La Comédie humaine
Études philosophiques
La Recherche de l’Absolu
{p. 308} À MADAME JOSÉPHINE DELANNOY,
NÉE DOUMERC

Madame, fasse Dieu que cette œuvre ait une vie plus longue que la mienne ; la reconnaissance que je vous ai vouée, et qui, je l’espère, égalera votre affection presque maternelle pour moi, subsisterait alors au-delà du terme fixé à nos sentiments. Ce sublime privilége d’étendre ainsi par la vie de nos œuvres l’existence du cœur suffirait, s’il y avait jamais une certitude à cet égard, pour consoler de toutes les peines qu’il coûte à ceux dont l’ambition est de le conquérir. Je répéterai donc : Dieu le veuille !

De Balzac.

Il existe à Douai dans la rue de Paris une maison dont la physionomie, les dispositions intérieures et les détails ont, plus que ceux d’aucun autre logis, gardé le caractère des vieilles constructions flamandes, si naïvement appropriées aux mœurs patriarcales de ce bon pays ; mais avant de la décrire, peut-être faut-il établir dans l’intérêt des écrivains la nécessité de ces préparations didactiques contre lesquelles protestent certaines personnes ignorantes et voraces qui voudraient des émotions sans en subir les principes générateurs, la fleur sans la graine, l’enfant sans la gestation. L’Art serait-il donc tenu d’être plus fort que ne l’est la Nature ? Les événements de la vie humaine, soit publique, soit privée, sont si intimement liés à l’architecture, que la plupart des observateurs peuvent reconstruire les nations ou les individus dans toute la vérité de leurs habitudes, d’après les restes de leurs monuments publics ou par l’examen de leurs reliques domestiques. L’archéologie est à la nature sociale ce {p. 309} que l’anatomie comparée est à la nature organisée. Une mosaïque révèle toute une société, comme un squelette d’ichthyosaure sous-entend toute une création. De part et d’autre, tout se déduit, tout s’enchaîne. La cause fait deviner un effet, comme chaque effet permet de remonter à une cause. Le savant ressuscite ainsi jusqu’aux verrues des vieux âges. De là vient sans doute le prodigieux intérêt qu’inspire une description architecturale quand la fantaisie de l’écrivain n’en dénature point les éléments ; chacun ne peut-il pas la rattacher au passé par de sévères déductions ; et, pour l’homme, le passé ressemble singulièrement à l’avenir : lui raconter ce qui fut, n’est-ce pas presque toujours lui dire ce qui sera ? Enfin, il est rare que la peinture des lieux où la vie s’écoule ne rappelle à chacun ou ses vœux trahis ou ses espérances en fleur. La comparaison entre un présent qui trompe les vouloirs secrets et l’avenir qui peut les réaliser, est une source inépuisable de mélancolie ou de satisfactions douces. Aussi, est-il presque impossible de ne pas être pris d’une espèce d’attendrissement à la peinture de la vie flamande, quand les accessoires en sont bien rendus. Pourquoi ? Peut-être est-ce, parmi les différentes existences, celle qui finit le mieux les incertitudes de l’homme. Elle ne va pas sans toutes les fêtes, sans tous les liens de la famille, sans une grasse aisance qui atteste la continuité du bien-être, sans un repos qui ressemble à de la béatitude ; mais elle exprime surtout le calme et la monotonie d’un bonheur naïvement sensuel où la jouissance étouffe le désir en le prévenant toujours. Quelque prix que l’homme passionné puisse attacher aux tumultes des sentiments, il ne voit jamais sans émotion les images de cette nature sociale où les battements du cœur sont si bien réglés, que les gens superficiels l’accusent de froideur. La foule préfère généralement la force anormale qui déborde à la force égale qui persiste. La foule n’a ni le temps ni la patience de constater l’immense pouvoir caché sous une apparence uniforme. Aussi, pour frapper cette foule emportée par le courant de la vie, la passion de même que le grand artiste n’a-t-elle d’autre ressource que d’aller au delà du but, comme ont fait Michel-Ange, Bianca Capello, mademoiselle de La Vallière, Beethowen et Paganini. Les grands calculateurs seuls pensent qu’il ne faut jamais dépasser le but, et n’ont de respect que pour la virtualité empreinte dans un parfait accomplissement qui met en toute œuvre ce calme profond dont le charme saisit les hommes {p. 310} supérieurs. Or, la vie adoptée par ce peuple essentiellement économe remplit bien les conditions de félicité que rêvent les masses pour la vie citoyenne et bourgeoise. La matérialité la plus exquise est empreinte dans toutes les habitudes flamandes. Le comfort anglais offre des teintes sèches, des tons durs ; tandis qu’en Flandre le vieil intérieur des ménages réjouit l’œil par des couleurs moelleuses, par une bonhomie vraie ; il implique le travail sans fatigue ; la pipe y dénote une heureuse application du far niente napolitain ; puis, il accuse un sentiment paisible de l’art, sa condition la plus nécessaire, la patience ; et l’élément qui en rend les créations durables, la conscience. Le caractère flamand est dans ces deux mots, patience et conscience, qui semblent exclure les riches nuances de la poésie et rendre les mœurs de ce pays aussi plates que le sont ses larges plaines, aussi froides que l’est son ciel brumeux ; mais il n’en est rien. La civilisation a déployé là son pouvoir en y modifiant tout, même les effets du climat. Si l’on observe avec attention les produits des divers pays du globe, on est tout d’abord surpris de voir les couleurs grises et fauves spécialement affectées aux productions des zones tempérées, tandis que les couleurs les plus éclatantes distinguent celles des pays chauds. Les mœurs doivent nécessairement se conformer à cette loi de la nature. Les Flandres, qui jadis étaient essentiellement brunes et vouées à des teintes unies, ont trouvé les moyens de jeter de l’éclat dans leur atmosphère fuligineuse par les vicissitudes politiques qui les ont successivement soumises aux Bourguignons, aux Espagnols, aux Français, et les ont fait fraterniser avec les Allemands et les Hollandais. De l’Espagne, elles ont gardé le luxe des écarlates, les satins brillants, les tapisseries à effet vigoureux, les plumes, les mandolines, et les formes courtoises. De Venise, elles ont eu, en retour de leurs toiles et de leurs dentelles, cette verrerie fantastique où le vin reluit et semble meilleur. De l’Autriche, elles ont conservé cette pesante diplomatie qui, suivant un dicton populaire, fait trois pas dans un boisseau. Le commerce avec les Indes y a versé les inventions grotesques de la Chine, et les merveilles du Japon. Néanmoins, malgré leur patience à tout amasser, à ne rien rendre, à tout supporter, les Flandres ne pouvaient guère être considérées que comme le magasin général de l’Europe, jusqu’au moment où la découverte du tabac souda par la fumée les traits épars de leur physionomie nationale. Dès lors, {p. 311} en dépit des morcellements de son territoire, le peuple flamand exista de par la pipe et la bière. Après s’être assimilé, par la constante économie de sa conduite, les richesses et les idées de ses maîtres ou de ses voisins, ce pays, si nativement terne et dépourvu de poésie, se composa une vie originale et des mœurs caractéristiques, sans paraître entaché de servilité. L’Art y dépouilla toute idéalité pour reproduire uniquement la Forme. Aussi ne demandez à cette patrie de la poésie plastique, ni la verve de la comédie, ni l’action dramatique, ni les jets hardis de l’épopée ou de l’ode, ni le génie musical ; mais elle est fertile en découvertes, en discussions doctorales qui veulent et le temps et la lampe. Tout y est frappé au coin de la jouissance temporelle. L’homme y voit exclusivement ce qui est, sa pensée se courbe si scrupuleusement à servir les besoins de la vie qu’en aucune œuvre elle ne s’est élancée au delà de ce monde. La seule idée d’avenir conçue par ce peuple fut une sorte d’économie en politique, sa force révolutionnaire vint du désir domestique d’avoir les coudées franches à table et son aise complète sous l’auvent de ses steedes. Le sentiment du bien-être et l’esprit d’indépendance qu’inspire la fortune engendrèrent, là plus tôt qu’ailleurs, ce besoin de liberté qui plus tard travailla l’Europe. Aussi, la constance de leurs idées et la ténacité que l’éducation donne aux Flamands, en firent-elles autrefois des hommes redoutables dans la défense de leurs droits. Chez ce peuple, rien donc ne se façonne à demi, ni les maisons, ni les meubles, ni la digue, ni la culture, ni la révolte. Aussi garde-t-il le monopole de ce qu’il entreprend. La fabrication de la dentelle, œuvre de patiente agriculture et de plus patiente industrie, celle de sa toile sont héréditaires comme ses fortunes patrimoniales. S’il fallait peindre la constance sous la forme humaine la plus pure, peut-être serait-on dans le vrai, en prenant le portrait d’un bon bourgmestre des Pays-Bas, capable, comme il s’en est tant rencontré, de mourir bourgeoisement et sans éclat pour les intérêts de sa Hanse. Mais les douces poésies de cette vie patriarcale se retrouveront naturellement dans la peinture d’une des dernières maisons qui, au temps où cette histoire commence, en conservaient encore le caractère à Douai. De toutes les villes du département du Nord, Douai est, hélas ! celle qui se modernise le plus, où le sentiment innovateur a fait les plus rapides conquêtes, où l’amour du progrès social est le plus répandu. Là, les vieilles constructions disparaissent de jour {p. 312} en jour, les antiques mœurs s’effacent. Le ton, les modes, les façons de Paris y dominent ; et de l’ancienne vie flamande, les Douaisiens n’auront plus bientôt que la cordialité des soins hospitaliers, la courtoisie espagnole, la richesse et la propreté de la Hollande. Les hôtels en pierre blanche auront remplacé les maisons de briques. Le cossu des formes bataves aura cédé devant la changeante élégance des nouveautés françaises.

La maison où se sont passés les événements de cette histoire se trouve à peu près au milieu de la rue de Paris, et porte à Douai, depuis plus de deux cents ans, le nom de la Maison Claës. Les Van-Claës furent jadis une des plus célèbres familles d’artisans auxquels les Pays-Bas durent, dans plusieurs productions, une suprématie commerciale qu’ils ont gardée. Pendant long-temps les Claës furent dans la ville de Gand, de père en fils, les chefs de la puissante confrérie des Tisserands. Lors de la révolte de cette grande cité contre Charles-Quint qui voulait en supprimer les priviléges, le plus riche des Claës fut si fortement compromis que, prévoyant une catastrophe et forcé de partager le sort de ses compagnons, il envoya secrètement, sous la protection de la France, sa femme, ses enfants et ses richesses, avant que les troupes de l’empereur n’eussent investi la ville. Les prévisions du Syndic des Tisserands étaient justes. Il fut, ainsi que plusieurs autres bourgeois, excepté de la capitulation et pendu comme rebelle, tandis qu’il était en réalité le défenseur de l’indépendance gantoise. La mort de Claës et de ses compagnons porta ses fruits. Plus tard ces supplices inutiles coûtèrent au roi des Espagnes la plus grande partie de ses possessions dans les Pays-Bas. De toutes les semences confiées à la terre, le sang versé par les martyrs est celle qui donne la plus prompte moisson. Quand Philippe II, qui punissait la révolte jusqu’à la seconde génération, étendit sur Douai son sceptre de fer, les Claës conservèrent leurs grands biens, en s’alliant à la très-noble famille de Molina, dont la branche aînée, alors pauvre, devint assez riche pour pouvoir racheter le comté de Nourho qu’elle ne possédait que titulairement dans le royaume de Léon. Au commencement du dix-neuvième siècle, après des vicissitudes dont le tableau n’offrirait rien d’intéressant, la famille Claës était représentée, dans la branche établie à Douai, par la personne de monsieur Balthazar Claës-Molina, comte de Nourho, qui tenait à s’appeler tout uniment Balthazar Claës. De l’immense fortune amassée {p. 313} par ses ancêtres qui faisaient mouvoir un millier de métiers, il restait à Balthazar environ quinze mille livres de rentes en fonds de terre dans l’arrondissement de Douai, et la maison de la rue de Paris dont le mobilier valait d’ailleurs une fortune. Quant aux possessions du royaume de Léon, elles avaient été l’objet d’un procès entre les Molina de Flandre et la branche de cette famille restée en Espagne. Les Molina de Léon gagnèrent les domaines et prirent le titre de comtes de Nourho, quoique les Claës eussent seuls le droit de le porter ; mais la vanité de la bourgeoisie belge était supérieure à la morgue castillane. Aussi, quand l’État Civil fut institué, Balthazar Claës laissa-t-il de côté les haillons de sa noblesse espagnole pour sa grande illustration gantoise. Le sentiment patriotique existe si fortement chez les familles exilées, que jusque dans les derniers jours du dix-huitième siècle, les Claës étaient demeurés fidèles à leurs traditions, à leurs mœurs et à leurs usages. Ils ne s’alliaient qu’aux familles de la plus pure bourgeoisie ; il leur fallait un certain nombre d’échevins ou de bourgmestres du côté de la fiancée, pour l’admettre dans leur famille. Enfin ils allaient chercher leurs femmes à Bruges ou à Gand, à Liége ou en Hollande afin de perpétuer les coutumes de leur foyer domestique. Vers la fin du dernier siècle, leur société, de plus en plus restreinte, se bornait à sept ou huit familles de noblesse parlementaire dont les mœurs, dont la toge à grands plis, dont la gravité magistrale mi-partie d’espagnole, s’harmoniaient à leurs habitudes. Les habitants de la ville portaient une sorte de respect religieux à cette famille, qui pour eux était comme un préjugé. La constante honnêteté, la loyauté sans tache des Claës, leur invariable décorum faisaient d’eux une superstition aussi invétérée que celle de la fête de Gayant, et bien exprimée par ce nom, la Maison Claës. L’esprit de la vieille Flandre respirait tout entier dans cette habitation, qui offrait aux amateurs d’antiquités bourgeoises le type des modestes maisons que se construisit la riche bourgeoisie au Moyen-âge.

Le principal ornement de la façade était une porte à deux ventaux en chêne garnis de clous disposés en quinconce, au centre desquels les Claës avaient fait sculpter par orgueil deux navettes accouplées. La baie de cette porte, édifiée en pierre de grès, se terminait par un cintre pointu qui supportait une petite lanterne surmontée d’une croix, et dans laquelle se voyait une statuette de {p. 314} sainte Geneviève filant sa quenouille. Quoique le temps eût jeté sa teinte sur les travaux délicats de cette porte et de la lanterne, le soin extrême qu’en prenaient les gens du logis permettait aux passants d’en saisir tous les détails. Aussi le chambranle, composé de colonnettes assemblées, conservait-il une couleur gris-foncé et brillait-il de manière à faire croire qu’il avait été verni. De chaque côté de la porte, au rez-de-chaussée, se trouvaient deux croisées semblables à toutes celles de la maison. Leur encadrement en pierre blanche finissait sous l’appui par une coquille richement ornée, en haut par deux arcades que séparait le montant de la croix qui divisait le vitrage en quatre parties inégales, car la traverse placée à la hauteur voulue pour figurer une croix, donnait aux deux côtés inférieurs de la croisée une dimension presque double de celle des parties supérieures arrondies par leurs cintres. La double arcade avait pour enjolivement trois rangées de briques qui s’avançaient l’une sur l’autre, et dont chaque brique était alternativement saillante ou retirée d’un pouce environ, de manière à dessiner une grecque. Les vitres, petites et en losange, étaient enchâssées dans des branches en fer extrêmement minces et peintes en rouge. Les murs, bâtis en briques rejointoyées avec un mortier blanc, étaient soutenus de distance en distance et aux angles par des chaînes en pierre. Le premier étage était percé de cinq croisées ; le second n’en avait plus que trois, et le grenier tirait son jour d’une grande ouverture ronde à cinq compartiments, bordée en grès, et placée au milieu du fronton triangulaire que décrivait le pignon, comme la rose dans le portail d’une cathédrale. Au faîte s’élevait, en guise de girouette, une quenouille chargée de lin. Les deux côtés du grand triangle que formait le mur du pignon étaient découpés carrément par des espèces de marches jusqu’au couronnement du premier étage, où, à droite et à gauche de la maison, tombaient les eaux pluviales rejetées par la gueule d’un animal fantastique. Au bas de la maison, une assise en grès y simulait une marche. Enfin, dernier vestige des anciennes coutumes, de chaque côté de la porte, entre les deux fenêtres, se trouvait dans la rue une trappe en bois garnie de grandes bandes de fer, par laquelle on pénétrait dans les caves. Depuis sa construction, cette façade se nettoyait soigneusement deux fois par an. Si quelque peu de mortier manquait dans un joint, le trou se rebouchait aussitôt. Les croisées, les appuis, les pierres, tout était épousseté mieux {p. 315} que ne sont époussetés à Paris les marbres les plus précieux. Ce devant de maison n’offrait donc aucune trace de dégradation. Malgré les teintes foncées causées par la vétusté même de la brique, il était aussi bien conservé que peuvent l’être un vieux tableau, un vieux livre chéris par un amateur et qui seraient toujours neufs, s’ils ne subissaient, sous la cloche de notre atmosphère, l’influence des gaz dont la malignité nous menace nous-mêmes. Le ciel nuageux, la température humide de la Flandre et les ombres produites par le peu de largeur de la rue ôtaient fort souvent à cette construction le lustre qu’elle empruntait à sa propreté recherchée qui, d’ailleurs, la rendait froide et triste à l’œil. Un poète aurait aimé quelques herbes dans les jours de la lanterne ou des mousses sur les découpures du grès, il aurait souhaité que ces rangées de briques se fussent fendillées, que sous les arcades des croisées, quelque hirondelle eût maçonné son nid dans les triples cases rouges qui les ornaient. Aussi le fini, l’air propre de cette façade à demi râpée par le frottement lui donnaient-ils un aspect sèchement honnête et décemment estimable, qui, certes, aurait fait déménager un romantique, s’il eût logé en face. Quand un visiteur avait tiré le cordon de la sonnette en fer tressé qui pendait le long du chambranle de la porte, et que la servante venue de l’intérieur lui avait ouvert le battant au milieu duquel était une petite grille, ce battant échappait aussitôt de la main, emporté par son poids, et retombait en rendant sous les voûtes d’une spacieuse galerie dallée et dans les profondeurs de la maison, un son grave et lourd comme si la porte eût été de bronze. Cette galerie peinte en marbre, toujours fraîche, et semée d’une couche de sable fin, conduisait à une grande cour carrée intérieure, pavée en larges carreaux vernissés et de couleur verdâtre. À gauche se trouvaient la lingerie, les cuisines, la salle des gens ; à droite le bûcher, le magasin au charbon de terre et les communs du logis dont les portes, les croisées, les murs étaient ornés de dessins entretenus dans une exquise propreté. Le jour, tamisé entre quatre murailles rouges rayées de filets blancs, y contractait des reflets et des teintes roses qui prêtaient aux figures et aux moindres détails une grâce mystérieuse et de fantastiques apparences.

Une seconde maison absolument semblable au bâtiment situé sur le devant de la rue, et qui, dans la Flandre, porte le nom de quartier de derrière, s’élevait au fond de cette cour et servait {p. 316} uniquement à l’habitation de la famille. Au rez-de-chaussée, la première pièce était un parloir éclairé par deux croisées du côté de la cour, et par deux autres qui donnaient sur un jardin dont la largeur égalait celle de la maison. Deux portes vitrées parallèles conduisaient l’une au jardin, l’autre à la cour, et correspondaient à la porte de la rue, de manière à ce que, dès l’entrée, un étranger pouvait embrasser l’ensemble de cette demeure, et apercevoir jusqu’aux feuillages qui tapissaient le fond du jardin. Le logis de devant, destiné aux réceptions, et dont le second étage contenait les appartements à donner aux étrangers, renfermait certes des objets d’art et de grandes richesses accumulées ; mais rien ne pouvait égaler aux yeux des Claës, ni au jugement d’un connaisseur, les trésors qui ornaient cette pièce, où, depuis deux siècles, s’était écoulée la vie de la famille. Le Claës, mort pour la cause des libertés gantoises, l’artisan de qui l’on prendrait une trop mince idée, si l’historien omettait de dire qu’il possédait près de quarante mille marcs d’argent, gagnés dans la fabrication des voiles nécessaires à la toute-puissante marine vénitienne ; ce Claës eut pour ami le célèbre sculpteur en bois Van-Huysium de Bruges. Maintes fois, l’artiste avait puisé dans la bourse de l’artisan. Quelque temps avant la révolte des Gantois, Van-Huysium, devenu riche, avait secrètement sculpté pour son ami une boiserie en ébène massif où étaient représentées les principales scènes de la vie d’Artewelde, ce brasseur, un moment roi des Flandres. Ce revêtement, composé de soixante panneaux, contenait environ quatorze cents personnages principaux, et passait pour l’œuvre capitale de Van-Huysium. Le capitaine chargé de garder les bourgeois que Charles-Quint avait décidé de faire pendre le jour de son entrée dans sa ville natale, proposa, dit-on, à Van-Claës de le laisser évader s’il lui donnait l’œuvre de Van-Huysium ; mais le tisserand l’avait envoyée en France. Ce parloir, entièrement boisé avec ces panneaux que, par respect pour les mânes du martyr, Van-Huysium vint lui-même encadrer de bois peint en outremer mélangé de filets d’or, est donc l’œuvre la plus complète de ce maître, dont aujourd’hui les moindres morceaux sont payés presque au poids de l’or. Au-dessus de la cheminée, Van-Claës, peint par Titien dans son costume de président du tribunal des Parchons, semblait conduire encore cette famille qui vénérait en lui son grand homme. La cheminée, primitivement en pierre, à manteau très-élevé, avait été reconstruite en marbre {p. 317} blanc dans le dernier siècle, et supportait un vieux cartel et deux flambeaux à cinq branches contournées, de mauvais goût, mais en argent massif. Les quatre fenêtres étaient décorées de grands rideaux en damas rouge, à fleurs noires, doublés de soie blanche, et le meuble de même étoffe avait été renouvelé sous Louis XIV. Le parquet, évidemment moderne, était composé de grandes plaques de bois blanc encadrées par des bandes de chêne. Le plafond formé de plusieurs cartouches, au fond desquels était un mascaron ciselé par Van-Huysium, avait été respecté et conservait les teintes brunes du chêne de Hollande. Aux quatre coins de ce parloir s’élevaient des colonnes tronquées, surmontées par des flambeaux semblables à ceux de la cheminée, une table ronde en occupait le milieu. Le long des murs, étaient symétriquement rangées des tables à jouer. Sur deux consoles dorées, à dessus de marbre blanc, se trouvaient à l’époque où commence cette histoire deux globes de verre pleins d’eau dans lesquels nageaient sur un lit de sable et de coquillages des poissons rouges, dorés ou argentés. Cette pièce était à la fois brillante et sombre. Le plafond absorbait nécessairement la clarté, sans en rien refléter. Si du côté du jardin le jour abondait et venait papilloter dans les tailles de l’ébène, les croisées de la cour donnant peu de lumière, faisaient à peine briller les filets d’or imprimés sur les parois opposées. Ce parloir si magnifique par un beau jour était donc, la plupart du temps, rempli des teintes douces, des tons roux et mélancoliques que le soleil épanche sur la cime des forêts en automne. Il est inutile de continuer la description de la maison Claës dans les autres parties de laquelle se passeront nécessairement plusieurs scènes de cette histoire, il suffit, en ce moment, d’en connaître les principales dispositions.

En 1812, vers les derniers jours du mois d’août, un dimanche, après vêpres, une femme était assise dans sa bergère devant une des fenêtres du jardin. Les rayons du soleil tombaient alors obliquement sur la maison, la prenaient en écharpe, traversaient le parloir, expiraient en reflets bizarres sur les boiseries qui tapissaient les murs du côté de la cour, et enveloppaient cette femme dans la zone pourpre projetée par le rideau de damas drapé le long de la fenêtre. Un peintre médiocre qui dans ce moment aurait copié cette femme, eût certes produit une œuvre saillante avec une tête si pleine de douleur et de mélancolie. La pose du corps et celle des pieds jetés en avant accusaient l’abattement d’une personne qui perd la {p. 318} conscience de son être physique dans la concentration de ses forces absorbées par une pensée fixe ; elle en suivait les rayonnements dans l’avenir, comme souvent, au bord de la mer, on regarde un rayon de soleil qui perce les nuées et trace à l’horizon quelque bande lumineuse. Les mains de cette femme, rejetées par les bras de la bergère, pendaient en dehors, et la tête, comme trop lourde, reposait sur le dossier. Une robe de percale blanche très-ample empêchait de bien juger les proportions, et le corsage était dissimulé sous les plis d’une écharpe croisée sur la poitrine et négligemment nouée. Quand même la lumière n’aurait pas mis en relief son visage qu’elle semblait se complaire à produire préférablement au reste de sa personne, il eût été impossible de ne pas s’en occuper alors exclusivement ; son expression, qui eût frappé le plus insouciant des enfants, était une stupéfaction persistante et froide, malgré quelques larmes brûlantes. Rien n’est plus terrible à voir que cette douleur extrême dont le débordement n’a lieu qu’à de rares intervalles, mais qui restait sur ce visage comme une lave figée autour du volcan. On eût dit une mère mourante obligée de laisser ses enfants dans un abîme de misères, sans pouvoir leur léguer aucune protection humaine. La physionomie de cette dame, âgée d’environ quarante ans, mais alors beaucoup moins loin de la beauté qu’elle ne l’avait jamais été dans sa jeunesse, n’offrait aucun des caractères de la femme flamande. Une épaisse chevelure noire retombait en boucles sur les épaules et le long des joues. Son front, très-bombé, étroit des tempes, était jaunâtre, mais sous ce front scintillaient deux yeux noirs qui jetaient des flammes. Sa figure, tout espagnole, brune de ton, peu colorée, ravagée par la petite vérole, arrêtait le regard par la perfection de sa forme ovale dont les contours conservaient, malgré l’altération des lignes, un fini d’une majestueuse élégance et qui reparaissait parfois tout entier si quelque effort de l’âme lui restituait sa primitive pureté. Le trait qui donnait le plus de distinction à cette figure mâle était un nez courbé comme le bec d’un aigle, et qui, trop bombé vers le milieu, semblait intérieurement mal conformé ; mais il y résidait une finesse indescriptible, la cloison des narines en était si mince que sa transparence permettait à la lumière de la rougir fortement. Quoique les lèvres larges et très-plissées décelassent la fierté qu’inspire une haute naissance, elles étaient empreintes d’une bonté naturelle, et respiraient la politesse. On pouvait contester la beauté de cette figure à la fois {p. 319} vigoureuse et féminine, mais elle commandait l’attention. Petite, bossue et boiteuse, cette femme resta d’autant plus long-temps fille qu’on s’obstinait à lui refuser de l’esprit ; néanmoins il se rencontra quelques hommes fortement émus par l’ardeur passionnée qu’exprimait sa tête, par les indices d’une inépuisable tendresse, et qui demeurèrent sous un charme inconciliable avec tant de défauts. Elle tenait beaucoup de son aïeul le duc de Casa-Réal, grand d’Espagne. En cet instant, le charme qui jadis saisissait si despotiquement les âmes amoureuses de poésie, jaillissait de sa tête plus vigoureusement qu’en aucun moment de sa vie passée, et s’exerçait, pour ainsi dire, dans le vide, en exprimant une volonté fascinatrice toute puissante sur les hommes, mais sans force sur les destinées. Quand ses yeux quittaient le bocal où elle regardait les poissons sans les voir, elle les relevait par un mouvement désespéré, comme pour invoquer le ciel. Ses souffrances semblaient être de celles qui ne peuvent se confier qu’à Dieu. Le silence n’était troublé que par des grillons, par quelques cigales qui criaient dans le petit jardin d’où s’échappait une chaleur de four, et par le sourd retentissement de l’argenterie, des assiettes et des chaises que remuait, dans la pièce contiguë au parloir, un domestique occupé à servir le dîner. En ce moment, la dame affligée prêta l’oreille et parut se recueillir, elle prit son mouchoir, essuya ses larmes, essaya de sourire, et détruisit si bien l’expression de douleur gravée dans tous ses traits, qu’on eût pu la croire dans cet état d’indifférence où nous laisse une vie exempte d’inquiétudes. Soit que l’habitude de vivre dans cette maison où la confinaient ses infirmités lui eût permis d’y reconnaître quelques effets naturels imperceptibles pour d’autres et que les personnes en proie à des sentiments extrêmes recherchent vivement, soit que la nature eût compensé tant de disgrâces physiques en lui donnant des sensations plus délicates qu’à des êtres en apparence plus avantageusement organisés, cette femme avait entendu le pas d’un homme dans une galerie bâtie au-dessus des cuisines et des salles destinées au service de la maison, et par laquelle le quartier de devant communiquait avec le quartier de derrière. Le bruit des pas devint de plus en plus distinct. Bientôt, sans avoir la puissance avec laquelle une créature passionnée comme l’était cette femme sait souvent abolir l’espace pour s’unir à son autre moi, un étranger aurait facilement entendu le pas de cet homme dans l’escalier par lequel on descendait de la {p. 320} galerie au parloir. Au retentissement de ce pas, l’être le plus inattentif eût été assailli de pensées, car il était impossible de l’écouter froidement. Une démarche précipitée ou saccadée effraie. Quand un homme se lève et crie au feu, ses pieds parlent aussi haut que sa voix. S’il en est ainsi, une démarche contraire ne doit pas causer de moins puissantes émotions. La lenteur grave, le pas traînant de cet homme eussent sans doute impatienté des gens irréfléchis ; mais un observateur ou des personnes nerveuses auraient éprouvé un sentiment voisin de la terreur au bruit mesuré de ces pieds d’où la vie semblait absente, et qui faisaient craquer les planchers comme si deux poids en fer les eussent frappés alternativement. Vous eussiez reconnu le pas indécis et lourd d’un vieillard, ou la majestueuse démarche d’un penseur qui entraîne des mondes avec lui. Quand cet homme eut descendu la dernière marche, en appuyant ses pieds sur les dalles par un mouvement plein d’hésitation, il resta pendant un moment dans le grand palier où aboutissait le couloir qui menait à la salle des gens, et d’où l’on entrait également au parloir par une porte cachée dans la boiserie, comme l’était parallèlement celle qui donnait dans la salle à manger. En ce moment, un léger frissonnement, comparable à la sensation que cause une étincelle électrique, agita la femme assise dans la bergère ; mais aussi le plus doux sourire anima ses lèvres, et son visage ému par l’attente d’un plaisir resplendit comme celui d’une belle madone italienne ; elle trouva soudain la force de refouler ses terreurs au fond de son âme ; puis, elle tourna la tête vers les panneaux de la porte qui allait s’ouvrir à l’angle du parloir, et qui fut en effet poussée avec une telle brusquerie que la pauvre créature parut en avoir reçu la commotion.

Balthazar Claës se montra tout à coup, fit quelques pas, ne regarda pas cette femme, ou s’il la regarda, ne la vit pas, et resta tout droit au milieu du parloir en appuyant sur sa main droite sa tête légèrement inclinée. Une horrible souffrance à laquelle cette femme ne pouvait s’habituer, quoiqu’elle revînt fréquemment chaque jour, lui étreignit le cœur, dissipa son sourire, plissa son front brun entre les sourcils vers cette ligne que creuse la fréquente expression des sentiments extrêmes ; ses yeux se remplirent de larmes, mais elle les essuya soudain en regardant Balthazar. Il était impossible de ne pas être profondément impressionné par ce chef de la famille Claës. Jeune, il avait dû ressembler au {p. 321} sublime martyr qui menaça Charles-Quint de recommencer Artewelde ; mais en ce moment, il paraissait âgé de plus de soixante ans, quoiqu’il en eût environ cinquante, et sa vieillesse prématurée avait détruit cette noble ressemblance. [ill.] Sa haute taille se voûtait légèrement, soit que ses travaux l’obligeassent à se courber, soit que l’épine dorsale se fût bombée sous le poids de sa tête. Il avait une large poitrine, un buste carré ; mais les parties inférieures de son corps étaient grêles, quoique nerveuses ; et ce désaccord dans une organisation évidemment parfaite autrefois, intriguait l’esprit qui cherchait à expliquer par quelque singularité d’existence les raisons de cette forme fantastique. Son abondante chevelure blonde, peu soignée, retombait sur ses épaules à la manière allemande, mais dans un désordre qui s’harmoniait à la bizarrerie générale de sa personne. Son large front offrait d’ailleurs les protubérances dans lesquelles Gall a placé les mondes poétiques. Ses yeux d’un bleu clair et riche avaient la vivacité brusque que l’on a remarquée chez les grands chercheurs de causes occultes. Son nez, sans doute parfait autrefois, s’était allongé, et les narines semblaient s’ouvrir graduellement de plus en plus, par une involontaire tension des muscles olfactifs. Ses pommettes velues saillaient beaucoup, ses joues déjà flétries en paraissaient d’autant plus creuses ; sa bouche pleine de grâce était resserrée entre le nez et un menton court, brusquement relevé. La forme de sa figure était cependant plus longue qu’ovale ; aussi le système scientifique qui attribue à chaque visage humain une ressemblance avec la face d’un animal eût-il trouvé une preuve de plus dans celui de Balthazar Claës, que l’on aurait pu comparer à une tête de cheval. Sa peau se collait sur ses os, comme si quelque feu secret l’eût incessamment desséchée ; puis, par moments, quand il regardait dans l’espace comme pour y trouver la réalisation de ses espérances, on eût dit qu’il jetait par ses narines la flamme qui dévorait son âme. Les sentiments profonds qui animent les grands hommes respiraient dans ce pâle visage fortement sillonné de rides, sur ce front plissé comme celui d’un vieux roi plein de soucis, mais surtout dans ces yeux étincelants dont le feu semblait également accru par la chasteté que donne la tyrannie des idées, et par le foyer intérieur d’une vaste intelligence. Les yeux profondément enfoncés dans leurs orbites paraissaient avoir été cernés uniquement par les veilles et par les terribles réactions d’un {p. 322} espoir toujours déçu, toujours renaissant. Le jaloux fanatisme qu’inspirent l’art ou la science se trahissait encore chez cet homme par une singulière et constante distraction dont témoignaient sa mise et son maintien, en accord avec la magnifique monstruosité de sa physionomie. Ses larges mains poilues étaient sales, ses longs ongles avaient à leurs extrémités des lignes noires très-foncées. Ses souliers ou n’étaient pas nettoyés ou manquaient de cordons. De toute sa maison, le maître seul pouvait se donner l’étrange licence d’être si malpropre. Son pantalon de drap noir plein de taches, son gilet déboutonné, sa cravate mise de travers, et son habit verdâtre toujours décousu complétaient un fantasque ensemble de petites et de grandes choses qui, chez tout autre, eût décelé la misère qu’engendrent les vices ; mais qui, chez Balthazar Claës, était le négligé du génie. Trop souvent le vice et le génie produisent des effets semblables, auxquels se trompe le vulgaire. Le Génie n’est-il pas un constant excès qui dévore le temps, l’argent, le corps, et qui mène à l’hôpital plus rapidement encore que les passions mauvaises ? Les hommes paraissent même avoir plus de respect pour les vices que pour le Génie, car ils refusent de lui faire crédit. Il semble que les bénéfices des travaux secrets du savant soient tellement éloignés que l’État social craigne de compter avec lui de son vivant, il préfère s’acquitter en ne lui pardonnant pas sa misère ou ses malheurs. Malgré son continuel oubli du présent, si Balthazar Claës quittait ses mystérieuses contemplations, si quelque intention douce et sociable ranimait ce visage penseur, si ses yeux fixes perdaient leur éclat rigide pour peindre un sentiment, s’il regardait autour de lui en revenant à la vie réelle et vulgaire, il était difficile de ne pas rendre involontairement hommage à la beauté séduisante de ce visage, à l’esprit gracieux qui s’y peignait. Aussi, chacun, en le voyant alors, regrettait-il que cet homme n’appartînt plus au monde, en disant : « Il a dû être bien beau dans sa jeunesse ! » Erreur vulgaire ! Jamais Balthazar Claës n’avait été plus poétique qu’il ne l’était en ce moment. Lavater aurait voulu certainement étudier cette tête pleine de patience, de loyauté flamande, de moralité candide, où tout était large et grand, où la passion semblait calme parce qu’elle était forte. Les mœurs de cet homme devaient être pures, sa parole était sacrée, son amitié semblait constante, son dévouement eût été complet ; mais le vouloir qui emploie ces qualités au profit de la patrie, du monde ou de la famille, s’était {p. 323} porté fatalement ailleurs. Ce citoyen, tenu de veiller au bonheur d’un ménage, de gérer une fortune, de diriger ses enfants vers un bel avenir, vivait en dehors de ses devoirs et de ses affections dans le commerce de quelque génie familier. À un prêtre, il eût paru plein de la parole de Dieu, un artiste l’eût salué comme un grand maître, un enthousiaste l’eût pris pour un Voyant de l’Église Swedenborgienne. En ce moment le costume détruit, sauvage, ruiné que portait cet homme contrastait singulièrement avec les recherches gracieuses de la femme qui l’admirait si douloureusement. Les personnes contrefaites qui ont de l’esprit ou une belle âme apportent à leur toilette un goût exquis. Ou elles se mettent simplement en comprenant que leur charme est tout moral, ou elles savent faire oublier la disgrâce de leurs proportions par une sorte d’élégance dans les détails qui divertit le regard et occupe l’esprit. Non-seulement cette femme avait une âme généreuse, mais encore elle aimait Balthazar Claës avec cet instinct de la femme qui donne un avant-goût de l’intelligence des anges. Élevée au milieu d’une des plus illustres familles de la Belgique, elle y aurait pris du goût si elle n’en avait pas eu déjà ; mais éclairée par le désir de plaire constamment à l’homme qu’elle aimait, elle savait se vêtir admirablement sans que son élégance fût disparate avec ses deux vices de conformation. Son corsage ne péchait d’ailleurs que par les épaules, l’une étant sensiblement plus grosse que l’autre. Elle regarda par les croisées, dans la cour intérieure, puis dans le jardin, comme pour voir si elle était seule avec Balthazar, et lui dit d’une voix douce, en lui jetant un regard plein de cette soumission qui distingue les Flamandes, car depuis long-temps l’amour avait entre eux chassé la fierté de la grandesse espagnole : – Balthazar, tu es donc bien occupé ?… voici le trente-troisième dimanche que tu n’es venu ni à la messe ni à vêpres.

