Honoré de Balzac

La Comédie humaine
Études philosophiques
Maître Cornélius
{p. 413}À MONSIEUR LE COMTE GEORGES MNISZECH

Quelque jaloux pourrait croire en voyant briller à cette page un des plus vieux et plus illustres noms sarmates, que j’essaye, comme en orfévrerie, de rehausser un récent travail par un bijou ancien, fantaisie à la mode aujourd’hui ; mais, vous et quelques autres aussi, mon cher comte, sauront que je tâche d’acquitter ici ma dette au Talent, au Souvenir et à l’Amitié.

En 1479, le jour de la Toussaint, au moment où cette histoire commença, les vêpres finissaient à la cathédrale de Tours. L’archevêque Hélie de Bourdeilles se levait de son siége pour donner lui-même la bénédiction aux fidèles. Le sermon avait duré longtemps, la nuit était venue pendant l’office, et l’obscurité la plus profonde régnait dans certaines parties de cette belle église dont les deux tours n’étaient pas encore achevées. Cependant bon nombre de cierges brûlaient en l’honneur des saints sur les porte-cires triangulaires destinés à recevoir ces pieuses offrandes dont le mérite ou la signification n’ont jamais été suffisamment expliqués. Les luminaires de chaque autel et tous les candélabres du chœur étaient allumés. Inégalement semées à travers la forêt de piliers et d’arcades qui soutient les trois nefs de la cathédrale, ces masses de lumière éclairaient à peine l’immense vaisseau, car en projetant les fortes ombres des colonnes à travers les galeries de l’édifice, elles y produisaient mille fantaisies que rehaussaient encore les ténèbres dans lesquelles étaient ensevelis les cintres, les voussures et les chapelles latérales, déjà si sombres en plein jour. La foule offrait des effets non moins pittoresques. Certaines figures se dessinaient si vaguement {p. 414} dans le clair-obscur, qu’on pouvait les prendre pour des fantômes ; tandis que plusieurs autres, frappées par des lueurs éparses, attiraient l’attention comme les têtes principales d’un tableau. Les statues semblaient animées, et les hommes paraissaient pétrifiés. Çà et là, des yeux brillaient dans le creux des piliers, la pierre jetait des regards, les marbres parlaient, les voûtes répétaient des soupirs, l’édifice entier était doué de vie. L’existence des peuples n’a pas de scènes plus solennelles ni de moments plus majestueux. À l’homme en masse, il faut toujours du mouvement pour faire œuvre de poésie ; mais à ces heures de religieuses pensées, où les richesses humaines se marient aux grandeurs célestes, il se rencontre d’incroyables sublimités dans le silence ; il y a de la terreur dans les genoux pliés et de l’espoir dans les mains1 jointes. Le concert de sentiments par lequel toutes les âmes s’élancent au ciel produit alors un explicable phénomène de spiritualité. La mystique exaltation des fidèles assemblés réagit sur chacun d’eux, le plus faible est sans doute porté sur les flots de cet océan d’amour et de foi. Puissance tout électrique, la prière arrache ainsi notre nature à elle-même. Cette involontaire union de toutes les volontés, également prosternées à terre, également élevées aux cieux, contient sans doute le secret des magiques influences que possèdent le chant des prêtres et les mélodies de l’orgue, les parfums et les pompes de l’autel, les voix de la foule et ses contemplations silencieuses. Aussi ne devons-nous pas être étonnés de voir au Moyen-âge tant d’amours commencées à l’église après de longues extases, amours souvent dénouées peu saintement, mais desquelles les femmes finissaient, comme toujours, par faire pénitence. Le sentiment religieux avait alors certainement quelques affinités avec l’amour, il en était ou le principe ou la fin. L’amour était encore une religion, il avait encore son beau fanatisme, ses superstitions naïves, ses dévouements sublimes qui sympathisaient avec ceux du christianisme. Les mœurs de l’époque expliquent assez bien d’ailleurs l’alliance de la religion et de l’amour. D’abord, la société ne se trouvait guère en présence que devant les autels. Seigneurs et vassaux, hommes et femmes n’étaient égaux que là. Là seulement, les amants pouvaient se voir et correspondre. Enfin, les fêtes ecclésiastiques composaient le spectacle du temps, l’âme d’une femme était alors plus vivement remuée au milieu des cathédrales qu’elle ne l’est aujourd’hui dans un bal ou à l’Opéra. Les fortes émotions ne ramènent-elles pas toutes les {p. 415} femmes à l’amour ? À force de se mêler à la vie et de la saisir dans tous ses actes, la religion s’était donc rendue également complice et des vertus et des vices. La religion avait passé dans la science, dans la politique, dans l’éloquence, dans les crimes, sur les trônes, dans la peau du malade et du pauvre ; elle était tout. Ces observations demi-savantes justifieront peut-être la vérité de cette Étude dont certains détails pourraient effaroucher la morale perfectionnée de notre siècle, un peu trop collet-monté, comme chacun sait.

Au moment où le chant des prêtres cessa, quand les dernières notes de l’orgue se mêlèrent aux vibrations de l’amen sorti de la forte poitrine des chantres, pendant qu’un léger murmure retentissait encore sous les voûtes lointaines, au moment où l’assemblée recueillie attendait la bienfaisante parole du prélat, un bourgeois, pressé de rentrer en son logis, ou craignant pour sa bourse le tumulte de la sortie, se retira doucement, au risque d’être réputé mauvais catholique. Un gentilhomme, tapi contre l’un des énormes piliers qui environnent le chœur et où il était resté comme perdu dans l’ombre, s’empressa de venir prendre la place abandonnée par le prudent Tourangeau. En y arrivant, il se cacha promptement le visage dans les plumes qui ornaient son haut bonnet gris, et s’agenouilla sur la chaise avec un air de contrition auquel un inquisiteur aurait pu croire. Après avoir assez attentivement regardé ce garçon, ses voisins parurent le reconnaître, et se remirent à prier en laissant échapper certain geste par lequel ils exprimèrent une même pensée, pensée caustique, railleuse, une médisance muette. Deux vieilles femmes hochèrent la tête en se jetant un mutuel coup d’œil qui fouillait l’avenir. La chaise dont s’était emparé le jeune homme se trouvait près d’une chapelle pratiquée entre deux piliers, et fermée par une grille de fer. Le chapitre louait alors, moyennant d’assez fortes redevances, à certaines familles seigneuriales ou même à de riches bourgeois, le droit d’assister aux offices, exclusivement, eux et leurs gens, dans les chapelles latérales, situées le long des deux petites nefs qui tournent autour de la cathédrale. Cette simonie se pratique encore aujourd’hui. Une femme avait sa chapelle à l’église, comme de nos jours elle prend une loge aux Italiens. Les locataires de ces places privilégiées avaient en outre la charge d’entretenir l’autel qui leur était concédé. Chacun mettait donc son amour-propre à décorer somptueusement le sien, vanité dont s’accommodait assez bien {p. 416} l’église. Dans cette chapelle et près de la grille, une jeune dame était agenouillée sur un beau carreau de velours rouge à glands d’or, précisément auprès de la place précédemment occupée par le bourgeois. Une lampe d’argent vermeil suspendue à la voûte de la chapelle, devant un autel magnifiquement orné, jetait sa pâle lumière sur le livre d’Heures que tenait la dame. Ce livre trembla violemment dans ses mains quand le jeune homme vint près d’elle.

– Amen !

À ce répons, chanté d’une voix douce, mais cruellement agitée, et qui heureusement se confondit dans la clameur générale, elle ajouta vivement et à voix basse : – Vous me perdez.

Cette parole fut dite avec un accent d’innocence auquel devait obéir un homme délicat, elle allait au cœur et le perçait ; mais l’inconnu, sans doute emporté par un de ces paroxysmes de passion qui étouffent la conscience, resta sur sa chaise et releva légèrement la tête, pour jeter un coup d’œil dans la chapelle.

– Il dort ! répondit-il d’une voix si bien assourdie que cette réponse dut être entendue par la jeune femme comme un son par l’écho.

La dame pâlit, son regard furtif quitta pour un moment le vélin du livre et se dirigea sur un vieillard que le jeune homme avait regardé. Quelle terrible complicité ne se trouvait-il pas dans cette œillade ? Lorsque la jeune femme eut examiné ce vieillard, elle respira fortement et leva son beau front orné d’une pierre précieuse vers un tableau où la Vierge était peinte ; ce simple mouvement, cette attitude, le regard mouillé disaient toute sa vie avec une imprudente naïveté ; perverse, elle eût été dissimulée. Le personnage qui faisait tant de peur aux deux amants était un petit vieillard, bossu, presque chauve, de physionomie farouche, ayant une large barbe d’un blanc sale et taillée en éventail ; la croix de Saint-Michel brillait sur sa poitrine ; ses mains rudes, fortes, sillonnées de poils gris, et que d’abord il avait sans doute jointes, s’étaient légèrement désunies pendant le sommeil auquel il se laissait si imprudemment aller. Sa main droite semblait près de tomber sur sa dague, dont la garde formait une espèce de grosse coquille en fer sculpté ; par la manière dont il avait rangé son arme, le pommeau se trouvait sous sa main ; si, par malheur, elle venait à toucher le fer, nul doute qu’il ne s’éveillât aussitôt, et ne jetât un regard sur sa femme. Ses lèvres sardoniques, son menton pointu, {p. 417} capricieusement relevé, présentaient les signes caractéristiques d’un malicieux esprit, d’une sagacité froidement cruelle qui devait lui permettre de tout deviner, parce qu’il savait tout supposer. Son front jaune était plissé comme celui des hommes habitués à ne rien croire, à tout peser, et qui, semblables aux avares faisant trébucher leurs pièces d’or, cherchent le sens et la valeur exacte des actions humaines. Il avait une charpente osseuse et solide, paraissait être nerveux, partant irritable ; bref, vous eussiez dit d’un ogre manqué. Donc, au réveil de ce terrible seigneur, un inévitable danger attendait la jeune dame. Ce mari jaloux ne manquerait pas de reconnaître la différence qui existait entre le vieux bourgeois duquel il n’avait pris aucun ombrage, et le nouveau venu, courtisan jeune, svelte, élégant.

– Libera nos a malo, dit-elle en essayant de faire comprendre ses craintes au cruel jeune homme.

Celui-ci leva la tête vers elle et la regarda. Il avait des pleurs dans les yeux, pleurs d’amour ou de désespoir. À cette vue la dame tressaillit, elle se perdit. Tous deux résistaient sans doute depuis longtemps, et ne pouvaient peut-être plus résister à un amour grandi de jour en jour par d’invincibles obstacles, couvé par la terreur, fortifié par la jeunesse. Cette femme était médiocrement belle, mais son teint pâle accusait de secrètes souffrances qui la rendaient intéressante. Elle avait d’ailleurs les formes distinguées et les plus beaux cheveux du monde. Gardée par un tigre, elle risquait peut-être sa vie en disant un mot, en se laissant presser la main, en accueillant un regard. Si jamais amour n’avait été plus profondément enseveli dans deux cœurs, plus délicieusement savouré, jamais aussi passion ne devait être plus périlleuse. Il était facile de deviner que, pour ces deux êtres, l’air, les sons, le bruit des pas sur les dalles, les choses les plus indifférentes aux autres hommes, offraient des qualités sensibles, des propriétés particulières qu’ils devinaient. Peut-être l’amour leur faisait-il trouver des truchements fidèles jusque dans les mains glacées du vieux prêtre auquel ils allaient dire leurs péchés, ou desquelles ils recevaient une hostie en approchant de la sainte table. Amour profond, amour entaillé dans l’âme comme dans le corps une cicatrice qu’il faut garder durant toute la vie. Quand ces deux jeunes gens se regardèrent, la femme sembla dire à son amant : – Périssons, mais aimons-nous. Et le cavalier parut lui répondre : – Nous nous {p. 418} aimerons, et ne périrons pas. Alors, par un mouvement de tête plein de mélancolie, elle lui montra une vieille duègne et deux pages. La duègne dormait. Les deux pages étaient jeunes, et paraissaient assez insouciants de ce qui pouvait arriver de bien ou de mal à leur maître.

– Ne vous effrayez pas à la sortie, et laissez-vous faire.

À peine le gentilhomme eut-il dit ces paroles à voix basse, que la main du vieux seigneur coula sur le pommeau de son épée. En sentant la froideur du fer, le vieillard s’éveilla soudain ; ses yeux jaunes se fixèrent aussitôt sur sa femme. Par un privilége assez rarement accordé même aux hommes de génie, il retrouva son intelligence aussi nette et ses idées aussi claires que s’il n’avait pas sommeillé. C’était un jaloux. Si le jeune cavalier donnait un œil à sa maîtresse, de l’autre il guignait le mari ; il se leva lestement, et s’effaça derrière le pilier au moment où la main du vieillard voulut se mouvoir ; puis il disparut, léger comme un oiseau. La dame baissa promptement les yeux, feignit de lire et tâcha de paraître calme ; mais elle ne pouvait empêcher ni son visage de rougir, ni son cœur de battre avec une violence inusitée. Le vieux seigneur entendit le bruit des pulsations profondes qui retentissaient dans la chapelle, et remarqua l’incarnat extraordinaire répandu sur les joues, sur le front, sur les paupières de sa femme ; il regarda prudemment autour de lui ; mais, ne voyant personne dont il dût se défier : – À quoi pensez-vous donc, ma mie ? lui dit-il.

– L’odeur de l’encens me fait mal, répondit-elle.

– Il est donc mauvais d’aujourd’hui, répliqua le seigneur.

Malgré cette observation, le rusé vieillard parut croire à cette défaite ; mais il soupçonna quelque trahison secrète et résolut de veiller encore plus attentivement sur son trésor. La bénédiction était donnée. Sans attendre la fin du secula seculorum, la foule se précipitait comme un torrent vers les portes de l’église. Suivant son habitude, le seigneur attendit prudemment que l’empressement général fût calmé, puis il sortit en faisant marcher devant lui la duègne et le plus jeune page qui portait un falot ; il donna le bras à sa femme, et se fit suivre par l’autre page. Au moment où le vieux seigneur allait atteindre la porte latérale ouverte dans la partie orientale du cloître et par laquelle il avait coutume de sortir, un flot de monde se détacha de la foule qui obstruait le grand portail, reflua vers la petite nef où il se trouvait avec son monde, et cette masse compacte l’empêcha de retourner sur ses pas. Le {p. 419} seigneur et sa femme furent alors poussés au dehors par la puissante pression de cette multitude. Le mari tâcha de passer le premier en tirant fortement la dame par le bras ; mais, en ce moment, il fut entraîné vigoureusement dans la rue, et sa femme lui fut arrachée par un étranger. Le terrible bossu comprit soudain qu’il était tombé dans une embûche préparée de longue main. Se repentant d’avoir dormi si longtemps, il rassembla toute sa force ; d’une main ressaisit sa femme par la manche de sa robe, et de l’autre essaya de se cramponner à la porte. Mais l’ardeur de l’amour l’emporta sur la rage de la jalousie. Le jeune gentilhomme prit sa maîtresse par la taille, l’enleva si rapidement et avec une telle force de désespoir, que l’étoffe de soie et d’or, le brocart et les baleines, se déchirèrent bruyamment. La manche resta seule au mari. Un rugissement de lion couvrit aussitôt les cris poussés par la multitude, et l’on entendit bientôt une voix terrible hurlant ces mots : – À moi, Poitiers ! Au portail, les gens du comte de Saint-Vallier ! Au secours ! ici !

Et le comte Aymar de Poitiers, sire de Saint-Vallier, tenta de tirer son épée et de se faire faire place ; mais il se vit environné, pressé par trente ou quarante gentilshommes qu’il était dangereux de blesser. Plusieurs d’entre eux, qui étaient du plus haut rang, lui répondirent par des quolibets en l’entraînant dans le passage du cloître. Avec la rapidité de l’éclair, le ravisseur avait emmené la comtesse dans une chapelle ouverte où il l’assit derrière un confessionnal, sur un banc de bois. À la lueur des cierges qui brûlaient devant l’image du saint auquel cette chapelle était dédiée, ils se regardèrent un moment en silence, en se pressant les mains, étonnés l’un et l’autre de leur audace. La comtesse n’eut pas le cruel courage de reprocher au jeune homme la hardiesse à laquelle ils devaient ce périlleux, ce premier instant de bonheur.

– Voulez-vous fuir avec moi dans les États voisins ? lui dit vivement le gentilhomme. J’ai près d’ici deux genets d’Angleterre capables de faire trente lieues d’une seule traite.

– Eh ! s’écria-t-elle doucement, en quel lieu du monde trouverez-vous un asile pour une fille du roi Louis Onze ?

– C’est vrai, répondit le jeune homme stupéfait de n’avoir pas prévu cette difficulté.

