’homme d’une certaine portion de son énergie. Le fisc est de sa nature stupide et anti-social, il précipiterait une nation dans les abîmes du crétinisme, pour se donner le plaisir de faire passer des écus d’une main dans une autre, comme font les jongleurs indiens.

De nos jours, il y a dans toutes les classes une pente vers l’ivresse, que les moralistes et les hommes d’état doivent combattre, car l’ivresse, sous quelque forme qu’elle se manifeste, est la négation du mouvement social. L’eau-de-vie et le tabac menacent la société moderne. Quand on a vu à Londres les palais du gin, on conçoit les sociétés de tempérance.

Brillat-Savarin, qui l’un des premiers a remarqué l’influence de ce qui entre dans la bouche sur les destinées humaines, aurait pu insister sur l’utilité d’élever la statistique au rang qui lui est dû, en en faisant la base sur laquelle opéreraient de grands esprits. La {p. 475} statistique doit être le budget des choses, elle éclairerait les graves questions que soulèvent les excès modernes relativement à l’avenir des nations.

Le vin, cet excitant des classes inférieures, a dans son alcool un principe nuisible ; mais au moins veut-il un temps indéfinissable, en rapport avec les constitutions, pour faire arriver l’homme à ces combustions instantanées, phénomènes extrêmement rares.

Quant au sucre, la France en a été long-temps prive, et je sais que les maladies de poitrine, qui, par leur fréquence dans la partie de la génération née de 1800 à 1815, ont étonné les statisticiens de la médecine, peuvent être attribuées à cette privation ; comme aussi le trop grand usage doit amener des maladies cutanées.

Certes, l’alcool qui entre comme base dans le vin et dans les liqueurs dont l’immense majorité des Français abuse, le café, qui entre pour beaucoup dans les excitations patriciennes, le sucre, qui contient des substances phosphorescentes et phlogistiques, et qui devient d’un usage immodéré, doivent changer les conditions génératives, quand il est maintenant acquis à la science que la diète ichthyophagique influe sur les produits de la génération.

La régie est peut-être plus immorale que ne l’était le jeu, plus dépravante, plus anti-sociale. L’eau-de-vie est peut-être une fabrication funeste et dont les débits devraient être surveillés. Les peuples sont de grands enfans, et la politique devrait être leur mère. L’alimentation publique prise dans son ensemble est une partie immense de la politique et la plus négligée, j’ose même dire qu’elle est dans l’enfance.

Ces cinq natures d’excès offrent toutes une similitude dans le résultat, la soif, la sueur, la déperdition de la mucosité, la perte des facultés génératives, qui {p. 476} en est la suite. Que cet axiome soit donc acquis à la science de l’homme :

VII

Tout excès qui frappe sur les muqueuses abrége la vie.

L’homme n’a qu’une somme de force vitale, elle est répartie également entre la circulation sanguine, muqueuse et nerveuse, absorber l’une au profit de l’autre, c’est causer un tiers de mort. Enfin, pour nous résumer par une image axiomatique :

VIII

Quand la France envoie ses cinq cent mille hommes aux Pyrénées, elle ne les a pas sur le Rhin.