Claës ne répondit pas ; sa femme baissa la tête, joignit les mains et attendit, elle savait que ce silence n’accusait ni mépris ni dédain, mais de tyranniques préoccupations. Balthazar était un de ces êtres qui conservent long-temps au fond du cœur leur délicatesse juvénile, il se serait trouvé criminel d’exprimer la moindre pensée blessante à une femme accablée par le sentiment de sa disgrâce physique. Lui seul peut-être, parmi les hommes, savait qu’un mot, un regard peuvent effacer des années de bonheur, et sont d’autant plus cruels qu’ils contrastent plus fortement avec une {p. 324} douceur constante ; car notre nature nous porte à ressentir plus de douleur d’une dissonance dans la félicité, que nous n’éprouvons de plaisir à rencontrer une jouissance dans le malheur. Quelques instants après, Balthazar parut se réveiller, regarda vivement autour de lui, et dit : – Vêpres ? Ha ! les enfants sont à vêpres. Il fit quelques pas pour jeter les yeux sur le jardin où s’élevaient de toutes parts de magnifiques tulipes ; mais il s’arrêta tout à coup comme s’il se fût heurté contre un mur, et s’écria : – Pourquoi ne se combineraient-ils pas dans un temps donné ?

– Deviendrait-il donc fou ? se dit la femme avec une profonde terreur.

Pour donner plus d’intérêt à la scène que provoqua cette situation, il est indispensable de jeter un coup d’œil sur la vie antérieure de Balthazar Claës et de la petite-fille du duc de Casa-Réal.

Vers l’an 1783, monsieur Balthazar Claës-Molina de Nourho, alors âgé de vingt-deux ans, pouvait passer pour ce que nous appelons en France un bel homme. Il vint achever son éducation à Paris où il prit d’excellentes manières dans la société de madame d’Egmont, du comte de Horn, du prince d’Aremberg, de l’ambassadeur d’Espagne, d’Helvétius, des Français originaires de Belgique, ou des personnes venues de ce pays, et que leur naissance ou leur fortune faisaient compter parmi les grands seigneurs qui, dans ce temps, donnaient le ton. Le jeune Claës y trouva quelques parents et des amis qui le lancèrent dans le grand monde au moment où ce grand monde allait tomber ; mais comme la plupart des jeunes gens, il fut plus séduit d’abord par la gloire et la science que par la vanité. Il fréquenta donc beaucoup les savants et particulièrement Lavoisier, qui se recommandait alors plus à l’attention publique par l’immense fortune d’un fermier-général, que par ses découvertes en chimie ; tandis que plus tard, le grand chimiste devait faire oublier le petit fermier-général. Balthazar se passionna pour la science que cultivait Lavoisier et devint son plus ardent disciple ; mais il était jeune, beau comme le fut Helvétius, et les femmes de Paris lui apprirent bientôt à distiller exclusivement l’esprit et l’amour. Quoiqu’il eût embrassé l’étude avec ardeur, que Lavoisier lui eût accordé quelques éloges, il abandonna son maître pour écouter les maîtresses du goût auprès desquelles les jeunes gens prenaient leurs dernières leçons de savoir-vivre et se façonnaient aux usages de la haute société qui, dans l’Europe, forme une même {p. 325} famille. Le songe enivrant du succès dura peu ; après avoir respiré l’air de Paris, Balthazar partit fatigué d’une vie creuse qui ne convenait ni à son âme ardente ni à son cœur aimant. La vie domestique, si douce, si calme, et dont il se souvenait au seul nom de la Flandre, lui parut mieux convenir à son caractère et aux ambitions de son cœur. Les dorures d’aucun salon parisien n’avaient effacé les mélodies du parloir brun et du petit jardin où son enfance s’était écoulée si heureuse. Il faut n’avoir ni foyer ni patrie pour rester à Paris. Paris est la ville du cosmopolite ou des hommes qui ont épousé le monde et qui l’étreignent incessamment avec le bras de la Science, de l’Art ou du Pouvoir. L’enfant de la Flandre revint à Douai comme le pigeon voyageur, il pleura de joie en y rentrant le jour où se promenait Gayant. Gayant, ce superstitieux bonheur de toute la ville, ce triomphe des souvenirs flamands, s’était introduit lors de l’émigration de sa famille à Douai. La mort de son père et celle de sa mère laissèrent la maison Claës déserte, et l’y occupèrent pendant quelque temps. Sa première douleur passée, il sentit le besoin de se marier pour compléter l’existence heureuse dont toutes les religions l’avaient ressaisi ; il voulut suivre les errements du foyer domestique en allant, comme ses ancêtres, chercher une femme soit à Gand, soit à Bruges, soit à Anvers ; mais aucune des personnes qu’il y rencontra ne lui convint. Il avait sans doute, sur le mariage, quelques idées particulières, car il fut dès sa jeunesse accusé de ne pas marcher dans la voie commune. Un jour, il entendit parler, chez l’un de ses parents, à Gand, d’une demoiselle de Bruxelles qui devint l’objet de discussions assez vives. Les uns trouvaient que la beauté de mademoiselle de Temninck s’effaçait par ses imperfections ; les autres la voyaient parfaite malgré ses défauts. Le vieux cousin de Balthazar Claës dit à ses convives que, belle ou non, elle avait une âme qui la lui ferait épouser, s’il était à marier ; et il raconta comment elle venait de renoncer à la succession de son père et de sa mère afin de procurer à son jeune frère un mariage digne de son nom, en préférant ainsi le bonheur de ce frère au sien propre et lui sacrifiant toute sa vie. Il n’était pas à croire que mademoiselle de Temninck se mariât vieille et sans fortune, quand, jeune héritière, il ne se présentait aucun parti pour elle. Quelques jours après, Balthazar Claës recherchait mademoiselle de Temninck, alors âgée de vingt-cinq ans, et de laquelle il s’était vivement épris. Joséphine de Temninck se crut {p. 326} l’objet d’un caprice, et refusa d’écouter monsieur Claës ; mais la passion est si communicative, et pour une pauvre fille contrefaite et boiteuse, un amour inspiré à un homme jeune et bien fait, comporte de si grandes séductions, qu’elle consentit à se laisser courtiser.

Ne faudrait-il pas un livre entier pour bien peindre l’amour d’une jeune fille humblement soumise à l’opinion qui la proclame laide, tandis qu’elle sent en elle le charme irrésistible que produisent les sentiments vrais ? C’est de féroces jalousies à l’aspect du bonheur, de cruelles velléités de vengeance contre la rivale qui vole un regard, enfin des émotions, des terreurs inconnues à la plupart des femmes, et qui alors perdraient à n’être qu’indiquées. Le doute, si dramatique en amour, serait le secret de cette analyse, essentiellement minutieuse, où certaines âmes retrouveraient la poésie perdue, mais non pas oubliée de leurs premiers troubles : ces exaltations sublimes au fond du cœur et que le visage ne trahit jamais ; cette crainte de n’être pas compris, et ces joies illimitées de l’avoir été ; ces hésitations de l’âme qui se replie sur elle-même et ces projections magnétiques qui donnent aux yeux des nuances infinies ; ces projets de suicide causés par un mot et dissipés par une intonation de voix aussi étendue que le sentiment dont elle révèle la persistance méconnue ; ces regards tremblants qui voilent de terribles hardiesses ; ces envies soudaines de parler et d’agir, réprimées par leur violence même ; cette éloquence intime qui se produit par des phrases sans esprit, mais prononcées d’une voix agitée ; les mystérieux effets de cette primitive pudeur de l’âme et de cette divine discrétion qui rend généreux dans l’ombre, et fait trouver un goût exquis aux dévouements ignorés ; enfin, toutes les beautés de l’amour jeune et les faiblesses de sa puissance.

Mademoiselle Joséphine de Temninck fut coquette par grandeur d’âme. Le sentiment de ses apparentes imperfections la rendit aussi difficile que l’eût été la plus belle personne. La crainte de déplaire un jour éveillait sa fierté, détruisait sa confiance et lui donnait le courage de garder au fond de son cœur ces premières félicités que les autres femmes aiment à publier par leurs manières, et dont elles se font une orgueilleuse parure. Plus l’amour la poussait vivement vers Balthazar, moins elle osait lui exprimer ses sentiments. Le geste, le regard, la réponse ou la demande qui, chez une jolie femme, sont des flatteries pour un homme, ne devenaient-elles pas en elle d’humiliantes spéculations ? Une femme belle peut à son {p. 327} aise être elle-même, le monde lui fait toujours crédit d’une sottise ou d’une gaucherie ; tandis qu’un seul regard arrête l’expression la plus magnifique sur les lèvres d’une femme laide, intimide ses yeux, augmente la mauvaise grâce de ses gestes, embarrasse son maintien. Ne sait-elle pas qu’à elle seule il est défendu de commettre des fautes, chacun lui refuse le don de les réparer, et d’ailleurs personne ne lui en fournit l’occasion. La nécessité d’être à chaque instant parfaite ne doit-elle pas éteindre les facultés, glacer leur exercice ? Cette femme ne peut vivre que dans une atmosphère d’angélique indulgence. Où sont les cœurs d’où l’indulgence s’épanche sans se teindre d’une amère et blessante pitié ? Ces pensées auxquelles l’avait accoutumée l’horrible politesse du monde, et ces égards qui, plus cruels que des injures, aggravent les malheurs en les constatant, oppressaient mademoiselle de Temninck, lui causaient une gêne constante qui refoulait au fond de son âme les impressions les plus délicieuses, et frappaient de froideur son attitude, sa parole, son regard. Elle était amoureuse à la dérobée, n’osait avoir de l’éloquence ou de la beauté que dans la solitude. Malheureuse au grand jour, elle aurait été ravissante s’il lui avait été permis de ne vivre qu’à la nuit. Souvent, pour éprouver cet amour et au risque de le perdre, elle dédaignait la parure qui pouvait sauver en partie ses défauts. Ses yeux d’espagnole fascinaient quand elle s’apercevait que Balthazar la trouvait belle en négligé. Néanmoins, la défiance lui gâtait les rares instants pendant lesquels elle se hasardait à se livrer au bonheur. Elle se demandait bientôt si Claës ne cherchait pas à l’épouser pour avoir au logis une esclave, s’il n’avait pas quelques imperfections secrètes qui l’obligeaient à se contenter d’une pauvre fille disgraciée. Ces anxiétés perpétuelles donnaient parfois un prix inouï aux heures où elle croyait à la durée, à la sincérité d’un amour qui devait la venger du monde. Elle provoquait de délicates discussions en exagérant sa laideur, afin de pénétrer jusqu’au fond de la conscience de son amant, elle arrachait alors à Balthazar des vérités peu flatteuses ; mais elle aimait l’embarras où il se trouvait, quand elle l’avait amené à dire que ce qu’on aimait dans une femme était avant tout une belle âme, et ce dévouement qui rend les jours de la vie si constamment heureux ; qu’après quelques années de mariage, la plus délicieuse femme de la terre est pour un mari l’équivalent de la plus laide. Après avoir entassé ce qu’il y avait de vrai dans les paradoxes qui {p. 328} tendent à diminuer le prix de la beauté, soudain Balthazar s’apercevait de la désobligeance de ces propositions, et découvrait toute la bonté de son cœur dans la délicatesse des transitions par lesquelles il savait prouver à mademoiselle de Temninck qu’elle était parfaite pour lui. Le dévouement, qui peut-être est chez la femme le comble de l’amour, ne manqua pas à cette fille, car elle désespéra d’être toujours aimée ; mais la perspective d’une lutte dans laquelle le sentiment devait l’emporter sur la beauté la tenta ; puis elle trouva de la grandeur à se donner sans croire à l’amour ; enfin le bonheur, de quelque courte durée qu’il pût être, devait lui coûter trop cher pour qu’elle se refusât à le goûter. Ces incertitudes, ces combats, en communiquant le charme et l’imprévu de la passion à cette créature supérieure, inspiraient à Balthazar un amour presque chevaleresque.

Le mariage eut lieu au commencement de l’année 1795. Les deux époux revinrent à Douai passer les premiers jours de leur union dans la maison patriarcale des Claës, dont les trésors furent grossis par mademoiselle de Temninck qui apporta quelques beaux tableaux de Murillo et de Velasquez, les diamants de sa mère et les magnifiques présents que lui envoya son frère, devenu duc de Casa-Réal. Peu de femmes furent plus heureuses que madame Claës. Son bonheur dura quinze années, sans le plus léger nuage ; et comme une vive lumière, il s’infusa jusque dans les menus détails de l’existence. La plupart des hommes ont des inégalités de caractère qui produisent de continuelles dissonances ; ils privent ainsi leur intérieur de cette harmonie, le beau idéal du ménage ; car la plupart des hommes sont entachés de petitesses, et les petitesses engendrent les tracasseries. L’un sera probe et actif, mais dur et rêche ; l’autre sera bon, mais entêté ; celui-ci aimera sa femme, mais aura de l’incertitude dans ses volontés ; celui-là, préoccupé par l’ambition, s’acquittera de ses sentiments comme d’une dette, s’il donne les vanités de la fortune, il emporte la joie de tous les jours ; enfin, les hommes du milieu social sont essentiellement incomplets, sans être notablement reprochables. Les gens d’esprit sont variables autant que des baromètres, le génie seul est essentiellement bon. Aussi le bonheur pur se trouve-t-il aux deux extrémités de l’échelle morale. La bonne bête ou l’homme de génie sont seuls capables, l’un par faiblesse, l’autre par force, de cette égalité d’humeur, de cette douceur constante dans laquelle se fondent {p. 329} les aspérités de la vie. Chez l’un, c’est indifférence et passiveté ; chez l’autre, c’est indulgence et continuité de la pensée sublime dont il est l’interprète et qui doit se ressembler dans le principe comme dans l’application. L’un et l’autre sont également simples et naïfs ; seulement, chez celui-là c’est le vide ; chez celui-ci c’est la profondeur. Aussi les femmes adroites sont-elles assez disposées à prendre une bête comme le meilleur pis-aller d’un grand homme. Balthazar porta donc d’abord sa supériorité dans les plus petites choses de la vie. Il se plut à voir dans l’amour conjugal une œuvre magnifique, et comme les hommes de haute portée qui ne souffrent rien d’imparfait, il voulut en déployer toutes les beautés. Son esprit modifiait incessamment le calme du bonheur, son noble caractère marquait ses attentions au coin de la grâce. Ainsi, quoiqu’il partageât les principes philosophiques du dix-huitième siècle, il installa chez lui jusqu’en 1801, malgré les dangers que les lois révolutionnaires lui faisaient courir, un prêtre catholique, afin de ne pas contrarier le fanatisme espagnol que sa femme avait sucé dans le lait maternel pour le catholicisme romain ; puis, quand le culte fut rétabli en France, il accompagna sa femme à la messe, tous les dimanches. Jamais son attachement ne quitta les formes de la passion. Jamais il ne fit sentir dans son intérieur cette force protectrice que les femmes aiment tant, parce que pour la sienne elle aurait ressemblé à de la pitié. Enfin, par la plus ingénieuse adulation, il la traitait comme son égale et laissait échapper de ces aimables bouderies qu’un homme se permet envers une belle femme comme pour en braver la supériorité. Ses lèvres furent toujours embellies par le sourire du bonheur, et sa parole fut toujours pleine de douceur. Il aima sa Joséphine pour elle et pour lui, avec cette ardeur qui comporte un éloge continuel des qualités et des beautés d’une femme. La fidélité, souvent l’effet d’un principe social, d’une religion ou d’un calcul chez les maris, en lui, semblait involontaire, et n’allait point sans les douces flatteries du printemps de l’amour. Le devoir était du mariage la seule obligation qui fût inconnue à ces deux êtres également aimants, car Balthazar Claës trouva dans mademoiselle de Temninck une constante et complète réalisation de ses espérances. En lui, le cœur fut toujours assouvi sans fatigue, et l’homme toujours heureux. Non-seulement, le sang espagnol ne mentait pas chez la petite-fille des Casa-Réal, et lui faisait un instinct de cette science qui sait varier le plaisir à l’infini ; {p. 330} mais elle eut aussi ce dévouement sans bornes qui est le génie de son sexe, comme la grâce en est toute la beauté. Son amour était un fanatisme aveugle qui sur un seul signe de tête l’eût fait aller joyeusement à la mort. La délicatesse de Balthazar avait exalté chez elle les sentiments les plus généreux de la femme, et lui inspirait un impérieux besoin de donner plus qu’elle ne recevait. Ce mutuel échange d’un bonheur alternativement prodigué mettait visiblement le principe de sa vie en dehors d’elle, et répandait un croissant amour dans ses paroles, dans ses regards, dans ses actions. De part et d’autre, la reconnaissance fécondait et variait la vie du cœur ; de même que la certitude d’être tout l’un pour l’autre excluait les petitesses en agrandissant les moindres accessoires de l’existence. Mais aussi, la femme contrefaite que son mari trouve droite, la femme boiteuse qu’un homme ne veut pas autrement, ou la femme âgée qui paraît jeune, ne sont-elles pas les plus heureuses créatures du monde féminin ?… La passion humaine ne saurait aller au delà. La gloire de la femme n’est-elle pas de faire adorer ce qui paraît un défaut en elle. Oublier qu’une boiteuse ne marche pas droit est la fascination d’un moment ; mais l’aimer parce qu’elle boite est la déification de son vice. Peut-être faudrait-il graver dans l’Évangile des femmes cette sentence : Bienheureuses les imparfaites, à elles appartient le royaume de l’amour. Certes, la beauté doit être un malheur pour une femme, car cette fleur passagère entre pour trop dans le sentiment qu’elle inspire ; ne l’aime-t-on pas comme on épouse une riche héritière ? Mais l’amour que fait éprouver ou que témoigne une femme déshéritée des fragiles avantages après lesquels courent les enfants d’Adam, est l’amour vrai, la passion vraiment mystérieuse, une ardente étreinte des âmes, un sentiment pour lequel le jour du désenchantement n’arrive jamais. Cette femme a des grâces ignorées du monde au contrôle duquel elle se soustrait, elle est belle à propos, et recueille trop de gloire à faire oublier ses imperfections pour n’y pas constamment réussir. Aussi, les attachements les plus célèbres dans l’histoire furent-ils presque tous inspirés par des femmes à qui le vulgaire aurait trouvé des défauts. Cléopâtre, Jeanne de Naples, Diane de Poitiers, mademoiselle de La Vallière, madame de Pompadour, enfin la plupart des femmes que l’amour a rendues célèbres ne manquent ni d’imperfections, ni d’infirmités ; tandis que la plupart des femmes dont la beauté nous est citée comme parfaite, ont {p. 331} vu finir malheureusement leurs amours. Cette apparente bizarrerie doit avoir sa cause. Peut-être l’homme vit-il plus par le sentiment que par le plaisir ? peut-être le charme tout physique d’une belle femme a-t-il des bornes, tandis que le charme essentiellement moral d’une femme de beauté médiocre est infini ? N’est-ce pas la moralité de la fabulation sur laquelle reposent les Mille et une Nuits. Femme d’Henri VIII, une laide aurait défié la hache et soumis l’inconstance du maître. Par une bizarrerie assez explicable chez une fille d’origine espagnole, madame Claës était ignorante. Elle savait lire et écrire ; mais jusqu’à l’âge de vingt ans, époque à laquelle ses parents la tirèrent du couvent, elle n’avait lu que des ouvrages ascétiques. En entrant dans le monde, elle eut d’abord soif des plaisirs du monde et n’apprit que les sciences futiles de la toilette ; mais elle fut si profondément humiliée de son ignorance qu’elle n’osait se mêler à aucune conversation ; aussi passa-t-elle pour avoir peu d’esprit. Cependant, cette éducation mystique avait eu pour résultat de laisser en elle les sentiments dans toute leur force, et de ne point gâter son esprit naturel. Sotte et laide comme une héritière aux yeux du monde, elle devint spirituelle et belle pour son mari. Balthazar essaya bien pendant les premières années de son mariage de donner à sa femme les connaissances dont elle avait besoin pour être bien dans le monde ; mais il était sans doute trop tard, elle n’avait que la mémoire du cœur. Joséphine n’oubliait rien de ce que lui disait Claës, relativement à eux-mêmes ; elle se souvenait des plus petites circonstances de sa vie heureuse, et ne se rappelait pas le lendemain sa leçon de la veille. Cette ignorance eût causé de grands discords entre d’autres époux ; mais madame Claës avait une si naïve entente de la passion, elle aimait si pieusement, si saintement son mari, et le désir de conserver son bonheur la rendait si adroite qu’elle s’arrangeait toujours pour paraître le comprendre, et laissait rarement arriver les moments où son ignorance eût été par trop évidente. D’ailleurs quand deux personnes s’aiment assez pour que chaque jour soit pour eux le premier de leur passion, il existe dans ce fécond bonheur des phénomènes qui changent toutes les conditions de la vie. N’est-ce pas alors comme une enfance insouciante de tout ce qui n’est pas rire, joie, plaisir ? Puis, quand la vie est bien active, quand les foyers en sont bien ardents, l’homme laisse aller la combustion sans y penser ou la discuter, sans mesurer les moyens ni la fin. Jamais {p. 332} d’ailleurs aucune fille d’Ève n’entendit mieux que madame Claës son métier de femme. Elle eut cette soumission de la Flamande, qui rend le foyer domestique si attrayant, et à laquelle sa fierté d’Espagnole donnait une plus haute saveur. Elle était imposante, savait commander le respect par un regard où éclatait le sentiment de sa valeur et de sa noblesse ; mais devant Claës elle tremblait ; et, à la longue, elle avait fini par le mettre si haut et si près de Dieu, en lui rapportant tous les actes de sa vie et ses moindres pensées, que son amour n’allait plus sans une teinte de crainte respectueuse qui l’aiguisait encore. Elle prit avec orgueil toutes les habitudes de la bourgeoisie flamande et plaça son amour-propre à rendre la vie domestique grassement heureuse, à entretenir les plus petits détails de la maison dans leur propreté classique, à ne posséder que des choses d’une bonté absolue, à maintenir sur sa table les mets les plus délicats et à mettre tout chez elle en harmonie avec la vie du cœur. Ils eurent deux garçons et deux filles. L’aînée, nommée Marguerite, était née en 1796. Le dernier enfant était un garçon, âgé de trois ans et nommé Jean Balthazar. Le sentiment maternel fut chez madame Claës presque égal à son amour pour son époux. Aussi se passa-t-il en son âme, et surtout pendant les derniers jours de sa vie, un combat horrible entre ces deux sentiments également puissants, et dont l’un était en quelque sorte devenu l’ennemi de l’autre. Les larmes et la terreur empreintes sur sa figure au moment où commence le récit du drame domestique qui couvait dans cette paisible maison, étaient causées par la crainte d’avoir sacrifié ses enfants à son mari.

En 1805, le frère de madame Claës mourut sans laisser d’enfants. La loi espagnole s’opposait à ce que la sœur succédât aux possessions territoriales qui apanageaient les titres de la maison ; mais par ses dispositions testamentaires, le duc lui légua soixante mille ducats environ, que les héritiers de la branche collatérale ne lui disputèrent pas. Quoique le sentiment qui l’unissait à Balthazar Claës fût tel que jamais aucune idée d’intérêt l’eût entaché, Joséphine éprouva une sorte de contentement à posséder une fortune égale à celle de son mari, et fut heureuse de pouvoir à son tour lui offrir quelque chose après avoir si noblement tout reçu de lui. Le hasard fit donc que ce mariage, dans lequel les calculateurs voyaient une folie, fût, sous le rapport de l’intérêt, un excellent mariage. L’emploi de cette somme fut assez difficile à déterminer. La {p. 333} maison Claës était si richement fournie en meubles, en tableaux, en objets d’art et de prix, qu’il semblait difficile d’y ajouter des choses dignes de celles qui s’y trouvaient déjà. Le goût de cette famille y avait accumulé des trésors. Une génération s’était mise à la piste de beaux tableaux ; puis la nécessité de compléter la collection commencée avait rendu le goût de la peinture héréditaire. Les cent tableaux qui ornaient la galerie par laquelle on communiquait du quartier de derrière aux appartements de réception situés au premier étage de la maison de devant, ainsi qu’une cinquantaine d’autres placés dans les salons d’apparat, avaient exigé trois siècles de patientes recherches. C’était de célèbres morceaux de Rubens, de Ruysdaël, de Van-Dyck, de Terburg, de Gérard Dow, de Teniers, de Miéris, de Paul-Potter, de Wouwermans, de Rembrandt, d’Hobbéma, de Cranach et d’Holbein. Les tableaux italiens et français étaient en minorité, mais tous authentiques et capitaux. Une autre génération avait eu la fantaisie des services de porcelaine japonaise ou chinoise. Tel Claës s’était passionné pour les meubles, tel autre pour l’argenterie, enfin chacun d’eux avait eu sa manie, sa passion, l’un des traits les plus saillants du caractère flamand. Le père de Balthazar, le dernier débris de la fameuse société hollandaise, avait laissé l’une des plus riches collections de tulipes connues1. Outre ces richesses héréditaires qui représentaient un capital énorme, et meublaient magnifiquement cette vieille maison, simple au dehors comme une coquille, mais comme une coquille intérieurement nacrée et parée des plus riches couleurs, Balthazar Claës possédait encore une maison de campagne dans la plaine d’Orchies. Loin de baser, comme les Français, sa dépense sur ses revenus, il avait suivi la vieille coutume hollandaise de n’en consommer que le quart ; et douze cents ducats par an mettaient sa dépense au niveau de celle que faisaient les plus riches personnes de la ville. La publication du Code Civil donna raison à cette sagesse. En ordonnant le partage égal des biens, le Titre des Successions devait laisser chaque enfant presque pauvre et disperser un jour les richesses du vieux musée Claës. Balthazar, d’accord avec madame Claës, plaça la fortune de sa femme de manière à donner à chacun de leurs enfants une position semblable à celle du père. La maison Claës persista donc dans la modestie de son train et acheta des bois, un peu maltraités par les guerres qui avaient eu lieu ; mais qui bien conservés devaient prendre à dix {p. 334} ans de là une valeur énorme. La haute société de Douai, que fréquentait monsieur Claës, avait su si bien apprécier le beau caractère et les qualités de sa femme, que, par une espèce de convention tacite, elle était exemptée des devoirs auxquels les gens de province tiennent tant. Pendant la saison d’hiver qu’elle passait à la ville, elle allait rarement dans le monde, et le monde venait chez elle. Elle recevait tous les mercredis, et donnait trois grands dîners par mois. Chacun avait senti qu’elle était plus à l’aise dans sa maison, où la retenaient d’ailleurs sa passion pour son mari et les soins que réclamait l’éducation de ses enfants. Telle fut, jusqu’en 1809, la conduite de ce ménage qui n’eut rien que2 de conforme aux idées reçues. La vie de ces deux êtres, secrètement pleine d’amour et de joie, était extérieurement semblable à toute autre. La passion de Balthazar Claës pour sa femme, et que sa femme savait perpétuer, semblait, comme il le faisait observer lui-même, employer sa constance innée dans la culture du bonheur qui valait bien celle des tulipes vers laquelle il penchait dès son enfance, et le dispensait d’avoir sa manie comme chacun de ses ancêtres avait eu la sienne.

À la fin de cette année, l’esprit et les manières de Balthazar subirent des altérations funestes, qui commencèrent si naturellement que d’abord madame Claës ne trouva pas nécessaire de lui en demander la cause. Un soir, son mari se coucha dans un état de préoccupation qu’elle se fit un devoir de respecter. Sa délicatesse de femme et ses habitudes de soumission lui avaient toujours laissé attendre les confidences de Balthazar, dont la confiance lui était garantie par une affection si vraie qu’elle ne donnait aucune prise à sa jalousie. Quoique certaine d’obtenir une réponse quand elle se permettrait une demande curieuse, elle avait toujours conservé de ses premières impressions dans la vie la crainte d’un refus. D’ailleurs, la maladie morale de son mari eut des phases, et n’arriva que par des teintes progressivement plus fortes à cette violence intolérable qui détruisit le bonheur de son ménage. Quelque occupé que fût Balthazar, il resta néanmoins, pendant plusieurs mois, causeur, affectueux, et le changement de son caractère ne se manifestait alors que par de fréquentes distractions. Madame Claës espéra long-temps savoir par son mari le secret de ses travaux ; peut-être ne voulait-il l’avouer qu’au moment où ils aboutiraient à des résultats utiles, car beaucoup d’hommes ont un orgueil qui les pousse à cacher leurs combats et à ne se montrer que victorieux. Au jour {p. 335} du triomphe, le bonheur domestique devait donc reparaître d’autant plus éclatant que Balthazar s’apercevrait de cette lacune dans sa vie amoureuse que son cœur désavouerait sans doute. Joséphine connaissait assez son mari pour savoir qu’il ne se pardonnerait pas d’avoir rendu sa Pépita moins heureuse pendant plusieurs mois. Elle gardait donc le silence en éprouvant une espèce de joie à souffrir par lui, pour lui ; car sa passion avait une teinte de cette piété espagnole qui ne sépare jamais la foi de l’amour, et ne comprend point le sentiment sans souffrances. Elle attendait donc un retour d’affection en se disant chaque soir : – Ce sera demain ! et en traitant son bonheur comme un absent. Elle conçut son dernier enfant au milieu de ces troubles secrets. Horrible révélation d’un avenir de douleur ! En cette circonstance, l’amour fut, parmi les distractions de son mari, comme une distraction plus forte que les autres. Son orgueil de femme, blessé pour la première fois, lui fit sonder la profondeur de l’abîme inconnu qui la séparait à jamais du Claës des premiers jours. Dès ce moment, l’état de Balthazar empira. Cet homme, naguère incessamment plongé dans les joies domestiques, qui jouait pendant des heures entières avec ses enfants, se roulait avec eux sur le tapis du parloir ou dans les allées du jardin, qui semblait ne pouvoir vivre que sous les yeux noirs de sa Pépita, ne s’aperçut point de la grossesse de sa femme, oublia de vivre en famille et s’oublia lui-même. Plus madame Claës avait tardé à lui demander le sujet de ses occupations, moins elle l’osa. À cette idée, son sang bouillonnait et la voix lui manquait. Enfin elle crut avoir cessé de plaire à son mari et fut alors sérieusement alarmée. Cette crainte l’occupa, la désespéra, l’exalta, devint le principe de bien des heures mélancoliques, et de tristes rêveries. Elle justifia Balthazar à ses dépens en se trouvant laide et vieille ; puis elle entrevit une pensée généreuse, mais humiliante pour elle, dans le travail par lequel il se faisait une fidélité négative, et voulut lui rendre son indépendance en laissant s’établir un de ces secrets divorces, le mot du bonheur dont paraissent jouir plusieurs ménages. Néanmoins, avant de dire adieu à la vie conjugale, elle tâcha de lire au fond de ce cœur, mais elle le trouva fermé. Insensiblement, elle vit Balthazar devenir indifférent à tout ce qu’il avait aimé, négliger ses tulipes en fleurs, et ne plus songer à ses enfants. Sans doute il se livrait à quelque passion en dehors des affections du cœur, mais qui, selon les femmes, n’en dessèche pas {p. 336} moins le cœur. L’amour était endormi et non pas enfui. Si ce fut une consolation, le malheur n’en resta pas moins le même. La continuité de cette crise s’explique par un seul mot, l’espérance, secret de toutes ces situations conjugales. Au moment où la pauvre femme arrivait à un degré de désespoir qui lui prêtait le courage d’interroger son mari ; précisément, alors elle retrouvait de doux moments, pendant lesquels Balthazar lui prouvait que s’il appartenait à quelques pensées diaboliques, elles lui permettaient de redevenir parfois lui-même. Durant ces instants où son ciel s’éclaircissait, elle s’empressait trop à jouir de son bonheur pour le troubler par des importunités ; puis, quand elle s’était enhardie à questionner Balthazar, au moment même où elle allait parler, il lui échappait aussitôt, il la quittait brusquement, ou tombait dans le gouffre de ses méditations d’où rien ne le pouvait tirer. Bientôt la réaction du moral sur le physique commença ses ravages, d’abord imperceptibles, mais néanmoins saisissables à l’œil d’une femme aimante qui suivait la secrète pensée de son mari dans ses moindres manifestations. Souvent, elle avait peine à retenir ses larmes en le voyant, après le dîner, plongé dans une bergère au coin du feu, morne et pensif, l’œil arrêté sur un panneau noir sans s’apercevoir du silence qui régnait autour de lui. Elle observait avec terreur les changements insensibles qui dégradaient cette figure que l’amour avait faite sublime pour elle. Chaque jour, la vie de l’âme s’en retirait davantage, la charpente physique restait sans aucune expression. Parfois, les yeux prenaient une couleur vitreuse ; il semblait que la vue se retournât et s’exerçât à l’intérieur. Quand les enfants étaient couchés, après quelques heures de silence et de solitude, pleines de pensées affreuses, si la pauvre Pépita se hasardait à demander : – Mon ami, souffres-tu ? quelquefois Balthazar ne répondait pas ; ou, s’il répondait, il revenait à lui par un tressaillement comme un homme arraché en sursaut à son sommeil, et disait un non sec et caverneux qui tombait pesamment sur le cœur de sa femme palpitante. Quoiqu’elle eût voulu cacher à ses amis la bizarre situation où elle se trouvait, elle fut cependant obligée d’en parler. Selon l’usage des petites villes, la plupart des salons avaient fait du dérangement de Balthazar le sujet de leurs conversations, et déjà dans certaines sociétés, l’on savait plusieurs détails ignorés de madame Claës. Aussi, malgré le mutisme commandé par la politesse, quelques amis témoignèrent-ils de si vives {p. 337} inquiétudes, qu’elle s’empressa de justifier les singularités de son mari.