– Pourquoi donc m’avez-vous arrachée à mon mari ? demanda-t-elle avec une sorte de terreur.

{p. 420}– Hélas ! reprit le cavalier, je n’ai pas compté sur le trouble où je suis en me trouvant près de vous, en vous entendant me parler. J’ai conçu deux ou trois plans, et maintenant tout me semble accompli, puisque je vous vois.

– Mais je suis perdue, dit la comtesse.

– Nous sommes sauvés, répliqua le gentilhomme avec l’aveugle enthousiasme de l’amour. Écoutez-moi bien.

– Ceci me coûtera la vie, reprit-elle en laissant couler les larmes qui roulaient dans ses yeux. Le comte me tuera ce soir peut-être ! Mais, allez chez le roi, racontez-lui les tourments que depuis cinq ans sa fille a endurés. Il m’aimait bien quand j’étais petite, et m’appelait en riant : Marie-pleine-de-grâce, parce que j’étais laide. Ah ! s’il savait à quel homme il m’a donnée, il se mettrait dans une terrible colère. Je n’ai pas osé me plaindre, par pitié pour le comte. D’ailleurs, comment ma voix parviendrait-elle au roi ? Mon confesseur lui-même est un espion de Saint-Vallier. Aussi me suis-je prêtée à ce coupable enlèvement, dans l’espoir de conquérir un défenseur. Mais puis-je me fier à… – Oh ! dit-elle en pâlissant et s’interrompant, voici le page.

La pauvre comtesse se fit comme un voile avec ses mains pour se cacher la figure.

– Ne craignez rien, reprit le jeune seigneur, il est gagné ! Vous pouvez vous servir de lui en toute assurance, il m’appartient. Quand le comte viendra vous chercher, il nous préviendra de son arrivée. – Dans ce confessionnal, ajouta-t-il à voix basse, est un chanoine de mes amis qui sera censé vous avoir retirée de la bagarre, et mise sous sa protection dans cette chapelle. Ainsi, tout est prévu pour tromper Saint-Vallier.

À ces mots, les larmes de la comtesse se séchèrent, mais une expression de tristesse vint rembrunir son front.

– On ne le trompe pas ! dit-elle. Ce soir, il saura tout, prévenez ses coups ? Allez au Plessis, voyez le roi, dites-lui que… Elle hésita. Mais quelque souvenir lui ayant donné le courage d’avouer les secrets du mariage : – Eh ! bien, oui, reprit-elle, dites-lui que, pour se rendre maître de moi, le comte me fait saigner aux deux bras, et m’épuise. Dites qu’il m’a traînée par les cheveux, dites que je suis prisonnière, dites que…

Son cœur se gonfla, les sanglots expirèrent dans son gosier, quelques larmes tombèrent de ses yeux ; et dans son agitation, elle {p. 421} se laissa baiser les mains par le jeune homme auquel il échappait des mots sans suite.

– Personne ne peut parler au roi, pauvre petite ! J’ai beau être le neveu du grand-maître des arbalétriers, je n’entrerai pas ce soir au Plessis. Ma chère dame, ma belle souveraine ! Mon Dieu, a-t-elle souffert ! Marie, laissez-moi vous dire deux mots, ou nous sommes perdus.

– Que devenir ? dit-elle.

La comtesse aperçut à la noire muraille un tableau de la Vierge, sur lequel tombait la lueur de la lampe, et s’écria : – Sainte mère de Dieu, conseillez-nous ?

– Ce soir, reprit le jeune seigneur, je serai chez vous.

– Et comment ? demanda-t-elle naïvement.

Ils étaient dans un si grand péril, que leurs plus douces paroles semblaient dénuées d’amour.

– Ce soir, reprit le gentilhomme, je vais aller m’offrir en qualité d’apprenti à maître Cornélius, l’argentier du roi. J’ai su me procurer une lettre de recommandation qui me fera recevoir. Son logis est voisin du vôtre. Une fois sous le toit de ce vieux ladre, à l’aide d’une échelle de soie je saurai trouver le chemin de votre appartement.

– Oh ! dit-elle pétrifiée d’horreur, si vous m’aimez, n’allez pas chez maître Cornélius !

– Ah ! s’écria-t-il en la serrant contre son cœur avec toute la force que l’on se sent à son âge, vous m’aimez donc !

– Oui, dit-elle. N’êtes-vous pas mon espérance ? Vous êtes gentilhomme, je vous confie mon honneur ? – D’ailleurs, reprit-elle en le regardant avec dignité, je suis trop malheureuse pour que vous trahissiez ma foi. Mais à quoi bon tout ceci ? Allez, laissez-moi mourir plutôt que d’entrer chez Cornélius ! Ne savez-vous pas que tous ses apprentis…

– Ont été pendus, reprit en riant le gentilhomme. Croyez-vous que ses trésors me tentent ?

– Oh ! n’y allez pas, vous y seriez victime de quelque sorcellerie.

– Je ne saurais trop payer le bonheur de vous servir, répondit-il en lui lançant un regard de feu qui lui fit baisser les yeux.

– Et mon mari ? dit-elle.

– Voici qui l’endormira, reprit le jeune homme en tirant de sa ceinture un petit flacon.

– Pas pour toujours ? demanda la comtesse en tremblant.

{p. 422} Pour toute réponse, le gentilhomme fit un geste d’horreur.

– Je l’aurais déjà défié en combat singulier, s’il n’était pas si vieux, ajouta-t-il. Dieu me garde jamais de vous en défaire en lui donnant le boucon !

– Pardon, dit la comtesse en rougissant, je suis cruellement punie de mes péchés. Dans un moment de désespoir, j’ai voulu tuer le comte, je craignais que vous n’eussiez eu le même désir. Ma douleur est grande de n’avoir point encore pu me confesser de cette mauvaise pensée ; mais j’ai eu peur que mon idée ne lui fût découverte, qu’il ne s’en vengeât. – Je vous fais honte, reprit-elle, offensée du silence que gardait le jeune homme. J’ai mérité ce blâme.

Elle brisa le flacon en le jetant à terre avec violence.

– Ne venez pas, s’écria-t-elle, le comte a le sommeil léger. Mon devoir est d’attendre secours du ciel. Ainsi ferai-je !

Elle voulut sortir.

– Ah ! s’écria le gentilhomme, ordonnez, je le tuerai, madame. Vous me verrez ce soir.

– J’ai été sage de dissiper cette drogue, répliqua-t-elle d’une voix éteinte par le plaisir de se voir si ardemment aimée. La peur de réveiller mon mari nous sauvera de nous-mêmes.

– Je vous fiance ma vie, dit le jeune homme en lui serrant la main.

– Si le roi veut, le pape saura casser mon mariage. Nous serions unis, alors, reprit-elle en lui lançant un regard plein de délicieuses espérances.

– Voici mon seigneur ! s’écria le page en accourant.

Aussitôt le gentilhomme, étonné du peu de temps pendant lequel il était resté près de sa maîtresse, et surpris de la célérité du comte, prit un baiser que sa maîtresse ne sut pas refuser.

– À ce soir ! lui dit-il en s’esquivant de la chapelle.

À la faveur de l’obscurité, l’amoureux gagna le grand portail en s’évadant de pilier en pilier, dans la longue trace d’ombre que chaque grosse colonne projetait à travers l’église. Un vieux chanoine sortit tout à coup du confessionnal, vint se mettre auprès de la comtesse, et ferma doucement la grille devant laquelle le page se promena gravement avec une assurance de meurtrier. De vives clartés annoncèrent le comte. Accompagné de quelques amis et de gens qui portaient des torches, il tenait à la main son épée nue. Ses yeux {p. 423} sombres semblaient percer les ténèbres profondes et visiter les coins les plus obscurs de la cathédrale.

– Monseigneur, madame est là, lui dit le page en allant au devant de lui.

Le sire de Saint-Vallier trouva sa femme agenouillée aux pieds de l’autel, et le chanoine debout, disant son bréviaire. À ce spectacle, il secoua vivement la grille, comme pour donner pâture à sa rage.

– Que voulez-vous, une épée nue à la main dans l’église ? demanda le chanoine.

– Mon père, monsieur est mon mari, répondit la comtesse.

Le prêtre tira la clef de sa manche, et ouvrit la chapelle. Le comte jeta presque malgré lui des regards autour du confessionnal, y entra ; puis, il se mit à écouter le silence de la cathédrale.

– Monsieur, lui dit sa femme, vous devez des remercîments à ce vénérable chanoine qui m’a retirée ici.

Le sire de Saint-Vallier pâlit de colère, n’osa regarder ses amis, venus là plus pour rire de lui que pour l’assister, et repartit brièvement : – Merci Dieu, mon père, je trouverai moyen de vous récompenser !

Il prit sa femme par le bras, et sans la laisser achever sa révérence au chanoine, il fit un signe à ses gens, et sortit de l’église sans dire un mot à ceux qui l’avaient accompagné. Son silence avait quelque chose de farouche. Impatient d’être au logis, préoccupé des moyens de découvrir la vérité, il se mit en marche à travers les rues tortueuses qui séparaient alors la Cathédrale du portail de la Chancellerie, où s’élevait le bel hôtel, alors récemment bâti par le chancelier Juvénal des Ursins, sur l’emplacement d’une ancienne fortification que Charles VII avait donnée à ce fidèle serviteur en récompense de ses glorieux labeurs. Là commençait une rue nommée depuis lors de la Scéellerie, en mémoire des sceaux qui y furent longtemps. Elle joignait le vieux Tours au bourg de Châteauneuf, où se trouvait la célèbre abbaye de Saint-Martin, dont tant de rois furent simples chanoines. Depuis cent ans, et après de longues discussions, ce bourg avait été réuni à la ville. Beaucoup de rues adjacentes à celle de la Scéellerie, et qui forment aujourd’hui le centre du Tours moderne, étaient déjà construites ; mais les plus beaux hôtels, et notamment celui du trésorier Xancoings, maison qui subsiste encore dans la rue du Commerce, étaient situés {p. 424} dans la commune de Châteauneuf. Ce fut par là que les porte-flambeaux du sire de Saint-Vallier le guidèrent vers la partie du bourg qui avoisinait la Loire ; il suivait machinalement ses gens en lançant de temps en temps un coup d’œil sombre à sa femme et au page, pour surprendre entre eux un regard d’intelligence qui jetât quelque lumière sur cette rencontre désespérante. Enfin, le comte arriva dans la rue du Mûrier, où son logis était situé. Lorsque son cortége fut entré, que la lourde porte fut fermée, un profond silence régna dans cette rue étroite où logeaient alors quelques seigneurs, car ce nouveau quartier de la ville avoisinait le Plessis, séjour habituel du roi, chez qui les courtisans pouvaient aller en un moment. La dernière maison de cette rue était aussi la dernière de la ville, et appartenait à maître Cornélius Hoogworst, vieux négociant brabançon, à qui le roi Louis XI accordait sa confiance dans les transactions financières que sa politique astucieuse l’obligeait à faire au dehors du royaume. Par des raisons favorables à la tyrannie qu’il exerçait sur sa femme, le comte de Saint-Vallier2 s’était jadis établi dans un hôtel contigu au logis de ce maître Cornélius. La topographie des lieux expliquera les bénéfices que cette situation pouvait offrir à un jaloux. La maison du comte, nommée l’hôtel de Poitiers, avait un jardin bordé au nord par le mur et le fossé qui servaient d’enceinte à l’ancien bourg de Châteauneuf, et le long desquels passait la levée récemment construite par Louis XI entre Tours et le Plessis. De ce côté, des chiens défendaient l’accès du logis qu’une grande cour séparait à l’est, des maisons voisines, et qui à l’ouest se trouvait adossé au logis de maître Cornélius. La façade de la rue avait l’exposition du midi. Isolé de trois côtés, l’hôtel du défiant et rusé seigneur, ne pouvait donc être envahi que par les habitants de la maison brabançonne dont les combles et les chéneaux de pierre se mariaient à ceux de l’hôtel de Poitiers. Sur la rue, les fenêtres étroites et découpées dans la pierre, étaient garnies de barreaux en fer ; puis la porte, basse et voûtée comme le guichet de nos plus vieilles prisons, avait une solidité à toute épreuve. Un banc de pierre, qui servait de montoir, se trouvait près du porche. En voyant le profil des logis occupés par maître Cornélius et par le comte de Poitiers, il était facile de croire que les deux maisons avaient été bâties par le même architecte, et destinées à des tyrans. Toutes deux d’aspect sinistre, ressemblaient à de petites forteresses, et pouvaient être {p. 425} longtemps défendues avec avantage contre une populace furieuse. Leurs angles étaient protégés par des tourelles semblables à celles que les amateurs d’antiquités remarquent dans certaines villes où le marteau des démolisseurs n’a pas encore pénétré. Les baies, qui avaient peu de largeur, permettaient de donner une force de résistance prodigieuse aux volets ferrés et aux portes. Les émeutes et les guerres civiles, si fréquentes en ces temps de discorde, justifiaient amplement toutes ces précautions.

Lorsque six heures sonnèrent au clocher de l’abbaye Saint-Martin, l’amoureux de la comtesse passa devant l’hôtel de Poitiers, s’y arrêta pendant un moment, et entendit dans la salle basse le bruit que faisaient les gens du comte en soupant. Après avoir jeté un regard sur la chambre où il présumait que devait être sa dame, il alla vers la porte du logis voisin. Partout, sur son chemin, le jeune seigneur avait entendu les joyeux accents des repas faits dans les maisons de la ville, en l’honneur de la fête. Toutes les fenêtres mal jointes laissaient passer des rayons de lumière, les cheminées fumaient, et la bonne odeur des rôtisseries égayait les rues. L’office achevé, la ville entière se rigolait, et poussait des murmures que l’imagination comprend mieux que la parole ne les peint. Mais, en cet endroit, régnait un profond silence, car dans ces deux logis vivaient deux passions qui ne se réjouissent jamais. Au delà les campagnes se taisaient ; puis là, sous l’ombre des clochers de l’abbaye Saint-Martin, ces deux maisons muettes aussi, séparées des autres et situées dans le bout le plus tortueux de la rue, ressemblaient à une léproserie. Le logis qui leur faisait face, appartenant à des criminels d’État, était sous le séquestre. Un jeune homme devait être facilement impressionné par ce subit contraste. Aussi, sur le point de se lancer dans une entreprise horriblement hasardeuse, le gentilhomme resta-t-il pensif devant la maison du Lombard en se rappelant tous les contes que fournissait la vie de maître Cornélius et qui avaient causé le singulier effroi de la comtesse. À cette époque, un homme de guerre, et même un amoureux, tout tremblait au mot de magie. Il se rencontrait alors peu d’imaginations incrédules pour les faits bizarres, ou froides aux récits merveilleux. L’amant de la comtesse de Saint-Vallier, une des filles que Louis XI avait eues de madame de Sassenage, en Dauphiné, quelque hardi qu’il pût être, devait y regarder à deux fois au moment d’entrer dans une maison ensorcelée.

{p. 426} L’histoire de maître Cornélius Hoogworst expliquera complétement la sécurité que le Lombard avait inspirée au sire de Saint-Vallier, la terreur manifestée par la comtesse, et l’hésitation qui arrêtait l’amant. Mais, pour faire comprendre entièrement à des lecteurs du dix-neuvième siècle comment des événements assez vulgaires en apparence étaient devenus surnaturels, et pour leur faire partager les frayeurs du vieux temps, il est nécessaire d’interrompre cette histoire pour jeter un rapide coup d’œil sur les aventures de maître Cornélius.