– Monsieur Balthazar avait, disait-elle, entrepris un grand travail qui l’absorbait, mais dont la réussite devait être un sujet de gloire pour sa famille et pour sa patrie.

Cette explication mystérieuse caressait trop l’ambition d’une ville où, plus qu’en aucune autre, règne l’amour du pays et le désir de son illustration, pour qu’elle ne produisît pas dans les esprits une réaction favorable à monsieur Claës. Les suppositions de sa femme étaient, jusqu’à un certain point, assez fondées. Plusieurs ouvriers de diverses professions avaient long-temps travaillé dans le grenier de la maison de devant, où Balthazar se rendait dès le matin. Après y avoir fait des retraites de plus en plus longues, auxquelles s’étaient insensiblement accoutumés sa femme et ses gens, Balthazar en était arrivé à y demeurer des journées entières. Mais, douleur inouïe ! madame Claës apprit par les humiliantes confidences de ses bonnes amies étonnées de son ignorance, que son mari ne cessait d’acheter à Paris des instruments de physique, des matières précieuses, des livres, des machines, et se ruinait, disait-on, à chercher la pierre philosophale. Elle devait songer à ses enfants, ajoutaient les amies, à son propre avenir, et serait criminelle de ne pas employer son influence pour détourner son mari de la fausse voie où il s’était engagé. Si madame Claës retrouva son impertinence de grande dame pour imposer silence à ces discours absurdes, elle fut prise de terreur malgré son apparente assurance, et résolut de quitter son rôle d’abnégation. Elle fit naître une de ces situations pendant lesquelles une femme est avec son mari sur un pied d’égalité ; moins tremblante alors, elle osa demander à Balthazar la raison de son changement, et le motif de sa constante retraite. Le Flamand fronça les sourcils, et lui répondit : – Ma chère, tu n’y comprendrais rien.

Un jour, Joséphine insista pour connaître ce secret en se plaignant avec douceur de ne pas partager toute la pensée de celui de qui elle partageait la vie.

– Puisque cela t’intéresse tant, répondit Balthazar en gardant sa femme sur ses genoux et lui caressant ses cheveux noirs, je te dirai que je me suis remis à la chimie, et que3 je suis l’homme le plus heureux du monde.

Deux ans après l’hiver où monsieur Claës était devenu chimiste, {p. 338} sa maison avait changé d’aspect. Soit que la société se choquât de la distraction perpétuelle du savant, ou crût le gêner ; soit que ses anxiétés secrètes eussent rendu madame Claës moins agréable, elle ne voyait plus que ses amis intimes. Balthazar n’allait nulle part, s’enfermait dans son laboratoire pendant toute la journée, y restait parfois la nuit, et n’apparaissait au sein de sa famille qu’à l’heure du dîner. Dès la deuxième année, il cessa de passer la belle saison à sa campagne que sa femme ne voulut plus habiter seule. Quelquefois Balthazar sortait de chez lui, se promenait et ne rentrait que le lendemain, en laissant madame Claës pendant toute une nuit livrée à de mortelles inquiétudes ; après l’avoir fait infructueusement chercher dans une ville dont les portes étaient fermées le soir, suivant l’usage des places fortes, elle ne pouvait envoyer à sa poursuite dans la campagne. La malheureuse femme n’avait même plus alors l’espoir mêlé d’angoisses que donne l’attente, et souffrait jusqu’au lendemain. Balthazar, qui avait oublié l’heure de la fermeture des portes, arrivait le lendemain tout tranquillement sans soupçonner les tortures que sa distraction devait imposer à sa famille ; et le bonheur de le revoir était pour sa femme une crise aussi dangereuse que pouvaient l’être ses appréhensions, elle se taisait, n’osait le questionner ; car, à la première demande qu’elle fit, il avait répondu d’un air surpris : – « Eh ! bien, quoi, l’on ne peut pas se promener ! » Les passions ne savent pas tromper. Les inquiétudes de madame Claës justifièrent donc les bruits qu’elle s’était plu à démentir. Sa jeunesse l’avait habituée à connaître la pitié polie du monde ; pour ne pas la subir une seconde fois, elle se renferma plus étroitement dans l’enceinte de sa maison que tout le monde déserta, même ses derniers amis. Le désordre dans les vêtements, toujours si dégradant pour un homme de la haute classe, devint tel chez Balthazar, qu’entre tant de causes de chagrins, ce ne fut pas l’une des moins sensibles dont s’affecta cette femme habituée à l’exquise propreté des Flamandes. De concert avec Lemulquinier, valet de chambre de son mari, Joséphine remédia pendant quelque temps à la dévastation journalière des habits, mais il fallut y renoncer. Le jour même où, à l’insu de Balthazar, des effets neufs avaient été substitués à ceux qui étaient tachés, déchirés ou troués, il en faisait des haillons. Cette femme heureuse pendant quinze ans, et dont la jalousie ne s’était jamais éveillée, se trouva tout à coup n’être plus rien en apparence dans le cœur {p. 339} où elle régnait naguère. Espagnole d’origine, le sentiment de la femme espagnole gronda chez elle, quand elle se découvrit une rivale dans la Science qui lui enlevait son mari ; les tourments de la jalousie lui dévorèrent le cœur, et rénovèrent son amour. Mais que faire contre la Science ? comment en combattre le pouvoir incessant, tyrannique et croissant ? Comment tuer une rivale invisible ? Comment une femme, dont le pouvoir est limité par la nature, peut-elle lutter avec une idée dont les jouissances sont infinies et les attraits toujours nouveaux ? Que tenter contre la coquetterie des idées qui se rafraîchissent, renaissent plus belles dans les difficultés, et entraînent un homme si loin du monde qu’il oublie jusqu’à ses plus chères affections ? Enfin un jour, malgré les ordres sévères que Balthazar avait donnés, sa femme voulut au moins ne pas le quitter, s’enfermer avec lui dans ce grenier où il se retirait, combattre corps à corps avec sa rivale en assistant son mari durant les longues heures qu’il prodiguait à cette terrible maîtresse. Elle voulut se glisser secrètement dans ce mystérieux atelier de séduction, et acquérir le droit d’y rester toujours. Elle essaya donc de partager avec Lemulquinier le droit d’entrer dans le laboratoire ; mais, pour ne pas le rendre témoin d’une querelle qu’elle redoutait, elle attendit un jour où son mari se passerait du valet de chambre. Depuis quelque temps, elle étudiait les allées et venues de ce domestique avec une impatience haineuse ; ne savait-il pas tout ce qu’elle désirait apprendre, ce que son mari lui cachait et ce qu’elle n’osait lui demander ; elle trouvait Lemulquinier plus favorisé qu’elle, elle, l’épouse ! Elle vint donc tremblante et presque heureuse ; mais, pour la première fois de sa vie, elle connut la colère de Balthazar ; à peine avait-elle entr’ouvert la porte, qu’il fondit sur elle, la prit, la jeta rudement sur l’escalier, où elle faillit rouler du haut en bas.

– Dieu soit loué, tu existes ! cria Balthazar en la relevant.

Un masque de verre s’était brisé en éclats sur madame Claës qui vit son mari pâle, blême, effrayé.

– Ma chère, je t’avais défendu de venir ici, dit-il en s’asseyant sur une marche de l’escalier comme un homme abattu. Les saints t’ont préservée de la mort. Par quel hasard mes yeux étaient-ils fixés sur la porte ? Nous avons failli périr.

– J’aurais été bien heureuse alors, dit-elle.

– Mon expérience est manquée, reprit Balthazar. Je ne puis {p. 340} pardonner qu’à toi la douleur que me cause ce cruel mécompte. J’allais peut-être décomposer l’azote. Va, retourne à tes affaires.

Balthazar rentra dans son laboratoire.

– J’allais peut-être décomposer l’azote ! se dit la pauvre femme en revenant dans sa chambre où elle fondit en larmes.

Cette phrase était inintelligible pour elle. Les hommes, habitués par leur éducation à tout concevoir, ne savent pas ce qu’il y a d’horrible pour une femme à ne pouvoir comprendre la pensée de celui qu’elle aime. Plus indulgentes que nous ne le sommes, ces divines créatures ne nous disent pas quand le langage de leurs âmes reste incompris ; elles craignent de nous faire sentir la supériorité de leurs sentiments, et cachent alors leurs douleurs avec autant de joie qu’elles taisent leurs plaisirs méconnus ; mais plus ambitieuses en amour que nous ne le sommes, elles veulent épouser mieux que le cœur de l’homme, elles en veulent aussi toute la pensée. Pour madame Claës, ne rien savoir de la Science dont s’occupait son mari, engendrait dans son âme un dépit plus violent que celui causé par la beauté d’une rivale. Une lutte de femme à femme laisse à celle qui aime le plus l’avantage d’aimer mieux ; mais ce dépit accusait une impuissance et humiliait tous les sentiments qui nous aident à vivre. Joséphine ne savait pas ! Il se trouvait, pour elle, une situation où son ignorance la séparait de son mari. Enfin, dernière torture, et la plus vive, il était souvent entre la vie et la mort, il courait des dangers, loin d’elle et près d’elle, sans qu’elle les partageât, sans qu’elle les connût. C’était, comme l’enfer, une prison morale sans issue, sans espérance. Madame Claës voulut au moins connaître les attraits de cette science, et se mit à étudier en secret la chimie dans les livres. Cette famille fut alors comme cloîtrée.

Telles furent les transitions successives par lesquelles le malheur fit passer la maison Claës, avant de l’amener à l’espèce de mort civile dont elle est frappée au moment où cette histoire commence.

Cette situation violente se compliqua. Comme toutes les femmes passionnées, madame Claës était d’un désintéressement inouï. Ceux qui aiment véritablement savent combien l’argent est peu de chose auprès des sentiments, et avec quelle difficulté il s’y agrège. Néanmoins Joséphine n’apprit pas sans une cruelle émotion que son mari devait trois cent mille francs hypothéqués sur ses propriétés. L’authenticité des contrats sanctionnait les inquiétudes, les bruits, {p. 341} les conjectures de la ville. Madame Claës, justement alarmée, fut forcée, elle si fière, de questionner le notaire de son mari, de le mettre dans le secret de ses douleurs ou de les lui laisser deviner, et d’entendre enfin cette humiliante question : – « Comment monsieur Claës ne vous a-t-il encore rien dit ? » Heureusement le notaire de Balthazar lui était presque parent, et voici comment. Le grand-père de monsieur Claës avait épousé une Pierquin d’Anvers, de la même famille que les Pierquin de Douai. Depuis ce mariage, ceux-ci, quoique étrangers aux Claës, les traitaient de cousins. Monsieur Pierquin, jeune homme de vingt-six ans qui venait de succéder à la charge de son père, était la seule personne qui eût accès dans la maison Claës. Madame Balthazar avait depuis plusieurs mois vécu dans une si complète solitude que le notaire fut obligé de lui confirmer la nouvelle des désastres déjà connus dans toute la ville. Il lui dit que, vraisemblablement, son mari devait des sommes considérables à la maison qui lui fournissait des produits chimiques. Après s’être enquis de la fortune et de la considération dont jouissait monsieur Claës, cette maison accueillait toutes ses demandes et faisait les envois sans inquiétude, malgré l’étendue des crédits. Madame Claës chargea Pierquin de demander le mémoire des fournitures faites à son mari. Deux mois après, messieurs Protez et Chiffreville, fabricants de produits chimiques, adressèrent un arrêté de compte, qui montait à cent mille francs. Madame Claës et Pierquin étudièrent cette facture avec une surprise croissante. Si beaucoup d’articles, exprimés scientifiquement ou commercialement, étaient pour eux inintelligibles, ils furent effrayés de voir portés en compte des parties de métaux, des diamants de toutes les espèces, mais en petites quantités. Le total de la dette s’expliquait facilement par la multiplicité des articles, par les précautions que nécessitait le transport de certaines substances ou l’envoi de quelques machines précieuses, par le prix exorbitant de plusieurs produits qui ne s’obtenaient que difficilement, ou que leur rareté rendait chers, enfin par la valeur des instruments de physique ou de chimie confectionnés d’après les instructions de monsieur Claës. Le notaire, dans l’intérêt de son cousin, avait pris des renseignements sur les Protez et Chiffreville, et la probité de ces négociants devait rassurer sur la moralité de leurs opérations avec monsieur Claës à qui, d’ailleurs, ils faisaient souvent part des résultats obtenus par les chimistes de Paris, afin de lui éviter des dépenses. Madame Claës {p. 342} pria le notaire de cacher à la société de Douai la nature de ces acquisitions qui eussent été taxées de folies ; mais Pierquin lui répondit que déjà, pour ne point affaiblir la considération dont jouissait Claës, il avait retardé jusqu’au dernier moment les obligations notariées que l’importance des sommes prêtées de confiance par ses clients avait enfin nécessitées. Il dévoila l’étendue de la plaie, en disant à sa cousine que, si elle ne trouvait pas le moyen d’empêcher son mari de dépenser sa fortune si follement, dans six mois les biens patrimoniaux seraient grevés d’hypothèques qui en dépasseraient la valeur. Quant à lui, ajouta-t-il, les observations qu’il avait faites à son cousin, avec les ménagements dus à un homme si justement considéré, n’avaient pas eu la moindre influence. Une fois pour toutes, Balthazar lui avait répondu qu’il travaillait à la gloire et à la fortune de sa famille. Ainsi, à toutes les tortures de cœur que madame Claës avait supportées depuis deux ans, dont chacune s’ajoutait à l’autre et accroissait la douleur du moment de toutes les douleurs passées, se joignit une crainte affreuse, incessante qui lui rendait l’avenir épouvantable. Les femmes ont des pressentiments dont la justesse tient du prodige. Pourquoi en général tremblent-elles plus qu’elles n’espèrent quand il s’agit des intérêts de la vie ? Pourquoi n’ont-elles de foi que pour les grandes idées de l’avenir religieux ? Pourquoi devinent-elles si habilement les catastrophes de fortune ou les crises de nos destinées ? Peut-être le sentiment qui les unit à l’homme qu’elles aiment, leur en fait-il admirablement peser les forces, estimer les facultés, connaître les goûts, les passions, les vices, les vertus ; la perpétuelle étude de ces causes en présence desquelles elles se trouvent sans cesse, leur donne sans doute la fatale puissance d’en prévoir les effets dans toutes les situations possibles. Ce qu’elles voient du présent leur fait juger l’avenir avec une habileté naturellement expliquée par la perfection de leur système nerveux, qui leur permet de saisir les diagnostics les plus légers de la pensée et des sentiments. Tout en elles vibre à l’unisson des grandes commotions morales. Ou elles sentent, ou elles voient. Or, quoique séparée de son mari depuis deux ans, madame Claës pressentait la perte de sa fortune. Elle avait apprécié la fougue réfléchie, l’inaltérable constance de Balthazar ; s’il était vrai qu’il cherchât à faire de l’or, il devait jeter avec une parfaite insensibilité son dernier morceau de pain dans son creuset ; mais que cherchait-il ? {p. 343} Jusque-là, le sentiment maternel et l’amour conjugal s’étaient si bien confondus dans le cœur de cette femme, que jamais ses enfants, également aimés d’elle et de son mari, ne s’étaient interposés entre eux. Mais tout à coup elle fut parfois plus mère qu’elle n’était épouse, quoiqu’elle fût plus souvent épouse que mère. Et néanmoins, quelque disposée qu’elle pût être à sacrifier sa fortune et même ses enfants au bonheur de celui qui l’avait choisie, aimée, adorée, et pour qui elle était encore la seule femme qu’il y eût au monde, les remords que lui causait la faiblesse de son amour maternel la jetaient en d’horribles alternatives. Ainsi, comme femme, elle souffrait dans son cœur ; comme mère, elle souffrait dans ses enfants ; et comme chrétienne, elle souffrait pour tous. Elle se taisait et contenait ces cruels orages dans son âme. Son mari, seul arbitre du sort de sa famille, était le maître d’en régler à son gré la destinée, il n’en devait compte qu’à Dieu. D’ailleurs, pouvait-elle lui reprocher l’emploi de sa fortune, après le désintéressement dont il avait fait preuve pendant dix années de mariage ? Était-elle juge de ses desseins ? Mais sa conscience, d’accord avec le sentiment et les lois, lui disait que les parents étaient les dépositaires de la fortune, et n’avaient pas le droit d’aliéner le bonheur matériel de leurs enfants. Pour ne point résoudre ces hautes questions, elle aimait mieux fermer les yeux, suivant l’habitude des gens qui refusent de voir l’abîme au fond duquel ils savent devoir rouler. Depuis six mois, son mari ne lui avait plus remis d’argent pour la dépense de sa maison. Elle fit vendre secrètement à Paris les riches parures de diamants que son frère lui avait données au jour de son mariage, et introduisit la plus stricte économie dans sa maison. Elle renvoya la gouvernante de ses enfants, et même la nourrice de Jean. Jadis le luxe des voitures était ignoré de la bourgeoisie à la fois si humble dans ses mœurs, si fière dans ses sentiments ; rien n’avait donc été prévu dans la maison Claës pour cette invention moderne, Balthazar était obligé d’avoir son écurie et sa remise dans une maison en face de la sienne ; ses occupations ne lui permettaient plus de surveiller cette partie du ménage qui regarde essentiellement les hommes ; madame Claës supprima la dépense onéreuse des équipages et des gens que son isolement rendait inutiles, et malgré la bonté de ces raisons, elle n’essaya point de colorer ses réformes par des prétextes. Jusqu’à présent les faits avaient démenti ses paroles, et le silence était désormais ce qui convenait le {p. 344} mieux. Le changement du train des Claës n’était pas justifiable dans un pays où, comme en Hollande, quiconque dépense tout son revenu passe pour un fou. Seulement, comme sa fille aînée, Marguerite, allait avoir seize ans, Joséphine parut vouloir lui faire faire une belle alliance, et la placer dans le monde, comme il convenait à une fille alliée aux Molina, aux Van-Ostrom-Temninck, et aux Casa-Réal. Quelques jours avant celui pendant lequel commence cette histoire, l’argent des diamants était épuisé. Ce même jour, à trois heures, en conduisant ses enfants à vêpres, madame Claës avait rencontré Pierquin qui venait la voir, et qui l’accompagna jusqu’à Saint-Pierre, en causant à voix basse sur sa situation.

– Ma cousine, dit-il, je ne saurais, sans manquer à l’amitié qui m’attache à votre famille, vous cacher le péril où vous êtes, et ne pas vous prier d’en conférer avec votre mari. Qui peut, si ce n’est vous, l’arrêter sur le bord de l’abîme où vous marchez. Les revenus des biens hypothéqués ne suffisent point à payer les intérêts des sommes empruntées ; ainsi vous êtes aujourd’hui sans aucun revenu. Si vous coupiez les bois que vous possédez, ce serait vous enlever la seule chance de salut qui vous restera dans l’avenir. Mon cousin Balthazar est en ce moment débiteur d’une somme de trente mille francs à la maison Protez et Chiffreville de Paris, avec quoi les payerez-vous, avec quoi vivrez-vous ? et que deviendrez-vous si Claës continue à demander des réactifs, des verreries, des piles de Volta et autres brimborions. Toute votre fortune, moins la maison et le mobilier, s’est dissipée en gaz et en charbon. Quand il a été question, avant-hier, d’hypothéquer sa maison, savez-vous quelle a été la réponse de Claës : – « Diable ! » Voilà depuis trois ans la première trace de raison qu’il ait donnée.

Madame Claës pressa douloureusement le bras de Pierquin, leva les yeux au ciel, et dit : – Gardez-nous le secret.

Malgré sa piété, la pauvre femme anéantie par ces paroles d’une clarté foudroyante ne put prier, elle resta sur sa chaise entre ses enfants, ouvrit son paroissien et n’en tourna pas un feuillet ; elle était tombée dans une contemplation aussi absorbante que l’étaient les méditations de son mari. L’honneur espagnol, la probité flamande résonnaient dans son âme d’une voix aussi puissante que celle de l’orgue. La ruine de ses enfants était consommée ! Entre eux et l’honneur de leur père, il ne fallait plus hésiter. La nécessité d’une lutte prochaine entre elle et son mari l’épouvantait ; {p. 345} il était à ses yeux, si grand, si imposant, que la seule perspective de sa colère l’agitait autant que l’idée de la majesté divine. Elle allait donc sortir de cette constante soumission dans laquelle elle était saintement demeurée comme épouse. L’intérêt de ses enfants l’obligerait à contrarier dans ses goûts un homme qu’elle idolâtrait. Ne faudrait-il pas souvent le ramener à des questions positives, quand il planerait dans les hautes régions de la Science, le tirer violemment d’un riant avenir pour le plonger dans ce que la matérialité présente de plus hideux, aux artistes et aux grands hommes. Pour elle, Balthazar Claës était un géant de science, un homme gros de gloire ; il ne pouvait l’avoir oubliée que pour les plus riches espérances ; puis, il était si profondément sensé, elle l’avait entendu parler avec tant de talent sur les questions de tout genre, qu’il devait être sincère en disant qu’il travaillait pour la gloire et la fortune de sa famille. L’amour de cet homme pour sa femme et ses enfants n’était pas seulement immense, il était infini. Ces sentiments n’avaient pu s’abolir, ils s’étaient sans doute agrandis en se reproduisant sous une autre forme. Elle si noble, si généreuse et si craintive, allait faire retentir incessamment aux oreilles de ce grand homme le mot argent et le son de l’argent ; lui montrer les plaies de la misère, lui faire entendre les cris de la détresse, quand il entendrait les voix mélodieuses de la Renommée. Peut-être l’affection que Balthazar avait pour elle s’en diminuerait-elle ? Si elle n’avait pas eu d’enfants, elle aurait embrassé courageusement et avec plaisir la destinée nouvelle que lui faisait son mari. Les femmes élevées dans l’opulence sentent promptement le vide que couvrent les jouissances matérielles ; et quand leur cœur, plus fatigué que flétri, leur a fait trouver le bonheur que donne un constant échange de sentiments vrais, elles ne reculent point devant une existence médiocre, si elle convient à l’être par lequel elles se savent aimées. Leurs idées, leurs plaisirs sont soumis aux caprices de cette vie en dehors de la leur ; pour elles, le seul avenir redoutable est de la perdre. En ce moment donc, ses enfants séparaient Pépita de sa vraie vie, autant que Balthazar Claës s’était séparé d’elle par la Science ; aussi, quand elle fut revenue de vêpres, et qu’elle se fut jetée dans sa bergère, renvoya-t-elle ses enfants en réclamant d’eux le plus profond silence ; puis, elle fit demander à son mari de venir la voir ; mais quoique Lemulquinier, le vieux valet de chambre, eût insisté pour {p. 346} l’arracher à son laboratoire, Balthazar y était resté. Madame Claës avait donc eu le temps de réfléchir. Et elle aussi demeura songeuse, sans faire attention à l’heure ni au temps, ni au jour. La pensée de devoir trente mille francs et de ne pouvoir les payer, réveilla les douleurs passées, les joignit à celles du présent et de l’avenir. Cette masse d’intérêts, d’idées, de sensations la trouva trop faible, elle pleura. Quand elle vit entrer Balthazar dont alors la physionomie lui parut plus terrible, plus absorbée, plus égarée qu’elle ne l’avait jamais été ; quand il ne lui répondit pas, elle resta d’abord fascinée par l’immobilité de ce regard blanc et vide, par toutes les idées dévorantes que distillait ce front chauve. Sous le coup de cette impression, elle désira mourir. Quand elle eut entendu cette voix insouciante exprimant un désir scientifique au moment où elle avait le cœur écrasé, son courage revint ; elle résolut de lutter contre cette épouvantable puissance qui lui avait ravi un amant, qui avait enlevé à ses enfants un père, à la maison une fortune, à tous le bonheur. Néanmoins, elle ne put réprimer la constante trépidation qui l’agita, car, dans toute sa vie, il ne s’était pas rencontré de scène si solennelle. Ce moment terrible ne contenait-il pas virtuellement son avenir, et le passé ne s’y résumait-il pas tout entier ?

Maintenant, les gens faibles, les personnes timides, ou celles à qui la vivacité de leurs sensations agrandit les moindres difficultés de la vie, les hommes que saisit un tremblement involontaire devant les arbitres de leur destinée peuvent tous concevoir les milliers de pensées qui tournoyèrent dans la tête de cette femme, et les sentiments sous le poids desquels son cœur fut comprimé, quand son mari se dirigea lentement vers la porte du jardin. La plupart des femmes connaissent les angoisses de l’intime délibération contre laquelle se débattit madame Claës. Ainsi celles même dont le cœur n’a encore été violemment ému que pour déclarer à leur mari quelque excédent4 de dépense ou des dettes faites chez la marchande de modes, comprendront combien les battements du cœur s’élargissent alors qu’il s’en va de toute la vie. Une belle femme a de la grâce à se jeter aux pieds de son mari, elle trouve des ressources dans les poses de la douleur ; tandis que le sentiment de ses défauts physiques augmentait encore les craintes de madame Claës. Aussi, quand elle vit Balthazar près de sortir, son premier mouvement fut-il bien de s’élancer vers lui ; mais une cruelle pensée réprima son élan, {p. 347} elle allait se mettre debout devant lui ! ne devait-elle pas paraître ridicule à un homme qui, n’étant plus soumis aux fascinations de l’amour, pourrait voir juste. Joséphine eût volontiers tout perdu, fortune et enfants, plutôt que d’amoindrir sa puissance de femme. Elle voulut écarter toute chance mauvaise dans une heure si solennelle, et appela fortement : – Balthazar ? Il se retourna machinalement et toussa ; mais sans faire attention à sa femme, il vint cracher dans une de ces petites boîtes carrées placées de distance en distance le long des boiseries, comme dans tous les appartements de la Hollande et de la Belgique. Cet homme, qui ne pensait à personne, n’oubliait jamais les crachoirs, tant cette habitude était invétérée. Pour la pauvre Joséphine, incapable de se rendre compte de cette bizarrerie, le soin constant que son mari prenait du mobilier, lui causait toujours une angoisse inouïe ; mais, dans ce moment, elle fut si violente, qu’elle la jeta hors des bornes, et lui fit crier d’un ton plein d’impatience où s’exprimèrent tous ses sentiments blessés : – Mais, monsieur, je vous parle !

– Qu’est-ce que cela signifie, répondit Balthazar en se retournant vivement et lançant à sa femme un regard où la vie revenait et qui fut pour elle comme un coup de foudre.

– Pardon, mon ami, dit-elle en pâlissant. Elle voulut se lever et lui tendre la main, mais elle retomba sans force. – Je me meurs ! dit-elle d’une voix entrecoupée par des sanglots.

À cet aspect, Balthazar eut, comme tous les gens distraits, une vive réaction et devina pour ainsi dire le secret de cette crise, il prit aussitôt madame Claës dans ses bras, ouvrit la porte qui donnait sur la petite antichambre, et franchit si rapidement le vieil escalier de bois, que la robe de sa femme ayant accroché une gueule des tarasques qui formaient les balustres, il en resta un lé5 entier arraché à grand bruit. Il donna, pour l’ouvrir, un coup de pied à la porte du vestibule commun à leurs appartements ; mais il trouva la chambre de sa femme fermée.

Il posa doucement Joséphine sur un fauteuil en se disant : – Mon Dieu, où est la clef ?

– Merci, mon ami, répondit madame Claës en ouvrant les yeux, voici la première fois depuis bien long-temps que je me suis sentie si près de ton cœur.

– Bon Dieu ! cria Claës, la clef, voici nos gens.

Joséphine lui fit signe de prendre la clef qui était attachée à un {p. 348} ruban le long de sa poche. Après avoir ouvert la porte, Balthazar jeta sa femme sur un canapé, sortit pour empêcher ses gens effrayés de monter en leur donnant l’ordre de promptement servir le dîner, et vint avec empressement retrouver sa femme.

– Qu’as-tu, ma chère vie ? dit-il en s’asseyant près d’elle et lui prenant la main qu’il baisa.

– Mais je n’ai plus rien, répondit-elle, je ne souffre plus ! Seulement, je voudrais avoir la puissance de Dieu pour mettre à tes pieds tout l’or de la terre.

– Pourquoi de l’or, demanda-t-il. Et il attira sa femme sur lui, la pressa et la baisa de nouveau sur le front. – Ne me donnes-tu pas de plus grandes richesses en m’aimant comme tu m’aimes, chère et précieuse créature, reprit-il.

– Oh ! mon Balthazar, pourquoi ne dissiperais-tu pas les angoisses de notre vie à tous, comme tu chasses par ta voix le chagrin de mon cœur. Enfin, je le vois, tu es toujours le même.

– De quelles angoisses parles-tu, ma chère ?

– Mais nous sommes ruinés, mon ami !

– Ruinés, répéta-t-il. Il se mit à sourire, caressa la main de sa femme en la tenant dans les siennes, et dit d’une voix douce qui depuis long-temps ne s’était pas fait entendre : – Mais demain, mon ange, notre fortune sera peut-être sans bornes. Hier en cherchant des secrets bien plus importants, je crois avoir trouvé le moyen de cristalliser le carbone, la substance du diamant. Ô ma chère femme !… dans quelques jours tu me pardonneras mes distractions. Il paraît que je suis distrait quelquefois. Ne t’ai-je pas brusquée tout à l’heure ? Sois indulgente pour un homme qui n’a jamais cessé de penser à toi, dont les travaux sont tout pleins de toi, de nous.

– Assez, assez, dit-elle, nous causerons de tout cela ce soir, mon ami. Je souffrais par trop de douleur, maintenant je souffre par trop de plaisir.

Elle ne s’attendait pas à revoir cette figure animée par un sentiment aussi tendre pour elle qu’il l’était jadis, à entendre cette voix toujours aussi douce qu’autrefois, et à retrouver tout ce qu’elle croyait avoir perdu.

– Ce soir, reprit-il, je veux bien, nous causerons. Si je m’absorbais dans quelque méditation, rappelle-moi cette promesse. Ce soir je veux quitter mes calculs, mes travaux, et me plonger dans {p. 349} toutes les joies de la famille, dans les voluptés du cœur ; car, Pépita, j’en ai besoin, j’en ai soif !

– Tu me diras ce que tu cherches, Balthazar ?

– Mais, pauvre enfant, tu n’y comprendrais rien.

– Tu crois ?… Hé ! mon ami, voici près de quatre mois que j’étudie la chimie pour pouvoir en causer avec toi. J’ai lu Fourcroy, Lavoisier, Chaptal, Nollet, Rouelle, Berthollet, Gay-Lussac, Spallanzani, Leuwenhoëk, Galvani, Volta, enfin tous les livres relatifs à la Science que tu adores. Va, tu peux me dire tes secrets.

– Oh ! tu es un ange, s’écria Balthazar en tombant aux genoux de sa femme et versant des pleurs d’attendrissement qui la firent tressaillir, nous nous comprendrons en tout !

– Ah ! dit-elle, je me jetterais dans le feu de l’enfer qui attise tes fourneaux pour entendre ce mot de ta bouche et pour te voir ainsi. En entendant le pas de sa fille dans l’antichambre, elle s’y élança vivement. – Que voulez-vous, Marguerite ? dit-elle à sa fille aînée.

– Ma chère mère, monsieur Pierquin vient d’arriver. S’il reste à dîner, il faudrait du linge, et vous avez oublié d’en donner ce matin.

Madame Claës tira de sa poche un trousseau de petites clefs et les remit à sa fille, en lui désignant les armoires en bois des îles qui tapissaient cette antichambre, et lui dit : – Ma fille, prenez à droite dans les services Graindorge.

– Puisque mon cher Balthazar me revient aujourd’hui, rends-le-moi tout entier ? dit-elle en rentrant et donnant à sa physionomie une expression de douce malice. Mon ami, va chez toi, fais-moi la grâce de t’habiller, nous avons Pierquin à dîner. Voyons, quitte ces habits déchirés. Tiens, vois ces taches ? N’est-ce pas de l’acide muriatique ou sulfurique qui a bordé de jaune tous ces trous ? Allons, rajeunis-toi, je vais t’envoyer Mulquinier quand j’aurai changé de robe.

Balthazar voulut passer dans sa chambre par la porte de communication, mais il avait oublié qu’elle était fermée de son côté. Il sortit par l’antichambre.

– Marguerite, mets le linge sur un fauteuil, et viens m’habiller, je ne veux pas de Martha, dit madame Claës en appelant sa fille.

Balthazar avait pris Marguerite, l’avait tournée vers lui par un mouvement joyeux en lui disant : – Bonjour, mon enfant, tu es {p. 350} bien jolie aujourd’hui dans cette robe de mousseline, et avec cette ceinture rose. Puis il la baisa au front et lui serra la main.

– Maman, papa vient de m’embrasser, dit Marguerite en entrant chez sa mère, il paraît bien joyeux, bien heureux !

– Mon enfant, votre père est un bien grand homme, voici bientôt trois ans qu’il travaille pour la gloire et la fortune de sa famille, et il croit avoir atteint le but de ses recherches. Ce jour doit être pour nous tous une belle fête…

– Ma chère maman, répondit Marguerite, nos gens étaient si tristes de le voir refrogné, que nous ne serons pas seules dans la joie. Oh ! mettez donc une autre ceinture, celle-ci est trop fanée.

– Soit, mais dépêchons-nous, je veux aller parler à Pierquin. Où est-il ?

– Dans le parloir, il s’amuse avec Jean.

– Où sont Gabriel et Félicie ?

– Je les entends dans le jardin.

– Hé ! bien, descendez vite veiller à ce qu’ils n’y cueillent pas de tulipes ! votre père ne les a pas encore vues de cette année, et il pourrait aujourd’hui vouloir les regarder en sortant de table. Dites à Mulquinier de monter à votre père tout ce dont il a besoin pour sa toilette.

Quand Marguerite fut sortie, madame Claës jeta un coup d’œil à ses enfants par les fenêtres de sa chambre qui donnaient sur le jardin, et les vit occupés à regarder un de ces insectes à ailes vertes, luisantes et tachetées d’or, vulgairement appelés des couturières.

– Soyez sages, mes bien-aimés, dit-elle en faisant remonter une partie du vitrage qui était à coulisse et qu’elle arrêta pour aérer sa chambre. Puis elle frappa doucement à la porte de communication pour s’assurer que son mari n’était pas retombé dans quelque distraction. Il ouvrit, et elle lui dit d’un accent joyeux en le voyant déshabillé : – Tu ne me laisseras pas long-temps seule avec Pierquin, n’est-ce pas ? Tu me rejoindras promptement.

Elle se trouva si leste pour descendre, qu’en l’entendant, un étranger n’aurait pas reconnu le pas d’une boiteuse.

– Monsieur en emportant madame, lui dit le valet de chambre qu’elle rencontra dans l’escalier, a déchiré la robe, ce n’est qu’un méchant bout d’étoffe ; mais il a brisé la mâchoire de cette figure, {p. 351} et je ne sais pas qui pourra la remettre. Voilà notre escalier déshonoré, cette rampe était si belle !

– Bah ! mon pauvre Mulquinier, ne la fais pas raccommoder, ce n’est pas un malheur.

– Qu’arrive-t-il donc, se dit Mulquinier, pour que ce ne soit pas un désastre ? mon maître aurait-il trouvé absolu ?

– Bonjour, monsieur Pierquin, dit madame Claës en ouvrant la porte du parloir.

Le notaire accourut pour donner le bras à sa cousine, mais elle ne prenait jamais que celui de son mari ; elle remercia donc son cousin par un sourire et lui dit : – Vous venez peut-être pour les trente mille francs ?

– Oui, madame, en rentrant chez moi, j’ai reçu une lettre d’avis de la maison Protez et Chiffreville qui a tiré, sur monsieur Claës, six lettres de change de chacune cinq mille francs.

– Hé ! bien, n’en parlez pas à Balthazar aujourd’hui, dit-elle. Dînez avec nous. Si par hasard il vous demandait pourquoi vous êtes venu, trouvez quelque prétexte plausible, je vous en prie. Donnez-moi la lettre, je lui parlerai moi-même de cette affaire. Tout va bien, reprit-elle en voyant l’étonnement du notaire. Dans quelques mois, mon mari remboursera probablement les sommes qu’il a empruntées.

En entendant cette phrase dite à voix basse, le notaire regarda mademoiselle Claës qui revenait du jardin, suivie de Gabriel et de Félicie, et dit : – Je n’ai jamais vu mademoiselle Marguerite aussi jolie qu’elle l’est en ce moment.

Madame Claës, qui s’était assise dans sa bergère et avait pris sur ses genoux le petit Jean, leva la tête, regarda sa fille et le notaire en affectant un air indifférent.

Pierquin était de taille moyenne, ni gras, ni maigre, d’une figure vulgairement belle et qui exprimait une tristesse plus chagrine que mélancolique, une rêverie plus indéterminée que pensive ; il passait pour misanthrope, mais il était trop intéressé, trop grand mangeur pour que son divorce avec le monde fût réel. Son regard habituellement perdu dans le vide, son attitude indifférente, son silence affecté semblaient accuser de la profondeur, et couvraient en réalité le vide et la nullité d’un notaire exclusivement occupé d’intérêts humains, mais qui se trouvait encore assez jeune pour être envieux. S’allier à la maison Claës aurait été pour {p. 352} lui la cause d’un dévouement sans bornes, s’il n’avait pas eu quelque sentiment d’avarice sous-jacent. Il faisait le généreux, mais il savait compter. Aussi, sans se rendre raison à lui-même de ses changements de manières, ses attentions étaient-elles tranchantes, dures et bourrues comme le sont en général celles des gens d’affaires, quand Claës lui semblait ruiné ; puis elles devenaient affectueuses, coulantes et presque serviles, quand il soupçonnait quelque heureuse issue aux travaux de son cousin. Tantôt il voyait en Marguerite Claës une infante de laquelle il était impossible à un simple notaire de province d’approcher ; tantôt il la considérait comme une pauvre fille trop heureuse s’il daignait en faire sa femme. Il était homme de province, et Flamand, sans malice ; il ne manquait même ni de dévouement ni de bonté ; mais il avait un naïf égoïsme qui rendait ses qualités incomplètes, et des ridicules qui gâtaient sa personne. En ce moment, madame Claës se souvint du ton bref avec lequel le notaire lui avait parlé sous le porche de l’église Saint-Pierre, et remarqua la révolution que sa réponse avait faite dans ses manières ; elle devina le fond de ses pensées, et d’un regard perspicace elle essaya de lire dans l’âme de sa fille pour savoir si elle pensait à son cousin ; mais elle ne vit en elle que la plus parfaite indifférence. Après quelques instants, pendant lesquels la conversation roula sur les bruits de la ville, le maître du logis descendit de sa chambre où, depuis un instant, sa femme entendait avec un inexprimable plaisir des bottes criant sur le parquet. Sa démarche, semblable à celle d’un homme jeune et léger, annonçait une complète métamorphose, et l’attente que son apparition causait à madame Claës fut si vive qu’elle eut peine à contenir un tressaillement quand il descendit l’escalier. Balthazar se montra bientôt dans le costume alors à la mode. Il portait des bottes à revers bien cirées qui laissaient voir le haut d’un bas de soie blanc, une culotte de casimir bleu à boutons d’or, un gilet blanc à fleurs, et un frac bleu. Il avait fait sa barbe, peigné ses cheveux, parfumé sa tête, coupé ses ongles, et lavé ses mains avec tant de soin qu’il semblait méconnaissable à ceux qui l’avaient vu naguère. Au lieu d’un vieillard presque en démence, ses enfants, sa femme et le notaire voyaient un homme de quarante ans dont la figure affable et polie était pleine de séductions. La fatigue et les souffrances que trahissaient la maigreur des contours et l’adhérence de la peau sur les os avaient même une sorte de grâce.

{p. 353} – Bonjour Pierquin, dit Balthazar Claës.

Redevenu père et mari, le chimiste prit son dernier enfant sur les genoux de sa femme, et l’éleva en l’air en le faisant rapidement descendre et le relevant alternativement.

– Voyez ce petit ? dit-il au notaire. Une si jolie créature ne vous donne-t-elle pas l’envie de vous marier ? Croyez-moi, mon cher, les plaisirs de famille consolent de tout. – Brr ! dit-il en enlevant Jean. Pound ! s’écriait-il en le mettant à terre. Brr ! Pound !

L’enfant riait aux éclats de se voir alternativement en haut du plafond et sur le parquet. La mère détourna les yeux pour ne pas trahir l’émotion que lui causait un jeu si simple en apparence et qui, pour elle, était toute une révolution domestique.

– Voyons comment tu vas, dit Balthazar en posant son fils sur le parquet et s’allant jeter dans une bergère. L’enfant courut à son père, attiré par l’éclat des boutons d’or qui attachaient la culotte au-dessus de l’oreille des bottes. – Tu es un mignon ! dit le père en l’embrassant, tu es un Claës, tu marches droit. – Hé bien ! Gabriel, comment se porte le père Morillon ? dit-il à son fils aîné en lui prenant l’oreille et la lui tortillant, te défends-tu vaillamment contre les thèmes, les versions ? mords-tu ferme aux mathématiques ?

Puis Balthazar se leva, vint à Pierquin, et lui dit avec cette affectueuse courtoisie qui le caractérisait : – Mon cher, vous avez peut-être quelque chose à me demander ? Il lui donna le bras et l’entraîna dans le jardin, en ajoutant : – Venez voir mes tulipes ?…

Madame Claës regarda son mari pendant qu’il sortait, et ne sut pas contenir sa joie en le revoyant si jeune, si affable, si bien lui-même ; elle se leva, prit sa fille par la taille, et l’embrassa en disant : – Ma chère Marguerite, mon enfant chérie, je t’aime encore mieux aujourd’hui que de coutume.

– Il y avait bien long-temps que je n’avais vu mon père si aimable, répondit-elle.

Lemulquinier vint annoncer que le dîner était servi. Pour éviter que Pierquin lui offrît le bras, madame Claës prit celui de Balthazar, et toute la famille passa dans la salle à manger.

Cette pièce dont le plafond se composait de poutres apparentes, mais enjolivées par des peintures, lavées et rafraîchies tous les ans, était garnie de hauts dressoirs en chêne sur les tablettes desquels se voyaient les plus curieuses pièces de la vaisselle patrimoniale. {p. 354} Les parois étaient tapissées de cuir violet sur lequel avaient été imprimés, en traits d’or, des sujets de chasse. Au-dessus des dressoirs, çà et là, brillaient soigneusement disposées des plumes d’oiseaux curieux et des coquillages rares. Les chaises n’avaient pas été changées depuis le commencement du seizième siècle et offraient cette forme carrée, ces colonnes torses, et ce petit dossier garni d’une étoffe à franges dont la mode fut si répandue que Raphaël l’a illustrée dans son tableau appelé la Vierge à la chaise. Le bois en était devenu noir, mais les clous dorés reluisaient comme s’ils eussent été neufs, et les étoffes soigneusement renouvelées étaient d’une couleur rouge admirable. La Flandre revivait là tout entière avec ses innovations espagnoles. Sur la table, les carafes, les flacons avaient cet air respectable que leur donnent les ventres arrondis du galbe antique. Les verres étaient bien ces vieux verres hauts sur patte qui se voient dans tous les tableaux de l’école hollandaise ou flamande. La vaisselle en grès et ornée de figures coloriées à la manière de Bernard de Palissy, sortait de la fabrique anglaise de Weegvood. L’argenterie était massive, à pans carrés, à bosses pleines, véritable argenterie de famille dont les pièces, toutes différentes de ciselure, de mode, de forme, attestaient les commencements du bien-être et les progrès de la fortune de Claës. Les serviettes avaient des franges, mode tout espagnole. Quant au linge, chacun doit penser que chez les Claës, le point d’honneur consistait à en posséder de magnifique. Ce service, cette argenterie étaient destinés à l’usage journalier de la famille. La maison de devant, où se donnaient les fêtes, avait son luxe particulier, dont les merveilles réservées pour les jours de gala, leur imprimaient cette solennité qui n’existe plus quand les choses sont déconsidérées pour ainsi dire par un usage habituel. Dans le quartier de derrière, tout était marqué au coin d’une naïveté patriarcale. Enfin, détail délicieux, une vigne courait en dehors le long des fenêtres que les pampres bordaient de toutes parts.

– Vous restez fidèle aux traditions, madame, dit Pierquin en recevant une assiettée de cette soupe au thym, dans laquelle les cuisinières flamandes ou hollandaises mettent de petites boules de viandes roulées et mêlées à des tranches de pain grillé, voici le potage du dimanche en usage chez nos pères ! Votre maison et celle de mon oncle Des Raquets sont les seules où l’on retrouve cette soupe historique dans les Pays-Bas. Ah ! pardon, le vieux monsieur {p. 355} Savaron de Savarus la fait encore orgueilleusement servir à Tournay chez lui, mais partout ailleurs la vieille Flandre s’en va. Maintenant les meubles se fabriquent à la grecque, on n’aperçoit partout que casques, boucliers, lances et faisceaux. Chacun rebâtit sa maison, vend ses vieux meubles, refond son argenterie, ou la troque contre la porcelaine de Sèvres qui ne vaut ni le vieux Saxe ni les chinoiseries. Oh ! moi je suis Flamand dans l’âme. Aussi mon cœur saigne-t-il en voyant les chaudronniers acheter pour le prix du bois ou du métal, nos beaux meubles incrustés de cuivre ou d’étain. Mais l’État social veut changer de peau, je crois. Il n’y a pas jusqu’aux procédés de l’art qui ne se perdent ! Quand il faut que tout aille vite, rien ne peut être consciencieusement fait. Pendant mon dernier voyage à Paris, l’on m’a mené voir les peintures exposées au Louvre. Ma parole d’honneur, c’est des écrans que ces toiles sans air, sans profondeur où les peintres craignent de mettre de la couleur. Et ils veulent, dit-on, renverser notre vieille école. Ah ! ouin ?…

– Nos anciens peintres, répondit Balthazar, étudiaient les diverses combinaisons et la résistance des couleurs, en les soumettant à l’action du soleil et de la pluie. Mais vous avez raison : aujourd’hui les ressources matérielles de l’art sont moins cultivées que jamais.

Madame Claës n’écoutait pas la conversation. En entendant dire au notaire que les services de porcelaine étaient à la mode, elle avait aussitôt conçu la lumineuse idée de vendre la pesante argenterie provenue de la succession de son frère, espérant ainsi pouvoir acquitter les trente mille francs dus par son mari.

– Ah ! ah ! disait Balthazar au notaire quand madame Claës se remit à la conversation, l’on s’occupe de mes travaux à Douai ?

– Oui, répondit Pierquin, chacun se demande à quoi vous dépensez tant d’argent. Hier, j’entendais monsieur le premier président déplorer qu’un homme de votre sorte cherchât la pierre philosophale. Je me suis alors permis de répondre que vous étiez trop instruit pour ne pas savoir que c’était se mesurer avec l’impossible, trop chrétien pour croire l’emporter sur Dieu, et comme tous les Claës, trop bon calculateur pour changer votre argent contre de la poudre à Perlimpinpin. Néanmoins je vous avouerai que j’ai partagé les regrets que cause votre retraite à toute la société. Vous n’êtes vraiment plus de la ville. En vérité, madame, vous eussiez {p. 356} été ravie si vous aviez pu entendre les éloges que chacun s’est plu à faire de vous et de monsieur Claës.

– Vous avez agi comme un bon parent en repoussant des imputations dont le moindre mal serait de me rendre ridicule, répondit Balthazar. Ah ! les Douaisiens me croient ruiné ! Eh ! bien, mon cher Pierquin, dans deux mois je donnerai, pour célébrer l’anniversaire de mon mariage, une fête dont la magnificence me rendra l’estime que nos chers compatriotes accordent aux écus.

Madame Claës rougit fortement. Depuis deux ans cet anniversaire avait été oublié. Semblable à ces fous qui ont des moments pendant lesquels leurs facultés brillent d’un éclat inusité, jamais Balthazar n’avait été si spirituel dans sa tendresse. Il se montra plein d’attentions pour ses enfants, et sa conversation fut séduisante de grâce, d’esprit, d’à-propos. Ce retour de la paternité, absente depuis si long-temps, était certes la plus belle fête qu’il pût donner à sa femme pour qui sa parole et son regard avaient repris cette constante sympathie d’expression qui se sent de cœur à cœur et qui prouve une délicieuse identité de sentiment.

Le vieux Lemulquinier paraissait se rajeunir, il allait et venait avec une allégresse insolite causée par l’accomplissement de ses secrètes espérances. Le changement si soudainement opéré dans les manières de son maître était encore plus significatif pour lui que pour madame Claës. Là où la famille voyait le bonheur, le valet de chambre voyait une fortune. En aidant Balthazar dans ses manipulations, il en avait épousé la folie. Soit qu’il eût saisi la portée de ses recherches dans les explications qui échappaient au chimiste quand le but se reculait sous ses mains, soit que le penchant inné chez l’homme pour l’imitation lui eût fait adopter les idées de celui dans l’atmosphère duquel il vivait, Lemulquinier avait conçu pour son maître un sentiment superstitieux mêlé de terreur, d’admiration et d’égoïsme. [ill.] Le laboratoire était pour lui, ce qu’est pour le peuple un bureau de loterie, l’espoir organisé. Chaque soir il se couchait en se disant : Demain, peut-être nagerons-nous dans l’or ! Et le lendemain il se réveillait avec une foi toujours aussi vive que la veille. Son nom indiquait une origine toute flamande. Jadis les gens du peuple n’étaient connus que par un sobriquet tiré de leur profession, de leur pays, de leur conformation physique ou de leurs qualités morales. Ce sobriquet devenait le nom de la famille bourgeoise qu’ils fondaient lors de leur affranchissement. En Flandre, les marchands de fil de lin se {p. 357} nommaient des mulquiniers, et telle était sans doute la profession de l’homme qui, parmi les ancêtres du vieux valet, passa de l’état de serf à celui de bourgeois jusqu’à ce que des malheurs inconnus rendissent le petit-fils du mulquinier à son primitif état de serf, plus la solde. L’histoire de la Flandre, de son fil et de son commerce se résumait donc en ce vieux domestique, souvent appelé par euphonie Mulquinier. Son caractère et sa physionomie ne manquaient pas d’originalité. Sa figure de forme triangulaire était large, haute et couturée par une petite-vérole qui lui avait donné de fantastiques apparences, en y laissant une multitude de linéaments blancs et brillants. Maigre et d’une taille élevée, il avait une démarche grave, mystérieuse. Ses petits yeux, orangés comme la perruque jaune et lisse qu’il avait sur la tête, ne jetaient que des regards obliques. Son extérieur était donc en harmonie avec le sentiment de curiosité qu’il excitait. Sa qualité de préparateur initié aux secrets de son maître sur les travaux duquel il gardait le silence, l’investissait d’un charme. Les habitants de la rue de Paris le regardaient passer avec un intérêt mêlé de crainte, car il avait des réponses sibylliques et toujours grosses de trésors. Fier d’être nécessaire à son maître, il exerçait sur ses camarades une sorte d’autorité tracassière, dont il profitait pour lui-même en obtenant de ces concessions qui le rendaient à moitié maître au logis. Au rebours des domestiques flamands, qui sont extrêmement attachés à la maison, il n’avait d’affection que pour Balthazar. Si quelque chagrin affligeait madame Claës, ou si quelque événement favorable arrivait dans la famille, il mangeait son pain beurré, buvait sa bière avec son flegme habituel.

Le dîner fini, madame Claës proposa de prendre le café dans le jardin, devant le buisson de tulipes qui en ornait le milieu. Les pots de terre dans lesquels étaient les tulipes dont les noms se lisaient sur des ardoises gravées, avaient été enterrés et disposés de manière à former une pyramide au sommet de laquelle s’élevait une tulipe Gueule-de-dragon que Balthazar possédait seul. Cette fleur, nommée tulipa Claësiana, réunissait les sept couleurs, et ses longues échancrures semblaient dorées sur les bords. Le père de Balthazar, qui en avait plusieurs fois refusé dix mille florins, prenait de si grandes précautions pour qu’on ne pût en voler une seule graine, qu’il la gardait dans le parloir et passait souvent des journées entières à la contempler. La tige était énorme, bien droite, ferme, d’un admirable vert ; les proportions de la plante se {p. 358} trouvaient en harmonie avec le calice dont les couleurs se distinguaient par cette brillante netteté qui donnait jadis tant de prix à ces fleurs fastueuses.

– Voilà pour trente ou quarante mille francs de tulipes, dit le notaire en regardant alternativement sa cousine et le buisson aux mille couleurs. Madame Claës était trop enthousiasmée par l’aspect de ces fleurs que les rayons du soleil couchant faisaient ressembler à des pierreries, pour bien saisir le sens de l’observation notariale. – À quoi cela sert-il, reprit le notaire en s’adressant à Balthazar, vous devriez les vendre.

– Bah ! ai-je donc besoin d’argent ! répondit Claës en faisant le geste d’un homme à qui quarante mille francs semblaient être peu de chose.

Il y eut un moment de silence pendant lequel les enfants firent plusieurs exclamations.

– Vois donc, maman, celle-là.

– Oh ! qu’en voilà une belle !

– Comment celle-ci se nomme-t-elle ?

– Quel abîme pour la raison humaine, s’écria Balthazar en levant les mains et les joignant par un geste désespéré. Une combinaison d’hydrogène et d’oxygène fait surgir par ses dosages différents, dans un même milieu et d’un même principe, ces couleurs qui constituent chacune un résultat différent.

Sa femme entendait bien les termes de cette proposition qui fut trop rapidement énoncée pour qu’elle la conçût entièrement, Balthazar songea qu’elle avait étudié sa Science favorite, et lui dit, en lui faisant un signe mystérieux : – Tu comprendrais, tu ne saurais pas encore ce que je veux dire ! Et il parut retomber dans une de ces méditations qui lui étaient habituelles.

– Je le crois, dit Pierquin en prenant une tasse de café des mains de Marguerite. Chassez le naturel, il revient au galop, ajouta-t-il tout bas en s’adressant à madame Claës. Vous aurez la bonté de lui parler vous-même, le diable ne le tirerait pas de sa contemplation. En voilà pour jusqu’à demain.

Il dit adieu à Claës qui feignit de ne pas l’entendre, embrassa le petit Jean que la mère tenait dans ses bras, et, après avoir fait une profonde salutation, il se retira. Lorsque la porte d’entrée retentit en se fermant, Balthazar saisit sa femme par la taille, et dissipa l’inquiétude que pouvait lui donner sa feinte rêverie en lui {p. 359} disant à l’oreille : – Je savais bien comment faire pour le renvoyer.

Madame Claës tourna la tête vers son mari sans avoir honte de lui montrer les larmes qui lui vinrent aux yeux, elles étaient si douces ! puis elle appuya son front sur l’épaule de Balthazar et laissa glisser Jean à terre.

– Rentrons au parloir, dit-elle après une pause.

Pendant toute la soirée, Balthazar fut d’une gaieté presque folle ; il inventa mille jeux pour ses enfants, et joua si bien pour son propre compte, qu’il ne s’aperçut pas de deux ou trois absences que fit sa femme. Vers neuf heures et demie, lorsque Jean fut couché, quand Marguerite revint au parloir après avoir aidé sa sœur Félicie à se déshabiller, elle trouva sa mère assise dans la grande bergère, et son père qui causait avec elle en lui tenant la main. Elle craignit de troubler ses parents et paraissait vouloir se retirer sans leur parler ; madame Claës s’en aperçut et lui dit : – Venez, Marguerite, venez, ma chère enfant. Puis elle l’attira vers elle et la baisa pieusement au front en ajoutant : – Emportez votre livre dans votre chambre, et couchez-vous de bonne heure.

– Bonsoir, ma fille chérie, dit Balthazar.

Marguerite embrassa son père et s’en alla. Claës et sa femme restèrent pendant quelques moments seuls, occupés à regarder les dernières teintes du crépuscule, qui mouraient dans les feuillages du jardin déjà devenus noirs, et dont les découpures se voyaient à peine dans la lueur. Quand il fit presque nuit, Balthazar dit à sa femme d’une voix émue : – Montons.

Long-temps avant que les mœurs anglaises n’eussent consacré la chambre d’une femme comme un lieu sacré, celle d’une Flamande était impénétrable. Les bonnes ménagères de ce pays n’en faisaient pas un apparat de vertu, mais une habitude contractée dès l’enfance, une superstition domestique qui rendait une chambre à coucher un délicieux sanctuaire où l’on respirait les sentiments tendres, où le simple s’unissait à tout ce que la vie sociale a de plus doux et de plus sacré. Dans la position particulière où se trouvait madame Claës, toute femme aurait voulu rassembler autour d’elle les choses les plus élégantes ; mais elle l’avait fait avec un goût exquis, sachant quelle influence l’aspect de ce qui nous entoure exerce sur les sentiments. Chez une jolie créature c’eût été du luxe, chez elle c’était une nécessité. Elle avait compris la portée de ces mots : On se fait jolie femme ! maxime qui dirigeait {p. 360} toutes les actions de la première femme de Napoléon et la rendait souvent fausse tandis que madame Claës était toujours naturelle et vraie. Quoique Balthazar connût bien la chambre de sa femme, son oubli des choses matérielles de la vie avait été si complet, qu’en y entrant il éprouva de doux frémissements comme s’il l’apercevait pour la première fois. La fastueuse gaieté d’une femme triomphante éclatait dans les splendides couleurs des tulipes qui s’élevaient du long cou de gros vases en porcelaine chinoise, habilement disposés, et dans la profusion des lumières dont les effets ne pouvaient se comparer qu’à ceux des plus joyeuses fanfares. La lueur des bougies donnait un éclat harmonieux aux étoffes de soie gris de lin dont la monotonie était nuancée par les reflets de l’or sobrement distribué sur quelques objets, et par les tons variés des fleurs qui ressemblaient à des gerbes de pierreries. Le secret de ces apprêts, c’était lui, toujours lui !… Joséphine ne pouvait pas dire plus éloquemment à Balthazar qu’il était toujours le principe de ses joies et de ses douleurs. L’aspect de cette chambre mettait l’âme dans un délicieux état, et chassait toute idée triste pour n’y laisser que le sentiment d’un bonheur égal et pur. L’étoffe de la tenture achetée en Chine jetait cette odeur suave qui pénètre le corps sans le fatiguer. Enfin, les rideaux soigneusement tirés trahissaient un désir de solitude, une intention jalouse de garder les moindres sons de la parole, et d’enfermer là les regards de l’époux reconquis. Parée de sa belle chevelure noire parfaitement lisse et qui retombait de chaque côté de son front comme deux ailes de corbeau, madame Claës enveloppée d’un peignoir qui lui montait jusqu’au cou et que garnissait une longue pèlerine où bouillonnait la dentelle alla tirer la portière en tapisserie qui ne laissait parvenir aucun bruit du dehors. De là, Joséphine jeta sur son mari qui s’était assis près de la cheminée un de ces gais sourires par lesquels une femme spirituelle et dont l’âme vient parfois embellir la figure sait exprimer d’irrésistibles espérances. Le charme le plus grand d’une femme consiste dans un appel constant à la générosité de l’homme, dans une gracieuse déclaration de faiblesse par laquelle elle l’enorgueillit, et réveille en lui les plus magnifiques sentiments. L’aveu de la faiblesse ne comporte-t-il pas de magiques séductions ? Lorsque les anneaux de la portière eurent glissé sourdement sur leur tringle de bois, elle se retourna vers son mari, parut vouloir dissimuler en ce moment ses défauts corporels en {p. 361} appuyant la main sur une chaise, pour se traîner avec grâce. C’était appeler à son secours. Balthazar, un moment abîmé dans la contemplation de cette tête olivâtre qui se détachait sur ce fond gris en attirant et satisfaisant le regard, se leva pour prendre sa femme et la porta sur le canapé. C’était bien ce qu’elle voulait.

– Tu m’as promis, dit-elle en lui prenant la main qu’elle garda entre ses mains électrisantes, de m’initier au secret de tes recherches. Conviens, mon ami, que je suis digne de le savoir, puisque j’ai eu le courage d’étudier une science condamnée par l’Église, pour être en état de te comprendre ; mais je suis curieuse, ne me cache rien. Ainsi, raconte-moi par quel hasard, un matin tu t’es levé soucieux, quand la veille je t’avais laissé si heureux ?

– Et c’est pour entendre parler chimie que tu t’es mise avec tant de coquetterie ?

– Mon ami, recevoir une confidence qui me fait entrer plus avant dans ton cœur, n’est-ce pas pour moi le plus grand des plaisirs, n’est-ce pas une entente d’âme qui comprend et engendre toutes les félicités de la vie ? Ton amour me revient pur et entier, je veux savoir quelle idée a été assez puissante pour m’en priver si long-temps. Oui, je suis plus jalouse d’une pensée que de toutes les femmes ensemble. L’amour est immense, mais il n’est pas infini ; tandis que la Science a des profondeurs sans limites où je ne saurais te voir aller seul. Je déteste tout ce qui peut se mettre entre nous. Si tu obtenais la gloire après laquelle tu cours, j’en serais malheureuse ; ne te donnerait-elle pas de vives jouissances ? Moi seule, monsieur, dois être la source de vos plaisirs.

– Non, ce n’est pas une idée, mon ange, qui m’a jeté dans cette belle voie, mais un homme.

– Un homme, s’écria-t-elle avec terreur.

– Te souviens-tu, Pépita, de l’officier polonais que nous avons logé, chez nous, en 1809 ?

– Si je m’en souviens ! dit-elle. Je me suis souvent impatientée de ce que ma mémoire me fit si souvent revoir ses deux yeux semblables à des langues de feu, les salières au-dessus de ses sourcils où se voyaient des charbons de l’enfer, son large crâne sans cheveux, ses moustaches relevées, sa figure anguleuse, dévastée !… Enfin quel calme effrayant dans sa démarche ?… S’il y avait eu de la place dans les auberges, il n’aurait certes pas couché ici.

{p. 362} – Ce gentilhomme polonais se nommait monsieur Adam de Wierzchownia, reprit Balthazar. Quand le soir tu nous eus laissés seuls dans le parloir, nous nous sommes mis par hasard à causer chimie. Arraché par la misère à l’étude de cette science, il s’était fait soldat. Je crois que ce fut à l’occasion d’un verre d’eau sucrée que nous nous reconnûmes pour adeptes. Lorsque j’eus dit à Mulquinier d’apporter du sucre en morceaux, le capitaine fit un geste de surprise. – Vous avez étudié la chimie, me demanda-t-il. – Avec Lavoisier, lui répondis-je. – Vous êtes bien heureux d’être libre et riche ! s’écria-t-il. Et il sortit de sa poitrine un de ces soupirs d’homme qui révèlent un enfer de douleurs caché sous un crâne ou enfermé dans un cœur, enfin ce fut quelque chose d’ardent, de concentré que la parole n’exprime pas. Il acheva sa pensée par un regard qui me glaça. Après une pause, il me dit que la Pologne quasi morte, il s’était réfugié en Suède. Il avait cherché là des consolations dans l’étude de la chimie pour laquelle il s’était toujours senti une irrésistible vocation. – Eh ! bien, ajouta-t-il, je le vois, vous avez reconnu comme moi, que la gomme arabique, le sucre et l’amidon mis en poudre, donnent une substance absolument semblable, et à l’analyse un même résultat qualitatif. Il fit encore une pause, et après m’avoir examiné d’un œil scrutateur, il me dit confidentiellement et à voix basse de solennelles paroles dont, aujourd’hui, le sens général est seul resté dans ma mémoire ; mais il les accompagna d’une puissance de son, de chaudes inflexions et d’une force dans le geste qui me remuèrent les entrailles et frappèrent mon entendement comme un marteau bat le fer sur une enclume. Voici donc en abrégé ces raisonnements qui furent pour moi le charbon que Dieu mit sur la langue d’Isaïe, car mes études chez Lavoisier me permettaient d’en sentir toute la portée. « Monsieur, me dit-il, la parité de ces trois substances, en apparence si distinctes, m’a conduit à penser que toutes les productions de la nature devaient avoir un même principe. Les travaux de la chimie moderne ont prouvé la vérité de cette loi, pour la partie la plus considérable des effets naturels. La chimie divise la création en deux portions distinctes : la nature organique, la nature inorganique. En comprenant toutes les créations végétales ou animales dans lesquelles se montre une organisation plus ou moins perfectionnée, ou, pour être plus exact, une plus ou moins grande motilité qui y détermine plus ou moins de sentiment, la {p. 363} nature organique est, certes, la partie la plus importante de notre monde. Or, l’analyse a réduit tous les produits de cette nature à quatre corps simples qui sont trois gaz : l’azote, l’hydrogène, l’oxygène ; et un autre corps simple non métallique et solide, le carbone. Au contraire, la nature inorganique, si peu variée, dénuée de mouvement, de sentiment, et à laquelle on peut refuser le don de croissance que lui a légèrement accordé Linné, compte cinquante-trois corps simples dont les différentes combinaisons forment tous ses produits. Est-il probable que les moyens soient plus nombreux là où il existe moins de résultats ?… Aussi, l’opinion de mon ancien maître est-elle que ces cinquante-trois corps ont un principe commun, modifié jadis par l’action d’une puissance éteinte aujourd’hui, mais que le génie humain doit faire revivre. Eh ! bien, supposez un moment que l’activité de cette puissance soit réveillée, nous aurions une chimie unitaire. Les natures organique et inorganique reposeraient vraisemblablement sur quatre principes, et si nous parvenions à décomposer l’azote, que nous devons considérer comme une négation, nous n’en aurions plus que trois. Nous voici déjà près du grand Ternaire des anciens et des alchimistes du Moyen-âge dont nous nous moquons à tort. La chimie moderne n’est encore que cela. C’est beaucoup et c’est peu. C’est beaucoup, car la chimie s’est habituée à ne reculer devant aucune difficulté. C’est peu, en comparaison de ce qui reste à faire. Le hasard l’a bien servie, cette belle Science ! Ainsi, cette larme de carbone pur cristallisé, le diamant, ne paraissait-il pas la dernière substance qu’il fût possible de créer. Les anciens alchimistes qui croyaient l’or décomposable, conséquemment faisable, reculaient à l’idée de produire le diamant, nous avons cependant découvert la nature et la loi de sa composition. Moi, dit-il, je suis allé plus loin ! Une expérience m’a démontré que le mystérieux Ternaire dont on s’occupe depuis un temps immémorial, ne se trouvera point dans les analyses actuelles qui manquent de direction vers un point fixe. Voici d’abord l’expérience. Semez des graines de cresson (pour prendre une substance entre toutes celles de la nature organique) dans de la fleur de soufre (pour prendre également un corps simple). Arrosez les graines avec de l’eau distillée pour ne laisser pénétrer dans les produits de la germination aucun principe qui ne soit certain ? Les graines germent, poussent dans un milieu connu en ne se nourrissant que de principes connus par l’analyse. {p. 364} Coupez à plusieurs reprises la tige des plantes, afin de vous en procurer une assez grande quantité pour obtenir quelques gros de cendres en les faisant brûler et pouvoir ainsi opérer sur une certaine masse ; eh ! bien, en analysant ces cendres, vous trouverez de l’acide silicique, de l’alumine, du phosphate et du carbonate calcique, du carbonate magnésique, du sulfate, du carbonate potassique et de l’oxyde ferrique, comme si le cresson était venu en terre, au bord des eaux. Or, ces substances n’existaient ni dans le soufre, corps simple, qui servait de sol à la plante, ni dans l’eau employée à l’arroser et dont la composition est connue ; mais comme elles ne sont pas non plus dans la graine, nous ne pouvons expliquer leur présence dans la plante qu’en supposant un élément commun aux corps contenus dans le cresson, et à ceux qui lui ont servi de milieu. Ainsi l’air, l’eau distillée, la fleur de soufre, et les substances que donne l’analyse du cresson, c’est-à-dire la potasse, la chaux, la magnésie, l’alumine, etc., auraient un principe commun errant dans l’atmosphère telle que la fait le soleil. De cette irrécusable expérience, s’écria-t-il, j’ai déduit l’existence de l’Absolu ! Une substance commune à toutes les créations, modifiée par une force unique, telle est la position nette et claire du problème offert par l’Absolu et qui m’a semblé cherchable. Là vous rencontrerez le mystérieux Ternaire, devant lequel s’est, de tout temps, agenouillée l’Humanité : la matière première, le moyen, le résultat. Vous trouverez ce terrible nombre Trois en toute chose humaine, il domine les religions, les sciences et les lois. Ici, me dit-il, la guerre et la misère ont arrêté mes travaux. Vous êtes un élève de Lavoisier, vous êtes riche et maître de votre temps, je puis donc vous faire part de mes conjectures. Voici le but que mes expériences personnelles m’ont fait entrevoir. La matière une doit être un principe commun aux trois gaz et au carbone. Le moyen doit être le principe commun à l’électricité négative et à l’électricité positive. Marchez à la découverte des preuves qui établiront ces deux vérités, vous aurez la raison suprême de tous les effets de la nature. Oh ! monsieur, quand on porte là, dit-il en se frappant le front, le dernier mot de la création, en pressentant l’Absolu, est-ce vivre que d’être entraîné dans le mouvement de ce ramas d’hommes qui se ruent à heure fixe les uns sur les autres sans savoir ce qu’ils font. Ma vie actuelle est exactement l’inverse d’un songe. Mon corps va, vient, agit, se trouve au milieu du feu, des canons, des {p. 365} hommes, traverse l’Europe au gré d’une puissance à laquelle j’obéis en la méprisant. Mon âme n’a nulle conscience de ces actes, elle reste fixe, plongée dans une idée, engourdie par cette idée, la recherche de l’Absolu, de ce principe par lequel des graines, absolument semblables, mises dans un même milieu, donnent, l’une des calices blancs, l’autre des calices jaunes ! Phénomène applicable aux vers à soie qui, nourris des mêmes feuilles et constitués sans différences apparentes, font les uns de la soie jaune, et les autres de la soie blanche ; enfin applicable à l’homme lui-même qui souvent a légitimement des enfants entièrement dissemblables avec la mère et lui. La déduction logique de ce fait n’implique-t-elle pas d’ailleurs la raison de tous les effets de la nature ? Hé ! quoi de plus conforme à nos idées sur Dieu que de croire qu’il a tout fait par le moyen le plus simple ? L’adoration pythagoricienne pour le un d’où sortent tous les nombres et qui représente la matière une ; celle pour le nombre deux, la première agrégation et le type de toutes les autres ; celle pour le nombre trois, qui, de tout temps, a configuré Dieu, c’est-à-dire la Matière, la Force et le Produit, ne résumaient-elles pas traditionnellement la connaissance confuse de l’Absolu. Sthall, Becher, Paracelse, Agrippa, tous les grands chercheurs de causes occultes avaient pour mot d’ordre le Trismégiste, qui veut dire le grand Ternaire. Les ignorants, habitués à condamner l’alchimie, cette chimie transcendante, ne savent sans doute pas que nous nous occupons à justifier les recherches passionnées de ces grands hommes ! L’Absolu trouvé, je me serais alors colleté avec le Mouvement. Ah ! tandis que je me nourris de poudre, et commande à des hommes de mourir assez inutilement, mon ancien maître entasse découvertes sur découvertes, il vole vers l’Absolu ! Et moi ! je mourrai comme un chien, au coin d’une batterie. » Quand ce pauvre grand homme eut repris un peu de calme, il me dit avec une sorte de fraternité touchante : « Si je trouvais une expérience à faire, je vous la léguerais avant de mourir. » Ma Pépita, dit Balthazar en serrant la main de sa femme, des larmes de rage ont coulé sur les joues creuses de cet homme pendant qu’il jetait dans mon âme le feu de ce raisonnement que déjà Lavoisier s’était timidement fait, sans oser s’y abandonner.