Cornélius Hoogworst, l’un des plus riches commerçants de Gand, s’étant attiré l’inimitié de Charles, duc de Bourgogne, avait trouvé asile et protection à la cour de Louis XI. Le roi sentit les avantages qu’il pouvait tirer d’un homme lié avec les principales maisons de Flandre, de Venise et du Levant, il anoblit, naturalisa, flatta maître Cornélius, ce qui arrivait rarement à Louis XI. Le monarque plaisait d’ailleurs au Flamand autant que le Flamand plaisait au monarque. Rusés, défiants, avares ; également politiques, également instruits ; supérieurs tous deux à leur époque, tous deux se comprenaient à merveille ; ils quittaient et reprenaient avec une même facilité, l’un sa conscience, l’autre sa dévotion ; ils aimaient la même vierge, l’un par conviction, l’autre par flatterie ; enfin, s’il fallait en croire les propos jaloux d’Olivier le Daim et de Tristan, le roi allait se divertir dans la maison du Lombard, comme se divertissait Louis XI. L’histoire a pris soin de nous transmettre les goûts licencieux de ce monarque auquel la débauche ne déplaisait pas. Le vieux Brabançon trouvait sans doute joie et profit à se prêter aux capricieux plaisirs de son royal client. Cornélius habitait la ville de Tours depuis neuf ans. Pendant ces neuf années, il s’était passé chez lui des événements extraordinaires qui l’avaient rendu l’objet de l’exécration générale. En arrivant, il dépensa dans sa maison des sommes assez considérables afin de mettre ses trésors en sûreté. Les inventions que les serruriers de la ville exécutèrent secrètement pour lui, les précautions bizarres qu’il avait prises pour les amener dans son logis de manière à s’assurer forcément de leur discrétion, furent pendant longtemps le sujet de mille contes merveilleux qui charmèrent les veillées de Touraine. Les singuliers artifices du vieillard le faisaient supposer possesseur de richesses orientales. Aussi les narrateurs de ce pays, la patrie du conte en France, {p. 427} bâtissaient-ils des chambres d’or et de pierreries chez le Flamand, sans manquer d’attribuer à des pactes magiques la source de cette immense fortune. Maître Cornélius avait amené jadis avec lui deux valets flamands, une vieille femme, plus un jeune apprenti de figure douce et prévenante ; ce jeune homme lui servait de secrétaire, de caissier, de factotum et de courrier. Dans la première année de son établissement à Tours, un vol considérable eut lieu chez lui. Les enquêtes judiciaires prouvèrent que le crime avait été commis par un habitant de la maison. Le vieil avare fit mettre en prison ses deux valets et son commis. Le jeune homme était faible, il périt dans les souffrances de la question, tout en protestant de son innocence. Les deux valets avouèrent le crime pour éviter les tortures ; mais quand le juge leur demanda où se trouvaient les sommes volées, ils gardèrent le silence, furent réappliqués à la question, jugés, condamnés, et pendus. En allant à l’échafaud, ils persistèrent à se dire innocents, suivant l’habitude de tous les pendus. La ville de Tours s’entretint longtemps de cette singulière affaire. Les criminels étaient des Flamands, l’intérêt que ces malheureux et que le jeune commis avaient excité s’évanouit donc promptement. En ce temps-là les guerres et les séditions fournissaient des émotions perpétuelles, et le drame du jour faisait pâlir celui de la veille. Plus chagrin de la perte énorme qu’il avait éprouvée que de la mort de ses trois domestiques, maître Cornélius resta seul avec la vieille flamande qui était sa sœur. Il obtint du roi la faveur de se servir des courriers de l’État pour ses affaires particulières, mit ses mules chez un muletier du voisinage, et vécut, dès ce moment, dans la plus profonde solitude, ne voyant guère que le roi, faisant son commerce par le canal des juifs, habiles calculateurs, qui le servaient fidèlement, afin d’obtenir sa toute-puissante protection.

Quelque temps après cette aventure, le roi procura lui-même à son vieux torçonnier un jeune orphelin, auquel il portait beaucoup d’intérêt. Louis XI appelait familièrement maître Cornélius de ce vieux nom, qui sous le règne de saint Louis, signifiait un usurier, un collecteur d’impôts, un homme qui pressurait le monde par des moyens violents. L’épithète tortionnaire, restée au Palais, explique assez bien le mot torçonnier qui se trouve souvent écrit tortionneur. Le pauvre enfant s’adonna soigneusement aux affaires du Lombard, sut lui plaire, et gagna ses bonnes grâces. Pendant une nuit d’hiver, les diamants déposés entre les mains de {p. 428} Cornélius par le roi d’Angleterre pour sûreté d’une somme de cent mille écus, furent volés, et les soupçons tombèrent sur l’orphelin ; Louis XI se montra d’autant plus sévère pour lui, qu’il avait répondu de sa fidélité. Aussi le malheureux fut-il pendu, après un interrogatoire assez sommairement fait par le grand-prévôt. Personne n’osait aller apprendre l’art de la banque et le change chez maître Cornélius. Cependant deux jeunes gens de la ville, Tourangeaux pleins d’honneur et désireux de fortune, y entrèrent successivement. Des vols considérables coïncidèrent avec l’admission des deux jeunes gens dans la maison du torçonnier ; les circonstances de ces crimes, la manière dont ils furent exécutés, prouvèrent clairement que les voleurs avaient des intelligences secrètes avec les habitants du logis ; il fut impossible de ne pas en accuser les nouveaux venus. Devenu de plus en plus soupçonneux et vindicatif, le Brabançon déféra sur-le-champ la connaissance de ce fait à Louis XI, qui chargea son grand-prévôt de ces affaires. Chaque procès fut promptement instruit, et plus promptement terminé. Le patriotisme des Tourangeaux donna secrètement tort à la promptitude de Tristan. Coupables ou non, les deux jeunes gens passèrent pour des victimes, et Cornélius pour un bourreau. Les deux familles en deuil étaient estimées, leurs plaintes furent écoutées ; et, de conjectures en conjectures, elles parvinrent à faire croire à l’innocence de tous ceux que l’argentier du roi avait envoyés à la potence. Les uns prétendaient que le cruel avare imitait le roi, qu’il essayait de mettre la terreur et les gibets entre le monde et lui ; qu’il n’avait jamais été volé ; que ces tristes exécutions étaient le résultat d’un froid calcul, et qu’il voulait être sans crainte pour ses trésors. Le premier effet de ces rumeurs populaires fut d’isoler Cornélius ; les Tourangeaux le traitèrent comme un pestiféré, l’appelèrent le tortionnaire, et nommèrent son logis la Malemaison. Quand même le Lombard aurait pu trouver des étrangers assez hardis pour entrer chez lui, tous les habitants de la ville les en eussent empêchés par leurs dires. L’opinion la plus favorable à maître Cornélius était celle des gens qui le regardaient comme un homme funeste. Il inspirait aux uns une terreur instinctive ; aux autres, il imprimait ce respect profond que l’on porte à un pouvoir sans bornes ou à l’argent ; pour plusieurs personnes, il avait l’attrait du mystère. Son genre de vie, sa physionomie et la faveur du roi justifiaient tous les contes dont il était devenu le {p. 429} sujet. Cornélius voyageait assez souvent en pays étrangers, depuis la mort de son persécuteur le duc de Bourgogne ; or, pendant son absence, le roi faisait garder le logis du banquier par des hommes de sa compagnie écossaise. Cette royale sollicitude faisait présumer aux courtisans que le vieillard avait légué sa fortune à Louis XI. Le torçonnier sortait très-peu, les seigneurs de la cour lui rendaient de fréquentes visites ; il leur prêtait assez libéralement de l’argent, mais il était fantasque : à certains jours il ne leur aurait pas donné un sou parisis ; le lendemain, il leur offrait des sommes immenses, moyennant toutefois un bon intérêt et de grandes sûretés. Bon catholique d’ailleurs, il allait régulièrement aux offices, mais il venait à Saint-Martin de très-bonne heure ; et comme il y avait acheté une chapelle à perpétuité, là, comme ailleurs, il était séparé des autres chrétiens. Enfin un proverbe populaire de cette époque, et qui subsista longtemps à Tours, était cette phrase : – Vous avez passé devant le Lombard, il vous arrivera malheur. – Vous avez passé devant le Lombard expliquait les maux soudains, les tristesses involontaires et les mauvaises chances de fortune. Même à la cour, on attribuait à Cornélius cette fatale influence que les superstitions italienne, espagnole et asiatique, ont nommée le mauvais œil. Sans le pouvoir terrible de Louis XI qui s’était étendu comme un manteau sur cette maison, à la moindre occasion le peuple eût démoli la Malemaison de la rue du Mûrier. Et c’était pourtant chez Cornélius que les premiers mûriers plantés à Tours avaient été mis en terre ; et les Tourangeaux le regardèrent alors comme un bon génie. Comptez donc sur la faveur populaire ? Quelques seigneurs ayant rencontré maître Cornélius hors de France, furent surpris de sa bonne humeur. À Tours, il était toujours sombre et rêveur ; mais il y revenait toujours. Une inexplicable puissance le ramenait à sa noire maison de la rue du Mûrier. Semblable au colimaçon dont la vie est si fortement unie à celle de sa coquille, il avouait au roi qu’il ne se trouvait bien que sous les pierres vermiculées et sous les verrous de sa petite bastille, tout en sachant que, Louis XI mort, ce lieu serait pour lui le plus dangereux de la terre.

– Le diable s’amuse aux dépens de notre compère le torçonnier, dit Louis XI à son barbier quelques jours avant la fête de la Toussaint. Il se plaint encore d’avoir été volé. Mais il ne peut plus pendre personne, à moins qu’il ne se pende {p. 430} lui-même. Ce vieux truand n’est-il pas venu me demander si je n’avais pas emporté hier par mégarde une chaîne de rubis qu’il voulait me vendre ? Pasques Dieu ! je ne vole pas ce que je puis prendre, lui ai-je dit. – Et il a eu peur ? fit le barbier. – Les avares n’ont peur que d’une seule chose, répondit le roi. Mon compère le torçonnier sait bien que je ne le dépouillerai pas sans raison, autrement je serais injuste, et je n’ai jamais rien fait que de juste et de nécessaire. – Cependant le vieux malandrin vous surfait, reprit le barbier. – Tu voudrais bien que ce fût vrai, hein ? dit le roi en jetant un malicieux regard au barbier. – Ventre Mahom, sire, la succession serait belle à partager entre vous et le diable. – Assez, fit le roi. Ne me donne pas de mauvaises idées. Mon compère est un homme plus fidèle que tous ceux dont j’ai fait la fortune, parce qu’il ne me doit rien, peut-être.

Depuis deux ans, maître Cornélius vivait donc seul avec sa vieille sœur, qui passait pour sorcière. Un tailleur du voisinage prétendait l’avoir souvent vue, pendant la nuit, attendant sur les toits l’heure d’aller au sabbat. Ce fait semblait d’autant plus extraordinaire que le vieil avare enfermait sa sœur dans une chambre dont les fenêtres étaient garnies de barreaux de fer. En vieillissant, Cornélius toujours volé, craignant toujours d’être dupé par les hommes, les avait tous pris en haine, excepté le roi, qu’il estimait beaucoup. Il était tombé dans une excessive misanthropie, mais comme chez la plupart des avares, sa passion pour l’or, l’assimilation de ce métal avec sa substance avait été de plus en plus intime, et croissait d’intensité par l’âge. Sa sœur elle-même excitait ses soupçons, quoiqu’elle fût peut-être plus avare et plus économe que son frère qu’elle surpassait en inventions de ladrerie. Aussi leur existence avait-elle quelque chose de problématique et de mystérieux. La vieille femme prenait si rarement du pain chez le boulanger, elle apparaissait si peu au marché, que les observateurs les moins crédules avaient fini par attribuer à ces deux êtres bizarres la connaissance de quelque secret de vie. Ceux qui se mêlaient d’alchimie disaient que maître Cornélius savait faire de l’or. Les savants prétendaient qu’il avait trouvé la panacée universelle. Cornélius était pour beaucoup de campagnards, auxquels les gens de la ville en parlaient, un être chimérique, et plusieurs d’entre eux venaient voir la façade de son hôtel par curiosité.

{p. 431} Assis sur le banc du logis qui faisait face à celui de maître Cornélius, le gentilhomme regardait tour à tour l’hôtel de Poitiers et la Malemaison ; la lune en bordait les saillies de sa lueur, et colorait par des mélanges d’ombre et de lumière les creux et les reliefs de la sculpture. Les caprices de cette lueur blanche donnaient une physionomie sinistre à ces deux édifices ; il semblait que la nature elle-même se prêtât aux superstitions qui planaient sur cette demeure. Le jeune homme se rappela successivement toutes les traditions qui rendaient Cornélius un personnage tout à la fois curieux et redoutable. Quoique décidé par la violence de son amour à entrer dans cette maison, à y demeurer le temps nécessaire pour l’accomplissement de ses projets, il hésitait à risquer cette dernière démarche, tout en sachant, qu’il allait la faire. Mais qui, dans les crises de sa vie, n’aime pas à écouter les pressentiments, à se balancer sur les abîmes de l’avenir ? En amant digne d’aimer, le jeune homme craignait de mourir sans avoir été reçu à merci d’amour par la comtesse. Cette délibération secrète était si cruellement intéressante, qu’il ne sentait pas le froid sifflant dans ses jambes et sur les saillies des maisons. En entrant chez Cornélius, il devait se dépouiller de son nom, de même qu’il avait déjà quitté ses beaux vêtements de noble. Il lui était interdit, en cas de malheur, de réclamer les priviléges de sa naissance ou la protection de ses amis, à moins de perdre sans retour la comtesse de Saint-Vallier. S’il soupçonnait la visite nocturne d’un amant, ce vieux seigneur était capable de la faire périr à petit feu dans une cage de fer, de la tuer tous les jours au fond de quelque château fort. En regardant les vêtements misérables sous lesquels il s’était déguisé, le gentilhomme eut honte de lui-même. À voir sa ceinture de cuir noir, ses gros souliers, ses chausses drapées, son haut-de-chausses de tiretaine et son justaucorps de laine grise, il ressemblait au clerc du plus pauvre sergent de justice. Pour un noble du quinzième siècle, c’était déjà la mort que de jouer le rôle d’un bourgeois sans sou ni maille, et de renoncer aux priviléges du rang. Mais grimper sur le toit de l’hôtel où pleurait sa maîtresse, descendre par la cheminée ou courir sur les galeries, et, de gouttière en gouttière, parvenir jusqu’à la fenêtre de sa chambre ; risquer sa vie pour être près d’elle sur un coussin de soie, devant un bon feu, pendant le sommeil d’un sinistre mari, dont les ronflements redoubleraient leur joie ; défier le ciel et la terre en se donnant le {p. 432} plus audacieux de tous les baisers ; ne pas dire une parole qui ne pût être suivie de la mort, ou, tout au moins, d’un sanglant combat ; toutes ces voluptueuses images et les romanesques dangers de cette entreprise décidèrent le jeune homme. Plus léger devait être le prix de ses soins, ne pût-il même que baiser encore une fois la main de la comtesse, plus promptement il se résolut à tout tenter, poussé par l’esprit chevaleresque et passionné de cette époque. Puis, il ne supposa point que la comtesse osât lui refuser le plus doux plaisir de l’amour au milieu de dangers si mortels. Cette aventure était trop périlleuse, trop impossible pour n’être pas achevée.

En ce moment, toutes les cloches de la ville sonnèrent l’heure du couvre-feu, loi tombée en désuétude, mais dont l’observance subsistait dans les provinces où tout s’abolit lentement. Quoique les lumières ne s’éteignissent pas, les chefs de quartier firent tendre les chaînes des rues. Beaucoup de portes se fermèrent, les pas de quelques bourgeois attardés, marchant en troupe avec leurs valets armés jusqu’aux dents et portant des falots, retentirent dans le lointain ; puis, bientôt, la ville en quelque sorte garrottée parut s’endormir, et ne craignit plus les attaques des malfaiteurs que par ses toits. À cette époque, les combles des maisons étaient une voie très-fréquentée pendant la nuit. Les rues avaient si peu de largeur en province et même à Paris, que les voleurs sautaient d’un bord à l’autre. Ce périlleux métier servit longtemps de divertissement au roi Charles IX dans sa jeunesse, s’il faut en croire les mémoires du temps. Craignant de se présenter trop tard à maître Cornélius, le gentilhomme allait quitter sa place pour heurter à la porte de la Malemaison, lorsqu’en la regardant, son attention fut excitée par une sorte de vision que les écrivains du temps eussent appelée cornue. Il se frotta les yeux comme pour s’éclaircir la vue, et mille sentiments divers passèrent dans son âme à cet aspect. De chaque côté de cette porte se trouvait une figure encadrée entre les deux barreaux d’une espèce de meurtrière. Il avait pris d’abord ces deux visages pour des masques grotesques sculptés dans la pierre, tant ils étaient ridés, anguleux, contournés, saillants, immobiles, de couleur tannée, c’est-à-dire bruns ; mais le froid et la lueur de la lune lui permirent de distinguer le léger nuage blanc que la respiration faisait sortir des deux nez violâtres ; puis, il finit par voir, dans chaque figure creuse, sous l’ombre des {p. 433} sourcils, deux yeux d’un bleu faïence qui jetaient un feu clair, et ressemblaient à ceux d’un loup couché dans la feuillée, qui croit entendre les cris d’une meute. La lueur inquiète de ces yeux était dirigée sur lui si fixement, qu’après l’avoir reçue pendant le moment où il examina ce singulier spectacle, il se trouva comme un oiseau surpris par des chiens à l’arrêt, il se fit dans son âme un mouvement fébrile, promptement réprimé. Ces deux visages, tendus et soupçonneux, étaient sans doute ceux de Cornélius et de sa sœur. Alors le gentilhomme feignit de regarder où il était, de chercher à distinguer un logis indiqué sur une carte qu’il tira de sa poche en essayant de la lire aux clartés de la lune ; puis, il alla droit à la porte du torçonnier, et y frappa trois coups qui retentirent au dedans de la maison, comme si c’eût été l’entrée d’une cave. Une faible lumière passa sous le porche, et, par une petite grille extrêmement forte, un œil vint à briller.