– Comment, s’écria madame Claës, qui ne put s’empêcher d’interrompre son mari, cet homme, en passant une nuit sous notre toit, nous a enlevé tes affections, a détruit, par une seule {p. 366} phrase et par un seul mot, le bonheur d’une famille. Ô mon cher Balthazar ! cet homme a-t-il fait le signe de la croix ? l’as-tu bien examiné ? Le Tentateur peut seul avoir cet œil jaune d’où sortait le feu de Prométhée. Oui, le démon pouvait seul t’arracher à moi. Depuis ce jour, tu n’as plus été ni père, ni époux, ni chef de famille.

– Quoi ! dit Balthazar en se dressant dans la chambre et jetant un regard perçant à sa femme, tu blâmes ton mari de s’élever au-dessus des autres hommes, afin de pouvoir jeter sous tes pieds la pourpre divine de la gloire, comme une minime offrande auprès des trésors de ton cœur ! Mais tu ne sais donc pas ce que j’ai fait, depuis trois ans ? des pas de géant ! ma Pépita, dit-il en s’animant. Son visage parut alors à sa femme plus étincelant sous le feu du génie qu’il ne l’avait été sous le feu de l’amour, et elle pleura en l’écoutant. – J’ai combiné le chlore et l’azote, j’ai décomposé plusieurs corps jusqu’ici considérés comme simples, j’ai trouvé de nouveaux métaux. Tiens, dit-il en voyant les pleurs de sa femme, j’ai décomposé les larmes. Les larmes contiennent un peu de phosphate de chaux, de chlorure de sodium, du mucus et de l’eau. Il continua de parler sans voir l’horrible convulsion qui travailla la physionomie de Joséphine, il était monté sur la Science qui l’emportait en croupe, ailes déployées, bien loin du monde matériel. – Cette analyse, ma chère, est une des meilleures preuves du système de l’Absolu. Toute vie implique une combustion. Selon le plus ou moins d’activité du foyer, la vie est plus ou moins persistante. Ainsi la destruction du minéral est indéfiniment retardée, parce que la combustion y est virtuelle, latente ou insensible. Ainsi les végétaux qui se rafraîchissent incessamment par la combinaison d’où résulte l’humide, vivent indéfiniment, et il existe plusieurs végétaux contemporains du dernier cataclysme. Mais, toutes les fois que la nature a perfectionné un appareil, que dans un but ignoré elle y a jeté le sentiment, l’instinct ou l’intelligence, trois degrés marqués dans le système organique, ces trois organismes veulent une combustion dont l’activité est en raison directe du résultat obtenu. L’homme, qui représente le plus haut point de l’intelligence et qui nous offre le seul appareil d’où résulte un pouvoir à demi créateur, la pensée ! est, parmi les créations zoologiques, celle où la combustion se rencontre dans son degré le plus intense et dont les puissants effets sont en quelque sorte révélés par les {p. 367} phosphates, les sulfates et les carbonates que fournit son corps dans notre analyse. Ces substances ne seraient-elles pas les traces que laisse en lui l’action du fluide électrique, principe de toute fécondation ? L’électricité ne se manifesterait-elle pas en lui par des combinaisons plus variées qu’en tout autre animal ? N’aurait-il pas des facultés plus grandes que toute autre créature pour absorber de plus fortes portions du principe absolu, et ne se les assimilerait-il pas pour en composer dans une plus parfaite machine, sa force et ses idées ! Je le crois. L’homme est un matras. Ainsi, selon moi, l’idiot serait celui dont le cerveau contiendrait le moins de phosphore ou tout autre produit de l’électro-magnétisme, le fou celui dont le cerveau en contiendrait trop, l’homme ordinaire celui qui en aurait peu, l’homme de génie celui dont la cervelle en serait saturée à un degré convenable. L’homme constamment amoureux, le porte-faix, le danseur, le grand mangeur, sont ceux qui déplaceraient la force résultante de leur appareil électrique. Ainsi, nos sentiments…

– Assez, Balthazar ; tu m’épouvantes, tu commets des sacrilèges. Quoi ! mon amour serait…

– De la matière éthérée qui se dégage, dit Claës, et qui sans doute est le mot de l’Absolu. Songe donc que si moi, moi le premier ! si je trouve, si je trouve, si je trouve ! En disant ces mots sur trois tons différents, son visage monta par degrés à l’expression de l’inspiré. Je fais les métaux, je fais les diamants, je répète la nature, s’écria-t-il.

– En seras-tu plus heureux ? cria-t-elle avec désespoir. Maudite Science, maudit démon ! tu oublies, Claës, que tu commets le péché d’orgueil dont fut coupable Satan. Tu entreprends sur Dieu.

– Oh ! oh ! Dieu !

– Il le nie ! s’écria-t-elle en se tordant les mains. Claës, Dieu dispose d’une puissance que tu n’auras jamais.

À cet argument qui semblait annuler sa chère Science, il regarda sa femme en tremblant.

– Quoi ! dit-il.

– La force unique, le mouvement. Voilà ce que j’ai saisi à travers les livres que tu m’as contrainte à lire. Analyse des fleurs, des fruits, du vin de Malaga ; tu découvriras certes leurs principes qui viennent, comme ceux de ton cresson, dans un milieu qui {p. 368} semble leur être étranger ; tu peux, à la rigueur, les trouver dans la nature ; mais en les rassemblant, feras-tu ces fleurs, ces fruits, le vin de Malaga ? auras-tu les incompréhensibles effets du soleil, auras-tu l’atmosphère de l’Espagne ? Décomposer n’est pas créer.

– Si je trouve la force coërcitive, je pourrai créer.

– Rien ne l’arrêtera, cria Pépita d’une voix désespérante. Oh ! mon amour, il est tué, je l’ai perdu. Elle fondit en larmes, et ses yeux animés par la douleur et par la sainteté des sentiments qu’ils épanchaient, brillèrent plus beaux que jamais à travers ses pleurs. Oui, reprit-elle en sanglotant, tu es mort à tout. Je le vois, la Science est plus puissante en toi que toi-même, et son vol t’a emporté trop haut pour que tu redescendes jamais à être le compagnon d’une pauvre femme. Quel bonheur puis-je t’offrir encore ? Ah ! je voudrais, triste consolation, croire que Dieu t’a créé pour manifester ses œuvres et chanter ses louanges, qu’il a renfermé dans ton sein une force irrésistible qui te maîtrise. Mais non, Dieu est bon, il te laisserait au cœur quelques pensées pour une femme qui t’adore, pour des enfants que tu dois protéger. Oui, le démon seul peut t’aider à marcher seul au milieu de ces abîmes sans issue, parmi ces ténèbres où tu n’es pas éclairé par la foi d’en haut, mais par une horrible croyance en tes facultés ! Autrement, ne te serais-tu pas aperçu, mon ami, que tu as dévoré neuf cent mille francs depuis trois ans ? Oh ! rends-moi justice, toi, mon dieu sur cette terre, je ne te reproche rien. Si nous étions seuls, je t’apporterais à genoux toutes nos fortunes en te disant : Prends, jette dans ton fourneau, fais-en de la fumée, et je rirais de la voir voltiger. Si tu étais pauvre, j’irais mendier sans honte pour te procurer le charbon nécessaire à l’entretien de ton fourneau. Enfin, si en m’y précipitant, je te faisais trouver ton exécrable Absolu, Claës, je m’y précipiterais avec bonheur, puisque tu places ta gloire et tes délices dans ce secret encor introuvé. Mais nos enfants, Claës, nos enfants ! que deviendront-ils, si tu ne devines pas bientôt ce secret de l’enfer ! Sais-tu pourquoi venait Pierquin ? Il venait te demander trente mille francs que tu dois, sans les avoir. Tes propriétés ne sont plus à toi. Je lui ai dit que tu avais ces trente mille francs, afin de t’épargner l’embarras où t’auraient mis ses questions ; mais pour acquitter cette somme, j’ai pensé à vendre notre vieille argenterie. Elle vit les yeux de son mari près de s’humecter, et se jeta désespérément à ses pieds en levant vers lui des mains suppliantes. Mon {p. 369} ami, s’écria-t-elle, cesse un moment tes recherches, économisons l’argent nécessaire à ce qu’il te faudra pour les reprendre plus tard, si tu ne peux renoncer à poursuivre ton œuvre. Oh ! je ne la juge pas, je soufflerai tes fourneaux, si tu le veux ; mais ne réduis pas nos enfants à la misère, tu ne peux plus les aimer, la Science a dévoré ton cœur, ne leur lègue pas une vie malheureuse en échange du bonheur que tu leur devais. Le sentiment maternel a été trop souvent le plus faible dans mon cœur, oui, j’ai souvent souhaité ne pas être mère afin de pouvoir m’unir plus intimement à ton6 âme, à ta vie ! aussi, pour étouffer mes remords ! dois-je plaider auprès de toi la cause de tes enfants avant la mienne.

Ses cheveux s’étaient déroulés et flottaient sur ses épaules, ses yeux dardaient mille sentiments comme autant de flèches, elle triompha de sa rivale, Balthazar l’enleva, la porta sur le canapé, se mit à ses pieds.

– Je t’ai donc causé des chagrins, lui dit-il avec l’accent d’un homme qui se réveillerait d’un songe pénible.

– Pauvre Claës, tu nous en donneras encore malgré toi, dit-elle en lui passant sa main dans les cheveux. Allons, viens t’asseoir près de moi, dit-elle en lui montrant sa place sur le canapé. Tiens, j’ai tout oublié, puisque tu nous reviens. Va, mon ami, nous réparerons tout, mais tu ne t’éloigneras plus de ta femme, n’est-ce pas ? Dis oui ? Laisse-moi, mon grand et beau Claës, exercer sur ton noble cœur cette influence féminine si nécessaire au bonheur des artistes malheureux, des grands hommes souffrants ! Tu me brusqueras, tu me briseras si tu veux, mais tu me permettras de te contrarier un peu pour ton bien. Je n’abuserai jamais du pouvoir que tu me concéderas. Sois célèbre, mais sois heureux aussi. Ne nous préfère pas la Chimie. Écoute, nous serons bien complaisants, nous permettrons à la Science d’entrer avec nous dans le partage de ton cœur ; mais sois juste, donne-nous bien notre moitié ? Dis, mon désintéressement n’est-il pas sublime ?

Elle fit sourire Balthazar. Avec cet art merveilleux que possèdent les femmes, elle avait amené la plus haute question dans le domaine de la plaisanterie où les femmes sont maîtresses. Cependant quoiqu’elle parût rire, son cœur était si violemment contracté qu’il reprenait difficilement le mouvement égal et doux de son état habituel ; mais en voyant renaître dans les yeux de Balthazar l’expression qui la charmait, qui était sa gloire à elle, et lui révélait l’entière {p. 370} action de son ancienne puissance qu’elle croyait perdue, elle lui dit en souriant : – Crois-moi, Balthazar, la nature nous a faits pour sentir, et quoique tu veuilles que nous ne soyons que des machines électriques, tes gaz, tes matières éthérées n’expliqueront jamais le don que nous possédons d’entrevoir l’avenir.

– Si, reprit-il, par les affinités. La puissance de vision qui fait le poète, et la puissance de déduction qui fait le savant, sont fondées sur des affinités invisibles, intangibles et impondérables que le vulgaire range dans la classe des phénomènes moraux, mais qui sont des effets physiques. Le prophète voit et déduit. Malheureusement ces espèces d’affinités sont trop rares et trop peu perceptibles pour être soumises à l’analyse ou à l’observation.

– Ceci, dit-elle en lui prenant un baiser, pour éloigner la Chimie qu’elle avait si malencontreusement réveillée, serait donc une affinité ?

– Non, c’est une combinaison : deux substances de même signe ne produisent aucune activité…

– Allons, tais-toi, dit-elle, tu me ferais mourir de douleur. Oui, je ne supporterais pas, cher, de voir ma rivale jusques dans les transports de ton amour.

– Mais, ma chère vie, je ne pense qu’à toi, mes travaux sont la gloire de ma famille, tu es au fond de toutes mes espérances.

– Voyons, regarde-moi ?

Cette scène l’avait rendue belle comme une jeune femme, et de toute sa personne, son mari ne voyait que sa tête, au-dessus d’un nuage de mousselines et de dentelles.

– Oui, j’ai eu bien tort de te délaisser pour la Science. Maintenant, quand je retomberai dans mes préoccupations, eh ! bien, ma Pépita, tu m’y arracheras, je le veux.

Elle baissa les yeux et laissa prendre sa main, sa plus grande beauté, une main à la fois puissante et délicate.

– Mais, je veux plus encore, dit-elle.

– Tu es7 si délicieusement belle que tu peux tout obtenir.

– Je veux briser ton laboratoire et enchaîner ta Science, dit-elle en jetant du feu par les yeux.

– Eh ! bien, au diable la Chimie.

– Ce moment efface toutes mes douleurs, reprit-elle. Maintenant, fais-moi souffrir si tu veux.

En entendant ce mot, les larmes gagnèrent Balthazar.

{p. 371} – Mais tu as raison, je ne vous voyais qu’à travers un voile, et je ne vous entendais plus.

– S’il ne s’était agi que de moi, dit-elle, j’aurais continué à souffrir en silence, sans élever la voix devant mon souverain ; mais tes fils ont besoin de considération, Claës. Je t’assure que si tu continuais à dissiper ainsi ta fortune, quand même ton but serait glorieux, le monde ne t’en tiendrait aucun compte et son blâme retomberait sur les tiens. Ne doit-il pas te suffire, à toi, homme de si haute portée, que ta femme ait attiré ton attention sur un danger que tu n’apercevais pas ? Ne parlons plus de tout cela, dit-elle en lui lançant un sourire et un regard pleins de coquetterie. Ce soir, mon Claës, ne soyons pas heureux à demi.

Le lendemain de cette soirée si grave dans la vie de ce ménage, Balthazar Claës, de qui Joséphine avait sans doute obtenu quelque promesse relativement à la cessation de ses travaux, ne monta point à son laboratoire et resta près d’elle durant toute la journée. Le lendemain, la famille fit ses préparatifs pour aller à la campagne où elle demeura deux mois environ, et d’où elle ne revint en ville que pour s’y occuper de la fête par laquelle Claës voulait, comme jadis, célébrer l’anniversaire de son mariage. Balthazar obtint alors, de jour en jour, les preuves du dérangement que ses travaux et son insouciance avaient apporté dans ses affaires. Loin d’élargir la plaie par des observations, sa femme trouvait toujours des palliatifs aux maux consommés. Des sept domestiques qu’avait Claës, le jour où il reçut pour la dernière fois, il ne restait plus que Lemulquinier, Josette la cuisinière, et une vieille femme de chambre nommée Martha qui n’avait pas quitté sa maîtresse depuis sa sortie du couvent ; il était donc impossible de recevoir la haute société de la ville avec un si petit nombre de serviteurs. Madame Claës leva toutes les difficultés en proposant de faire venir un cuisinier de Paris, de dresser au service le fils de leur jardinier, et d’emprunter le domestique de Pierquin. Ainsi, personne ne s’apercevrait encore de leur état de gêne. Pendant vingt jours que durèrent les apprêts, madame Claës sut tromper avec habileté le désœuvrement de son mari : tantôt elle le chargeait de choisir les fleurs rares qui devaient orner le grand escalier, la galerie et les appartements ; tantôt elle l’envoyait à Dunkerque pour s’y procurer quelques-uns de ces monstrueux poissons, la gloire des tables ménagères dans le département du Nord. Une fête comme {p. 372} celle que donnait Claës était une affaire capitale, qui exigeait une multitude de soins et une correspondance active, dans un pays où les traditions de l’hospitalité mettent si bien en jeu l’honneur des familles, que, pour les maîtres et les gens, un dîner est comme une victoire à remporter sur les convives. Les huîtres arrivaient d’Ostende, les coqs de bruyère étaient demandés à l’Écosse, les fruits venaient de Paris ; enfin les moindres accessoires ne devaient pas démentir le luxe patrimonial. D’ailleurs le bal de la maison Claës avait une sorte de célébrité. Le chef-lieu du Département étant alors à Douai, cette soirée ouvrait en quelque sorte la saison d’hiver, et donnait le ton à toutes celles du pays. Aussi pendant quinze ans Balthazar s’était-il efforcé de se distinguer, et avait si bien réussi qu’il s’en faisait chaque fois des récits à vingt lieues à la ronde, et qu’on parlait des toilettes, des invités, des plus petits détails, des nouveautés qu’on y avait vues, ou des événements qui s’y étaient passés. Ces préparatifs empêchèrent donc Claës de songer à la recherche de l’Absolu. En revenant aux idées domestiques et à la vie sociale, le savant retrouva son amour-propre d’homme, de Flamand, de maître de maison, et se plut à étonner la contrée. Il voulut imprimer un caractère à cette soirée par quelque recherche nouvelle, et il choisit, parmi toutes les fantaisies du luxe, la plus jolie, la plus riche, la plus passagère, en faisant de sa maison un bocage de plantes rares, et préparant des bouquets de fleurs pour les femmes. Les autres détails de la fête répondaient à ce luxe inouï, rien ne paraissait devoir en faire manquer l’effet. Mais le vingt-neuvième bulletin et les nouvelles particulières des désastres éprouvés par la grande-armée en Russie et à la Bérésina s’étaient répandus dans l’après-dîner. Une tristesse profonde et vraie s’empara des Douaisiens, qui, par un sentiment patriotique, refusèrent unanimement de danser. Parmi les lettres qui arrivèrent de Pologne à Douai, il y en eut une pour Balthazar. Monsieur de Wierzchownia8, alors à Dresde où il se mourait, disait-il, d’une blessure reçue dans un des derniers engagements, avait voulu léguer à son hôte plusieurs idées qui, depuis leur rencontre, lui étaient survenues relativement à l’Absolu. Cette lettre plongea Claës dans une profonde rêverie qui fit honneur à son patriotisme ; mais sa femme ne s’y méprit pas. Pour elle, la fête eut un double deuil. Cette soirée, pendant laquelle la maison Claës jetait son dernier éclat, eut donc quelque chose de sombre et de triste au milieu {p. 373} de tant de magnificence, de curiosités amassées par six générations dont chacune avait eu sa manie, et que les Douaisiens admirèrent pour la dernière fois.

La reine de ce jour fut Marguerite, alors âgée de seize ans, et que ses parents présentèrent au monde. Elle attira tous les regards par une extrême simplicité, par son air candide et surtout par sa physionomie en accord avec ce logis. C’était bien la jeune fille flamande telle que les peintres du pays l’ont représentée : une tête parfaitement ronde et pleine ; des cheveux châtains, lissés sur le front et séparés en deux bandeaux ; des yeux gris, mélangés de vert ; de beaux bras, un embonpoint qui ne nuisait pas à la beauté ; un air timide, mais sur son front haut et plat, une fermeté qui se cachait sous un calme et une douceur apparentes. Sans être ni triste ni mélancolique, elle parut avoir peu d’enjouement. La réflexion, l’ordre, le sentiment du devoir, les trois principales expressions du caractère flamand animaient sa figure froide au premier aspect, mais sur laquelle le regard était ramené par une certaine grâce dans les contours, et par une paisible fierté qui donnait des gages au bonheur domestique. Par une bizarrerie que les physiologistes n’ont pas encore expliquée, elle n’avait aucun trait de sa mère ni de son père, et offrait une vivante image de son aïeule maternelle, une Conyncks de Bruges, dont le portrait conservé précieusement attestait cette ressemblance.

Le souper donna quelque vie à la fête. Si les désastres de l’armée interdisaient les réjouissances de la danse, chacun pensa qu’ils ne devaient pas exclure les plaisirs de la table. Les patriotes se retirèrent promptement. Les indifférents restèrent avec quelques joueurs et plusieurs amis de Claës ; mais, insensiblement, cette maison si brillamment éclairée, où se pressaient toutes les notabilités de Douai, rentra dans le silence ; et, vers une heure du matin, la galerie fut déserte, les lumières s’éteignirent de salon en salon. Enfin cette cour intérieure, un moment si bruyante, si lumineuse, redevint noire et sombre : image prophétique de l’avenir qui attendait la famille. Quand les Claës rentrèrent dans leur appartement, Balthazar fit lire à sa femme la lettre du Polonais, elle la lui rendit par un geste triste, elle prévoyait l’avenir.

En effet, à compter de ce jour, Balthazar déguisa mal le chagrin et l’ennui qui l’accabla. Le matin, après le déjeuner de famille, il jouait un moment dans le parloir avec son fils Jean, {p. 374} causait avec ses deux filles occupées à coudre, à broder, ou à faire de la dentelle ; mais il se lassait bientôt de ces jeux, de cette causerie, il paraissait s’en acquitter comme d’un devoir. Lorsque sa femme redescendait après s’être habillée, elle le trouvait toujours assis dans la bergère, regardant Marguerite et Félicie, sans s’impatienter du bruit de leurs bobines. Quand venait le journal, il le lisait lentement, comme un marchand retiré qui ne sait comment tuer le temps. Puis il se levait, contemplait le ciel à travers les vitres, revenait s’asseoir et attisait le feu rêveusement, en homme à qui la tyrannie des idées ôtait la conscience de ses mouvements. Madame Claës regretta vivement son défaut d’instruction et de mémoire. Il lui était difficile de soutenir long-temps une conversation intéressante ; d’ailleurs, peut-être est-ce impossible entre deux êtres qui se sont tout dit et qui sont forcés d’aller chercher des sujets de distraction en dehors de la vie du cœur ou de la vie matérielle. La vie du cœur a ses moments, et veut des oppositions ; les détails de la vie matérielle ne sauraient occuper long-temps des esprits supérieurs habitués à se décider promptement ; et le monde est insupportable aux âmes aimantes. Deux êtres solitaires qui se connaissent entièrement doivent donc chercher leurs divertissements dans les régions les plus hautes de la pensée, car il est impossible d’opposer quelque chose de petit à ce qui est immense. Puis, quand un homme s’est accoutumé à manier de grandes choses, il devient inamusable, s’il ne conserve pas au fond du cœur ce principe de candeur, ce laissez-aller qui rend les gens de génie si gracieusement enfants ; mais cette enfance du cœur n’est-elle pas un phénomène humain bien rare chez ceux dont la mission est de tout voir, de tout savoir, de tout comprendre.

Pendant les premiers mois, madame Claës se tira de cette situation critique par des efforts inouïs que lui suggéra l’amour ou la nécessité. Tantôt elle voulut apprendre le trictrac qu’elle n’avait jamais pu jouer, et, par un prodige assez concevable, elle finit par le savoir. Tantôt elle intéressait Balthazar à l’éducation de ses filles en lui demandant de diriger leurs lectures. Ces ressources s’épuisèrent. Il vint un moment où Joséphine se trouva devant Balthazar comme madame de Maintenon en présence de Louis XIV ; mais sans avoir, pour distraire le maître assoupi, ni les pompes du pouvoir, ni les ruses d’une cour qui savait jouer des comédies comme celle de l’ambassade du roi de Siam ou du Sophi de Perse. Réduit, {p. 375} après avoir dépensé la France, à des expédients de fils de famille pour se procurer de l’argent, le monarque n’avait plus ni jeunesse ni succès, et sentait une effroyable impuissance au milieu des grandeurs ; la royale bonne, qui avait su bercer les enfants, ne sut pas toujours bercer le père, qui souffrait pour avoir abusé des choses, des hommes, de la vie et de Dieu. Mais Claës souffrait de trop de puissance. Oppressé par une pensée qui l’étreignait, il rêvait les pompes de la Science, des trésors pour l’humanité, pour lui la gloire. Il souffrait comme souffre un artiste aux prises avec la misère, comme Samson attaché aux colonnes du temple. L’effet était le même pour ces deux souverains, quoique le monarque intellectuel fût accablé par sa force et l’autre par sa faiblesse. Que pouvait Pépita seule contre cette espèce de nostalgie scientifique ? Après avoir usé les moyens que lui offraient les occupations de famille, elle appela le monde à son secours, en donnant deux cafés par semaines. À Douai, les Cafés remplacent les thés. Un Café est une assemblée où, pendant une soirée entière, les invités boivent les vins exquis et les liqueurs dont regorgent les caves dans ce benoît pays, mangent des friandises, prennent du café noir, ou du café au lait frappé de glace ; tandis que les femmes chantent des romances, discutent leurs toilettes ou se racontent les gros riens de la ville. C’est toujours les tableaux de Miéris ou de Terburg, moins les plumes rouges sur les chapeaux gris pointus, moins les guitares et les beaux costumes du seizième siècle. Mais les efforts que faisait Balthazar pour bien jouer son rôle de maître de maison, son affabilité d’emprunt, les feux d’artifice de son esprit, tout accusait la profondeur du mal par la fatigue à laquelle on le voyait en proie le lendemain.

Ces fêtes continuelles, faibles palliatifs, attestèrent la gravité de la maladie. Ces branches que rencontrait Balthazar en roulant dans son précipice, retardèrent sa chute, mais la rendirent plus lourde. S’il ne parla jamais de ses anciennes occupations, s’il n’émit pas un regret en sentant l’impossibilité dans laquelle il s’était mis de recommencer ses expériences, il eut les mouvements tristes, la voix faible, l’abattement d’un convalescent. Son ennui perçait parfois jusque dans la manière dont il prenait les pinces pour bâtir insouciamment dans le feu quelque fantasque pyramide avec des morceaux de charbon de terre. Quand il avait atteint la soirée, il éprouvait un contentement visible ; le sommeil le débarrassait sans {p. 376} doute d’une importune pensée ; puis, le lendemain, il se levait mélancolique en apercevant une journée à traverser, et semblait mesurer le temps qu’il avait à consumer, comme un voyageur lassé contemple un désert à franchir. Si madame Claës connaissait la cause de cette langueur, elle s’efforça d’ignorer combien les ravages en étaient étendus. Pleine de courage contre les souffrances de l’esprit, elle était sans force contre les générosités du cœur. Elle n’osait questionner Balthazar quand il écoutait les propos de ses deux filles et les rires de Jean avec l’air d’un homme occupé par une arrière-pensée ; mais elle frémissait en lui voyant secouer sa mélancolie et tâcher, par un sentiment généreux, de paraître gai pour n’attrister personne. Les coquetteries du père avec ses deux filles, ou ses jeux avec Jean, mouillaient de pleurs les yeux de Joséphine qui sortait pour cacher les émotions que lui causait un héroïsme dont le prix est bien connu des femmes, et qui leur brise le cœur ; madame Claës avait alors envie de dire : – Tue-moi, et fais ce que tu voudras ! Insensiblement, les yeux de Balthazar perdirent leur feu vif, et prirent cette teinte glauque qui attriste ceux des vieillards. Ses attentions pour sa femme, ses paroles, tout en lui fut frappé de lourdeur. Ces symptômes devenus plus graves vers la fin du mois d’avril effrayèrent madame Claës, pour qui ce spectacle était intolérable, et qui s’était déjà fait mille reproches en admirant la foi flamande avec laquelle son mari tenait sa parole. Un jour, que Balthazar lui sembla plus affaissé qu’il ne l’avait jamais été, elle n’hésita plus à tout sacrifier pour le rendre à la vie.

– Mon ami, lui dit-elle, je te délie de tes serments.

Balthazar la regarda d’un air étonné.

– Tu penses à tes expériences ? reprit-elle.

Il répondit par un geste d’une effrayante vivacité. Loin de lui adresser quelque remontrance, madame Claës, qui avait à loisir sondé l’abîme dans lequel ils allaient rouler tous deux, lui prit la main et la lui serra en souriant : – Merci, ami, je suis sûre de mon pouvoir, lui dit-elle, tu m’as sacrifié plus que ta vie. À moi maintenant les sacrifices ! Quoique j’aie déjà vendu quelques-uns de mes diamants, il en reste encore assez, en y joignant ceux de mon frère, pour te procurer l’argent nécessaire à tes travaux. Je destinais ces parures à nos deux filles, mais ta gloire ne leur en fera-t-elle pas de plus étincelantes ? d’ailleurs, ne leur rendras-tu pas un jour leurs diamants plus beaux ?

{p. 377} La joie qui soudainement éclaira le visage de son mari, mit le comble au désespoir de Joséphine ; elle vit avec douleur que la passion de cet homme était plus forte que lui. Claës avait confiance en son œuvre pour marcher sans trembler dans une voie qui, pour sa femme, était un abîme. À lui la foi, à elle le doute, à elle le fardeau le plus lourd : la femme ne souffre-t-elle pas toujours pour deux ? En ce moment elle se plut à croire au succès, voulant se justifier à elle-même sa complicité dans la dilapidation probable de leur fortune.

– L’amour de toute ma vie ne suffirait pas à reconnaître ton dévouement, Pépita, dit Claës attendri.

À peine achevait-il ces paroles que Marguerite et Félicie entrèrent, et leur souhaitèrent le bonjour. Madame Claës baissa les yeux, et resta pendant un moment interdite, devant ses enfants dont la fortune venait d’être aliénée au profit d’une chimère ; tandis que son mari les prit sur ses genoux et causa gaîment avec eux, heureux de pouvoir déverser la joie qui l’oppressait. Madame Claës entra dès-lors dans la vie ardente de son mari. L’avenir de ses enfants, la considération de leur père furent pour elle deux mobiles aussi puissants que l’étaient pour Claës la gloire et la science. Aussi, cette malheureuse femme n’eut-elle plus une heure de calme, quand tous les diamants de la maison furent vendus à Paris par l’entremise de l’abbé de Solis, son directeur, et que les fabricants de produits chimiques eurent recommencé leurs envois. Sans cesse agitée par le démon de la Science et par cette fureur de recherches qui dévorait son mari, elle vivait dans une attente continuelle, et demeurait comme morte pendant des journées entières, clouée dans sa bergère par la violence même de ses désirs, qui, ne trouvant point comme ceux de Balthazar une pâture dans les travaux du laboratoire, tourmentèrent son âme en agissant sur ses doutes et sur ses craintes. Par moments, se reprochant sa complaisance pour une passion dont le but était impossible et que monsieur de Solis condamnait, elle se levait, allait à la fenêtre de la cour intérieure, et regardait avec terreur la cheminée du laboratoire. S’il s’en échappait de la fumée, elle la contemplait avec désespoir, les idées les plus contraires agitaient son cœur et son esprit. Elle voyait s’enfuir en fumée la fortune de ses enfants ; mais elle sauvait la vie de leur père : n’était-ce pas son premier devoir de le rendre heureux ? Cette dernière pensée la calmait pour un moment. Elle avait obtenu de pouvoir entrer dans le laboratoire et d’y rester, mais il lui fallut {p. 378} bientôt renoncer à cette triste satisfaction. Elle éprouvait là de trop vives souffrances à voir Balthazar ne point s’occuper d’elle, et même paraître souvent gêné par sa présence ; elle y subissait de jalouses impatiences, de cruelles envies de faire sauter la maison ; elle y mourait de mille maux inouïs. Lemulquinier devint alors pour elle une espèce de baromètre : l’entendait-elle siffler, quand il allait et venait pour servir le déjeuner ou le dîner, elle devinait que les expériences de son mari étaient heureuses, et qu’il concevait l’espoir d’une prochaine réussite ; Lemulquinier était-il morne, sombre, elle lui jetait un regard de douleur, Balthazar était mécontent. La maîtresse et le valet avaient fini par se comprendre, malgré la fierté de l’une et la soumission rogue de l’autre. Faible et sans défense contre les terribles prostrations de la pensée, cette femme succombait sous ces alternatives d’espoir et de désespérance qui, pour elle, s’alourdissaient des inquiétudes de la femme aimante et des anxiétés de la mère tremblant pour sa famille. Le silence désolant qui jadis lui refroidissait le cœur, elle le partageait sans s’apercevoir de l’air sombre qui régnait au logis, et des journées entières qui s’écoulaient dans ce parloir, sans un sourire, souvent sans une parole. Par une triste prévision maternelle, elle accoutumait ses deux filles aux travaux de la maison, et tâchait de les rendre assez habiles à quelque métier de femme, pour qu’elles pussent en vivre si elles tombaient dans la misère. Le calme de cet intérieur couvrait donc d’effroyables agitations. Vers la fin de l’été, Balthazar avait dévoré l’argent des diamants vendus à Paris par l’entremise du vieil abbé de Solis, et s’était endetté d’une vingtaine de mille francs chez les Protez et Chiffreville.

En août 1813, environ un an après la scène par laquelle cette histoire commence, si Claës avait fait quelques belles expériences que malheureusement il dédaignait, ses efforts avaient été sans résultat quant à l’objet principal de ses recherches. Le jour où il eut achevé la série de ses travaux, le sentiment de son impuissance l’écrasa ; la certitude d’avoir infructueusement dissipé des sommes considérables le désespéra. Ce fut une épouvantable catastrophe. Il quitta son grenier, descendit lentement au parloir, vint se jeter dans une bergère au milieu de ses enfants, et y demeura pendant quelques instants, comme mort, sans répondre aux questions dont l’accablait sa femme ; les larmes le gagnèrent, il se sauva dans son appartement pour ne pas donner de témoins à sa douleur ; {p. 379} Joséphine l’y suivit et l’emmena dans sa chambre où, seul avec elle, Balthazar laissa éclater son désespoir. Ces larmes d’homme, ces paroles d’artiste découragé, les regrets du père de famille eurent un caractère de terreur, de tendresse, de folie qui fit plus de mal à madame Claës que ne lui en avaient fait toutes ses douleurs passées. La victime consola le bourreau. Quand Balthazar dit avec un affreux accent de conviction : – « Je suis un misérable, je joue la vie de mes enfants, la tienne, et pour vous laisser heureux, il faut que je me tue ! » ce mot l’atteignit au cœur, et la connaissance qu’elle avait du caractère de son mari lui faisant craindre qu’il ne réalisât aussitôt ce vœu de désespoir, elle éprouva l’une de ces révolutions qui troublent la vie dans sa source, et qui fut d’autant plus funeste que Pépita en contint les violents effets en affectant un calme menteur.

– Mon ami, répondit-elle, j’ai consulté non pas Pierquin, dont l’amitié n’est pas si grande qu’il n’éprouve quelque secret plaisir à nous voir ruinés, mais un vieillard qui, pour moi, se montre bon comme un père. L’abbé de Solis, mon confesseur, m’a donné un conseil qui nous sauve de la ruine. Il est venu voir tes tableaux. Le prix de ceux qui se trouvent dans la galerie peut servir à payer toutes les sommes hypothéquées sur tes propriétés, et ce que tu dois chez Protez et Chiffreville, car tu as là sans doute un compte à solder ?

Claës fit un signe affirmatif en baissant sa tête dont les cheveux étaient devenus blancs.

– Monsieur de Solis connaît les Happe et Duncker d’Amsterdam ; ils sont fous de tableaux, et jaloux comme des parvenus d’étaler un faste qui n’est permis qu’à d’anciennes maisons, ils paieront les nôtres toute leur valeur. Ainsi nous recouvrerons nos revenus, et tu pourras sur le prix qui approchera de cent mille ducats, prendre une portion de capital pour continuer tes expériences. Tes deux filles et moi nous nous contenterons de peu. Avec le temps et de l’économie, nous remplirons par d’autres tableaux les cadres vides, et tu vivras heureux !

Balthazar leva la tête vers sa femme avec une joie mêlée de crainte. Les rôles étaient changés. L’épouse devenait la protectrice du mari. Cet homme si tendre et dont le cœur était si cohérent à celui de sa Joséphine, la tenait entre ses bras sans s’apercevoir de l’horrible convulsion qui la faisait palpiter, qui en agitait les cheveux et les lèvres par un tressaillement nerveux.