– Qui va là ?

– Un ami envoyé par Oosterlinck de Bruges.

– Que demandez-vous ?

– À entrer.

– Votre nom ?

– Philippe Goulenoire.

– Avez-vous des lettres de créance ?

– Les voici !

– Passez-les par le tronc.

– Où est-il ?

– À gauche.

Philippe Goulenoire jeta la lettre par la fente d’un tronc en fer, au-dessus de laquelle se trouvait une meurtrière.

– Diable ! pensa-t-il, on voit que le roi est venu ici, car il s’y trouve autant de précautions qu’il en a pris au Plessis !

Il attendit environ un quart d’heure dans la rue. Ce laps de temps écoulé, il entendit Cornélius qui disait à sa sœur3 : – Ferme les chausse-trapes de la porte.

Un cliquetis de chaînes et de fer retentit sous le portail. Philippe entendit les verrous aller, les serrures gronder ; enfin une petite porte basse, garnie de fer s’ouvrit de manière à décrire l’angle le plus aigu par lequel un homme mince pût passer. Au risque de déchirer ses vêtements, Philippe se glissa plutôt {p. 434} qu’il n’entra dans la Malemaison. Une vieille fille édentée, à visage de rebec, dont les sourcils ressemblaient à deux anses de chaudron, qui n’aurait pas pu mettre une noisette entre son nez et son menton crochu ; fille pâle et hâve, creusée des tempes et qui semblait être composée seulement d’os et de nerfs, guida silencieusement le soi-disant étranger dans une salle basse, tandis que Cornélius le suivait prudemment par derrière.

– Asseyez-vous là, dit-elle à Philippe en lui montrant un escabeau à trois pieds placé au coin d’une grande cheminée en pierre sculptée dont l’âtre propre n’avait pas de feu.

De l’autre côté de cette cheminée, était une table de noyer à pieds contournés, sur laquelle se trouvait un œuf dans une assiette, et dix ou douze petites mouillettes dures et sèches, coupées avec une studieuse parcimonie. Deux escabelles, sur l’une desquelles s’assit la vieille, annonçaient que les avares étaient en train de souper. Cornélius alla pousser deux volets de fer pour fermer sans doute les judas par lesquels il avait regardé si longtemps dans la rue, et vint reprendre sa place. Le prétendu Philippe Goulenoire vit alors le frère et la sœur trempant dans cet œuf, à tour de rôle, avec gravité, mais avec la même précision que les soldats mettent à plonger en temps égaux la cuiller dans la gamelle, leurs mouillettes respectives qu’ils teignaient à peine, afin de combiner la durée de l’œuf avec le nombre des mouillettes. Ce manége se faisait en silence. Tout en mangeant, Cornélius examinait le faux novice avec autant de sollicitude et de perspicacité que s’il eût pesé de vieux besants. Philippe, sentant un manteau de glace tomber sur ses épaules, était tenté de regarder autour de lui ; mais avec l’astuce que donne une entreprise amoureuse, il se garda bien de jeter un coup d’œil, même furtif, sur les murs ; car il comprit que si Cornélius le surprenait, il ne garderait pas un curieux en son logis. Donc, il se contentait de tenir modestement son regard tantôt sur l’œuf, tantôt sur la vieille fille ; et, parfois, il contemplait son futur maître.

L’argentier de Louis XI ressemblait à ce monarque, il en avait même pris certains gestes, comme il arrive assez souvent aux gens qui vivent ensemble dans une sorte d’intimité. Les sourcils épais du Flamand lui couvraient presque les yeux ; mais, en les relevant un peu, il lançait un regard lucide, pénétrant et plein de puissance, le regard des hommes habitués au silence et {p. 435} auxquels le phénomène de la concentration des forces intérieures est devenu familier. Ses lèvres minces, à rides verticales, lui donnaient un air de finesse incroyable. La partie inférieure du visage avait de vagues ressemblances avec le museau des renards ; mais le front haut, bombé, tout plissé semblait révéler de grandes et de belles qualités, une noblesse d’âme dont l’essor avait été modéré par l’expérience, et que les cruels enseignements de la vie refoulaient sans doute dans les replis les plus cachés de cet être singulier. Ce n’était certes pas un avare ordinaire, et sa passion cachait sans doute de profondes jouissances, de secrètes conceptions.

– À quel taux se font les sequins de Venise ? demanda-t-il brusquement à son futur apprenti.

– Trois quarts, à Bruges ; un à Gand.

– Quel est le fret sur l’Escaut ?

– Trois sous parisis.

– Il n’y a rien de nouveau à Gand ?

– Le frère de Liéven-d’Herde est ruiné.

– Ah !

Après avoir laissé échapper cette exclamation, le vieillard se couvrit les genoux avec un pan de sa dalmatique, espèce de robe en velours noir, ouverte par devant, à grandes manches et sans collet, dont la somptueuse étoffe était miroitée. Ce reste du magnifique costume qu’il portait jadis comme président du tribunal des Parchons, fonctions qui lui avaient valu l’inimitié du duc de Bourgogne, n’était plus alors qu’un haillon. Philippe n’avait point froid, il suait dans son harnais en tremblant d’avoir à subir d’autres questions. Jusque-là les instructions sommaires qu’un juif auquel il avait sauvé la vie venait de lui donner la veille, suffisaient grâce à sa mémoire et à la parfaite connaissance que le juif possédait des manières et des habitudes de Cornélius. Mais le gentilhomme qui, dans le premier feu de la conception, n’avait douté de rien, commençait à entrevoir toutes les difficultés de son entreprise. La gravité solennelle, le sang-froid du terrible Flamand, agissaient sur lui. Puis, il se sentait sous les verrous, et voyait toutes les cordes du grand-prévôt aux ordres de maître Cornélius.

– Avez-vous soupé ? demanda l’argentier d’un ton qui signifiait : Ne soupez pas !

Malgré l’accent de son frère, la vieille fille tressaillit, elle regarda ce jeune commensal, comme pour jauger la capacité de cet {p. 436} estomac qu’il lui faudrait satisfaire, et dit alors avec un faux sourire : – Vous n’avez pas volé votre nom, vous avez des cheveux et des moustaches plus noirs que la queue du diable !…

– J’ai soupé, répondit-il.

– Eh ! bien, reprit l’avare, vous reviendrez me voir demain. Depuis longtemps je suis habitué à me passer d’un apprenti. D’ailleurs, la nuit me portera conseil.

– Eh ! par saint Bavon, monsieur, je suis Flamand, je ne connais personne ici, les chaînes sont tendues, je vais être mis en prison. Cependant, ajouta-t-il effrayé de la vivacité qu’il mettait dans ses paroles, si cela vous convient, je vais sortir.

Le juron influença singulièrement le vieux Flamand.

– Allons, allons, par saint Bavon, vous coucherez ici.

– Mais, dit la sœur effrayée.

– Tais-toi, répliqua Cornélius. Par sa lettre, Oosterlinck me répond de ce jeune homme.

– N’avons-nous pas, lui dit-il à l’oreille en se penchant vers sa sœur, cent mille livres à Oosterlinck ? C’est une caution cela !

– Et s’il te vole les joyaux de Bavière ? Tiens il ressemble mieux à un voleur qu’à un Flamand.

– Chut, fit le vieillard en prêtant l’oreille.

Les deux avares écoutèrent. Insensiblement, et un moment après le chut, un bruit produit par les pas de quelques hommes retentit dans le lointain, de l’autre côté des fossés de la ville.

– C’est la ronde du Plessis, dit la sœur.

– Allons, donne-moi la clef de la chambre aux apprentis, reprit Cornélius.

La vieille fille fit un geste pour prendre la lampe.

– Vas-tu nous laisser seuls sans lumière ? cria Cornélius d’un son de voix intelligent. Tu ne sais pas encore à ton âge te passer d’y voir. Est-il donc si difficile de prendre cette clef ?

La vieille comprit le sens caché sous ces paroles, et sortit. En regardant cette singulière créature au moment où elle gagnait la porte, Philippe Goulenoire put dérober à son maître le coup d’œil qu’il jeta furtivement sur cette salle. Elle était lambrissée en chêne à hauteur d’appui, et les murs étaient tapissés d’un cuir jaune orné d’arabesques noires ; mais ce qui le frappa le plus, fut un pistolet à mèche, garni de son long poignard à détente. Cette arme nouvelle et terrible se trouvait près de Cornélius.

{p. 437} – Comment comptez-vous gagner votre vie ? lui demanda le torçonnier.

– J’ai peu d’argent, répondit Goulenoire, mais je connais de bonnes rubriques. Si vous voulez seulement me donner un sou sur chaque marc que je vous ferai gagner, je serai content.

– Un sou, un sou ! répéta l’avare, mais c’est beaucoup.

Là-dessus la vieille sibylle rentra.

– Viens, dit Cornélius à Philippe.

Ils sortirent sous le porche et montèrent une vis en pierre, dont la cage ronde se trouvait à côté de la salle dans une haute tourelle. Au premier étage le jeune homme s’arrêta.

– Nenni, dit Cornélius. Diable ! ce pourpris est le gîte où le roi prend ses ébats.

L’architecte avait pratiqué le logement de l’apprenti sous le toit pointu de la tour où se trouvait la vis ; c’était une petite chambre ronde, tout en pierre, froide et sans ornement. Cette tour occupait le milieu de la façade située sur la cour qui, semblable à toutes les cours de province, était étroite et sombre. Au fond, à travers des arcades grillées, se voyait un jardin chétif où il n’y avait que des mûriers soignés sans doute par Cornélius. Le gentilhomme remarqua tout par les jours de la vis, à la lueur de la lune qui jetait heureusement une vive lumière. Un grabat, une escabelle, une cruche et un bahut disjoint composaient l’ameublement de cette espèce de loge. Le jour n’y venait que par de petites baies carrées, disposées de distance en distance autour du cordon extérieur de la tour, et qui formaient sans doute des ornements, suivant le caractère de cette gracieuse architecture.

– Voilà votre logis, il est simple, il est solide, il renferme tout ce qu’il faut pour dormir. Bonsoir ! n’en sortez pas comme les autres.

Après avoir lancé sur son apprenti un dernier regard empreint de mille pensées, Cornélius ferma la porte à double tour, en emporta la clef, et descendit en laissant le gentilhomme aussi sot qu’un fondeur de cloches qui ne trouve rien dans son moule. Seul, sans lumière, assis sur une escabelle, et dans ce petit grenier d’où ses quatre prédécesseurs n’étaient sortis que pour aller à l’échafaud, le gentilhomme se vit comme une bête fauve prise dans un sac. Il sauta sur l’escabeau, se dressa de toute sa hauteur pour atteindre aux petites ouvertures supérieures d’où tombait un jour {p. 438} blanchâtre ; il aperçut la Loire, les beaux coteaux de Saint-Cyr, et les sombres merveilles du Plessis, où brillaient deux ou trois lumières dans les enfoncements de quelques croisées ; au loin, s’étendaient les belles campagnes de la Touraine, et les nappes argentées de son fleuve. Les moindres accidents de cette jolie nature avaient alors une grâce inconnue : les vitraux, les eaux, le faîte des maisons reluisaient comme des pierreries aux clartés tremblantes de la lune. L’âme du jeune seigneur ne put se défendre d’une émotion douce et triste. – Si c’était un adieu ! se dit-il.

Il resta là, savourant déjà les terribles émotions que son aventure lui avait promises, et se livrant à toutes les craintes du prisonnier quand il conserve une lueur d’espérance. Sa maîtresse s’embellissait à chaque difficulté. Ce n’était plus une femme pour lui, mais un être surnaturel entrevu à travers les brasiers du désir. Un faible cri qu’il crut avoir été jeté dans l’hôtel de Poitiers le rendit à lui-même et à sa véritable situation. En se remettant sur son grabat pour réfléchir à cette affaire, il entendit de légers frissonnements qui retentissaient dans la vis, il écouta fort attentivement, et alors ces mots : – « Il se couche ! » prononcés par la vieille, parvinrent à son oreille. Par un hasard ignoré de l’architecte, le moindre bruit se répercutait dans la chambre de l’apprenti, de sorte que le faux Goulenoire ne perdit pas un seul des mouvements de l’avare et de sa sœur qui l’espionnaient. Il se déshabilla, se coucha, feignit de dormir, et employa le temps pendant lequel ses deux hôtes restèrent en observation sur les marches de l’escalier à chercher les moyens d’aller de sa prison dans l’hôtel de Poitiers. Vers dix heures, Cornélius et sa sœur, persuadés que leur apprenti dormait, se retirèrent chez eux. Le gentilhomme étudia soigneusement les bruits sourds et lointains que firent les deux Flamands, et crut reconnaître la situation de leurs logements ; ils devaient occuper tout le second étage. Comme dans toutes les maisons de cette époque, cet étage était pris sur le toit d’où les croisées s’élevaient ornées de tympans découpés par de riches sculptures. La toiture était bordée par une espèce de balustrade qui cachait les chéneaux destinés à conduire les eaux pluviales que des gouttières figurant des gueules de crocodile rejetaient sur la rue. Le gentilhomme, qui avait étudié cette topographie aussi soigneusement que l’eût fait un chat, comptait trouver un passage de la tour au toit, et pouvoir aller chez madame de Saint-Vallier par les chéneaux, {p. 439} en s’aidant d’une gouttière ; mais il ignorait que les jours de sa tourelle fussent si petits, il était impossible d’y passer. Il résolut donc de sortir sur les toits de la maison par la fenêtre de la vis qui éclairait le palier du second étage. Pour accomplir ce hardi projet, il fallait sortir de sa chambre, et Cornélius en avait pris la clef. Par précaution, le jeune seigneur s’était armé d’un de ces poignards avec lesquels on donnait jadis le coup de grâce dans les duels à mort, quand l’adversaire vous suppliait de l’achever. Cette arme horrible avait un côté de la lame affilé comme l’est celle d’un rasoir, et l’autre dentelé comme une scie, mais dentelé en sens inverse de celui que suivait le fer en entrant dans le corps. Le gentilhomme compta se servir du poignard pour scier le bois de la porte autour de la serrure. Heureusement pour lui, la gâche de la serrure était fixée en dehors par quatre grosses vis. À l’aide du poignard, il put dévisser, non sans de grandes peines, la gâche qui le retenait prisonnier, et posa soigneusement les vis sur le bahut. Vers minuit, il se trouva libre et descendit sans souliers afin de reconnaître les localités. Il ne fut pas médiocrement étonné de voir toute grande ouverte la porte d’un corridor par lequel on entrait dans plusieurs chambres, et au bout duquel se trouvait une fenêtre donnant sur l’espèce de vallée formée par les toits de l’hôtel de Poitiers et de la Malemaison4 qui se réunissaient là. Rien ne pourrait expliquer sa joie, si ce n’est le vœu qu’il fit aussitôt à la sainte Vierge de fonder à Tours une messe en son honneur à la célèbre paroisse de l’Escrignoles. Après avoir examiné les hautes et larges cheminées de l’hôtel de Poitiers, il revint sur ses pas pour prendre son poignard ; mais il aperçut en frissonnant de terreur une lumière qui éclaira vivement l’escalier, et il vit Cornélius lui-même en dalmatique, tenant sa lampe, les yeux bien ouverts et fixés sur le corridor, à l’entrée duquel il se montra comme un spectre.

– Ouvrir la fenêtre et sauter sur les toits, il m’entendra ! se dit le gentilhomme.

Et le terrible Cornélius avançait toujours, il avançait comme avance l’heure de la mort pour le criminel. Dans cette extrémité, Goulenoire, servi par l’amour, retrouva toute sa présence d’esprit ; il se jeta dans l’embrasure d’une porte, s’y serra vers le coin, et attendit l’avare au passage. Quand le torçonnier qui tenait sa lampe en avant, se trouva juste dans le rumb du vent que le gentilhomme pouvait produire en soufflant, il éteignit la {p. 440} lumière. Cornélius grommela de vagues paroles et un juron hollandais ; mais il retourna sur ses pas. Le gentilhomme courut alors à sa chambre, y prit son arme, revint à la bienheureuse fenêtre, l’ouvrit doucement et sauta sur le toit. Une fois en liberté sous le ciel, il se sentit défaillir tant il était heureux ; peut-être l’excessive agitation dans laquelle l’avait mis le danger, ou la hardiesse de l’entreprise, causait-elle son émotion, la victoire est souvent aussi périlleuse que le combat. Il s’accota sur un chéneau, tressaillant d’aise et se disant : – Par quelle cheminée dévalerai-je chez elle ? Il les regardait toutes. Avec un instinct donné par l’amour, il alla les tâter pour voir celle où il y avait eu du feu. Quand il se fut décidé, le hardi gentilhomme planta son poignard dans le joint de deux pierres, y accrocha son échelle, la jeta par la bouche de la cheminée, et se hasarda sans trembler, sur la foi de sa bonne lame, à descendre chez sa maîtresse. Il ignorait si Saint-Vallier serait éveillé ou endormi, mais il était bien décidé à serrer la comtesse dans ses bras, dût-il en coûter la vie à deux hommes ! Il posa doucement les pieds sur des cendres chaudes ; il se baissa plus doucement encore, et vit la comtesse assise dans un fauteuil. À la lueur d’une lampe, pâle de bonheur, palpitante, la craintive femme lui montra du doigt Saint-Vallier couché dans un lit à dix pas d’elle. Croyez que leur baiser brûlant et silencieux n’eut d’écho que dans leurs cœurs !

Le lendemain, sur les neuf heures du matin, au moment où Louis XI sortit de sa chapelle, après avoir entendu la messe, il trouva maître Cornélius sur son passage.

– Bonne chance, mon compère, dit-il sommairement en redressant son bonnet.

– Sire, je paierais bien volontiers mille écus d’or pour obtenir de vous un moment d’audience, vu que j’ai trouvé le voleur de la chaîne de rubis et de tous les joyaux de…

– Voyons cela, dit Louis XI en sortant dans la cour du Plessis, suivi de son argentier, de Coyctier, son médecin, d’Olivier-le-Daim, et du capitaine de sa garde écossaise. Conte-moi ton affaire. Nous aurons donc un pendu de ta façon. Holà ! Tristan ?

Le grand-prévôt, qui se promenait de long en large dans la cour, vint à pas lents, comme un chien qui se carre dans sa fidélité. Le groupe s’arrêta sous un arbre. Le roi s’assit sur un banc, et les courtisans décrivirent un cercle devant lui.

{p. 441} – Sire, un prétendu Flamand m’a si bien entortillé, dit Cornélius.

– Il doit être bien rusé celui-là, fit Louis XI en hochant la tête.

– Oh ! oui, répondit l’argentier. Mais je ne sais s’il ne vous engluerait pas vous-même. Comment pouvais-je me défier d’un pauvre hère qui m’était recommandé par Oosterlinck, un homme à qui j’ai cent mille livres ! Aussi, gagerais-je que le seing du juif est contrefait. Bref, sire, ce matin je me suis trouvé dénué de ces joyaux que vous avez admirés, tant ils étaient beaux. Ils m’ont été emblés, sire ! Embler les joyaux de l’électeur de Bavière ! les truands ne respectent rien, ils vous voleront votre royaume, si vous n’y prenez garde. Aussitôt je suis monté dans la chambre où était cet apprenti, qui, certes, est passé maître en volerie. Cette fois, nous ne manquerons pas de preuves. Il a dévissé la serrure ; mais quand il est revenu, comme il n’y avait plus de lune, il n’a pas su retrouver toutes les vis ! Heureusement, en entrant, j’ai senti une vis sous mon pied. Il dormait, le truand, il était fatigué. Figurez-vous, messieurs, qu’il est descendu dans mon cabinet par la cheminée. Demain, ce soir plutôt je la ferai griller. On apprend toujours quelque chose avec les voleurs. Il a sur lui une échelle de soie, et ses vêtements portent les traces du chemin qu’il a fait sur les toits et dans la cheminée. Il comptait rester chez moi, me ruiner, le hardi compère ! Où a-t-il enterré les joyaux ? Les gens de campagne l’ont vu de bonne heure revenant chez moi par les toits. Il avait des complices qui l’attendaient sur la levée que vous avez construite. Ah ! sire, vous êtes le complice des voleurs qui viennent en bateaux ; et, crac, ils emportent tout, sans laisser de traces ; mais nous tenons le chef, un hardi coquin, un gaillard qui ferait honneur à la mère d’un gentilhomme. Ah ! ce sera un beau fruit de potence, et avec un petit bout de question, nous saurons tout ! cela n’intéresse-t-il à la gloire de votre règne ? Il ne devrait point y avoir de voleurs sous un si grand roi !

Le roi n’écoutait plus depuis longtemps. Il était tombé dans une de ces sombres méditations qui devinrent si fréquentes pendant les derniers jours de sa vie. Un profond silence régna.

– Cela te regarde, mon compère, dit-il enfin à Tristan, va grabeler cette affaire.

Il se leva, fit quelques pas en avant, et ses courtisans le laissèrent {p. 442} seul. Il aperçut alors Cornélius qui, monté sur sa mule, s’en allait en compagnie du grand-prévôt : – Et les mille écus ? lui dit-il.

– Ah ! sire, vous êtes un trop grand roi ! il n’y a pas de somme qui puisse payer votre justice…

Louis XI sourit. Les courtisans envièrent le franc-parler et les priviléges du vieil argentier qui disparut promptement dans l’avenue de mûriers plantée entre Tours et le Plessis.

Épuisé de fatigue, le gentilhomme dormait, en effet, du plus profond sommeil. Au retour de son expédition galante, il ne s’était plus senti, pour se défendre contre des dangers lointains ou imaginaires auxquels il ne croyait peut-être plus, le courage et l’ardeur avec lesquels il s’était élancé vers de périlleuses voluptés. Aussi avait-il remis au lendemain le soin de nettoyer ses vêtements souillés, et de faire disparaître les vestiges de son bonheur. Ce fut une grande faute, mais à laquelle tout conspira. En effet, quand, privé des clartés de la lune qui s’était couchée pendant la fête de son amour, il ne trouva pas toutes les vis de la maudite serrure, il manqua de patience. Puis, avec le laissez-aller d’un homme plein de joie ou affamé de repos, il se fia aux bons hasards de sa destinée, qui l’avait si heureusement servi jusque-là. Il fit bien avec lui-même une sorte de pacte, en vertu duquel il devait se réveiller au petit jour ; mais les événements de la journée et les agitations de la nuit ne lui permirent pas de se tenir parole à lui-même. Le bonheur est oublieux. Cornélius ne sembla plus si redoutable au jeune seigneur quand il se coucha sur le dur grabat d’où tant de malheureux ne s’étaient réveillés que pour aller au supplice, et cette insouciance le perdit. Pendant que l’argentier du roi revenait du Plessis-lès-Tours, accompagné du grand-prévôt et de ses redoutables archers, le faux Goulenoire était gardé par la vieille sœur, qui tricotait des bas pour Cornélius, assise sur une des marches de la vis, sans se soucier du froid.

Le jeune gentilhomme continuait les secrètes délices de cette nuit si charmante, ignorant le malheur qui accourait au grand galop. Il rêvait. Ses songes, comme tous ceux du jeune âge, étaient empreints de couleurs si vives qu’il ne savait plus où commençait l’illusion, où finissait la réalité. Il se voyait sur un coussin, aux pieds de la comtesse ; la tête sur ses genoux chauds d’amour, il écoutait le récit des persécutions et les détails de la tyrannie que le comte avait fait jusqu’alors éprouver {p. 443} à sa femme ; il s’attendrissait avec la comtesse, qui était en effet celle de ses filles naturelles que Louis XI aimait le plus ; il lui promettait d’aller, dès le lendemain, tout révéler à ce terrible père, ils en arrangeaient les vouloirs à leur gré, cassant le mariage et emprisonnant le mari, au moment où ils pouvaient être la proie de son épée au moindre bruit qui l’eût réveillé. Mais dans le songe, la lueur de la lampe, la flamme de leurs yeux, les couleurs des étoffes et des tapisseries étaient plus vives ; une odeur plus pénétrante s’exhalait des vêtements de nuit, il se trouvait plus d’amour dans l’air, plus de feu autour d’eux qu’il n’y en avait eu dans la scène réelle. Aussi, la Marie du sommeil résistait-elle bien moins que la véritable Marie à ces regards langoureux, à ces douces prières, à ces magiques interrogations, à ces adroits silences, à ces voluptueuses sollicitations, à ces fausses générosités qui rendent les premiers instants de la passion si complétement ardents, et répandent dans les âmes une ivresse nouvelle à chaque nouveau progrès de l’amour. Suivant la jurisprudence amoureuse de cette époque, Marie de Saint-Vallier octroyait à son amant les droits superficiels de la petite oie. Elle se laissait volontiers baiser les pieds, la robe, les mains, le cou ; elle avouait son amour, elle acceptait les soins et la vie de son amant, elle lui permettait de mourir pour elle, elle s’abandonnait à une ivresse que cette demi-chasteté, sévère, souvent cruelle, allumait encore ; mais elle restait intraitable, et faisait, des plus hautes récompenses de l’amour, le prix de sa délivrance. En ce temps, pour dissoudre un mariage, il fallait aller à Rome ; avoir à sa dévotion quelques cardinaux, et paraître devant le souverain pontife, armé de la faveur du roi. Marie voulait tenir sa liberté de l’amour, pour la lui sacrifier. Presque toutes les femmes avaient alors assez de puissance pour établir au cœur d’un homme leur empire de manière à faire d’une passion l’histoire de toute une vie, le principe des plus hautes déterminations ! Mais aussi, les dames se comptaient en France, elles y étaient autant de souveraines, elles avaient de belles fiertés, les amants leur appartenaient plus qu’elles ne se donnaient à eux, souvent leur amour coûtait bien du sang, et pour être à elles il fallait courir bien des dangers. Mais, plus clémente et touchée du dévouement de son bien-aimé, la Marie du rêve se défendait mal contre le violent amour du beau gentilhomme. Laquelle était la véritable ? Le faux apprenti voyait-il en songe la {p. 444} femme vraie ? avait-il vu dans l’hôtel de Poitiers une dame masquée de vertu ? La question est délicate à décider, aussi l’honneur des dames veut-il qu’elle reste en litige.

Au moment où peut-être la Marie rêvée allait oublier sa haute dignité de maîtresse, l’amant se sentit pris par un bras de fer, et la voix aigre-douce du grand-prévôt lui dit : – Allons, bon chrétien de minuit, qui cherchiez Dieu à tâtons, réveillons-nous !

Philippe vit la face noire de Tristan et reconnut son sourire sardonique ; puis, sur les marches de la vis, il aperçut Cornélius, sa sœur, et derrière eux, les gardes de la prévôté. À ce spectacle, à l’aspect de tous ces visages diaboliques qui respiraient ou la haine ou la sombre curiosité de gens habitués à pendre, Philippe Goulenoire se mit sur son séant et se frotta les yeux.

– Par la mort Dieu ! s’écria-t-il en saisissant son poignard sous le chevet du lit, voici l’heure où il faut jouer des couteaux.

– Oh ! oh, répondit Tristan, voici du gentilhomme ! Il me semble voir Georges d’Estouteville, le neveu du grand-maître des arbalétriers.

En entendant prononcer son véritable nom par Tristan, le jeune d’Estouteville pensa moins à lui qu’aux dangers que courait son infortunée maîtresse, s’il était reconnu. Pour écarter tout soupçon, il cria : – Ventre Mahom ! à moi les truands !

Après cette horrible clameur, jetée par un homme véritablement au désespoir, le jeune courtisan fit un bond énorme, et, le poignard à la main, sauta sur le palier. Mais les acolytes du grand-prévôt étaient habitués à ces rencontres. Quand Georges d’Estouteville fut sur la marche, ils le saisirent avec dextérité, sans s’étonner du vigoureux coup de lame qu’il avait porté à l’un d’eux, et qui, heureusement glissa sur le corselet du garde ; puis, ils le désarmèrent, lui lièrent les mains, et le rejetèrent sur le lit devant leur chef immobile et pensif.

Tristan regarda silencieusement les mains du prisonnier, et, se grattant la barbe, il dit à Cornélius en les lui montrant : – Il n’a pas plus les mains d’un truand que celles d’un apprenti. C’est un gentilhomme !

– Dites un Jean-pille-homme, s’écria douloureusement le torçonnier. Mon bon Tristan, noble ou serf, il m’a ruiné, le scélérat ! Je voudrais déjà lui voir les pieds et les mains chauffés ou serrés dans vos jolis petits brodequins. Il est, à n’en pas douter, le {p. 445} chef de cette légion de diables invisibles ou visibles qui connaissent tous mes secrets, ouvrent mes serrures, me dépouillent et m’assassinent. Ils sont bien riches, mon compère ! Ah ! cette fois nous aurons leur trésor, car celui-ci a la mine du roi d’Égypte. Je vais recouvrer mes chers rubis et mes notables sommes ; notre digne roi aura des écus à foison…

– Oh, nos cachettes sont plus solides que les vôtres ! dit Georges en souriant.

– Ah ! le damné larron, il avoue, s’écria l’avare.

Le grand-prévôt était occupé à examiner attentivement les habits de Georges d’Estouteville et la serrure.

– Est-ce toi qui a dévissé toutes ces clavettes ?

Georges garda le silence.

– Oh ! bien, tais-toi, si tu veux. Bientôt tu te confesseras à saint chevalet, reprit Tristan.

– Voilà qui est parlé, s’écria Cornélius.

– Emmenez-le, dit le prévôt.

Georges d’Estouteville demanda la permission de se vêtir. Sur un signe de leur chef, les estafiers habillèrent le prisonnier avec l’habile prestesse d’une nourrice qui veut profiter, pour changer son marmot, d’un instant où il est tranquille.

Une foule immense encombrait la rue du Mûrier. Les murmures du peuple allaient grossissant, et paraissaient les avant-coureurs d’une sédition. Dès le matin, la nouvelle du vol s’était répandue dans la ville. Partout l’apprenti, que l’on disait jeune et joli, avait réveillé les sympathies en sa faveur, et ranimé la haine vouée à Cornélius ; en sorte qu’il ne fut fils de bonne mère, ni jeune femme ayant de jolis patins et une mine fraîche à montrer, qui ne voulussent voir la victime. Quand Georges sortit, emmené par un des gens du prévôt, qui, tout en montant à cheval, gardait, entortillée à son bras la forte lanière de cuir avec laquelle il tenait le prisonnier dont les mains avaient été fortement liées, il se fit un horrible brouhaha. Soit pour revoir Philippe Goulenoire, soit pour le délivrer, les derniers venus poussèrent les premiers sur le piquet de cavalerie qui se trouvait devant la Malemaison. En ce moment, Cornélius, aidé par sa sœur, ferma sa porte, et poussa ses volets avec la vivacité que donne une terreur panique. Tristan, qui n’avait pas été accoutumé à respecter le monde de ce temps-là, vu que le peuple {p. 446} n’était pas encore souverain, ne s’embarrassait guère d’une émeute.

– Poussez, poussez ! dit-il à ses gens.

À la voix de leur chef, les archers lancèrent leurs montures vers l’entrée de la rue. En voyant un ou deux curieux tombés sous les pieds des chevaux, et quelques autres violemment serrés contre les murs où ils étouffaient, les gens attroupés prirent le sage parti de rentrer chacun chez eux.

– Place à la justice du roi, criait Tristan. Qu’avez-vous besoin ici ? Voulez-vous qu’on vous pende ? Allez chez vous, mes amis, votre rôti brûle ! Hé ! la femme, les chausses de votre mari sont trouées, retournez à votre aiguille.

Quoique ces dires annonçassent que le grand-prévôt était de bonne humeur, il faisait fuir les plus empressés, comme s’il eût lancé la peste noire. Au moment où le premier mouvement de la foule eut lieu, Georges d’Estouteville était resté stupéfait en voyant à l’une des fenêtres de l’hôtel de Poitiers, sa chère Marie de Saint-Vallier, riant avec le comte. Elle se moquait de lui, pauvre amant dévoué, marchant à la mort pour elle. Mais, peut-être aussi, s’amusait-elle de ceux dont les bonnets étaient emportés par les armes des archers. Il faut avoir vingt-trois ans, être riche en illusions, oser croire à l’amour d’une femme, aimer de toutes les puissances de son être, avoir risqué sa vie avec délices sur la foi d’un baiser, et s’être vu trahi, pour comprendre ce qu’il entra de rage, de haine et de désespoir au cœur de Georges d’Estouteville, à l’aspect de sa maîtresse rieuse de laquelle il reçut un regard froid et indifférent. Elle était là sans doute depuis longtemps, car elle avait les bras appuyés sur un coussin ; elle y était à son aise, et son vieillard paraissait content. Il riait aussi, le bossu maudit ! Quelques larmes s’échappèrent des yeux du jeune homme ; mais quand Marie de Saint-Vallier le vit pleurant, elle se rejeta vivement en arrière. Puis, les pleurs de Georges se séchèrent tout à coup, il entrevit les plumes noires et rouges du page qui lui était dévoué. Le comte ne s’aperçut pas de la venue de ce discret serviteur, qui marchait sur la pointe des pieds. Quand le page eut dit deux mots à l’oreille de sa maîtresse, Marie se remit à la fenêtre. Elle se déroba au perpétuel espionnage de son tyran, et lança sur Georges un regard où brillaient la finesse d’une femme qui trompe son argus, le feu de l’amour et les joies de l’espérance.