{p. 380} – Je n’osais pas te dire qu’entre moi et l’Absolu, à peine existe-t-il un cheveu de distance. Pour gazéifier les métaux, il ne me manque plus que de trouver un moyen de les soumettre à une immense chaleur dans un milieu où la pression de l’atmosphère soit nulle, enfin dans un vide absolu.

Madame Claës ne put soutenir l’égoïsme de cette réponse. Elle attendait des remercîments passionnés pour ses sacrifices, et trouvait un problème de chimie. Elle quitta brusquement son mari, descendit au parloir, y tomba sur sa bergère entre ses deux filles effrayées, et fondit en larmes ; Marguerite et Félicie lui prirent chacune une main, s’agenouillèrent de chaque côté de sa bergère en pleurant comme elle sans savoir la cause de son chagrin, et lui demandèrent à plusieurs reprises : – Qu’avez-vous, ma mère ?

– Pauvres enfants ! je suis morte, je le sens.

Cette réponse fit frissonner Marguerite qui, pour la première fois, aperçut sur le visage de sa mère les traces de la pâleur particulière aux personnes dont le teint est brun.

– Martha, Martha ! criait Félicie, venez, maman a besoin de vous.

La vieille duègne accourut de la cuisine, et en voyant la blancheur verte de cette figure légèrement bistrée et si vigoureusement colorée : – Corps du Christ ! s’écria-t-elle en espagnol, madame se meurt.

Elle sortit précipitamment, dit à Josette de faire chauffer de l’eau pour un bain de pieds, et revint près de sa maîtresse.

– N’effrayez pas monsieur, ne lui dites rien, Martha, s’écria madame Claës. Pauvres chères filles, ajouta-t-elle, en pressant sur son cœur Marguerite et Félicie par un mouvement désespéré, je voudrais pouvoir vivre assez de temps pour vous voir heureuses et mariées. Martha, reprit-elle, dites à Lemulquinier d’aller chez monsieur de Solis, pour le prier de ma part de passer ici.

Ce coup de foudre se répercuta nécessairement jusque dans la cuisine. Josette et Martha, toutes deux dévouées à madame Claës et à ses filles, furent frappées dans la seule affection qu’elles eussent. Ces terribles mots : – Madame se meurt, monsieur l’aura tuée, faites vite un bain de pieds à la moutarde ! avaient arraché plusieurs phrases interjectives à Josette qui en accablait Lemulquinier. Lemulquinier, froid et insensible, mangeait assis au coin de la table, devant une des fenêtres par lesquelles le jour venait de la cour dans la cuisine, {p. 381} où tout était propre comme dans le boudoir d’une petite maîtresse.

– Ça devait finir par là, disait Josette, en regardant le valet de chambre et montant sur un tabouret pour prendre sur une tablette un chaudron qui reluisait comme de l’or. Il n’y a pas de mère qui puisse voir de sang-froid un père s’amuser à fricasser une fortune comme celle de monsieur, pour en faire des os de boudin.

Josette, dont la tête coiffée d’un bonnet rond à ruches ressemblait à celle d’un casse-noisette allemand, jeta sur Lemulquinier un regard aigre que la couleur verte de ses petits yeux éraillés rendait presque venimeux. Le vieux valet de chambre haussa les épaules par un mouvement digne de Mirabeau impatienté, puis il enfourna dans sa grande bouche une tartine de beurre sur laquelle étaient semés des appétis.

– Au lieu de tracasser monsieur, madame devrait lui donner de l’argent, nous serions bientôt tous riches à nager dans l’or ! Il ne s’en faut pas de l’épaisseur d’un liard que nous ne trouvions…

– Hé ! bien, vous qui avez vingt mille francs de placés, pourquoi ne les offrez-vous pas à monsieur ? C’est votre maître ! Et puisque vous êtes si sûr de ses faits et gestes…

– Vous ne connaissez rien à cela, Josette, faites chauffer votre eau, répondit le Flamand en interrompant la cuisinière.

– Je m’y connais assez pour savoir qu’il y avait ici mille marcs d’argenterie, que vous et votre maître vous les avez fondus, et que, si on vous laisse aller votre train, vous ferez si bien de cinq sous six blancs, qu’il n’y aura bientôt plus rien.

– Et monsieur, dit Martha survenant, tuera madame pour se débarrasser d’une femme qui le retient, et l’empêche de tout avaler. Il est possédé du démon, cela se voit ! Le moins que vous risquiez en l’aidant, Mulquinier, c’est votre âme, si vous en avez une, car vous êtes là comme un morceau de glace, pendant que tout est ici dans la désolation. Ces demoiselles pleurent comme des Madeleines. Courez donc chercher monsieur l’abbé de Solis.

– J’ai affaire pour monsieur, à ranger le laboratoire, dit le valet de chambre. Il y a trop loin d’ici le quartier d’Esquerchin. Allez-y vous-même.

– Voyez-vous ce monstre-là ? dit Martha. Qui donnera le bain de pieds9 à madame ? la voulez-vous laisser mourir ? Elle a le sang à la tête.

– Mulquinier, dit Marguerite en arrivant dans la salle qui {p. 382} précédait la cuisine, en revenant de chez monsieur de Solis, vous prierez monsieur Pierquin le médecin de venir promptement ici.

– Hein ! vous irez, dit Josette.

– Mademoiselle, monsieur m’a dit de ranger son laboratoire, répondit Lemulquinier en se retournant vers les deux femmes qu’il regarda d’un air despotique.

– Mon père, dit Marguerite à monsieur Claës qui descendait en ce moment, ne pourrais-tu pas nous laisser Mulquinier pour l’envoyer en ville ?

– Tu iras, vilain chinois, dit Martha en entendant monsieur Claës mettre Lemulquinier aux ordres de sa fille.

Le peu de dévouement du valet de chambre pour la maison était le grand sujet de querelle entre ces deux femmes et Lemulquinier, dont la froideur avait eu pour résultat d’exalter l’attachement de Josette et de la duègne. Cette lutte si mesquine en apparence influa beaucoup sur l’avenir de cette famille, quand, plus tard, elle eut besoin de secours contre le malheur. Balthazar redevint si distrait, qu’il ne s’aperçut pas de l’état maladif dans lequel était Joséphine. Il prit Jean sur ses genoux, et le fit sauter machinalement, en pensant au problème qu’il avait dès lors la possibilité de résoudre. Il vit apporter le bain de pieds à sa femme qui, n’ayant pas eu la force de se lever de la bergère où elle gisait, était restée dans le parloir. Il regarda même ses deux filles s’occupant de leur mère, sans chercher la cause de leurs soins empressés. Quand Marguerite ou Jean voulaient parler, madame Claës réclamait le silence en leur montrant Balthazar. Une scène semblable était de nature à faire penser Marguerite, qui placée entre son père et sa mère, se trouvait assez âgée, assez raisonnable déjà pour en apprécier la conduite. Il arrive un moment dans la vie intérieure des familles, où les enfants deviennent, soit volontairement, soit involontairement, les juges de leurs parents. Madame Claës avait compris le danger de cette situation. Par amour pour Balthazar, elle s’efforçait de justifier aux yeux de Marguerite ce qui, dans l’esprit juste d’une fille de seize ans, pouvait paraître des fautes chez un père. Aussi le profond respect qu’en cette circonstance madame Claës témoignait pour Balthazar, en s’effaçant devant lui, pour ne pas en troubler la méditation, imprimait-il à ses enfants une sorte de terreur pour la majesté paternelle. Mais ce dévouement, quelque contagieux qu’il fût, augmentait encore l’admiration que Marguerite avait pour {p. 383} sa mère à laquelle l’unissaient plus particulièrement les accidents journaliers de la vie. Ce sentiment était fondé sur une sorte de divination de souffrances dont la cause devait naturellement préoccuper une jeune fille. Aucune puissance humaine ne pouvait empêcher que parfois un mot échappé soit à Martha, soit à Josette, ne révélât à Marguerite l’origine de la situation dans laquelle la maison se trouvait depuis quatre ans. Malgré la discrétion de madame Claës, sa fille découvrait donc insensiblement, lentement, fil à fil, la trame mystérieuse de ce drame domestique. Marguerite allait être, dans un temps donné, la confidente active de sa mère, et serait au dénoûment le plus redoutable des juges. Aussi tous les soins de madame Claës se portaient-ils sur Marguerite à laquelle elle tâchait de communiquer son dévouement pour Balthazar. La fermeté, la raison qu’elle rencontrait chez sa fille la faisaient frémir à l’idée d’une lutte possible entre Marguerite et Balthazar, quand, après sa mort, elle serait remplacée par elle dans la conduite intérieure de la maison. Cette pauvre femme en était donc arrivée à plus trembler des suites de sa mort que de sa mort même. Sa sollicitude pour Balthazar éclatait dans la résolution qu’elle venait de prendre. En libérant les biens de son mari, elle en assurait l’indépendance, et prévenait toute discussion en séparant ses intérêts de ceux de ses enfants ; elle espérait le voir heureux jusqu’au moment où elle fermerait les yeux ; puis elle comptait transmettre les délicatesses de son cœur à Marguerite, qui continuerait à jouer auprès de lui le rôle d’un ange d’amour, en exerçant sur la famille une autorité tutélaire et conservatrice. N’était-ce pas faire luire encore du fond de sa tombe son amour sur ceux qui lui étaient chers ? Néanmoins elle ne voulut pas déconsidérer le père aux yeux de la fille en l’initiant avant le temps aux terreurs que lui inspirait la passion scientifique de Balthazar ; elle étudiait l’âme et le caractère de Marguerite pour savoir si cette jeune fille deviendrait par elle-même une mère pour ses frères et sa sœur, pour son père une femme douce et tendre. Ainsi les derniers jours de madame Claës étaient empoisonnés par des calculs et par des craintes qu’elle n’osait confier à personne. En se sentant atteinte dans sa vie même par cette dernière scène, elle jetait ses regards jusque10 dans l’avenir ; tandis que Balthazar, désormais inhabile à tout ce qui était économie, fortune, sentiments domestiques, pensait à trouver l’Absolu. Le profond silence qui régnait au parloir n’était {p. 384} interrompu que par le mouvement monotone du pied de Claës qui continuait à le mouvoir sans s’apercevoir que Jean en était descendu. Assise près de sa mère de qui elle contemplait le visage pâle et décomposé, Marguerite se tournait de moments en moments vers son père, en s’étonnant de son insensibilité. Bientôt la porte de la rue retentit en se fermant, et la famille vit l’abbé de Solis appuyé sur son neveu, qui tous deux traversaient lentement la cour.

– Ah ! voici monsieur Emmanuel, dit Félicie.

– Le bon jeune homme ! dit madame Claës en apercevant Emmanuel de Solis, j’ai du plaisir à le revoir.

Marguerite rougit en entendant l’éloge qui échappait à sa mère. Depuis deux jours, l’aspect de ce jeune homme avait éveillé dans son cœur des sentiments inconnus, et dégourdi dans son intelligence des pensées jusqu’alors inertes. Pendant la visite faite par le confesseur à sa pénitente, il s’était passé de ces imperceptibles événements qui tiennent beaucoup de place dans la vie, et dont les résultats furent assez importants pour exiger ici la peinture des deux nouveaux personnages introduits au sein de la famille. Madame Claës avait eu pour principe d’accomplir en secret ses pratiques de dévotion. Son directeur, presque inconnu chez elle, se montrait pour la seconde fois dans sa maison ; mais là, comme ailleurs, on devait être saisi par une sorte d’attendrissement et d’admiration à l’aspect de l’oncle et du neveu. L’abbé de Solis, vieillard octogénaire à chevelure d’argent, montrait un visage décrépit, où la vie semblait s’être retirée dans les yeux. Il marchait difficilement, car, de ses deux jambes menues, l’une se terminait par un pied horriblement déformé, contenu dans une espèce de sac de velours qui l’obligeait à se servir d’une béquille quand il n’avait pas le bras de son neveu. Son dos voûté, son corps desséché offraient le spectacle d’une nature souffrante et frêle, dominée par une volonté de fer et par un chaste esprit religieux qui l’avait conservée. Ce prêtre espagnol, remarquable par un vaste savoir, par une piété vraie, par des connaissances très-étendues, avait été successivement dominicain, grand-pénitencier de Tolède, et vicaire-général de l’archevêché de Malines. Sans la révolution française, la protection des Casa-Réal l’eût porté aux plus hautes dignités de l’Église ; mais le chagrin que lui causa la mort du jeune duc, son élève, le dégoûta d’une vie active, et il se consacra tout entier à l’éducation de son neveu, devenu de très-bonne heure orphelin. Lors de la conquête de {p. 385} la Belgique, il s’était fixé près de madame Claës. Dès sa jeunesse, l’abbé de Solis avait professé pour sainte Thérèse un enthousiasme qui le conduisit autant que la pente de son esprit vers la partie mystique du christianisme. En trouvant, en Flandre, où mademoiselle Bourignon, ainsi que les écrivains illuminés et quiétistes firent le plus de prosélytes, un troupeau de catholiques adonnés à ses croyances, il y resta d’autant plus volontiers qu’il y fut considéré comme un patriarche par cette Communion particulière où l’on continue à suivre les doctrines des Mystiques, malgré les censures qui frappèrent Fénelon et madame Guyon. Ses mœurs étaient rigides, sa vie était exemplaire, et il passait pour avoir des extases. Malgré le détachement qu’un religieux si sévère devait pratiquer pour les choses de ce monde, l’affection qu’il portait à son neveu le rendait soigneux de ses intérêts. Quand il s’agissait d’une œuvre de charité, le vieillard mettait à contribution les fidèles de son église avant d’avoir recours à sa propre fortune, et son autorité patriarcale était si bien reconnue, ses intentions étaient si pures, sa perspicacité si rarement en défaut que chacun faisait honneur à ses demandes. Pour avoir une idée du contraste qui existait entre l’oncle et le neveu, il faudrait comparer le vieillard à l’un de ces saules creux qui végètent au bord des eaux, et le jeune homme à l’églantier chargé de roses dont la tige élégante et droite s’élance du sein de l’arbre moussu, qu’il semble vouloir redresser.

Sévèrement élevé par son oncle, qui le gardait près de lui comme une matrone garde une vierge, Emmanuel était plein de cette chatouilleuse sensibilité, de cette candeur à demi rêveuse, fleurs passagères de toutes les jeunesses, mais vivaces dans les âmes nourries de religieux principes. Le vieux prêtre avait comprimé l’expression des sentiments voluptueux chez son élève, en le préparant aux souffrances de la vie par des travaux continus, par une discipline presque claustrale. Cette éducation, qui devait livrer Emmanuel tout neuf au monde, et le rendre heureux s’il rencontrait bien dans ses premières affections, l’avait revêtu d’une angélique pureté qui communiquait à sa personne le charme dont sont investies les jeunes filles. Ses yeux timides, mais doublés d’une âme forte et courageuse, jetaient une lumière qui vibrait dans l’âme comme le son du cristal épand ses ondulations dans l’ouïe. Sa figure expressive, quoique régulière, se recommandait par une grande précision dans les contours, par l’heureuse disposition des lignes, {p. 386} et par le calme profond que donne la paix du cœur. Tout y était harmonieux. Ses cheveux noirs, ses yeux et ses sourcils bruns rehaussaient encore un teint blanc et de vives couleurs. Sa voix était celle qu’on attendait d’un si beau visage. Ses mouvements féminins s’accordaient avec la mélodie de sa voix, avec les tendres clartés de son regard. Il semblait ignorer l’attrait qu’excitaient la réserve à demi mélancolique de son attitude, la retenue de ses paroles, et les soins respectueux qu’il prodiguait à son oncle. À le voir étudiant la marche tortueuse du vieil abbé pour se prêter à ses douloureuses déviations de manière à ne pas les contrarier, regardant au loin ce qui pouvait lui blesser les pieds et le conduisant dans le meilleur chemin, il était impossible de ne pas reconnaître chez Emmanuel les sentiments généreux qui font de l’homme une sublime créature. Il paraissait si grand, en aimant son oncle sans le juger, en lui obéissant sans jamais discuter ses ordres, que chacun voulait voir une prédestination dans le nom suave que lui avait donné sa marraine. Quand, soit chez lui, soit chez les autres, le vieillard exerçait son despotisme de dominicain, Emmanuel relevait parfois la tête si noblement, comme pour protester de sa force s’il se trouvait aux prises avec un autre homme, que les personnes de cœur étaient émues, comme le sont les artistes à l’aspect d’une grande œuvre, car les beaux sentiments ne sonnent pas moins fort dans l’âme par leurs conceptions vivantes que par les réalisations de l’art.

Emmanuel avait accompagné son oncle quand il était venu chez sa pénitente, pour examiner les tableaux de la maison Claës. En apprenant par Martha que l’abbé de Solis était dans la galerie, Marguerite, qui désirait voir cet homme célèbre, avait cherché quelque prétexte menteur pour rejoindre sa mère, afin de satisfaire sa curiosité. Entrée assez étourdiment, en affectant la légèreté sous laquelle les jeunes filles cachent si bien leurs désirs, elle avait rencontré près du vieillard vêtu de noir, courbé, déjeté, cadavéreux, la fraîche, la délicieuse figure d’Emmanuel. Les regards également jeunes, également naïfs de ces deux êtres avaient exprimé le même étonnement. Emmanuel et Marguerite s’étaient sans doute déjà vus l’un et l’autre dans leurs rêves. Tous deux baissèrent leurs yeux et les relevèrent ensuite par un même mouvement, en laissant échapper un même aveu. Marguerite prit le bras de sa mère, lui parla tout bas par maintien, et s’abrita pour ainsi dire sous l’aile maternelle, en tendant le cou par un mouvement de cygne, pour {p. 387} revoir Emmanuel qui, de son côté, restait attaché au bras de son oncle. Quoique habilement distribué pour faire valoir chaque toile, le jour faible de la galerie favorisa ces coups d’œil furtifs qui sont la joie des gens timides. Sans doute chacun d’eux n’alla pas, même en pensée, jusqu’au si par lequel commencent les passions ; mais tous deux ils sentirent ce trouble profond qui remue le cœur, et sur lequel au jeune âge on se garde à soi-même le secret, par friandise ou par pudeur. La première impression qui détermine les débordements d’une sensibilité long-temps contenue, est suivie chez tous les jeunes gens de l’étonnement à demi stupide que causent aux enfants les premières sonneries de la musique. Parmi les enfants, les uns rient et pensent, d’autres ne rient qu’après avoir pensé ; mais ceux dont l’âme est appelée à vivre de poésie ou d’amour écoutent long-temps et redemandent la mélodie par un regard où s’allume déjà le plaisir, où poind la curiosité de l’infini. Si nous aimons irrésistiblement les lieux où nous avons été, dans notre enfance, initiés aux beautés de l’harmonie, si nous nous souvenons avec délices et du musicien et même de l’instrument, comment se défendre d’aimer l’être qui, le premier, nous révèle les musiques de la vie ? Le premier cœur où nous avons aspiré l’amour n’est-il pas comme une patrie ? Emmanuel et Marguerite furent l’un pour l’autre cette Voix musicale qui réveille un sens, cette Main qui relève des voiles nuageux et montre les rives baignées par les feux du midi. Quand madame Claës arrêta le vieillard devant un tableau de Guide qui représentait un ange, Marguerite avança la tête pour voir quelle serait l’impression d’Emmanuel, et le jeune homme chercha Marguerite pour comparer la muette pensée de la toile à la vivante pensée de la créature. Cette involontaire et ravissante flatterie fut comprise et savourée. Le vieil abbé louait gravement cette belle composition, et madame Claës lui répondait ; mais les deux enfants étaient silencieux. Telle fut leur rencontre. Le jour mystérieux de la galerie, la paix de la maison, la présence des parents, tout contribuait à graver plus avant dans le cœur les traits délicats de ce vaporeux mirage. Les mille pensées confuses qui venaient de pleuvoir chez Marguerite se calmèrent, firent dans son âme comme une étendue limpide et se teignirent d’un rayon lumineux, quand Emmanuel balbutia quelques phrases en prenant congé de madame Claës. Cette voix, dont le timbre frais et velouté répandait au cœur des enchantements inouïs, compléta la révélation soudaine qu’Emmanuel avait {p. 388} causée et qu’il devait féconder à son profit ; car l’homme dont se sert le destin pour éveiller l’amour au cœur d’une jeune fille, ignore souvent son œuvre et la laisse alors inachevée. Marguerite s’inclina tout interdite, et mit ses adieux dans un regard où semblait se peindre le regret de perdre cette pure et charmante vision. Comme l’enfant, elle voulait encore sa mélodie. Cet adieu fut fait au bas du vieil escalier, devant la porte du parloir ; et, quand elle y entra, elle regarda l’oncle et le neveu jusqu’à ce que la porte de la rue se fût fermée. Madame Claës avait été trop occupée des sujets graves, agités dans sa conférence avec son directeur, pour avoir pu examiner la physionomie de sa fille. Au moment où monsieur de Solis et son neveu apparaissaient pour la seconde fois, elle était encore trop violemment troublée pour apercevoir la rougeur qui colora le visage de Marguerite en révélant les fermentations du premier plaisir reçu dans un cœur vierge. Quand le vieil abbé fut annoncé, Marguerite avait repris son ouvrage, et parut y prêter une si grande attention qu’elle salua l’oncle et le neveu sans les regarder. Monsieur Claës rendit machinalement le salut que lui fit l’abbé de Solis, et sortit du parloir comme un homme emporté par ses occupations. Le pieux dominicain s’assit près de sa pénitente en lui jetant un de ces regards profonds par lesquels il sondait les âmes, il lui avait suffi de voir monsieur Claës et sa femme pour deviner une catastrophe.

– Mes enfants, dit la mère, allez dans le jardin. Marguerite, montrez à Emmanuel les tulipes de votre père.

Marguerite, à demi honteuse, prit le bras de Félicie, regarda le jeune homme qui rougit et qui sortit du parloir en saisissant Jean par contenance. Quand ils furent tous les quatre dans le jardin, Félicie et Jean allèrent de leur côté, quittèrent Marguerite, qui, restée presque seule avec le jeune de Solis, le mena devant le buisson de tulipes invariablement arrangé de la même façon, chaque année, par Lemulquinier.

– Aimez-vous les tulipes, demanda Marguerite après être demeurée pendant un moment dans le plus profond silence sans qu’Emmanuel parût vouloir le rompre.

– Mademoiselle, c’est de belles fleurs, mais pour les aimer, il faut sans doute en avoir le goût, savoir en apprécier les beautés. Ces fleurs m’éblouissent. L’habitude du travail, dans la sombre petite chambre où je demeure, près de mon oncle, me fait sans doute préférer ce qui est doux à la vue.

{p. 389} En disant ces derniers mots, il contempla Marguerite, mais sans que ce regard plein de confus désirs contînt aucune allusion à la blancheur mate, au calme, aux couleurs tendres qui faisaient de ce visage une fleur.

– Vous travaillez donc beaucoup ? reprit Marguerite en conduisant Emmanuel sur un banc de bois à dossier peint en vert. D’ici, dit-elle en continuant, vous ne verrez pas les tulipes de si près, elles vous fatigueront moins les yeux. Vous avez raison, ces couleurs papillotent et font mal.

– À quoi je travaille ? répondit le jeune homme après un moment de silence pendant lequel il avait égalisé sous son pied le sable de l’allée. Je travaille à toutes sortes de choses. Mon oncle voulait me faire prêtre…

– Oh ! fit naïvement Marguerite.

– J’ai résisté, je ne me sentais pas de vocation. Mais il m’a fallu beaucoup de courage pour contrarier les désirs de mon oncle. Il est si bon, il m’aime tant ! il m’a dernièrement acheté un homme pour me sauver de la conscription, moi, pauvre orphelin.

– À quoi vous destinez-vous donc, demanda Marguerite qui parut vouloir reprendre sa phrase en laissant échapper un geste et qui ajouta : – Pardon, monsieur, vous devez me trouver bien curieuse.

– Oh ! mademoiselle, dit Emmanuel en la regardant avec autant d’admiration que de tendresse, personne, excepté mon oncle, ne m’a encore fait cette question. J’étudie pour être professeur. Que voulez-vous ? je ne suis pas riche. Si je puis devenir principal d’un collége en Flandre, j’aurai de quoi vivre modestement, et j’épouserai quelque femme simple que j’aimerai bien. Telle est la vie que j’ai en perspective. Peut-être est-ce pour cela que je préfère une pâquerette sur laquelle tout le monde passe, dans la plaine d’Orchies, à ces belles tulipes pleines d’or, de pourpre, de saphirs, d’émeraudes qui représentent une vie fastueuse, de même que la pâquerette représente une vie douce et patriarcale, la vie d’un pauvre professeur que je serai.

– J’avais toujours appelé, jusqu’à présent, les pâquerettes, des marguerites, dit-elle.

Emmanuel de Solis rougit excessivement, et chercha une réponse en tourmentant le sable avec ses pieds. Embarrassé de choisir entre toutes les idées qui lui venaient et qu’il trouvait sottes {p. 390} puis décontenancé par le retard qu’il mettait à répondre, il dit : – Je n’osais prononcer votre nom… Et n’acheva pas.

– Professeur ! reprit-elle.

– Oh ! mademoiselle, je serai professeur pour avoir un état, mais j’entreprendrai des ouvrages qui pourront me rendre plus grandement utile. J’ai beaucoup de goût pour les travaux historiques.

– Ah !

Ce ah ! plein de pensées secrètes, rendit le jeune homme encore plus honteux, et il se mit à rire niaisement en disant : – Vous me faites parler de moi, mademoiselle, quand je devrais ne vous parler que de vous.

– Ma mère et votre oncle ont terminé, je crois, leur conversation, dit-elle en regardant à travers les fenêtres dans le parloir.

– J’ai trouvé madame votre mère bien changée.

– Elle souffre, sans vouloir nous dire le sujet de ses souffrances, et nous ne pouvons que pâtir de ses douleurs.

Madame Claës venait de terminer en effet une consultation délicate, dans laquelle il s’agissait d’un cas de conscience, que l’abbé de Solis pouvait seul décider. Prévoyant une ruine complète, elle voulait retenir, à l’insu de Balthazar, qui se souciait peu de ses affaires, une somme considérable sur le prix des tableaux que monsieur de Solis se chargeait de vendre en Hollande, afin de la cacher et de la réserver pour le moment où la misère pèserait sur sa famille. Après une mûre délibération et après avoir apprécié les circonstances dans lesquelles se trouvait sa pénitente, le vieux dominicain avait approuvé cet acte de prudence. Il s’en alla pour s’occuper de cette vente qui devait se faire secrètement, afin de ne point trop nuire à la considération de monsieur Claës. Le vieillard envoya son neveu, muni d’une lettre de recommandation, à Amsterdam, où le jeune homme enchanté de rendre service à la maison Claës réussit à vendre les tableaux de la galerie aux célèbres banquiers Happe et Duncker, pour une somme ostensible de quatre-vingt-cinq mille ducats de Hollande, et une somme de quinze mille autres qui serait secrètement donnée à madame Claës. Les tableaux étaient si bien connus, qu’il suffisait pour accomplir le marché de la réponse de Balthazar à la lettre que la maison Happe et Duncker lui écrivit. Emmanuel de Solis fut chargé par Claës de recevoir le prix des tableaux qu’il lui expédia secrètement afin de {p. 391} dérober à la ville de Douai la connaissance de cette vente. Vers la fin de septembre, Balthazar remboursa les sommes qui lui avaient été prêtées, dégagea ses biens et reprit ses travaux ; mais la maison Claës s’était dépouillée de son plus bel ornement. Aveuglé par sa passion, il ne témoigna pas un regret, il se croyait si certain de pouvoir promptement réparer cette perte qu’il avait fait faire cette vente à réméré. Cent toiles peintes n’étaient rien aux yeux de Joséphine auprès du bonheur domestique et de la satisfaction de son mari ; elle fit d’ailleurs remplir la galerie avec les tableaux qui meublaient les appartements de réception, et pour dissimuler le vide qu’ils laissaient dans la maison de devant, elle en changea les ameublements. Ses dettes payées, Balthazar eut environ deux cent mille francs à sa disposition pour recommencer ses expériences. Monsieur l’abbé de Solis et son neveu furent les dépositaires des quinze mille ducats réservés par madame Claës. Pour grossir cette somme, l’abbé vendit les ducats auxquels les événements de la guerre continentale avaient donné de la valeur. Cent soixante-six mille francs en écus furent enterrés dans la cave de la maison habitée par l’abbé de Solis. Madame Claës eut le triste bonheur de voir son mari constamment occupé pendant près de huit mois. Néanmoins trop rudement atteinte par le coup qu’il lui avait porté, elle tomba dans une maladie de langueur qui devait nécessairement empirer. La Science dévora si complétement Balthazar, que ni les revers éprouvés par la France, ni la première chute de Napoléon, ni le retour des Bourbons ne le tirèrent de ses occupations ; il n’était ni mari, ni père, ni citoyen, il fut chimiste. Vers la fin de l’année 1814, madame Claës était arrivée à un degré de consomption qui ne lui permettait plus de quitter le lit. Ne voulant pas végéter dans sa chambre, où elle avait vécu heureuse, où les souvenirs de son bonheur évanoui lui auraient inspiré d’involontaires comparaisons avec le présent qui l’eussent accablée, elle demeurait dans le parloir. Les médecins avaient favorisé le vœu de son cœur en trouvant cette pièce plus aérée, plus gaie, et plus convenable à sa situation que sa chambre. Le lit où cette malheureuse femme achevait de vivre, fut dressé entre la cheminée et la fenêtre qui donnait sur le jardin. Elle passa là ses derniers jours saintement, occupée à perfectionner l’âme de ses deux filles sur lesquelles elle se plut à laisser rayonner le feu de la sienne. Affaibli dans ses manifestations, l’amour conjugal permit à l’amour maternel de se {p. 392} déployer. La mère se montra d’autant plus charmante qu’elle avait tardé d’être ainsi. Comme toutes les personnes généreuses, elle éprouvait de sublimes délicatesses de sentiment qu’elle prenait pour des remords. En croyant avoir ravi quelques tendresses dues à ses enfants, elle cherchait à racheter ses torts imaginaires, et avait pour eux des attentions, des soins qui la leur rendaient délicieuse ; elle voulait en quelque sorte les faire vivre à même son cœur, les couvrir de ses ailes défaillantes et les aimer en un jour pour tous ceux pendant lesquels elle les avait négligés. Les souffrances donnaient à ses caresses, à ses paroles, une onctueuse tiédeur qui s’exhalait de son âme. Ses yeux caressaient ses enfants avant que sa voix ne les émût par des intonations pleines de bons vouloirs, et sa main semblait toujours verser sur eux des bénédictions.

Si après avoir repris ses habitudes de luxe, la maison Claës ne reçut bientôt plus personne, si son isolement redevint plus complet, si Balthazar ne donna plus de fête à l’anniversaire de son mariage, la ville de Douai n’en fut pas surprise. D’abord la maladie de madame Claës parut une raison suffisante de ce changement, puis le paiement des dettes arrêta le cours des médisances, enfin les vicissitudes politiques auxquelles la Flandre fut soumise, la guerre des Cent Jours, l’occupation étrangère firent complétement oublier le chimiste. Pendant ces deux années, la ville fut si souvent sur le point d’être prise, si consécutivement occupée soit par les Français, soit par les ennemis ; il y vint tant d’étrangers, il s’y réfugia tant de campagnards, il y eut tant d’intérêts soulevés, tant d’existences mises en question, tant de mouvements et de malheurs, que chacun ne pouvait penser qu’à soi. L’abbé de Solis et son neveu, les deux frères Pierquin étaient les seules personnes qui vinssent visiter madame Claës, l’hiver de 1814 à 1815 fut pour elle la plus douloureuse des agonies. Son mari venait rarement la voir, il restait bien après le dîner pendant quelques heures près d’elle, mais comme elle n’avait plus la force de soutenir une longue conversation, il disait une ou deux phrases éternellement semblables, s’asseyait, se taisait et laissait régner au parloir un épouvantable silence. Cette monotonie était diversifiée les jours où l’abbé de Solis et son neveu passaient la soirée à la maison Claës. Pendant que le vieil abbé jouait au trictrac avec Balthazar, Marguerite causait avec Emmanuel, près du lit de sa mère {p. 393} qui souriait à leurs innocentes joies sans faire apercevoir combien était à la fois douloureuse et bonne sur son âme meurtrie, la brise fraîche de ces virginales amours débordant par vagues et paroles à paroles. L’inflexion de voix qui charmait ces deux enfants lui brisait le cœur, un coup d’œil d’intelligence surpris entre eux la jetait, elle quasi morte, en des souvenirs de ses heures jeunes et heureuses qui rendaient au présent toute son amertume. Emmanuel et Marguerite avaient une délicatesse qui leur faisait réprimer les délicieux enfantillages de l’amour pour n’en pas offenser une femme endolorie dont les blessures étaient instinctivement devinées par eux. Personne encore n’a remarqué que les sentiments ont une vie qui leur est propre, une nature qui procède des circonstances au milieu desquelles ils sont nés ; ils gardent et la physionomie des lieux où ils ont grandi et l’empreinte des idées qui ont influé sur leurs développements. Il est des passions ardemment conçues qui restent ardentes comme celle de madame Claës pour son mari ; puis il est des sentiments auxquels tout a souri, qui conservent une allégresse matinale, leurs moissons de joie ne vont jamais sans des rires et des fêtes ; mais il se rencontre aussi des amours fatalement encadrés de mélancolie ou cerclés par le malheur, dont les plaisirs sont pénibles, coûteux, chargés de craintes, empoisonnés par des remords ou pleins de désespérance. L’amour enseveli dans le cœur d’Emmanuel et de Marguerite sans que ni l’un ni l’autre ne comprissent encore qu’il s’en allait de l’amour, ce sentiment éclos sous la voûte sombre de la galerie Claës, devant un vieil abbé sévère, dans un moment de silence et de calme ; cet amour grave et discret, mais fertile en nuances douces, en voluptés secrètes, savourées comme des grappes volées au coin d’une vigne, subissait la couleur brune, les teintes grises qui le décorèrent à ses premières heures. En n’osant se livrer à aucune démonstration vive devant ce lit de douleur, ces deux enfants agrandissaient leurs jouissances à leur insu par une concentration qui les imprimait au fond de leur cœur. C’était des soins donnés à la malade, et auxquels aimait à participer Emmanuel, heureux de pouvoir s’unir à Marguerite en se faisant par avance le fils de cette mère. Un remercîment mélancolique remplaçait sur les lèvres de la jeune fille le mielleux langage des amants. Les soupirs de leurs cœurs, remplis de joie par quelque regard échangé, se distinguaient peu des soupirs arrachés par le spectacle de la douleur maternelle. Leurs bons petits moments d’aveux {p. 394} indirects, de promesses inachevées, d’épanouissements comprimés pouvaient se comparer à ces allégories peintes par Raphaël sur des fonds noirs. Ils avaient l’un et l’autre une certitude qu’ils ne s’avouaient pas ; ils savaient le soleil au-dessus d’eux, mais ils ignoraient quel vent chasserait les gros nuages noirs amoncelés sur leurs têtes ; ils doutaient de l’avenir, et craignant d’être toujours escortés par les souffrances, ils restaient timidement dans les ombres de ce crépuscule, sans oser se dire : Achèverons-nous ensemble la journée ? Néanmoins la tendresse que madame Claës témoignait à ses enfants cachait noblement tout ce qu’elle se taisait à elle-même. Ses enfants ne lui causaient ni tressaillement ni terreur, ils étaient sa consolation, mais ils n’étaient pas sa vie ; elle vivait par eux, elle mourait pour Balthazar. Quelque pénible que fût pour elle la présence de son mari pensif durant des heures entières, et qui lui jetait de temps en temps un regard monotone, elle n’oubliait ses douleurs que pendant ces cruels instants. L’indifférence de Balthazar pour cette femme mourante eût semblé criminelle à quelque étranger qui en aurait été le témoin ; mais madame Claës et ses filles s’y étaient accoutumées, elles connaissaient le cœur de cet homme, et l’absolvaient. Si, pendant la journée, madame Claës subissait quelque crise dangereuse, si elle se trouvait plus mal, si elle paraissait près d’expirer, Claës était le seul dans la maison et dans la ville qui l’ignorât ; Lemulquinier, son valet de chambre, le savait ; mais ni ses filles auxquelles leur mère imposait silence, ni sa femme ne lui apprenaient les dangers que courait une créature jadis si ardemment aimée. Quand son pas retentissait dans la galerie au moment où il venait dîner, madame Claës était heureuse, elle allait le voir, elle rassemblait ses forces pour goûter cette joie. À l’instant où il entrait, cette femme pâle et demi-morte se colorait vivement, reprenait un semblant de santé, le savant arrivait auprès du lit, lui prenait la main, et la voyait sous une fausse apparence ; pour lui seul, elle était bien. Quand il lui demandait : – « Ma chère femme, comment vous trouvez-vous aujourd’hui ? » elle lui répondait : « Mieux, mon ami ! » et faisait croire à cet homme distrait que le lendemain elle serait levée, rétablie. La préoccupation de Balthazar était si grande qu’il acceptait la maladie dont mourait sa femme, comme une simple indisposition. Moribonde pour tout le monde, elle était vivante pour lui. Une séparation complète entre ces époux fut le résultat de cette année. Claës couchait loin de sa {p. 395} femme, se levait dès le matin, et s’enfermait dans son laboratoire ou dans son cabinet ; en ne la voyant plus qu’en présence de ses filles ou des deux ou trois amis qui venaient la visiter, il se déshabitua d’elle. Ces deux êtres, jadis accoutumés à penser ensemble, n’eurent plus, que de loin en loin, ces moments de communication, d’abandon, d’épanchement qui constituent la vie du cœur, et il vint un moment où ces rares voluptés cessèrent. Les souffrances physiques vinrent au secours de cette pauvre femme, et l’aidèrent à supporter un vide, une séparation qui l’eût tuée, si elle avait été vivante. Elle éprouva de si vives douleurs que, parfois, elle fut heureuse de ne pas en rendre témoin celui qu’elle aimait toujours. Elle contemplait Balthazar pendant une partie de la soirée, et le sachant heureux comme il voulait l’être, elle épousait ce bonheur qu’elle lui avait procuré. Cette frêle jouissance lui suffisait, elle ne se demandait plus si elle était aimée, elle s’efforçait de le croire, et glissait sur cette couche de glace sans oser appuyer, craignant de la rompre et de noyer son cœur dans un affreux néant. Comme nul événement ne troublait ce calme, et que la maladie qui dévorait lentement madame Claës contribuait à cette paix intérieure, en maintenant l’affection conjugale à un état passif, il fut facile d’atteindre dans ce morne état les premiers jours de l’année 1816.