{p. 447} – Je veille sur toi. Ce mot, crié par elle, n’eût pas exprimé autant de choses qu’en disait ce coup d’œil empreint de mille pensées, et où éclataient les terreurs, les plaisirs, les dangers de leur situation mutuelle. C’était passer du ciel au martyre, et du martyre au ciel. Aussi, le jeune seigneur, léger, content, marcha-t-il gaiement au supplice, trouvant que les douleurs de la question ne paieraient pas encore les délices de son amour. Comme Tristan allait quitter la rue du Mûrier, ses gens s’arrêtèrent à l’aspect d’un officier des gardes écossaises, qui accourait à bride abattue.

– Qu’y a-t-il ? demanda le prévôt.

– Rien qui vous regarde, répondit dédaigneusement l’officier. Le roi m’envoie quérir le comte et la comtesse de Saint-Vallier, qu’il convie à dîner.

À peine le grand-prévôt avait-il atteint la levée du Plessis, que le comte et sa femme, tous deux montés, elle sur une mule blanche, lui sur son cheval, et suivis de deux pages, rejoignirent les archers, afin d’entrer tous de compagnie au Plessis-lès-Tours. Tous allaient assez lentement, Georges était à pied, entre deux gardes, dont l’un le tenait toujours par sa lanière. Tristan, le comte et sa femme, étaient naturellement en avant, et le criminel les suivait. Mêlé aux archers, le jeune page les questionnait, et parlait aussi parfois au prisonnier, de sorte qu’il saisit adroitement une occasion de lui dire à voix basse : – J’ai sauté par-dessus les murs du jardin, et suis venu apporter au Plessis une lettre écrite au roi par madame. Elle a pensé mourir en apprenant le vol dont vous êtes accusé. Ayez bon courage ! elle va parler de vous.

Déjà l’amour avait prêté sa force et sa ruse à la comtesse. Quand elle avait ri, son attitude et ses sourires étaient dus à cet héroïsme que déployent les femmes dans les grandes crises de leur vie.

Malgré la singulière fantaisie que l’auteur de Quentin Durward a eue de placer le château royal de Plessis-lès-Tours sur une hauteur, il faut se résoudre à le laisser où il était à cette époque, dans un fond, protégé de deux côtés par le Cher et la Loire ; puis, par le canal Sainte-Anne, ainsi nommé5 par Louis XI en l’honneur de sa fille chérie, madame de Beaujeu. En réunissant les deux rivières entre la ville de Tours et le Plessis, ce canal donnait tout à la fois une redoutable fortification au château fort, et une route précieuse au commerce. Du côté du Bréhémont, vaste et fertile plaine, le parc était défendu par un fossé dont les vestiges accusent encore {p. 448} aujourd’hui la largeur et la profondeur énormes. À une époque où le pouvoir de l’artillerie était à sa naissance, la position du Plessis, dès longtemps choisie par Louis XI pour sa retraite, pouvait alors être regardée comme inexpugnable. Le château, bâti de briques et de pierres, n’avait rien de remarquable ; mais il était entouré de beaux ombrages ; et, de ses fenêtres, l’on découvrait par les percées du parc (Plexitium) les plus beaux points de vue du monde. Du reste, nulle maison rivale ne s’élevait auprès de ce château solitaire, placé précisément au centre de la petite plaine réservée au roi par quatre redoutables enceintes d’eau. S’il faut en croire les traditions, Louis XI occupait l’aile occidentale, et, de sa chambre, il pouvait voir, tout à la fois le cours de la Loire, de l’autre côté du fleuve, la jolie vallée qu’arrose la Choisille et une partie des coteaux de Saint-Cyr ; puis, par les croisées qui donnaient sur la cour, il embrassait l’entrée de sa forteresse et la levée par laquelle il avait joint sa demeure favorite à la ville de Tours. Le caractère défiant de ce monarque donne de la solidité à ces conjectures. D’ailleurs, si Louis XI eût répandu dans la construction de son château le luxe d’architecture que, plus tard, déploya François Ier à Chambord, la demeure des rois de France eût été pour toujours acquise à la Touraine. Il suffit d’aller voir cette admirable position et ses magiques aspects pour être convaincu de sa supériorité sur tous les sites des autres maisons royales.

Louis XI, arrivé à la cinquante-septième année de son âge, avait alors à peine trois ans à vivre, il sentait déjà les approches de la mort aux coups que lui portait la maladie. Délivré de ses ennemis, sur le point d’augmenter la France de toutes les possessions des ducs de Bourgogne, à la faveur d’un mariage entre le dauphin et Marguerite, héritière de Bourgogne, ménagé par les soins de Desquerdes, le commandant de ses troupes en Flandre ; ayant établi son autorité partout, méditant les plus heureuses améliorations, il voyait le temps lui échapper, et n’avait plus que les malheurs de son âge. Trompé par tout le monde, même par ses créatures, l’expérience avait encore augmenté sa défiance naturelle. Le désir de vivre devenait en lui l’égoïsme d’un roi qui s’était incarné à son peuple, et il voulait prolonger sa vie pour achever de vastes desseins. Tout ce que le bon sens des publicistes et le génie des révolutions a introduit de changements dans la monarchie, Louis XI le pensa. L’unité de l’impôt, l’égalité des sujets devant la loi (alors le prince était la loi), {p. 449} furent l’objet de ses tentatives hardies. La veille de la Toussaint, il avait mandé de savants orfévres, afin d’établir en France l’unité des mesures et des poids, comme il y avait établi déjà l’unité du pouvoir. Ainsi, cet esprit immense planait en aigle sur tout l’empire, et Louis XI joignait alors à toutes les précautions du roi les bizarreries naturelles aux hommes d’une haute portée. À aucune époque, cette grande figure n’a été ni plus poétique ni plus belle. Assemblage inouï de contrastes ! un grand pouvoir dans un corps débile, un esprit incrédule aux choses d’ici-bas, crédule aux pratiques religieuses, un homme luttant avec deux puissances plus fortes que les siennes, le présent et l’avenir ; l’avenir, où il redoutait de rencontrer des tourments, et qui lui faisait faire tant de sacrifices à l’Église ; le présent, ou sa vie elle-même, au nom de laquelle il obéissait à Coyctier. Ce roi, qui écrasait tout, était écrasé par des remords, et plus encore par la maladie, au milieu de toute la poésie qui s’attache aux rois soupçonneux, en qui le pouvoir s’est résumé. C’était le combat gigantesque et toujours magnifique de l’homme, dans la plus haute expression de ses forces, joutant contre la nature.

En attendant l’heure fixée pour son dîner, repas qui se faisait à cette époque entre onze heures et midi, Louis XI, revenu d’une courte promenade, était assis dans une grande chaire de tapisserie, au coin de la cheminée de sa chambre. Olivier-le-Daim et le médecin Coyctier se regardaient tous deux sans mot dire et restaient debout dans l’embrasure d’une fenêtre, en respectant le sommeil de leur maître. Le seul bruit que l’on entendît était celui que faisaient, en se promenant dans la première salle, deux chambellans de service, le sire de Montrésor, et Jean Dufou, sire de Montbazon. Ces deux seigneurs tourangeaux regardaient le capitaine des Écossais probablement endormi dans son fauteuil, suivant son habitude. Le roi paraissait assoupi. Sa tête était penchée sur sa poitrine ; son bonnet, avancé sur le front, lui cachait presque entièrement les yeux. Ainsi posé dans sa haute chaire surmontée d’une couronne royale, il semblait ramassé comme un homme qui s’est endormi au milieu de quelque méditation.

En ce moment, Tristan et son cortége passaient sur le pont Sainte-Anne, qui se trouvait à deux cents pas de l’entrée du Plessis, sur le canal.

– Qui est-ce ? dit le roi.

{p. 450} Les deux courtisans s’interrogèrent par un regard avec surprise.

– Il rêve, dit tout bas Coyctier.

– Pasques Dieu ! reprit Louis XI, me croyez-vous fou ? Il passe du monde sur le pont. Il est vrai que je suis près de la cheminée, et que je dois en entendre le bruit plus facilement que vous autres. Cet effet de la nature pourrait s’utiliser.

– Quel homme ! dit le Daim.

Louis XI se leva, alla vers celle de ses croisées par laquelle il pouvait voir la ville ; alors il aperçut le grand-prévôt, et dit : – Ah ! ah ! voici mon compère avec son voleur. Voilà de plus ma petite Marie de Saint-Vallier. J’ai oublié toute cette affaire. – Olivier, reprit-il en s’adressant au barbier, va dire à monsieur de Montbazon qu’il nous fasse servir du bon vin de Bourgueil à table. Vois à ce que le cuisinier ne nous manque pas la lamproie, c’est deux choses que madame la comtesse aime beaucoup.

– Puis-je manger de la lamproie ? ajouta-t-il après une pause en regardant Coyctier d’un air inquiet.

Pour toute réponse, le serviteur se mit à examiner le visage de son maître. Ces deux hommes étaient à eux seuls un tableau.

Les romanciers et l’histoire ont consacré le surtout de camelot brun et le haut-de-chausses de même étoffe que portait Louis XI. Son bonnet garni de médailles en plomb et son collier de l’ordre de Saint-Michel ne sont pas moins célèbres ; mais aucun écrivain, nul peintre n’a représenté la figure de ce terrible monarque à ses derniers moments ; figure maladive, creusée, jaune et brune, dont tous les traits exprimaient une ruse amère, une ironie froide. Il y avait dans ce masque un front de grand homme, front sillonné de rides et chargé de hautes pensées ; puis, dans ses joues et sur ses lèvres, je ne sais quoi de vulgaire et de commun. À voir certains détails de cette physionomie, vous eussiez dit un vieux vigneron débauché, un commerçant avare ; mais à travers ces ressemblances vagues et la décrépitude d’un vieillard mourant, le roi, l’homme de pouvoir et d’action dominait. Ses yeux, d’un jaune clair, paraissaient éteints ; mais une étincelle de courage et de colère y couvait ; et au moindre choc, il pouvait en jaillir des flammes à tout embraser. Le médecin était un gros bourgeois, vêtu de noir, à face fleurie, tranchant, avide, et faisant l’important. Ces deux personnages avaient pour cadre une chambre boisée en noyer, tapissée en tissus de haute-lice de Flandre, et dont le plafond, {p. 451} formé de solives sculptées, était déjà noirci par la fumée. Les meubles, le lit, tous incrustés d’arabesques en étain, paraîtraient aujourd’hui plus précieux peut-être qu’ils ne l’étaient réellement à cette époque, où les arts commençaient à produire tant de chefs-d’œuvre.

– La lamproie ne vous vaut rien, répondit le physicien.

Ce nom, récemment substitué à celui de maître myrrhe, est resté aux docteurs en Angleterre. Le titre était alors donné partout aux médecins.

– Et que mangerai-je ? demanda humblement le roi.

– De la macreuse au sel. Autrement, vous avez tant de bile en mouvement, que vous pourriez mourir le jour des Morts.

– Aujourd’hui, s’écria le roi frappé de terreur.

– Eh ! sire, rassurez-vous, reprit Coyctier, je suis là. Tâchez de ne point vous tourmenter, et voyez à vous égayer.

– Ah ! dit le roi, ma fille réussissait jadis à ce métier difficile.

Là-dessus, Imbert de Bastarnay, sire de Montrésor et de Bridoré, frappa doucement à l’huis royal. Sur le permis du roi, il entra pour lui annoncer le comte et la comtesse de Saint-Vallier. Louis XI fit un signe. Marie parut, suivie de son vieil époux, qui la laissa passer la première.

– Bonjour, mes enfants, dit le roi.

– Sire, répondit à voix basse la dame en l’embrassant, je voudrais vous parler en secret.

Louis XI n’eut pas l’air d’avoir entendu. Il se tourna vers la porte, et cria d’une voix creuse : – Holà, Dufou !

Dufou, seigneur de Montbazon et, de plus, grand échanson de France, vint en grande hâte.

– Va voir le maître d’hôtel, il me faut une macreuse à manger. Puis, tu iras chez madame de Beaujeu lui dire que je veux dîner seul aujourd’hui.

– Savez-vous, madame, reprit le roi en feignant d’être un peu en colère, que vous me négligez ? Voici trois ans bientôt que je ne vous ai vue. – Allons, venez là, mignonne, ajouta-t-il en s’asseyant et lui tendant les bras. Vous êtes bien maigrie ! – Et pourquoi la maigrissez-vous ? demanda brusquement Louis XI au sieur de Poitiers.

Le jaloux jeta un regard si craintif à sa femme, qu’elle en eut presque pitié.

{p. 452} – Le bonheur, sire, répondit-il.

– Ah ! vous vous aimez trop, dit le roi, qui tenait sa fille droit entre ses genoux. Allons, je vois que j’avais raison en te nommant Marie-pleine-de-grâce. – Coyctier, laissez-nous ! – Que me voulez-vous ? dit-il à sa fille au moment où le médecin s’en alla. Pour m’avoir envoyé votre…

Dans ce danger, Marie mit hardiment sa main sur la bouche du roi, en lui disant à l’oreille : – Je vous croyais toujours discret et pénétrant…

– Saint-Vallier, dit le roi en riant, je crois que Bridoré veut t’entretenir de quelque chose.

Le comte sortit. Mais il fit un geste d’épaule, bien connu de sa femme, qui devina les pensées du terrible jaloux et jugea qu’elle devait en prévenir les mauvais desseins.

– Dis-moi, mon enfant, comment me trouves-tu ? Hein ! Suis-je bien changé ?

– En dà, sire, voulez-vous la vraie vérité ? ou voulez-vous que je vous trompe ?

– Non, dit-il à voix basse, j’ai besoin de savoir où j’en suis.

– En ce cas, vous avez aujourd’hui bien mauvais visage. Mais que ma véracité ne nuise pas au succès de mon affaire.

– Quelle est-elle ? dit le roi en fronçant les sourcils et promenant une de ses mains sur son front.

– Ah bien ! sire, dit-elle, le jeune homme que vous avez fait arrêter chez votre argentier Cornélius, et qui se trouve en ce moment livré à votre grand-prévôt, est innocent du vol des joyaux du duc de Bavière.

– Comment sais-tu cela ? reprit le roi.

Marie baissa la tête et rougit.

– Il ne faut pas demander s’il y a de l’amour là-dessous, dit Louis XI en relevant avec douceur la tête de sa fille en en caressant le menton. Si tu ne te confesses pas tous les matins, fillette, tu iras en enfer.

– Ne pouvez-vous m’obliger, sans violer mes secrètes pensées ?

– Où serait le plaisir, s’écria le roi en voyant dans cette affaire un sujet d’amusement.

– Ah ! voulez-vous que votre plaisir me coûte des chagrins ?

– Oh ! rusée, n’as-tu pas confiance en moi ?

– Alors, sire, faites mettre ce gentilhomme en liberté.

{p. 453} – Ah ! c’est un gentilhomme, s’écria le roi. Ce n’est donc pas un apprenti ?

– C’est bien sûrement un innocent, répondit-elle.

– Je ne vois pas ainsi, dit froidement le roi. Je suis le grand justicier de mon royaume, et dois punir les malfaiteurs…

– Allons, ne faites pas votre mine soucieuse, et donnez-moi la vie de ce jeune homme !

– Ne serait-ce pas reprendre ton bien ?

– Sire, dit-elle, je suis sage et vertueuse ! Vous vous moquez…

– Alors, dit Louis XI, comme je ne comprends rien à toute cette affaire, laissons Tristan l’éclaircir…

Marie de Sassenage pâlit, elle fit un violent effort et s’écria : – Sire, je vous assure que vous serez au désespoir de ceci. Le prétendu coupable n’a rien volé. Si vous m’accordez sa grâce, je vous révélerai tout, dussiez-vous me punir.

– Oh ! oh ! ceci devient sérieux ! fit Louis XI en mettant son bonnet de côté. Parle, ma fille.

– Eh bien ! reprit-elle à voix basse, en mettant ses lèvres à l’oreille de son père, ce gentilhomme est resté chez moi pendant toute la nuit.

– Il a bien pu tout ensemble aller chez toi et voler Cornélius, c’est rober deux fois…

– Sire, j’ai de votre sang dans les veines, et ne suis pas faite pour aimer un truand. Ce gentilhomme est neveu du capitaine général de vos arbalétriers.

– Allons donc ! dit le roi. Tu es bien difficile à confesser.

À ces mots, Louis XI jeta sa fille loin de lui, toute tremblante, courut à la porte de sa chambre, mais sur la pointe des pieds, et de manière à ne faire aucun bruit. Depuis un moment, le jour d’une croisée de l’autre salle qui éclairait le dessous de l’huisserie lui avait permis de voir l’ombre des pieds d’un curieux projetée dans sa chambre. Il ouvrit brusquement l’huis garni de ferrures, et surprit le comte de Saint-Vallier aux écoutes.

– Pasques Dieu ! s’écria-t-il, voici une hardiesse qui mérite la hache.

– Sire, répliqua fièrement Saint-Vallier, j’aime mieux un coup de hache à la tête que l’ornement du mariage à mon front.

– Vous pourrez avoir l’un et l’autre, dit Louis XI. Nul de vous n’est exempt de ces deux infirmités, messieurs. Retirez-vous dans {p. 454} l’autre salle. – Conyngham, reprit le roi en s’adressant à son capitaine des gardes, vous dormiez ? Où donc est monsieur de Bridoré ? Vous me laissez approcher ainsi ? Pasques Dieu ! le dernier bourgeois de Tours est mieux servi que je ne le suis.

Ayant ainsi grondé, Louis rentra dans sa chambre ; mais il eut soin de tirer la portière en tapisserie qui formait en dedans une seconde porte destinée à étouffer moins le sifflement de la bise que le bruit des paroles du roi.

– Ainsi, ma fille, reprit-il en prenant plaisir à jouer avec elle comme un chat joue avec la souris qu’il a saisie, hier Georges d’Estouteville a été ton galant.

– Oh ! non, sire.

– Non ! Ah ! par saint Carpion ! il mérite la mort ! Le drôle n’a pas trouvé ma fille assez belle peut-être !

– Oh ! n’est-ce que cela ? dit-elle. Je vous assure qu’il m’a baisé les pieds et les mains avec une ardeur par laquelle la plus vertueuse de toutes les femmes eût été attendrie. Il m’aime en tout bien, tout honneur.

– Tu me prends donc pour saint Louis, en pensant que je croirai de telles sornettes ? Un jeune gars tourné comme lui aurait risqué sa vie pour baiser tes patins ou tes manches ? À d’autres.

– Oh ! sire, cela est vrai. Mais il venait aussi pour un autre motif.

À ces mots, Marie sentit qu’elle avait risqué la vie de son mari, car aussitôt Louis XI demanda vivement : – Et pourquoi ?

Cette aventure l’amusait infiniment. Certes, il ne s’attendait pas aux étranges confidences que sa fille finit par lui faire, après avoir stipulé le pardon de son mari.

– Ah ! ah ! monsieur de Saint-Vallier, vous versez ainsi le sang royal, s’écria le roi dont les yeux s’allumèrent de courroux.

En ce moment, la cloche du Plessis sonna le service du roi. Appuyé sur le bras de sa fille, Louis XI se montra les sourcils contractés, sur le seuil de sa porte, et trouva tous ses serviteurs sous les armes. Il jeta un regard douteux sur le comte de Saint-Vallier, en pensant à l’arrêt qu’il allait prononcer sur lui. Le profond silence qui régnait fut alors interrompu par les pas de Tristan, qui montait le grand escalier. Il vint jusque dans la salle, et, s’avançant vers le roi : – Sire, l’affaire est toisée.

– Quoi ! tout est achevé ? dit le roi.

{p. 455} – Notre homme est entre les mains des religieux. Il a fini par avouer le vol, après un moment de question.

La comtesse poussa un soupir, pâlit, ne trouva même pas de voix, et regarda le roi. Ce coup d’œil fut saisi par Saint-Vallier, qui dit à voix basse : – Je suis trahi, le voleur est de la connaissance de ma femme.

– Silence ! cria le roi. Il se trouve ici quelqu’un qui veut me lasser. – Va vite surseoir à cette exécution, reprit-il en s’adressant au grand-prévôt. Tu me réponds du criminel corps pour corps, mon compère ! Cette affaire veut être mieux distillée, et je m’en réserve la connaissance. Mets provisoirement le coupable en liberté ! Je saurai le retrouver ; ces voleurs ont des retraites qu’ils aiment, des terriers où ils se blottissent. Fais savoir à Cornélius que j’irai chez lui, dès ce soir, pour instruire moi-même le procès. Monsieur de Saint-Vallier, dit le roi en le regardant fixement, j’ai de vos nouvelles. Tout votre sang ne saurait payer une goutte du mien, le savez-vous ? Par Notre-Dame de Cléry ! vous avez commis des crimes de lèse-majesté. Vous ai-je donné si gentille femme pour la rendre pâle et brehaigne ? En dà, rentrez chez vous de ce pas. Et allez-y faire vos apprêts pour un long voyage.

Le roi s’arrêta sur ces mots par une habitude de cruauté ; puis il ajouta : – Vous partirez ce soir pour voir à ménager mes affaires avec messieurs de Venise. Soyez sans inquiétude, je ramènerai votre femme ce soir en mon château du Plessis ; elle y sera, certes, en sûreté. Désormais, je veillerai sur elle mieux que je ne l’ai fait depuis votre mariage.

En entendant ces mots, Marie pressa silencieusement le bras de son père, comme pour le remercier de sa clémence et de sa belle humeur. Quant à Louis XI, il se divertissait sous cape.

Louis XI aimait beaucoup à intervenir dans les affaires de ses sujets, et mêlait volontiers la majesté royale aux scènes de la vie bourgeoise. Ce goût, sévèrement blâmé par quelques historiens, n’était cependant que la passion de l’incognito, l’un des plus grands plaisirs des princes, espèce d’abdication momentanée qui leur permet de mettre un peu de vie commune dans leur existence affadie par le défaut d’oppositions ; seulement, Louis XI jouait l’incognito à découvert. En ces sortes de rencontres, il était d’ailleurs bon homme, et s’efforçait de plaire aux gens du tiers état, desquels il avait fait ses alliés contre la féodalité. Depuis {p. 456} long-temps, il n’avait pas trouvé l’occasion de se faire peuple, et d’épouser les intérêts domestiques d’un homme engarrié dans quelque affaire processive (vieux mot encore en usage à Tours), de sorte qu’il endossa passionnément les inquiétudes de maître Cornélius et les chagrins secrets de la comtesse de Saint-Vallier. À plusieurs reprises, pendant le dîner, il dit à sa fille : – Mais qui donc a pu voler mon compère ? Voilà des larcins qui montent à plus de douze cent mille écus depuis huit ans. – Douze cent mille écus, messieurs, reprit-il en regardant les seigneurs qui le servaient. Notre Dame ! avec cette somme on aurait bien des absolutions en cour de Rome. J’aurais pu, Pasques Dieu ! encaisser la Loire, ou mieux, conquérir le Piémont, une belle fortification toute faite pour notre royaume. Le dîner fini, Louis XI emmena sa fille, son médecin, le grand-prévôt, et suivi d’une escorte de gens d’armes, vint à l’hôtel de Poitiers, où il trouva encore, suivant ses présomptions, le sire de Saint-Vallier qui attendait sa femme, peut-être pour s’en défaire.

– Monsieur, lui dit le roi, je vous avais recommandé de partir plus vite. Dites adieu à votre femme, et gagnez la frontière, vous aurez une escorte d’honneur. Quant à vos instructions et lettres de créance, elles seront à Venise avant vous.

Louis XI donna l’ordre, non sans y joindre quelques instructions secrètes, à un lieutenant de la garde écossaise de prendre une escouade, et d’accompagner son ambassadeur jusqu’à Venise. Saint-Vallier partit en grande hâte, après avoir donné à sa femme un baiser froid qu’il aurait voulu pouvoir rendre mortel. Lorsque la comtesse fut rentrée chez elle, Louis XI vint à la Malemaison, fort empressé de dénouer la triste farce qui se jouait chez son compère le torçonnier, se flattant, en sa qualité de roi, d’avoir assez de perspicacité pour découvrir les secrets des voleurs. Cornélius ne vit pas sans quelque appréhension la compagnie de son maître.

– Est-ce que tous ces gens-là, lui dit-il à voix basse, seront de la cérémonie ?

Louis XI ne put s’empêcher de sourire en voyant l’effroi de l’avare et de sa sœur.

– Non, mon compère, reprit-il, rassure-toi. Ils souperont avec nous dans mon logis, et nous serons seuls à faire l’enquête. Je suis si bon justicier, que je gage dix mille écus de te trouver le criminel.

{p. 457} – Trouvons-le, sire, et ne gageons pas.

Aussitôt, ils allèrent dans le cabinet où le Lombard avait mis ses trésors. Là, Louis XI s’étant fait montrer d’abord la layette où étaient les joyaux de l’électeur de Bavière, puis la cheminée par laquelle le prétendu voleur avait dû descendre, convainquit facilement le Brabançon de la fausseté de ses suppositions, attendu qu’il ne se trouvait point de suie dans l’âtre, où il se faisait, à vrai dire, rarement du feu ; nulle trace de route dans le tuyau ; et, de plus, la cheminée prenait naissance sur le toit dans une partie presque inaccessible. Enfin, après deux heures de perquisitions empreintes de cette sagacité qui distinguait le génie méfiant de Louis XI, il lui fut évidemment démontré que personne n’avait pu s’introduire dans le trésor de son compère. Aucune marque de violence n’existait ni dans l’intérieur des serrures, ni sur les coffres de fer où se trouvaient l’or, l’argent et les gages précieux donnés par de riches débiteurs.

– Si le voleur a ouvert cette layette, dit Louis XI, pourquoi n’a-t-il pris que les joyaux de Bavière ? Pour quelle raison a-t-il respecté ce collier de perles ? Singulier truand !

À cette réflexion, le pauvre torçonnier blêmit ; le roi et lui s’entre-regardèrent pendant un moment.

– Eh ! bien, sire, qu’est donc venu faire ici le voleur que vous avez pris sous votre protection, et qui s’est promené pendant la nuit ? demanda Cornélius.

– Si tu ne le devines pas, mon compère, je t’ordonne de toujours l’ignorer ; c’est un de mes secrets.

– Alors le diable est chez moi, dit piteusement l’avare.

En toute autre circonstance, le roi eût peut-être ri de l’exclamation de son argentier ; mais il était devenu pensif, et jetait sur maître Cornélius ces coups d’œil à traverser la tête qui sont si familiers aux hommes de talent et de pouvoir ; aussi, le Brabançon en fut-il effrayé, craignant d’avoir offensé son redoutable maître.

– Ange ou diable, je tiens les malfaiteurs, s’écria brusquement Louis XI. Si tu es volé cette nuit, je saurai dès demain par qui. Fais monter cette vieille guenon que tu nommes ta sœur, ajouta-t-il.

Cornélius hésita presque à laisser le roi tout seul dans la chambre où étaient ses trésors ; mais il sortit, vaincu par la puissance du sourire amer qui errait sur les lèvres flétries de Louis XI. {p. 458} Cependant, malgré sa confiance, il revint promptement suivi de la vieille.

– Avez-vous de la farine ? demanda le roi.

– Oh ! certes, nous avons fait notre provision pour l’hiver, répondit-elle.

– Eh ! bien, montez-la, dit le roi.

– Et que voulez-vous faire de notre farine, sire ? s’écria-t-elle effarée, sans être aucunement atteinte par la majesté royale, ressemblant en cela à toutes les personnes en proie à quelque violente passion.

– Vieille folle, veux-tu bien exécuter les ordres de notre gracieux maître, cria Cornélius. Le roi manque-t-il de farine ?

– Achetez donc de la belle farine, dit-elle en grommelant dans les escaliers. Ah ! ma farine ! Elle revint et dit au roi : – Sire, est-ce donc une royale idée que de vouloir examiner ma farine !

Enfin, elle reparut armée d’une de ces poches en toile qui, de temps immémorial, servent en Touraine à porter au marché ou à en rapporter les noix, les fruits et le blé. La poche était à mi-pleine de farine ; la ménagère l’ouvrit et la montra timidement au roi, sur lequel elle jetait ces regards fauves et rapides par lesquels les vieilles filles semblent vouloir darder du venin sur les hommes.

– Elle vaut six sous la septérée, dit-elle.

– Qu’importe, répondit le roi, répandez-la sur le plancher. Surtout, ayez soin de l’y étaler de manière à produire une couche bien égale, comme s’il y était tombé de la neige.

La vieille fille ne comprit pas. Cette proposition l’étonnait plus que n’eût fait la fin du monde.

– Ma farine, sire ! par terre… mais…

Maître Cornélius commençant à concevoir, mais vaguement, les intentions du roi, saisit la poche, et la versa doucement sur le plancher. La vieille tressaillit, mais elle tendit la main pour reprendre la poche ; et, quand son frère la lui eut rendue, elle disparut en poussant un grand soupir. Cornélius prit un plumeau, commença par un côté du cabinet à étendre la farine qui produisait comme une nappe de neige, en se reculant à mesure, suivi du roi qui paraissait s’amuser beaucoup de cette opération. Quand ils arrivèrent à l’huis, Louis XI dit à son compère : – Existe-t-il deux clefs de la serrure ?

– Non, sire.

{p. 459} Le roi regarda le mécanisme de la porte qui était maintenue par de grandes plaques et par des barres en fer ; les pièces de cette armure aboutissaient toutes à une serrure à secret dont la clef était gardée par Cornélius. Après avoir tout examiné, Louis XI fit venir Tristan, il lui dit de poster à la nuit quelques-uns de ses gens d’armes dans le plus grand secret, soit sur les mûriers de la levée, soit sur les chéneaux des hôtels voisins, et de rassembler toute son escorte pour se rendre au Plessis, afin de faire croire qu’il ne souperait pas chez maître Cornélius ; puis, il recommanda sur toute chose à l’avare de fermer assez exactement ses croisées pour qu’il ne s’en échappât aucun rayon de lumière, et de préparer un festin sommaire, afin de ne pas donner lieu de penser qu’il le logeât pendant cette nuit. Le roi partit en cérémonie par la levée, et rentra secrètement, lui troisième, par la porte du rempart, chez son compère le torçonnier. Tout fut si bien disposé, que les voisins, les gens de ville et de cour pensèrent que le roi était retourné par fantaisie au Plessis, et devait revenir le lendemain soir souper chez son argentier. La sœur de Cornélius confirma cette croyance en achetant de la sauce verte à la boutique du bon faiseur, qui demeurait près du quarroir aux herbes, appelé depuis le carroir de Beaune, à cause de la magnifique fontaine en marbre blanc que le malheureux Semblançay (Jacques de Beaune) fit venir d’Italie pour orner la capitale de sa patrie. Vers les huit heures du soir, au moment où le roi soupait en compagnie de son médecin, de Cornélius et du capitaine de sa garde écossaise, disant de joyeux propos, et oubliant qu’il était Louis XI malade et presque mort, le plus profond silence régnait au dehors, et les passants, un voleur même, aurait pu prendre la Malemaison pour quelque maison inhabitée.

– J’espère, dit le roi en souriant, que mon compère sera volé cette nuit, pour que ma curiosité soit satisfaite. Or çà, messieurs, que nul ici ne sorte de sa chambre demain sans mon ordre, sous peine de quelque griève pénitence.

Là-dessus, chacun se coucha. Le lendemain matin, Louis XI sortit le premier de son appartement, et se dirigea vers le trésor de Cornélius ; mais il ne fut pas médiocrement étonné en apercevant les marques d’un large pied semées par les escaliers et les corridors de la maison. Respectant avec soin ces précieuses empreintes, il alla vers la porte du cabinet aux écus, et la trouva fermée sans {p. 460} aucunes traces de fracture. Il étudia la direction des pas, mais comme ils étaient graduellement plus faibles, et finissaient par ne plus laisser le moindre vestige, il lui fut impossible de découvrir par où s’était enfui le voleur.

– Ah ! mon compère, cria le roi à Cornélius, tu as été bel et bien volé.

À ces mots, le vieux Brabançon sortit en proie à une visible épouvante. Louis XI le mena voir les pas tracés sur les planchers ; et, tout en les examinant derechef, le roi, ayant regardé par hasard les pantoufles de l’avare, reconnut le type de la semelle, dont tant d’exemplaires étaient gravés sur les dalles. Il ne dit mot, et retint son rire, en pensant à tous les innocents qui avaient été pendus. L’avare alla promptement à son trésor. Le roi, lui ayant commandé de faire avec son pied une nouvelle marque auprès de celles qui existaient déjà, le convainquit que le voleur n’était autre que lui-même.

– Le collier de perles me manque, s’écria Cornélius. Il y a de la sorcellerie là-dessous. Je ne suis pas sorti de ma chambre.

– Nous allons le savoir au plus tôt ! dit le roi, que la visible bonne foi de son argentier rendit encore plus pensif.

Aussitôt, il fit venir dans son appartement les gens d’armes de guette, et leur demanda : – Or çà, qu’avez-vous vu pendant la nuit ?

– Ah ! sire, un spectacle de magie ! dit le lieutenant. Monsieur votre argentier a descendu comme un chat le long des murs, et si lestement que nous avons cru d’abord que c’était une ombre.