Vers la fin du mois de février, Pierquin le notaire porta le coup qui devait précipiter dans la tombe une femme angélique dont l’âme, disait l’abbé de Solis, était presque sans péché.

– Madame, lui dit-il à l’oreille en saisissant un moment où ses filles ne pouvaient pas entendre leur conversation, monsieur Claës m’a chargé d’emprunter trois cent mille francs sur ses propriétés, prenez des précautions pour la fortune de vos enfants.

Madame Claës joignit les mains, leva les yeux au plafond, et remercia le notaire par une inclination de tête bienveillante et par un sourire triste dont il fut ému. Cette phrase fut un coup de poignard qui tua Pépita. Dans cette journée elle s’était livrée à des réflexions tristes qui lui avaient gonflé le cœur, et se trouvait dans une de ces situations où le voyageur, n’ayant plus son équilibre, roule poussé par un léger caillou jusqu’au fond du précipice qu’il a long-temps et courageusement côtoyé. Quand le notaire fut parti, madame Claës se fit donner par Marguerite tout ce qui lui était nécessaire pour écrire, rassembla ses forces et s’occupa pendant quelques instants d’un écrit testamentaire. Elle s’arrêta plusieurs fois {p. 396} pour contempler sa fille. L’heure des aveux était venue. En conduisant la maison depuis la maladie de sa mère, Marguerite avait si bien réalisé les espérances de la mourante que madame Claës jeta sur l’avenir de sa famille un coup d’œil sans désespoir, en se voyant revivre dans cet ange aimant et fort. Sans doute ces deux femmes pressentaient de mutuelles et tristes confidences à se faire, la fille regardait sa mère aussitôt que sa mère la regardait, et toutes deux roulaient des larmes dans leurs yeux. Plusieurs fois, Marguerite, au moment où madame Claës se reposait, disait : – Ma mère ? comme pour parler ; puis, elle s’arrêtait, comme suffoquée, sans que sa mère trop occupée par ses dernières pensées lui demandât compte de cette interrogation. Enfin, madame Claës voulut cacheter sa lettre ; Marguerite, qui lui tenait une bougie, se retira par discrétion pour ne pas voir la suscription.

– Tu peux lire, mon enfant ! lui dit sa mère d’un ton déchirant.

Marguerite vit sa mère traçant ces mots : À ma fille Marguerite.

– Nous causerons quand je me serai reposée, ajouta-t-elle en mettant la lettre sous son chevet.

Puis elle tomba sur son oreiller comme épuisée par l’effort qu’elle venait de faire et dormit durant quelques heures. Quand elle s’éveilla, ses deux filles, ses deux fils étaient à genoux devant son lit, et priaient avec ferveur. Ce jour était un jeudi. Gabriel et Jean venaient d’arriver du collége, amenés par Emmanuel de Solis, nommé depuis six mois professeur d’histoire et de philosophie.

– Chers enfants, il faut nous dire adieu, s’écria-t-elle. Vous ne m’abandonnez pas, vous ! et celui que…

Elle n’acheva pas.

– Monsieur Emmanuel, dit Marguerite en voyant pâlir sa mère, allez dire à mon père que maman se trouve plus mal.

Le jeune Solis monta jusqu’au laboratoire, et après avoir obtenu de Lemulquinier que Balthazar vînt lui parler, celui-ci répondit à la demande pressante du jeune homme : – J’y vais.

– Mon ami, dit madame Claës à Emmanuel quand il fut de retour, emmenez mes deux fils et allez chercher votre oncle. Il est nécessaire, je crois, de me donner les derniers sacrements, je voudrais les recevoir de sa main.

Quand elle se trouva seule avec ses deux filles, elle fit un signe à Marguerite qui, comprenant sa mère, renvoya Félicie.

{p. 397} – J’avais à vous parler aussi, ma chère maman, dit Marguerite qui ne croyant pas sa mère aussi mal qu’elle l’était agrandit la blessure faite par Pierquin. Depuis dix jours, je n’ai plus d’argent pour les dépenses de la maison, et je dois aux domestiques six mois de gages. J’ai voulu déjà deux fois demander de l’argent à mon père, et je ne l’ai pas osé. Vous ne savez pas ! les tableaux de la galerie et la cave ont été vendus.

– Il ne m’a pas dit un mot de tout cela, s’écria madame Claës. Ô mon Dieu ! vous me rappelez à temps vers vous. Mes pauvres enfants, que deviendrez-vous ? Elle fit une prière ardente qui lui teignit les yeux des feux du repentir. Marguerite, reprit-elle en tirant la lettre de dessous son chevet, voici un écrit que vous n’ouvrirez et ne lirez qu’au moment où, après ma mort, vous serez dans la plus grande détresse, c’est-à-dire si vous manquiez de pain ici. Ma chère Marguerite, aime bien ton père, mais aie soin de ta sœur et de tes frères. Dans quelques jours, dans quelques heures peut-être ! tu vas être à la tête de la maison. Sois économe. Si tu te trouvais opposée aux volontés de ton père, et le cas pourrait arriver, puisqu’il a dépensé de grandes sommes à chercher un secret dont la découverte doit être l’objet d’une gloire et d’une fortune immense, il aura sans doute besoin d’argent, peut-être t’en demandera-t-il, déploie alors toute la tendresse d’une fille, et sache concilier les intérêts dont tu seras la seule protectrice avec ce que tu dois à un père, à un grand homme qui sacrifie son bonheur, sa vie, à l’illustration de sa famille ; il ne pourrait avoir tort que dans la forme, ses intentions seront toujours nobles, il est si excellent, son cœur est plein d’amour ; vous le reverrez bon et affectueux, vous ! J’ai dû te dire ces paroles sur le bord de la tombe, Marguerite. Si tu veux adoucir les douleurs de ma mort, tu me promettras, mon enfant, de me remplacer près de ton père, de ne lui point causer de chagrin ; ne lui reproche rien, ne le juge pas ! Enfin, sois une médiatrice douce et complaisante jusqu’à ce que, son œuvre terminée, il redevienne le chef de sa famille.

– Je vous comprends, ma mère chérie, dit Marguerite en baisant les yeux enflammés de la mourante, et je ferai comme il vous plaît.

– Ne te marie, mon ange, reprit madame Claës, qu’au moment où Gabriel pourra te succéder dans le gouvernement des affaires et de la maison. Ton mari, si tu te mariais, ne partagerait peut-être {p. 398} pas tes sentiments, jetterait le trouble dans la famille et tourmenterait ton père.

Marguerite regarda sa mère et lui dit : – N’avez-vous aucune autre recommandation à me faire sur mon mariage ?

– Hésiterais-tu, ma chère enfant ? dit la mourante avec effroi.

– Non, répondit-elle, je vous promets de vous obéir.

– Pauvre fille, je n’ai pas su me sacrifier pour vous, ajouta la mère en versant des larmes chaudes, et je te demande de te sacrifier pour tous. Le bonheur rend égoïste. Oui, Marguerite, j’ai été faible parce que j’étais heureuse. Sois forte, conserve de la raison pour ceux qui n’en auront pas ici. Fais en sorte que tes frères, que ta sœur ne m’accusent jamais. Aime bien ton père, mais ne le contrarie pas… trop.

Elle pencha la tête sur son oreiller et n’ajouta pas un mot, ses forces l’avaient trahie. Le combat intérieur entre la Femme et la Mère avait été trop violent. Quelques instants après, le clergé vint, précédé de l’abbé de Solis, et le parloir fut rempli par les gens de la maison. Quand la cérémonie commença, madame Claës, que son confesseur avait réveillée, regarda toutes les personnes qui étaient autour d’elle, et n’y vit pas Balthazar.

– Et monsieur ? dit-elle.

Ce mot, où se résumait et sa vie et sa mort, fut prononcé d’un ton si lamentable, qu’il causa un frémissement horrible dans l’assemblée. Malgré son grand âge, Martha s’élança comme une flèche, monta les escaliers et frappa durement à la porte du laboratoire.

– Monsieur, madame se meurt, et l’on vous attend pour l’administrer, cria-t-elle avec la violence de l’indignation.

– Je descends, répondit Balthazar.

Lemulquinier vint un moment après, en disant que son maître le suivait. Madame Claës ne cessa de regarder la porte du parloir, mais son mari ne se montra qu’au moment où la cérémonie était terminée. L’abbé de Solis et les enfants entouraient le chevet de la mourante. En voyant entrer son mari, Joséphine rougit, et quelques larmes roulèrent sur ses joues.

– Tu allais sans doute décomposer l’azote, lui dit-elle avec une douceur d’ange qui fit frissonner les assistants.

– C’est fait, s’écria-t-il d’un air joyeux. L’azote contient de l’oxygène et une substance de la nature des impondérables qui vraisemblablement est le principe de la…

{p. 399} Il s’éleva des murmures d’horreur qui l’interrompirent et lui rendirent sa présence d’esprit.

– Que m’a-t-on dit ? reprit-il. Tu es donc plus mal ? Qu’est-il arrivé ?

– Il arrive, monsieur, lui dit à l’oreille l’abbé de Solis indigné, que votre femme se meurt et que vous l’avez tuée.

Sans attendre de réponse, l’abbé de Solis prit le bras d’Emmanuel et sortit suivi des enfants qui le conduisirent jusque dans la cour. Balthazar demeura comme foudroyé et regarda sa femme en laissant tomber quelques larmes.

– Tu meurs et je t’ai tuée, s’écria-t-il. Que dit-il donc ?

– Mon ami, reprit-elle, je ne vivais que par ton amour, et tu m’as à ton insu retiré ma vie.

– Laissez-nous, dit Claës à ses enfants au moment où ils entrèrent. Ai-je donc un seul instant cessé de t’aimer ? reprit-il en s’asseyant au chevet de sa femme et lui prenant les mains qu’il baisa.

– Mon ami, je ne te reprocherai rien. Tu m’as rendue heureuse, trop heureuse ; je n’ai pu soutenir la comparaison des premiers jours de notre mariage qui étaient pleins, et de ces derniers jours pendant lesquels tu n’as plus été toi-même et qui ont été vides. La vie du cœur, comme la vie physique, a ses actions. Depuis six ans, tu as été mort à l’amour, à la famille, à tout ce qui faisait notre bonheur. Je ne te parlerai pas des félicités qui sont l’apanage de la jeunesse, elles doivent cesser dans l’arrière-saison de la vie ; mais elles laissent des fruits dont se nourrissent les âmes, une confiance sans bornes, de douces habitudes ; eh ! bien, tu m’as ravi ces trésors de notre âge. Je m’en vais à temps : nous ne vivions ensemble d’aucune manière, tu me cachais tes pensées et tes actions. Comment es-tu donc arrivé à me craindre ? T’ai-je jamais adressé une parole, un regard, un geste empreints de blâme ? Eh ! bien, tu as vendu tes derniers tableaux, tu as vendu jusqu’aux vins de ta cave, et tu empruntes de nouveau sur tes biens sans m’en avoir dit un mot. Ah ! je sortirai donc de la vie, dégoûtée de la vie. Si tu commets des fautes, si tu t’aveugles en poursuivant l’impossible, ne t’ai-je donc pas montré qu’il y avait en moi assez d’amour pour trouver de la douceur à partager tes fautes, à toujours marcher près de toi, m’eusses-tu menée dans les chemins du crime. Tu m’as trop bien aimée : là est ma gloire et là ma douleur. Ma maladie a duré long-temps, Balthazar ! elle a commencé le jour qu’à cette place où je vais {p. 400} expirer tu m’as prouvé que tu appartenais plus à la Science qu’à la Famille. Voici ta femme morte et ta propre fortune consumée. Ta fortune et ta femme t’appartenaient, tu pouvais en disposer ; mais le jour où je ne serai plus, ma fortune sera celle de tes enfants, et tu ne pourras en rien prendre. Que vas-tu donc devenir ? Maintenant, je te dois la vérité, les mourants voient loin ! où sera désormais le contre-poids qui balancera la passion maudite de laquelle tu as fait ta vie ? Si tu m’y as sacrifiée, tes enfants seront bien légers devant toi, car je te dois cette justice d’avouer que tu me préférais à tout. Deux millions et six années de travaux ont été jetés dans ce gouffre, et tu n’as rien trouvé…

À ces mots, Claës mit sa tête blanchie dans ses mains et se cacha le visage.

– Tu ne trouveras rien que la honte pour toi, la misère pour tes enfants, reprit la mourante. Déjà l’on te nomme par dérision Claës-l’alchimiste, plus tard ce sera Claës-le-fou ! Moi, je crois en toi. Je te sais grand, savant, plein de génie ; mais pour le vulgaire, le génie ressemble à de la folie. La gloire est le soleil des morts ; de ton vivant, tu seras malheureux comme tout ce qui fut grand, et tu ruineras tes enfants. Je m’en vais sans avoir joui de ta renommée, qui m’eût consolée d’avoir perdu le bonheur. Eh ! bien, mon cher Balthazar, pour me rendre cette mort moins amère, il faudrait que je fusse certaine que nos enfants auront un morceau de pain ; mais rien, pas même toi, ne pourrait calmer mes inquiétudes…

– Je jure, dit Claës, de…

– Ne jure pas, mon ami, pour ne point manquer à tes serments, dit-elle en l’interrompant. Tu nous devais ta protection, elle nous a failli depuis près de sept années. La science est ta vie. Un grand homme ne peut avoir ni femme, ni enfants. Allez seuls dans vos voies de misère ! vos vertus ne sont pas celles des gens vulgaires, vous appartenez au monde, vous ne sauriez appartenir ni à une femme, ni à une famille. Vous desséchez la terre à l’entour de vous comme font de grands arbres ! moi, pauvre plante, je n’ai pu m’élever assez haut, j’expire à moitié de ta vie. J’attendais ce dernier jour pour te dire ces horribles pensées, que je n’ai découvertes qu’aux éclairs de la douleur et du désespoir. Épargne mes enfants ! Que ce mot retentisse dans ton cœur ! Je te le dirai jusqu’à mon dernier soupir. La femme est morte, vois-tu ? tu l’as dépouillée {p. 401} lentement et graduellement de ses sentiments, de ses plaisirs. Hélas ! sans ce cruel soin que tu as pris involontairement, aurais-je vécu si long-temps ? Mais ces pauvres enfants ne m’abandonnaient pas, eux ! ils ont grandi près de mes douleurs, la mère a survécu. Épargne, épargne nos enfants.

– Lemulquinier, cria Balthazar d’une voix tonnante. Le vieux valet se montra soudain. – Allez tout détruire là-haut, machines, appareils ; faites avec précaution, mais brisez tout. Je renonce à la science ! dit-il à sa femme.

– Il est trop tard, ajouta-t-elle en regardant Lemulquinier. Marguerite, s’écria-t-elle en se sentant mourir. Marguerite se montra sur le seuil de la porte, et jeta un cri perçant en voyant les yeux de sa mère qui pâlissaient. – Marguerite ! répéta la mourante.

Cette dernière exclamation contenait un si violent appel à sa fille, elle l’investissait de tant d’autorité, que ce cri fut tout un testament. La famille épouvantée accourut, et vit expirer madame Claës qui avait épuisé les dernières forces de sa vie dans sa conversation avec son mari. Balthazar et Marguerite immobiles, elle au chevet, lui au pied du lit, ne pouvaient croire à la mort de cette femme dont toutes les vertus et l’inépuisable tendresse n’étaient connues que d’eux. Le père et la fille échangèrent un regard pesant de pensées : la fille jugeait son père, le père tremblait déjà de trouver dans sa fille l’instrument d’une vengeance. Quoique les souvenirs d’amour par lesquels sa femme avait rempli sa vie revinssent en foule assiéger sa mémoire et donnassent aux dernières paroles de la morte une sainte autorité qui devait toujours lui en faire écouter la voix, Balthazar doutait de son cœur trop faible contre son génie ; puis, il entendait un terrible grondement de passion qui lui niait la force de son repentir, et lui faisait peur de lui-même. Quand cette femme eut disparu, chacun comprit que la maison Claës avait une âme et que cette âme n’était plus. Aussi la douleur fut-elle si vive dans la famille, que le parloir où la noble Joséphine semblait revivre resta fermé, personne n’avait le courage d’y entrer.

La Société ne pratique aucune des vertus qu’elle demande aux hommes, elle commet des crimes à toute heure, mais elle les commet en paroles ; elle prépare les mauvaises actions par la plaisanterie, comme elle dégrade le beau par le ridicule ; elle se moque des {p. 402} fils qui pleurent trop leurs pères, elle anathématise ceux qui ne les pleurent pas assez ; puis elle s’amuse, Elle ! à soupeser les cadavres avant qu’ils ne soient refroidis. Le soir du jour où madame Claës expira, les amis de cette femme jetèrent quelques fleurs sur sa tombe entre deux parties de whist, rendirent hommage à ses belles qualités en cherchant du cœur ou du pique. Puis, après quelques phrases lacrymales qui sont l’A, bé, bi, bo, bu de la douleur collective, et qui se prononcent avec les mêmes intonations, sans plus ni moins de sentiment, dans toutes les villes de France et à toute heure, chacun chiffra le produit de cette succession. Pierquin, le premier, fit observer à ceux qui causaient de cet événement que la mort de cette excellente femme était un bien pour elle, son mari la rendait trop malheureuse ; mais que c’était, pour ses enfants, un plus grand bien encore ; elle n’aurait pas su refuser sa fortune à son mari qu’elle adorait, tandis qu’aujourd’hui Claës n’en pouvait plus disposer. Et chacun d’estimer la succession de la pauvre madame Claës, de supputer ses économies (en avait-elle fait ? n’en avait-elle pas fait ?), d’inventorier ses bijoux, d’étaler sa garde-robe, de fouiller ses tiroirs, pendant que la famille affligée pleurait et priait autour du lit mortuaire. Avec le coup d’œil d’un Juré-peseur de fortunes, Pierquin calcula que les propres de madame Claës, pour employer son expression, pouvaient encore se retrouver et devaient monter à une somme d’environ quinze cent mille francs représentée soit par la forêt de Waignies dont les bois avaient depuis douze ans acquis un prix énorme, et il en compta les futaies, les baliveaux, les anciens, les modernes, soit par les biens de Balthazar qui était encore bon pour remplir ses enfants, si les valeurs de la liquidation ne l’acquittaient pas envers eux. Mademoiselle Claës était donc, pour toujours parler son argot, une fille de quatre cent mille francs. – « Mais si elle ne se marie pas promptement, ajouta-t-il, ce qui l’émanciperait, et permettrait de liciter la forêt de Waignies, de liquider la part des mineurs, et de l’employer de manière à ce que le père n’y touche pas, monsieur Claës est homme à ruiner ses enfants. » Chacun chercha quels étaient dans la province les jeunes gens capables de prétendre à la main de mademoiselle Claës, mais personne ne fit au notaire la galanterie de l’en supposer digne. Le notaire trouvait des raisons pour rejeter chacun des partis proposés comme indigne de Marguerite. Les interlocuteurs se regardaient en souriant, et prenaient plaisir à {p. 403} prolonger cette malice de province. Pierquin avait déjà vu dans la mort de madame Claës un événement favorable à ses prétentions, et il dépeçait déjà ce cadavre à son profit.

– Cette bonne femme-là, se dit-il en rentrant chez lui pour se coucher, était fière comme un paon, et ne m’aurait jamais donné sa fille. Hé ! hé ! pourquoi ne manœuvrerais-je pas maintenant de manière à l’épouser ? Le père Claës est un homme ivre de carbone qui ne se soucie plus de ses enfants ; si je lui demande sa fille, après avoir convaincu Marguerite de l’urgence où elle est de se marier pour sauver la fortune de ses frères et de sa sœur, il sera content de se débarrasser d’une enfant qui peut le tracasser.

Il s’endormit en entrevoyant les beautés matrimoniales du contrat, en méditant tous les avantages que lui offrait cette affaire, et les garanties qu’il trouvait pour son bonheur dans la personne dont il se faisait l’époux. Il était difficile de rencontrer dans la province une jeune personne plus délicatement belle et mieux élevée que ne l’était Marguerite. Sa modestie, sa grâce étaient comparables à celles de la jolie fleur qu’Emmanuel n’avait osé nommer devant elle, en craignant de découvrir ainsi les vœux secrets de son cœur. Ses sentiments étaient fiers, ses principes étaient religieux, elle devait être une chaste épouse ; mais elle ne flattait pas seulement la vanité que tout homme porte plus ou moins dans le choix d’une femme, elle satisfaisait encore l’orgueil du notaire par l’immense considération dont sa famille, doublement noble, jouissait en Flandre, et que partagerait son mari. Le lendemain, Pierquin tira de sa caisse quelques billets de mille francs et vint amicalement les offrir à Balthazar, afin de lui éviter des ennuis pécuniaires au moment où il était plongé dans la douleur. Touché de cette attention délicate, Balthazar ferait sans doute à sa fille l’éloge du cœur et de la personne du notaire. Il n’en fut rien. Monsieur Claës et sa fille trouvèrent cette action toute simple, et leur souffrance était trop exclusive pour qu’ils pensassent à Pierquin. En effet, le désespoir de Balthazar fut si grand, que les personnes disposées à blâmer sa conduite la lui pardonnèrent, moins au nom de la Science qui pouvait l’excuser, qu’en faveur de ses regrets qui ne réparaient point le mal. Le monde se contente de grimaces, il se paye de ce qu’il donne, sans en vérifier l’aloi ; pour lui, la vraie douleur est un spectacle, une sorte de jouissance qui le dispose à tout absoudre, même un criminel ; dans son avidité d’émotions, il acquitte sans {p. 404} discernement et celui qui le fait rire, et celui qui le fait pleurer, sans leur demander compte des moyens.

Marguerite avait accompli sa dix-neuvième année quand son père lui remit le gouvernement de la maison où son autorité fut pieusement reconnue par sa sœur et ses deux frères à qui, pendant les derniers moments de sa vie, madame Claës avait recommandé d’obéir à leur aînée. Le deuil rehaussait sa blanche fraîcheur, de même que la tristesse mettait en relief sa douceur et sa patience. Dès les premiers jours, elle prodigua les preuves de ce courage féminin, de cette sérénité constante que doivent avoir les anges chargés de répandre la paix, en touchant de leur palme verte les cœurs souffrants. Mais si elle s’habitua, par l’entente prématurée de ses devoirs, à cacher ses douleurs, elles n’en furent que plus vives ; son extérieur calme était en désaccord avec la profondeur de ses sensations ; et elle fut destinée à connaître de bonne heure ces terribles explosions de sentiment que le cœur ne suffit pas toujours à contenir ; son père devait sans cesse la tenir pressée entre les générosités naturelles aux jeunes âmes, et la voix d’une impérieuse nécessité. Les calculs qui l’enlacèrent le lendemain même de la mort de sa mère la mirent aux prises avec les intérêts de la vie, au moment où les jeunes filles n’en conçoivent que les plaisirs. Affreuse éducation de souffrance qui n’a jamais manqué aux natures angéliques ! L’amour qui s’appuie sur l’argent et sur la vanité forme la plus opiniâtre des passions, Pierquin ne voulut pas tarder à circonvenir l’héritière. Quelques jours après la prise du deuil il chercha l’occasion de parler à Marguerite, et commença ses opérations avec une habileté qui aurait pu la séduire ; mais l’amour lui avait jeté dans l’âme une clairvoyance qui l’empêcha de se laisser prendre à des dehors d’autant plus favorables aux tromperies sentimentales que dans cette circonstance Pierquin déployait la bonté qui lui était propre, la bonté du notaire qui se croit aimant quand il sauve des écus. Fort de sa douteuse parenté, de la constante habitude qu’il avait de faire les affaires et de partager les secrets de cette famille, sûr de l’estime et de l’amitié du père, bien servi par l’insouciance d’un savant qui n’avait aucun projet arrêté pour l’établissement de sa fille, et ne supposant pas que Marguerite pût avoir une prédilection, il lui laissa juger une poursuite qui ne jouait la passion que par l’alliance des calculs les plus odieux à de jeunes âmes et qu’il ne sut pas voiler. Ce fut lui qui se {p. 405} montra naïf, ce fut elle qui usa de dissimulation, précisément parce qu’il croyait agir contre une fille sans défense, et qu’il méconnut les priviléges de la faiblesse.

– Ma chère cousine, dit-il à Marguerite avec laquelle il se promenait dans les allées du petit jardin, vous connaissez mon cœur et vous savez combien je suis porté à respecter les sentiments douloureux qui vous affectent en ce moment. J’ai l’âme trop sensible pour être notaire, je ne vis que par le cœur et je suis obligé de m’occuper constamment des intérêts d’autrui, quand je voudrais me laisser aller aux émotions douces qui font la vie heureuse. Aussi souffré-je beaucoup d’être forcé de vous parler de projets discordants avec l’état de votre âme, mais il le faut. J’ai beaucoup pensé à vous depuis quelques jours. Je viens de reconnaître que, par une fatalité singulière, la fortune de vos frères et de votre sœur, la vôtre même, sont en danger. Voulez-vous sauver votre famille d’une ruine complète ?

– Que faudrait-il faire ? dit-elle effrayée à demi par ces paroles.

– Vous marier, répondit Pierquin.

– Je ne me marierai point, s’écria-t-elle.

– Vous vous marierez, reprit le notaire, quand vous aurez réfléchi mûrement à la situation critique dans laquelle vous êtes…

– Comment mon mariage peut-il sauver…

– Voilà où je vous attendais, ma cousine, dit-il en l’interrompant. Le mariage émancipe !

– Pourquoi m’émanciperait-on ? dit Marguerite.

– Pour vous mettre en possession, ma chère petite cousine, dit le notaire d’un air de triomphe. Dans cette occurrence, vous prenez votre quart dans la fortune de votre mère. Pour vous le donner, il faut la liquider ; or, pour la liquider, ne faudra-t-il pas liciter la forêt de Waignies ? Cela posé, toutes les valeurs de la succession se capitaliseront, et votre père sera tenu, comme tuteur, de placer la part de vos frères et de votre sœur, en sorte que la Chimie ne pourra plus y toucher.

– Dans le cas contraire, qu’arriverait-il ? demanda-t-elle.

– Mais, dit le notaire, votre père administrera vos biens. S’il se remettait à vouloir faire de l’or, il pourrait vendre le bois de Waignies et vous laisser nus comme des petits saint Jean. La forêt de Waignies vaut en ce moment près de quatorze cent mille francs ; mais, qu’aujourd’hui pour demain, votre père la coupe à blanc, {p. 406} vos treize cents arpents ne vaudront pas trois cent mille francs. Ne vaut-il pas mieux éviter ce danger à peu près certain, en faisant échoir dès aujourd’hui le cas de partage par votre émancipation ? Vous sauverez ainsi toutes les coupes de la forêt desquelles votre père disposerait plus tard à votre préjudice. En ce moment que la Chimie dort, il placera nécessairement les valeurs de la liquidation sur le Grand-Livre. Les fonds sont à cinquante-neuf, ces chers enfants auront donc près de cinq mille livres de rente pour cinquante mille francs ; et attendu qu’on ne peut pas disposer des capitaux appartenant aux mineurs, à leur majorité vos frères et votre sœur verront leur fortune doublée. Tandis que, autrement, ma foi… Voilà… D’ailleurs votre père a écorné le bien de votre mère, nous saurons le déficit par un inventaire. S’il est reliquataire, vous prendrez hypothèque sur ses biens, et vous en sauverez déjà quelque chose.

– Fi ! dit Marguerite, ce serait outrager mon père. Les dernières paroles de ma mère n’ont pas été prononcées depuis si peu de temps que je ne puisse me les rappeler. Mon père est incapable de dépouiller ses enfants, dit-elle en laissant échapper des larmes de douleur. Vous le méconnaissez, monsieur Pierquin.

– Mais si votre père, ma chère cousine, se remet à la Chimie, il…

– Nous serions ruinés, n’est-ce pas ?

– Oh ! mais complétement ruinés ! Croyez-moi, Marguerite, dit-il en lui prenant la main qu’il mit sur son cœur, je manquerais à mes devoirs si je n’insistais pas. Votre intérêt seul…

– Monsieur, dit Marguerite d’un air froid en lui retirant sa main, l’intérêt bien entendu de ma famille exige que je ne me marie pas. Ma mère en a jugé ainsi.

– Cousine, s’écria-t-il avec la conviction d’un homme d’argent qui voit perdre une fortune, vous vous suicidez, vous jetez à l’eau la succession de votre mère. Eh ! bien, j’aurai le dévouement de l’excessive amitié que je vous porte ! Vous ne savez pas combien je vous aime, je vous adore depuis le jour où je vous ai vue au dernier bal que votre père a donné ! vous étiez ravissante. Vous pouvez vous fier à la voix du cœur, quand elle parle intérêt, ma chère Marguerite. Il fit une pause. Oui, nous convoquerons un conseil de famille et nous vous émanciperons sans vous consulter.

– Mais qu’est-ce donc qu’être émancipée ?

– C’est jouir de ses droits.

{p. 407} – Si je puis être émancipée sans me marier, pourquoi voulez-vous donc que je me marie ? Et avec qui ?

Pierquin essaya de regarder sa cousine d’un air tendre, mais cette expression contrastait si bien avec la rigidité de ses yeux habitués à parler d’argent, que Marguerite crut apercevoir du calcul dans cette tendresse improvisée.

– Vous auriez épousé la personne qui vous aurait plu… dans la ville… reprit-il. Un mari vous est indispensable, même comme affaire. Vous allez être en présence de votre père. Seule, lui résisterez-vous ?

– Oui, monsieur, je saurai défendre mes frères et ma sœur, quand il en sera temps.

– Peste, la commère ! se dit Pierquin. Non, vous ne saurez pas lui résister, reprit-il à haute voix.

– Brisons sur ce sujet, dit-elle.

– Adieu, cousine, je tâcherai de vous servir malgré vous, et je prouverai combien je vous aime en vous protégeant, malgré vous, contre un malheur que tout le monde prévoit en ville.

– Je vous remercie de l’intérêt que vous me portez ; mais je vous supplie de ne rien proposer ni faire entreprendre qui puisse causer le moindre chagrin à mon père.

Marguerite resta pensive en voyant Pierquin s’éloigner, elle en compara la voix métallique, les manières qui n’avaient que la souplesse des ressorts, les regards qui peignaient plus de servilisme que de douceur, aux poésies mélodieusement muettes dont les sentiments d’Emmanuel étaient revêtus. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, il existe un magnétisme admirable dont les effets ne trompent jamais. Le son de la voix, le regard, les gestes passionnés de l’homme aimant peuvent s’imiter, une jeune fille peut être trompée par un habile comédien ; mais pour réussir, ne doit-il pas être seul ? Si cette jeune fille a près d’elle une âme qui vibre à l’unisson de ses sentiments, n’a-t-elle pas bientôt reconnu les expressions du véritable amour ? Emmanuel se trouvait en ce moment, comme Marguerite, sous l’influence des nuages qui, depuis leur rencontre, avaient formé fatalement une sombre atmosphère au-dessus de leurs têtes, et qui leur dérobaient la vue du ciel bleu de l’amour. Il avait, pour son Élue, cette idolâtrie que le défaut d’espoir rend si douce et si mystérieuse dans ses pieuses manifestations. Socialement placé trop loin de mademoiselle Claës par son peu de fortune {p. 408} et n’ayant qu’un beau nom à lui offrir, il ne voyait aucune chance d’être accepté pour son époux. Il avait toujours attendu quelques encouragements que Marguerite s’était refusée à donner sous les yeux défaillants d’une mourante. Également purs, ils ne s’étaient donc pas encore dit une seule parole d’amour. Leurs joies avaient été les joies égoïstes que les malheureux sont forcés de savourer seuls. Ils avaient frémi séparément, quoiqu’ils fussent agités par un rayon parti de la même espérance. Ils semblaient avoir peur d’eux-mêmes, en se sentant déjà trop bien l’un à l’autre. Aussi Emmanuel tremblait-il d’effleurer la main de la souveraine à laquelle il avait fait un sanctuaire dans son cœur. Le plus insouciant contact aurait développé chez lui de trop irritantes voluptés, il n’aurait plus été le maître de ses sens déchaînés. Mais quoiqu’ils ne se fussent rien accordé des frêles et immenses, des innocents et sérieux témoignages que se permettent les amants les plus timides, ils s’étaient néanmoins si bien logés au cœur l’un de l’autre, que tous deux se savaient prêts à se faire les plus grands sacrifices, seuls plaisirs qu’ils pussent goûter. Depuis la mort de madame Claës, leur amour secret s’étouffait sous les crêpes du deuil. De brunes, les teintes de la sphère où ils vivaient étaient devenues noires, et les clartés s’y éteignaient dans les larmes. La réserve de Marguerite se changea presque en froideur, car elle avait à tenir le serment exigé par sa mère ; et devenant plus libre qu’auparavant, elle se fit plus rigide. Emmanuel avait épousé le deuil de sa bien-aimée, en comprenant que le moindre vœu d’amour, la plus simple exigence serait une forfaiture envers les lois du cœur. Ce grand amour était donc plus caché qu’il ne l’avait jamais été. Ces deux âmes tendres rendaient toujours le même son ; mais séparées par la douleur, comme elles l’avaient été par les timidités de la jeunesse et par le respect dû aux souffrances de la morte, elles s’en tenaient encore au magnifique langage des yeux, à la muette éloquence des actions dévouées, à une cohérence continuelle, sublimes harmonies de la jeunesse, premiers pas de l’amour en son enfance. Emmanuel venait, chaque matin, savoir des nouvelles de Claës et de Marguerite, mais il ne pénétrait dans la salle à manger que quand il apportait une lettre de Gabriel, ou quand Balthazar le priait d’entrer. Son premier coup d’œil jeté sur la jeune fille lui disait mille pensées sympathiques : il souffrait de la discrétion que lui imposaient les convenances, il ne l’avait pas quittée, il en partageait la {p. 409} tristesse, enfin il épandait la rosée de ses larmes au cœur de son amie, par un regard que n’altérait aucune arrière-pensée. Ce bon jeune homme vivait si bien dans le présent, il s’attachait tant à un bonheur qu’il croyait fugitif, que Marguerite se reprochait parfois de ne pas lui tendre généreusement la main en lui disant : – Soyons amis !