– Moi ! cria Cornélius qui, après ce mot, resta debout et silencieux, comme un homme perclus de ses membres.

– Allez-vous-en, vous autres, reprit le roi en s’adressant aux archers, et dites à messieurs Conyngham, Coyctier, Bridoré, ainsi qu’à Tristan, qu’ils peuvent sortir de leurs lits et venir céans. – Tu as encouru la peine de mort, dit froidement Louis XI au Brabançon, qui heureusement ne l’entendit pas, tu en as au moins dix sur la conscience, toi ! Là, Louis XI laissa échapper un rire muet, et fit une pause : – Mais, rassure-toi, reprit-il en remarquant la pâleur étrange répandue sur le visage de l’avare, tu es meilleur à saigner qu’à tuer ! Et, moyennant quelque bonne grosse amende au profit de mon épargne, tu te tireras des griffes de ma justice ; mais si tu ne fais pas bâtir au moins une chapelle en l’honneur de {p. 461} la Vierge, tu es en passe de te bailler des affaires graves et chaudes pendant toute l’éternité.

– Douze cent trente et quatre-vingt-sept mille écus font treize cent dix-sept mille écus, répondit machinalement Cornélius, absorbé dans ses calculs. Treize cent dix-sept mille écus de détournés !

– Il les aura enfouis dans quelque retrait, dit le roi qui commençait à trouver la somme royalement belle. Voilà l’aimant qui l’attirait toujours ici. Il sentait son trésor.

Là-dessus Coyctier entra. Voyant l’attitude de Cornélius, il l’observa savamment pendant que le roi lui racontait l’aventure.

– Sire, répondit le médecin, rien n’est surnaturel en cette affaire. Notre torçonnier a la propriété de marcher pendant son sommeil. Voici le troisième exemple que je rencontre de cette singulière maladie. Si vous vouliez vous donner le plaisir d’être témoin de ses effets, vous pourriez voir ce vieillard aller sans danger au bord des toits, à la première nuit où il sera pris par un accès. J’ai remarqué, dans les deux hommes que j’ai déjà observés, des liaisons curieuses entre les affections de cette vie nocturne et leurs affaires, ou leurs occupations du jour.

– Ah ! maître Coyctier, tu es savant.

– Ne suis-je pas votre médecin, dit insolemment le physicien.

À cette réponse, Louis XI laissa échapper le geste qu’il lui était familier de faire lorsqu’il rencontrait une bonne idée, et qui consistait à rehausser vivement son bonnet.

– Dans cette occurrence, reprit Coyctier en continuant, les gens font leurs affaires en dormant. Comme celui-ci ne hait pas de thésauriser, il se sera livré tout doucement à sa plus chère habitude. Aussi a-t-il dû avoir des accès toutes les fois qu’il a pu concevoir pendant la journée des craintes pour ses trésors.

– Pasques Dieu ! quel trésor, s’écria le roi.

– Où est-il ? demanda Cornélius, qui par un singulier privilége de notre nature, entendait les propos du médecin et du roi, tout en restant presque engourdi par ses idées et par son malheur.

– Ah ! reprit Coyctier avec un gros rire diabolique, les noctambules n’ont au réveil aucun souvenir de leurs faits et gestes.

– Laissez-nous, dit le roi.

Quand Louis XI fut seul avec son compère, il le regarda en ricanant à froid.

{p. 462} – Messire Hoogworst, ajouta-t-il en s’inclinant, tous les trésors enfouis en France sont au roi.

– Oui, sire, tout est à vous, et vous êtes le maître absolu de nos vies et de nos fortunes ; mais jusqu’à présent vous avez eu la clémence de ne prendre que ce qui vous était nécessaire.

– Écoute, mon compère ? Si je t’aide à retrouver ce trésor, tu peux hardiment et sans crainte en faire le partage avec moi.

– Non, sire, je ne veux pas le partager, mais vous l’offrir tout entier, après ma mort. Mais quel est votre expédient ?

– Je n’aurai qu’à t’épier moi-même pendant que tu feras tes courses nocturnes. Un autre que moi serait à craindre.

– Ah ! sire, reprit Cornélius en se jetant aux pieds de Louis XI, vous êtes le seul homme du royaume à qui je voudrais me confier pour cet office, et je saurai bien vous prouver ma reconnaissance pour la bonté dont vous usez envers votre serviteur, en m’employant de mes quatre fers au mariage de l’héritière de Bourgogne avec monseigneur. Voilà un beau trésor, non plus d’écus, mais de domaines, qui saura rendre votre couronne toute ronde.

– La la, Flamand, tu me trompes, dit le roi en fronçant les sourcils, ou tu m’as mal servi.

– Comment, sire, pouvez-vous douter de mon dévouement ? vous qui êtes le seul homme que j’aime.

– Paroles que ceci, reprit le roi en envisageant le Brabançon. Tu ne devais pas attendre cette occasion pour m’être utile. Tu me vends ta protection, Pasques Dieu ! à moi Louis le Onzième. Est-ce toi qui es le maître, et suis-je donc le serviteur ?

– Ah ! sire, répliqua le vieux torçonnier, je voulais vous surprendre agréablement par la nouvelle des intelligences que je vous ai ménagées avec ceux de Gand ; et j’en attendais la confirmation par l’apprenti d’Oosterlinck. Mais, qu’est-il devenu ?

– Assez, dit le roi. Nouvelle faute. Je n’aime pas qu’on se mêle, malgré moi, de mes affaires. Assez ! Je veux réfléchir à tout ceci.

Maître Cornélius retrouva l’agilité de la jeunesse pour courir à la salle basse, où était sa sœur.

– Ah ! Jeanne, ma chère âme, nous avons ici un trésor où j’ai mis les treize cent mille écus ! Et c’est moi ! moi ! qui suis le voleur.

Jeanne Hoogworst se leva de son escabelle, et se dressa sur ses pieds, comme si le siége qu’elle quittait eût été de fer rouge. Cette secousse était si violente pour une vieille fille accoutumée depuis {p. 463} de longues6 années à s’exténuer par des jeûnes volontaires, qu’elle tressaillit de tous ses membres et ressentit une horrible douleur dans le dos. Elle pâlit par degrés, et sa face, dont il était si difficile de déchiffrer les altérations parmi les rides, se décomposa pendant que son frère lui expliquait et la maladie dont il était la victime, et l’étrange situation dans laquelle ils se trouvaient tous deux.

– Nous venons, Louis XI et moi, dit-il en finissant, de nous mentir l’un à l’autre comme deux marchands de myrobolan. Tu comprends, mon enfant, que, s’il me suivait, il aurait à lui seul le secret du trésor. Le roi seul au monde peut épier mes courses nocturnes. Je ne sais si la conscience du roi, tout près qu’il soit de la mort, pourrait résister à treize cent dix-sept mille écus. Il faut le prévenir, dénicher les merles, envoyer tous nos trésors à Gand, et toi seule…

Cornélius s’arrêta soudain, en ayant l’air de peser le cœur de ce souverain, qui rêvait déjà le parricide à vingt-deux ans. Lorsque l’argentier eut jugé Louis XI, il se leva brusquement, comme un homme pressé de fuir un danger. À ce mouvement, sa sœur, trop faible ou trop forte pour une telle crise, tomba roide ; elle était morte. Maître Cornélius saisit sa sœur, la remua violemment, en lui disant : – Il ne s’agit pas de mourir. Après, tu en auras tout le temps. Oh ! c’est fini. La vieille guenon n’a jamais rien su faire à propos. Il lui ferma les yeux et la coucha sur le plancher ; mais alors il revint à tous les sentiments nobles et bons qui étaient dans le plus profond de son âme ; et, oubliant à demi son trésor inconnu : – Ma pauvre compagne, s’écria-t-il douloureusement, je t’ai donc perdue, toi qui me comprenais si bien ! Oh ! tu étais un vrai trésor. Le voilà, le trésor. Avec toi, s’en vont ma tranquillité, mes affections. Si tu avais su quel profit il y avait à vivre seulement encore deux nuits, tu ne serais pas morte, uniquement pour me plaire, pauvre petite ! Eh ! Jeanne, treize cent dix-sept mille écus ! Ah ! si cela ne te réveille pas… Non. Elle est morte !

Là-dessus, il s’assit, ne dit plus rien ; mais deux grosses larmes sortirent de ses yeux et roulèrent dans ses joues creuses ; puis, en laissant échapper plusieurs ha ! ha ! il ferma la salle et remonta chez le roi. Louis XI fut frappé par la douleur empreinte dans les traits mouillés de son vieil ami.

– Qu’est ceci ? demanda-t-il.

– Ah ! sire, un malheur n’arrive jamais seul. Ma sœur est {p. 464} morte. Elle me précède là-dessous, dit-il en montrant le plancher par un geste effrayant.

– Assez ! s’écria Louis XI qui n’aimait pas à entendre parler de la mort.

– Je vous fais mon héritier. Je ne tiens plus à rien. Voilà mes clefs. Pendez-moi, si c’est votre bon plaisir, prenez tout, fouillez la maison, elle est pleine d’or. Je vous donne tout…

– Allons, compère, reprit Louis XI, qui fut à demi attendri par le spectacle de cette étrange peine, nous retrouverons le trésor par quelque belle nuit, et la vue de tant de richesses te redonnera cœur à la vie. Je reviendrai cette semaine…

– Quand il vous plaira, sire…

À cette réponse, Louis XI, qui avait fait quelques pas vers la porte de sa chambre, se retourna brusquement. Alors, ces deux hommes se regardèrent l’un l’autre avec une expression que ni le pinceau ni la parole ne peuvent reproduire.

– Adieu, mon compère ! dit enfin Louis XI d’une voix brève et en redressant son bonnet.

– Que Dieu et la Vierge vous conservent leurs bonnes grâces ! répondit humblement le torçonnier en reconduisant le roi.

Après une si longue amitié, ces deux hommes trouvaient entre eux une barrière élevée par la défiance et par l’argent, lorsqu’ils s’étaient toujours entendus en fait d’argent et de défiance ; mais ils se connaissaient si bien, ils avaient tous deux une telle habitude l’un de l’autre, que le roi devait deviner, par l’accent dont Cornélius prononça l’imprudent – Quand il vous plaira, sire ! la répugnance que sa visite causerait désormais à l’argentier, comme celui-ci reconnut une déclaration de guerre dans – l’Adieu, mon compère ! dit par le roi. Aussi, Louis XI et son torçonnier se quittèrent-ils bien embarrassés de la conduite qu’ils devaient tenir l’un envers l’autre. Le monarque possédait bien le secret du Brabançon ; mais celui-ci pouvait aussi, par ses relations, assurer le succès de la plus belle conquête que jamais roi de France ait pu faire, celle des domaines appartenant à la maison de Bourgogne, et qui excitaient alors l’envie de tous les souverains de l’Europe. Le mariage de la célèbre Marguerite dépendait des gens de Gand et des Flamands, qui l’entouraient. L’or et l’influence de Cornélius devaient puissamment servir les négociations entamées par Desquerdes, le général auquel Louis XI avait confié le commandement {p. 465} de l’armée campée sur la frontière de Belgique. Ces deux maîtres renards étaient donc comme deux duellistes dont les forces auraient été neutralisées par le hasard. Aussi, soit que depuis cette matinée la santé de Louis XI eût empiré, soit que Cornélius eût contribué à faire venir en France Marguerite de Bourgogne, qui arriva effectivement à Amboise, au mois de juillet de l’année 14837, pour épouser le dauphin, auquel elle fut fiancée dans la chapelle du château, le roi ne leva point d’amende sur son argentier, aucune procédure n’eut lieu, mais ils restèrent l’un et l’autre dans les demi-mesures d’une amitié armée. Heureusement pour le torçonnier, le bruit se répandit à Tours que sa sœur était l’auteur des vols, et qu’elle avait été secrètement mise à mort par Tristan. Autrement, si la véritable histoire y eût été connue, la ville entière se serait ameutée pour détruire la Malemaison avant qu’il eût été possible au roi de la défendre. Mais si toutes ces présomptions historiques ont quelque fondement relativement à l’inaction dans laquelle resta Louis XI, il n’en fut pas de même chez maître Cornélius Hoogworst. Le torçonnier passa les premiers jours qui suivirent cette fatale matinée dans une occupation continuelle. Semblable aux animaux carnassiers enfermés dans une cage, il allait et venait, flairant l’or à tous les coins de sa maison, il en étudiait les crevasses, il en consultait les murs, redemandant son trésor aux arbres du jardin, aux fondations et aux toits des tourelles, à la terre et au ciel. Souvent il demeurait pendant des heures entières debout, jetant ses yeux sur tout à la fois, les plongeant dans le vide. Sollicitant les miracles de l’extase et la puissance des sorciers, il tâchait de voir ses richesses à travers les espaces et les obstacles. Il était constamment perdu dans une pensée accablante, dévoré par un désir qui lui brûlait les entrailles, mais rongé plus grièvement encore par les angoisses renaissantes du duel qu’il avait avec lui-même, depuis que sa passion pour l’or s’était tournée contre elle-même ; espèce de suicide inachevé qui comprenait toutes les douleurs de la vie et celles de la mort. Jamais le vice ne s’était mieux étreint lui-même ; car l’avare, s’enfermant par imprudence dans le cachot souterrain où gît son or, a, comme Sardanapale, la jouissance de mourir au sein de sa fortune. Mais Cornélius, tout à la fois le voleur et le volé, n’ayant le secret ni de l’un ni de l’autre, possédait et ne possédait pas ses trésors : torture toute nouvelle, toute bizarre, mais continuellement terrible. Quelquefois, devenu presque oublieux, il {p. 466} laissait ouvertes les petites grilles de sa porte, et alors les passants pouvaient voir cet homme déjà desséché, planté sur ses deux jambes au milieu de son jardin inculte, y restant dans une immobilité complète, et jetant à ceux qui l’examinaient un regard fixe, dont la lueur insupportable les glaçait d’effroi. Si, par hasard, il allait dans les rues de Tours, vous eussiez dit d’un étranger ; il ne savait jamais où il était, ni s’il faisait soleil ou clair de lune. Souvent il demandait son chemin aux gens qui passaient, en se croyant à Gand, et semblait toujours en quête de son bien perdu. L’idée la plus vivace et la mieux matérialisée de toutes les idées humaines, l’idée par laquelle l’homme se représente lui-même en créant en dehors de lui cet être tout fictif, nommé la propriété, ce démon moral lui enfonçait à chaque instant ses griffes acérées dans le cœur. Puis, au milieu de ce supplice, la Peur se dressait avec tous les sentiments qui lui servent de cortége. En effet, deux hommes avaient son secret, ce secret qu’il ne connaissait pas lui-même. Louis XI ou Coyctier pouvaient aposter des gens pour surveiller ses démarches pendant son sommeil, et deviner l’abîme ignoré dans lequel il avait jeté ses richesses au milieu du sang de tant d’innocents ; car auprès de ses craintes veillait aussi le Remords. Pour ne pas se laisser enlever, de son vivant, son trésor inconnu, il prit, pendant les premiers jours qui suivirent son désastre, les précautions les plus sévères contre son sommeil ; puis ses relations commerciales lui permirent de se procurer les antinarcotiques les plus puissants. Ses veilles durent être affreuses ; il était seul aux prises avec la nuit, le silence, le remords, la peur, avec toutes les pensées que l’homme a le mieux personnifiées, instinctivement peut-être, obéissant ainsi à une vérité morale encore dénuée de preuves sensibles. Enfin, cet homme si puissant, ce cœur endurci par la vie politique et la vie commerciale, ce génie obscur dans l’histoire, dut succomber aux horreurs du supplice qu’il s’était créé. Tué par quelques pensées plus aiguës que toutes celles auxquelles il avait résisté jusqu’alors, il se coupa la gorge avec un rasoir. Cette mort coïncida presque avec celle de Louis XI, en sorte que la Malemaison fut entièrement pillée par le peuple. Quelques anciens du pays de Touraine ont prétendu qu’un traitant, nommé Bohier, trouva le trésor du torçonnier, et s’en servit pour commencer les constructions de Chenonceaux, château merveilleux qui, malgré les richesses de plusieurs rois, le goût de Diane de Poitiers et celui de sa {p. 467} rivale Catherine de Médicis pour les bâtiments, reste encore inachevé.

Heureusement pour Marie de Sassenage, le sire de Saint-Vallier mourut, comme on sait, dans son ambassade. Cette maison ne s’éteignit pas. La comtesse eut, après le départ du comte, un fils dont la destinée est fameuse dans notre histoire de France, sous le règne de François Ier. Il fut sauvé par sa fille, la célèbre Diane de Poitiers, l’arrière-petite-fille illégitime de Louis XI, laquelle devint l’épouse illégitime, la maîtresse bien-aimée de Henri II ; car la bâtardise et l’amour furent héréditaires dans cette noble famille !