Pierquin continua ses obsessions avec cet entêtement qui est la patience irréfléchie des sots. Il jugeait Marguerite selon les règles ordinaires employées par la multitude pour apprécier les femmes. Il croyait que les mots mariage, liberté, fortune, qu’il lui avait jetés dans l’oreille germeraient dans son âme, y feraient fleurir un désir dont il profiterait, et il s’imaginait que sa froideur était de la dissimulation. Mais quoiqu’il l’entourât de soins et d’attentions galantes, il cachait mal les manières despotiques d’un homme habitué à trancher les plus hautes questions relatives à la vie des familles. Il disait, pour la consoler, de ces lieux communs, familiers aux gens de sa profession, lesquels passent en colimaçons sur les douleurs, et y laissent une traînée de paroles sèches qui en déflorent la sainteté. Sa tendresse était du patelinage. Il quittait sa feinte mélancolie à la porte en reprenant ses doubles souliers, ou son parapluie. Il se servait du ton que sa longue familiarité l’autorisait à prendre, comme d’un instrument pour se mettre plus avant dans le cœur de la famille, pour décider Marguerite à un mariage proclamé par avance dans toute la ville. L’amour vrai, dévoué, respectueux formait donc un contraste frappant avec un amour égoïste et calculé. Tout était homogène en ces deux hommes. L’un feignait une passion et s’armait de ses moindres avantages afin de pouvoir épouser Marguerite ; l’autre cachait son amour, et tremblait de laisser apercevoir son dévouement. Quelque temps après la mort de sa mère, et dans la même journée, Marguerite put comparer les deux seuls hommes qu’elle était à même de juger. Jusqu’alors, la solitude à laquelle elle avait été condamnée ne lui avait pas permis de voir le monde, et la situation où elle se trouvait ne laissait aucun accès aux personnes qui pouvaient penser à la demander en mariage. Un jour, après le déjeuner, par une des premières belles matinées du mois d’avril, Emmanuel vint au moment où monsieur Claës sortait. Balthazar supportait si difficilement l’aspect de sa maison, qu’il allait se promener le long des remparts pendant une partie de la journée. Emmanuel voulut suivre Balthazar, il hésita, {p. 410} parut puiser des forces en lui-même, regarda Marguerite et resta. Marguerite devina que le professeur voulait lui parler et lui proposa de venir au jardin. Elle renvoya sa sœur Félicie, près de Martha qui travaillait dans l’antichambre, située au premier étage ; puis elle s’alla placer sur un banc où elle pouvait être vue de sa sœur et de la vieille duègne.

– Monsieur Claës est aussi absorbé par le chagrin qu’il l’était par ses recherches savantes, dit le jeune homme en voyant Balthazar marchant lentement dans la cour. Tout le monde le plaint en ville ; il va comme un homme qui n’a plus ses idées ; il s’arrête sans motif, regarde sans voir…

– Chaque douleur a son expression, dit Marguerite en retenant ses pleurs. Que vouliez-vous me dire ? reprit-elle après une pause et avec une dignité froide.

– Mademoiselle, répondit Emmanuel d’une voix émue, ai-je le droit de vous parler comme je vais le faire ? Ne voyez, je vous prie, que mon désir de vous être utile, et laissez-moi croire qu’un professeur peut s’intéresser au sort de ses élèves au point de s’inquiéter de leur avenir. Votre frère Gabriel a quinze ans passés, il est en seconde, et certes il est nécessaire de diriger ses études dans l’esprit de la carrière qu’il embrassera. Monsieur votre père est le maître de décider cette question ; mais s’il n’y pensait pas, ne serait-ce pas un malheur pour Gabriel ? Ne serait-ce pas aussi bien mortifiant pour monsieur votre père, si vous lui faisiez observer qu’il ne s’occupe pas de son fils ? Dans cette conjoncture, ne pourriez-vous pas consulter votre frère sur ses goûts, lui faire choisir par lui-même une carrière, afin que si, plus tard, son père voulait en faire un magistrat, un administrateur, un militaire, Gabriel eût déjà des connaissances spéciales ? Je ne crois pas que ni vous ni monsieur Claës vous vouliez le laisser oisif…

– Oh ! non, dit Marguerite. Je vous remercie, monsieur Emmanuel, vous avez raison. Ma mère, en nous faisant faire de la dentelle, en nous apprenant avec tant de soin à dessiner, à coudre, à broder, à toucher du piano, nous disait souvent qu’on ne savait pas ce qui pouvait arriver dans la vie. Gabriel doit avoir une valeur personnelle et une éducation complète. Mais, quelle est la carrière la plus convenable que puisse prendre un homme ?

– Mademoiselle, dit Emmanuel en tremblant de bonheur11, Gabriel est celui de sa classe qui montre le plus d’aptitude aux {p. 411} mathématiques ; s’il voulait entrer à l’École Polytechnique, je crois qu’il y acquerrait des connaissances utiles dans toutes les carrières. À sa sortie, il resterait le maître de choisir celle pour laquelle il aurait le plus de goût. Sans avoir rien préjugé jusque-là sur son avenir, vous aurez gagné du temps. Les hommes sortis avec honneur de cette École sont les bienvenus partout. Elle a fourni des administrateurs, des diplomates, des savants, des ingénieurs, des généraux, des marins, des magistrats, des manufacturiers et des banquiers. Il n’y a donc rien d’extraordinaire à voir un jeune homme riche ou de bonne maison travaillant dans le but d’y être admis. Si Gabriel s’y décidait, je vous demanderais… me l’accorderez-vous ! Dites oui !

– Que voulez-vous ?

– Être son répétiteur, dit-il en tremblant.

Marguerite regarda monsieur de Solis, lui prit la main et lui dit : – Oui. Elle fit une pause et ajouta d’une voix émue : – Combien j’apprécie la délicatesse qui vous fait offrir précisément ce que je puis accepter de vous. Dans ce que vous venez de dire, je vois que vous avez bien pensé à nous. Je vous remercie.

Quoique ces paroles fussent dites simplement, Emmanuel détourna la tête pour ne pas laisser voir les larmes que le plaisir d’être agréable à Marguerite lui fit venir aux yeux.

– Je vous les amènerai tous les deux, dit-il, quand il eut repris un peu de calme, c’est demain jour de congé.

Il se leva, salua Marguerite qui le suivit, et quand il fut dans la cour, il la vit encore à la porte de la salle à manger d’où elle lui adressa un signe amical. Après le dîner, le notaire vint faire une visite à monsieur Claës, et s’assit dans le jardin, entre son cousin et Marguerite, précisément sur le banc où s’était mis Emmanuel.

– Mon cher cousin, dit-il, je suis venu ce soir pour vous parler affaire. Quarante-trois jours se sont écoulés depuis le décès de votre femme.

– Je ne les ai pas comptés, dit Balthazar en essuyant une larme que lui arracha le mot légal de décès.

– Oh ! monsieur, dit Marguerite en regardant le notaire, comment pouvez-vous…

– Mais, ma cousine, nous sommes forcés, nous autres, de compter des délais qui sont fixés par la loi. Il s’agit précisément de {p. 412} vous et de vos cohéritiers. Monsieur Claës n’a que des enfants mineurs, il est tenu de faire un inventaire dans les quarante-cinq jours qui suivent le décès de sa femme, afin de constater les valeurs de la communauté. Ne faut-il pas savoir si elle est bonne ou mauvaise, pour l’accepter ou pour s’en tenir aux droits purs et simples des mineurs. Marguerite se leva. – Restez, ma cousine, dit Pierquin, ces affaires vous concernent vous et votre père. Vous savez combien je prends part à vos chagrins ; mais il faut vous occuper aujourd’hui même de ces détails, sans quoi vous pourriez, les uns et les autres, vous en trouver fort mal ! Je fais en ce moment mon devoir comme notaire de la famille.

– Il a raison, dit Claës.

– Le délai expire dans deux jours, reprit le notaire, je dois donc procéder, dès demain, à l’ouverture de l’inventaire, quand ce ne serait que pour retarder le paiement des droits de succession que le fisc va venir vous demander, le fisc n’a pas de cœur, il ne s’inquiète pas des sentiments, il met sa griffe sur nous en tout temps. Donc, tous les jours, depuis dix heures jusqu’à quatre heures, mon clerc et moi, nous viendrons avec l’huissier-priseur, monsieur Raparlier. Quand nous aurons achevé en ville, nous irons à la campagne. Quant à la forêt de Waignies, nous allons en causer. Cela posé, passons à un autre point. Nous avons un conseil de famille à convoquer, pour nommer un subrogé-tuteur. Monsieur Conyncks de Bruges est aujourd’hui votre plus proche parent ; mais le voilà devenu Belge ! Vous devriez, mon cousin, lui écrire à ce sujet, vous sauriez si le bonhomme a envie de se fixer en France où il possède de belles propriétés, et vous pourriez le décider ainsi à venir lui et sa fille habiter la Flandre française. S’il refuse, je verrai à composer le conseil, d’après les degrés de parenté.

– À quoi sert un inventaire, demanda Marguerite.

– À constater les droits, les valeurs, l’actif et le passif. Quand tout est bien établi, le conseil de famille prend dans l’intérêt des mineurs les déterminations qu’il juge…

– Pierquin, dit Claës qui se leva du banc, procédez aux actes que vous croirez nécessaires à la conservation des droits de mes enfants ; mais évitez-nous le chagrin de voir vendre ce qui appartenait à ma chère…. Il n’acheva pas, il avait dit ces mots d’un air si noble et d’un ton si pénétré, que Marguerite prit la main de son père et la baisa.

{p. 413} – À demain, dit Pierquin.

– Venez déjeuner, dit Balthazar. Puis Claës parut rassembler ses souvenirs et s’écria : – Mais d’après mon contrat de mariage qui a été fait sous la coutume de Hainault, j’avais dispensé ma femme de l’inventaire afin qu’on ne la tourmentât point, je n’y suis probablement pas tenu non plus…

– Ah ! quel bonheur, dit Marguerite, il nous aurait causé tant de peine.

– Eh ! bien, nous examinerons votre contrat demain, répondit le notaire un peu confus.

– Vous ne le connaissiez donc pas ? lui dit Marguerite.

Cette observation interrompit l’entretien. Le notaire se trouva trop embarrassé de continuer après l’observation de sa cousine.

– Le diable s’en mêle ! se dit-il dans la cour. Cet homme si distrait retrouve la mémoire juste au moment où il le faut pour empêcher de prendre des précautions contre lui. Ses enfants seront dépouillés ! c’est aussi sûr que deux et deux font quatre. Parlez donc affaires à des filles de dix-neuf ans qui font du sentiment. Je me suis creusé la tête pour sauver le bien de ces enfants-là, en procédant régulièrement et en m’entendant avec le bonhomme Conyncks. Et voilà ! Je me perds dans l’esprit de Marguerite qui va demander à son père pourquoi je voulais procéder à un inventaire qu’elle croit inutile. Et monsieur Claës lui dira que les notaires ont la manie de faire des actes, que nous sommes notaires avant d’être parents, cousins ou amis, enfin des bêtises…

Il ferma la porte avec violence en pestant contre les clients qui se ruinaient par sensibilité. Balthazar avait raison. L’inventaire n’eut pas lieu. Rien ne fut donc fixé sur la situation dans laquelle se trouvait le père vis-à-vis de ses enfants. Plusieurs mois s’écoulèrent sans que la situation de la maison Claës changeât. Gabriel, habilement conduit par monsieur de Solis qui s’était fait son précepteur, travaillait avec application, apprenait les langues étrangères et se disposait à passer l’examen nécessaire pour entrer à l’École Polytechnique. Félicie et Marguerite avaient vécu dans une retraite absolue, en allant, néanmoins, par économie, habiter pendant la belle saison la maison de campagne de leur père. Monsieur Claës s’occupa de ses affaires, paya ses dettes en empruntant une somme considérable sur ses biens et visita la forêt de Waignies. Au milieu {p. 414} de l’année 1817, son chagrin, lentement apaisé, le laissa seul et sans défense contre la monotonie de la vie qu’il menait et qui lui pesa. Il lutta d’abord courageusement contre la Science qui se réveillait insensiblement, et se défendit à lui-même de penser à la Chimie. Puis il y pensa. Mais il ne voulut pas s’en occuper activement, il ne s’en occupa que théoriquement. Cette constante étude fit surgir sa passion qui devint ergoteuse. Il discuta s’il s’était engagé à ne pas continuer ses recherches et se souvint que sa femme n’avait pas voulu de son serment. Quoiqu’il se fût promis à lui-même de ne plus poursuivre la solution de son problème, ne pouvait-il changer de détermination du moment où il entrevoyait un succès. Il avait déjà cinquante-neuf ans. À cet âge, l’idée qui le dominait contracta l’âpre fixité par laquelle commencent les monomanies. Les circonstances conspirèrent encore contre sa loyauté chancelante. La paix dont jouissait l’Europe avait permis la circulation des découvertes et des idées scientifiques acquises pendant la guerre par les savants des différents pays entre lesquels il n’y avait point eu de relations depuis près de vingt ans. La Science avait donc marché. Claës trouva que les progrès de la Chimie s’étaient dirigés, à l’insu des chimistes, vers l’objet de ses recherches. Les gens adonnés à la haute science pensaient comme lui, que la lumière, la chaleur, l’électricité, le galvanisme et le magnétisme étaient les différents effets d’une même cause, que la différence qui existait entre les corps jusque-là réputés simples devait être produite par les divers dosages d’un principe inconnu. La peur de voir trouver par un autre la réduction des métaux et le principe constituant de l’électricité, deux découvertes qui menaient à la solution de l’Absolu chimique, augmenta ce que les habitants de Douai appelaient une folie, et porta ses désirs à un paroxysme que concevront les personnes passionnées pour les sciences, ou qui ont connu la tyrannie des idées. Aussi Balthazar fut-il bientôt emporté par une passion d’autant plus violente, qu’elle avait plus long-temps dormi. Marguerite, qui épiait les dispositions d’âme par lesquelles passait son père, ouvrit le parloir. En y demeurant, elle ranima les souvenirs douloureux que devait causer la mort de sa mère, et réussit en effet, en réveillant les regrets de son père, à retarder sa chute dans le gouffre où il devait néanmoins tomber. Elle voulut aller dans le monde et força Balthazar d’y prendre des distractions. Plusieurs partis considérables se présentèrent pour elle, et occupèrent Claës, quoique Marguerite déclarât qu’elle ne {p. 415} se marierait pas avant d’avoir atteint sa vingt-cinquième année. Malgré les efforts de sa fille, malgré de violents combats, au commencement de l’hiver, Balthazar reprit secrètement ses travaux. Il était difficile de cacher de telles occupations à des femmes curieuses. Un jour donc, Martha dit à Marguerite en l’habillant : – Mademoiselle, nous sommes perdues ! Ce monstre de Mulquinier, qui est le diable déguisé, car je ne lui ai jamais vu faire le signe de la croix, est remonté dans le grenier. Voilà monsieur votre père embarqué pour l’enfer. Fasse le ciel qu’il ne vous tue pas comme il a tué cette pauvre chère madame.

– Cela n’est pas possible, dit Marguerite.

– Venez voir la preuve de leur trafic…

Mademoiselle Claës courut à la fenêtre et aperçut en effet une légère fumée qui sortait par le tuyau du laboratoire.

– J’ai vingt et un ans dans quelques mois, pensa-t-elle, je saurai m’opposer à la dissipation de notre fortune.

En se laissant aller à sa passion, Balthazar dut nécessairement avoir moins de respect pour les intérêts de ses enfants qu’il n’en avait eu pour sa femme. Les barrières étaient moins hautes, sa conscience était plus large, sa passion devenait plus forte. Aussi marcha-t-il dans sa carrière de gloire, de travail, d’espérance et de misère avec la fureur d’un homme plein de conviction. Sûr du résultat, il se mit à travailler nuit et jour avec un emportement dont s’effrayèrent ses filles qui ignoraient combien est peu nuisible le travail auquel un homme se plaît. Aussitôt que son père eut recommencé ses expériences, Marguerite retrancha les superfluités de la table, devint d’une parcimonie digne d’un avare, et fut admirablement secondée par Josette et par Martha. Claës ne s’aperçut pas de cette réforme qui réduisait la vie au strict nécessaire. D’abord il ne déjeunait pas, puis il ne descendait de son laboratoire qu’au moment même du dîner, enfin il se couchait quelques heures après être resté dans le parloir entre ses deux filles, sans leur dire un mot. Quand il se retirait, elles lui souhaitaient le bonsoir, et il se laissait embrasser machinalement sur les deux joues. Une semblable conduite eût causé les plus grands malheurs domestiques si Marguerite n’avait été préparée à exercer l’autorité d’une mère, et prémunie par une passion secrète contre les malheurs d’une si grande liberté. Pierquin avait cessé de venir voir ses cousines, en jugeant que leur ruine allait être complète. Les propriétés {p. 416} rurales de Balthazar qui rapportaient seize mille francs et valaient environ deux cent mille écus, étaient déjà grevées de trois cent mille francs d’hypothèques. Avant de se remettre à la Chimie, Claës avait fait un emprunt considérable. Le revenu suffisait précisément au paiement des intérêts ; mais comme avec l’imprévoyance naturelle aux hommes voués à une idée, il abandonnait ses fermages à Marguerite pour subvenir aux dépenses de la maison, le notaire avait calculé que trois ans suffiraient pour mettre le feu aux affaires, et que les gens de justice dévoreraient ce que Balthazar n’aurait pas mangé. La froideur de Marguerite avait amené Pierquin à un état d’indifférence presque hostile. Pour se donner le droit de renoncer à la main de sa cousine, si elle devenait trop pauvre, il disait des Claës avec un air de compassion : – « Ces pauvres gens sont ruinés, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour les sauver ; mais que voulez-vous ! mademoiselle Claës s’est refusée à toutes les combinaisons légales qui devaient les préserver de la misère. »

Nommé proviseur du collége de Douai, par la protection de son oncle, Emmanuel, que son mérite transcendant avait fait digne de ce poste, venait voir tous les jours pendant la soirée les deux jeunes filles qui appelaient près d’elles la duègne aussitôt que leur père se couchait. Le coup de marteau doucement frappé par le jeune de Solis ne tardait jamais. Depuis trois mois, encouragé par la gracieuse et muette reconnaissance avec laquelle Marguerite acceptait ses soins, il était devenu lui-même. Les rayonnements de son âme pure comme un diamant brillèrent sans nuages, et Marguerite put en apprécier la force, la durée en voyant combien la source en était inépuisable. Elle admirait une à une s’épanouir les fleurs, après en avoir respiré par avance les parfums. Chaque jour, Emmanuel réalisait une des espérances de Marguerite, et faisait luire dans les régions enchantées de l’amour de nouvelles lumières qui chassaient les nuages, rassérénaient leur ciel, et coloraient les fécondes richesses ensevelies jusque-là dans l’ombre. Plus à son aise, Emmanuel put déployer les séductions de son cœur jusqu’alors discrètement cachées : cette expansive gaieté du jeune âge, cette simplicité que donne une vie remplie par l’étude, et les trésors d’un esprit délicat que le monde n’avait pas adultéré, toutes les innocentes joyeusetés qui vont si bien à la jeunesse aimante. Son âme et celle de Marguerite s’entendirent mieux, ils allèrent ensemble au fond de leurs cœurs et y trouvèrent les mêmes pensées : perles d’un {p. 417} même éclat, suaves et fraîches harmonies semblables à celles qui sont sous la mer, et qui, dit-on, fascinent les plongeurs ! Ils se firent connaître l’un à l’autre par ces échanges de propos, par cette alternative curiosité qui, chez tous deux, prenait les formes les plus délicieuses du sentiment. Ce fut sans fausse honte, mais non sans de mutuelles coquetteries. Les deux heures qu’Emmanuel venait passer, tous les soirs, entre ces deux jeunes filles et Martha, faisaient accepter à Marguerite la vie d’angoisses et de résignation dans laquelle elle était entrée. Cet amour naïvement progressif fut son soutien. Emmanuel portait dans ses témoignages d’affection cette grâce naturelle qui séduit tant, cet esprit doux et fin qui nuance l’uniformité du sentiment, comme les facettes relèvent la monotonie d’une pierre précieuse, en en faisant jouer tous les feux ; admirables façons dont le secret appartient aux cœurs aimants, et qui rendent les femmes fidèles à la Main artiste sous laquelle les formes renaissent toujours neuves, à la Voix qui ne répète jamais une phrase sans la rafraîchir par de nouvelles modulations. L’amour n’est pas seulement un sentiment, il est un art aussi. Quelque mot simple, une précaution, un rien révèlent à une femme le grand et sublime artiste qui peut toucher son cœur sans le flétrir. Plus allait Emmanuel, plus charmantes étaient les expressions de son amour.

– J’ai devancé Pierquin, lui dit-il un soir, il vient vous annoncer une mauvaise nouvelle, je préfère vous l’apprendre moi-même. Votre père a vendu votre forêt à des spéculateurs qui l’ont revendue par parties ; les arbres sont déjà coupés, tous les madriers sont enlevés. Monsieur Claës a reçu trois cent mille francs comptant dont il s’est servi pour payer ses dettes à Paris ; et, pour les éteindre entièrement, il a même été obligé de faire une délégation de cent mille francs sur les cent mille écus qui restent à payer par les acquéreurs.

Pierquin entra.

– Hé ! bien, ma chère cousine, dit-il, vous voilà ruinés, je vous l’avais prédit ; mais vous n’avez pas voulu m’écouter. Votre père a bon appétit. Il a, de la première bouchée, avalé vos bois. Votre subrogé-tuteur, monsieur Conyncks, est à Amsterdam, où il achève de liquider sa fortune, et Claës a saisi ce moment-là pour faire son coup. Ce n’est pas bien. Je viens d’écrire au bonhomme Conyncks ; mais, quand il arrivera, tout sera fricassé. Vous serez obligés de poursuivre votre père, le procès ne sera pas long, mais {p. 418} ce sera un procès déshonorant que monsieur Conyncks ne peut se dispenser d’intenter, la loi l’exige. Voilà le fruit de votre entêtement. Reconnaissez-vous maintenant combien j’étais prudent, combien j’étais dévoué à vos intérêts ?

– Je vous apporte une bonne nouvelle, mademoiselle, dit le jeune de Solis de sa voix douce, Gabriel est reçu à l’école Polytechnique. Les difficultés qui s’étaient élevées pour son admission sont aplanies.

Marguerite remercia son ami par un sourire, et dit : – Mes économies auront une destination ! Martha, nous nous occuperons dès demain du trousseau de Gabriel. Ma pauvre Félicie, nous allons bien travailler, dit-elle en baisant sa sœur au front.

– Demain, vous l’aurez ici pour dix jours, il doit être à Paris le quinze novembre.

– Mon cousin Gabriel prend un bon parti, dit le notaire en toisant le proviseur, il aura besoin de se faire une fortune. Mais, ma chère cousine, il s’agit de sauver l’honneur de la famille ; voudrez-vous cette fois m’écouter ?

– Non, dit-elle, s’il s’agit encore de mariage.

– Mais qu’allez-vous faire ?

– Moi, mon cousin ? rien.

– Cependant vous êtes majeure.

– Dans quelques jours. Avez-vous, dit Marguerite, un parti à me proposer qui puisse concilier nos intérêts et ce que nous devons à notre père, à l’honneur de la famille ?

– Cousine, nous ne pouvons rien sans votre oncle. Cela posé, je reviendrai quand il sera de retour.

– Adieu, monsieur, dit Marguerite.

– Plus elle devient pauvre, plus elle fait la bégueule, pensa le notaire. Adieu, mademoiselle, reprit Pierquin à haute voix. Monsieur le proviseur, je vous salue parfaitement. Et il s’en alla, sans faire attention ni à Félicie ni à Martha.

– Depuis deux jours, j’étudie le code, et j’ai consulté un vieil avocat, ami de mon oncle, dit Emmanuel d’une voix tremblante. Je partirai, si vous m’y autorisez, demain, pour Amsterdam. Écoutez, chère Marguerite…

Il disait ce mot pour la première fois, elle l’en remercia par un regard mouillé, par un sourire et une inclination de tête. Il s’arrêta, montra Félicie et Martha.

{p. 419} – Parlez devant ma sœur, dit Marguerite. Elle n’a pas besoin de cette discussion pour se résigner à notre vie de privations et de travail, elle est si douce et si courageuse ! Mais elle doit connaître combien le courage nous est nécessaire.

Les deux sœurs se prirent la main, et s’embrassèrent comme pour se donner un nouveau gage de leur union devant le malheur.

– Laissez-nous, Martha.

– Chère Marguerite, reprit Emmanuel en laissant percer dans l’inflexion de sa voix le bonheur qu’il éprouvait à conquérir les menus droits de l’affection ; je me suis procuré les noms et la demeure des acquéreurs qui doivent les deux cent mille francs restant sur le prix des bois abattus. Demain, si vous y consentez, un avoué agissant au nom de monsieur Conyncks, qui ne le désavouera pas, mettra opposition entre leurs mains. Dans six jours, votre grand-oncle sera de retour, il convoquera un conseil de famille, et fera émanciper Gabriel, qui a dix-huit ans. Étant, vous et votre frère, autorisés à exercer vos droits, vous demanderez votre part dans le prix des bois, monsieur Claës ne pourra pas vous refuser les deux cent mille francs arrêtés par l’opposition ; quant aux cent mille autres qui vous seront encore dus, vous obtiendrez une obligation hypothécaire qui reposera sur la maison que vous habitez. Monsieur Conyncks réclamera des garanties pour les trois cent mille francs qui reviennent à mademoiselle Félicie et à Jean. Dans cette situation, votre père sera forcé de laisser hypothéquer ses biens de la plaine d’Orchies, déjà grevés de cent mille écus. La loi donne une priorité rétroactive aux inscriptions prises dans l’intérêt des mineurs ; tout sera donc sauvé. Monsieur Claës aura désormais les mains liées, vos terres sont inaliénables ; il ne pourra plus rien emprunter sur les siennes, qui répondront de sommes supérieures à leur prix, les affaires se seront faites en famille, sans scandale, sans procès. Votre père sera forcé d’aller prudemment dans ses recherches, si même il ne les cesse tout à fait.

– Oui, dit Marguerite, mais où seront nos revenus ? Les cent mille francs hypothéqués sur cette maison ne nous rapporteront rien, puisque nous y demeurons. Le produit des biens que possède mon père dans la plaine d’Orchies payera les intérêts des trois cent mille francs dus à des étrangers ; avec quoi vivrons-nous ?

– D’abord, dit Emmanuel, en plaçant les cinquante mille francs qui resteront à Gabriel sur sa part, dans les fonds {p. 420} publics, vous en aurez, d’après le taux actuel, plus de quatre mille livres de rente qui suffiront à sa pension et à son entretien à Paris. Gabriel ne peut disposer ni de la somme inscrite sur la maison de son père, ni du fonds de ses rentes ; ainsi vous ne craindrez pas qu’il en dissipe un denier, et vous aurez une charge de moins. Puis, ne vous restera-t-il pas cent cinquante mille francs à vous !

– Mon père me les demandera, dit-elle avec effroi, et je ne saurai pas les lui refuser.

– Hé ! bien, chère Marguerite, vous pouvez les sauver encore, en vous en dépouillant. Placez-les sur le Grand Livre, au nom de votre frère. Cette somme vous donnera douze ou treize mille livres de rente qui vous feront vivre. Les mineurs émancipés ne pouvant rien aliéner sans l’avis d’un conseil de famille, vous gagnerez ainsi trois ans de tranquillité. À cette époque, votre père aura trouvé son problème ou vraisemblablement y renoncera ; Gabriel, devenu majeur, vous restituera les fonds pour établir les comptes entre vous quatre.

Marguerite se fit expliquer de nouveau des dispositions de loi qu’elle ne pouvait comprendre tout d’abord. Ce fut certes une scène neuve que celle des deux amants étudiant le code dont s’était muni Emmanuel pour apprendre à sa maîtresse les lois qui régissaient les biens des mineurs, elle en eut bientôt saisi l’esprit, grâce à la pénétration naturelle aux femmes, et que l’amour aiguisait encore.

Le lendemain, Gabriel revint à la maison paternelle. Quand monsieur de Solis le rendit à Balthazar, en lui annonçant l’admission à l’École Polytechnique, le père remercia le proviseur par un geste de main, et dit : – J’en suis bien aise, Gabriel sera donc un savant.

– Oh ! mon frère, dit Marguerite en voyant Balthazar remonter à son laboratoire, travaille bien, ne dépense pas d’argent ! fais tout ce qu’il faudra faire ; mais sois économe. Les jours où tu sortiras dans Paris, va chez nos amis, chez nos parents pour ne contracter aucun des goûts qui ruinent les jeunes gens. Ta pension monte à près de mille écus, il te restera mille francs pour tes menus-plaisirs, ce doit être assez.

– Je réponds de lui, dit Emmanuel de Solis en frappant sur l’épaule de son élève.

Un mois après, monsieur de Conyncks avait, de concert avec {p. 421} Marguerite, obtenu de Claës toutes les garanties désirables. Les plans si sagement conçus par Emmanuel de Solis furent entièrement approuvés et exécutés. En présence de la loi, devant son cousin dont la probité farouche transigeait difficilement sur les questions d’honneur, Balthazar, honteux de la vente qu’il avait consentie dans un moment où il était harcelé par ses créanciers, se soumit à tout ce qu’on exigea de lui. Satisfait de pouvoir réparer le dommage qu’il avait presque involontairement fait à ses enfants, il signa les actes avec la préoccupation d’un savant. Il était devenu complétement imprévoyant à la manière des nègres qui, le matin, vendent leur femme pour une goutte d’eau-de-vie, et la pleurent le soir. Il ne jetait même pas les yeux sur son avenir le plus proche, il ne se demandait pas quelles seraient ses ressources, quand il aurait fondu son dernier écu ; il poursuivait ses travaux, continuait ses achats, sans savoir qu’il n’était plus que le possesseur titulaire de sa maison, de ses propriétés, et qu’il lui serait impossible, grâce à la sévérité des lois, de se procurer un sou sur les biens desquels il était en quelque sorte le gardien judiciaire. L’année 1818 expira sans aucun événement malheureux. Les deux jeunes filles payèrent les frais nécessités par l’éducation de Jean, et satisfirent à toutes les dépenses de leur maison, avec les dix-huit mille francs de rente, placés sous le nom de Gabriel, dont les semestres leur furent envoyés exactement par leur frère. Monsieur de Solis perdit son oncle dans le mois de décembre de cette année. Un matin, Marguerite apprit par Martha que son père avait vendu sa collection de tulipes, le mobilier de la maison de devant, et toute l’argenterie. Elle fut obligée de racheter les couverts nécessaires au service de la table, et les fit marquer à son chiffre. Jusqu’à ce jour elle avait gardé le silence sur les déprédations de Balthazar ; mais le soir, après le dîner, elle pria Félicie de la laisser seule avec son père, et quand il fut assis, suivant son habitude, au coin de la cheminée du parloir, Marguerite lui dit : – Mon cher père, vous êtes le maître de tout vendre ici, même vos enfants. Ici, nous vous obéirons tous sans murmure ; mais je suis forcée de vous faire observer que nous sommes sans argent, que nous avons à peine de quoi vivre cette année, et que nous serons obligées, Félicie et moi, de travailler nuit et jour pour payer la pension de Jean, avec le prix de la robe de dentelle que nous avons entreprise. Je vous en conjure, mon bon père, discontinuez vos travaux.

{p. 422} – Tu as raison, mon enfant, dans six semaines tout sera fini ! J’aurai trouvé l’Absolu, ou l’Absolu sera introuvable. Vous serez tous riches à millions…

– Laissez-nous pour le moment un morceau de pain, répondit Marguerite.

– Il n’y a pas de pain ici, dit Claës d’un air effrayé, pas de pain chez un Claës. Et tous nos biens ?

– Vous avez rasé la forêt de Waignies. Le sol n’en est pas encore libre, et ne peut rien produire. Quant à vos fermes d’Orchies, les revenus ne suffisent point à payer les intérêts des sommes que vous avez empruntées.

– Avec quoi vivons-nous donc, demanda-t-il.

Marguerite lui montra son aiguille, et ajouta : – Les rentes de Gabriel nous aident, mais elles sont insuffisantes. Je joindrais les deux bouts de l’année si vous ne m’accabliez de factures auxquelles je ne m’attends pas, vous ne me dites rien de vos achats en ville. Quand je crois avoir assez pour mon trimestre, et que mes petites dispositions sont faites, il m’arrive un mémoire de soude, de potasse, de zinc, de soufre, que sais-je ?

– Ma chère enfant, encore six semaines de patience ; après, je me conduirai sagement. Et tu verras des merveilles, ma petite Marguerite.

– Il est bien temps que vous pensiez à vos affaires. Vous avez tout vendu : tableaux, tulipes, argenterie, il ne nous reste plus rien ; au moins, ne contractez pas de nouvelles dettes.

– Je n’en veux plus faire, dit le vieillard.

– Plus, s’écria-t-elle. Vous en avez donc ?

– Rien, des misères, répondit-il en baissant les yeux et rougissant.

Marguerite se trouva pour la première fois humiliée par l’abaissement de son père, et en souffrit tant qu’elle n’osa l’interroger. Un mois après cette scène, un banquier de la ville vint pour toucher une lettre de change de dix mille francs, souscrite par Claës. Marguerite ayant prié le banquier d’attendre pendant la journée en témoignant le regret de n’avoir pas été prévenue de ce paiement, celui-ci l’avertit que la maison Protez et Chiffreville en avait neuf autres de même somme, échéant de mois en mois.

– Tout est dit, s’écria Marguerite, l’heure est venue.

Elle envoya chercher son père et se promena tout agitée à {p. 423} grands pas, dans le parloir, en se parlant à elle-même : – Trouver cent mille francs, dit-elle, ou voir notre père en prison ! Que faire ?

Balthazar ne descendit pas. Lassée de l’attendre, Marguerite monta au laboratoire. En entrant, elle vit son père au milieu d’une pièce immense, fortement éclairée, garnie de machines et de verreries poudreuses ; çà et là, des livres, des tables encombrées de produits étiquetés, numérotés. Partout le désordre qu’entraîne la préoccupation du savant y froissait les habitudes flamandes. Cet ensemble de matras, de cornues, de métaux, de cristallisations fantasquement colorées, d’échantillons accrochés aux murs, ou jetés sur des fourneaux, était dominé par la figure de Balthazar Claës qui, sans habit, les bras nus comme ceux d’un ouvrier, montrait sa poitrine couverte de poils blanchis comme ses cheveux. Ses yeux horriblement fixes ne quittèrent pas une machine pneumatique. Le récipient de cette machine était coiffé d’une lentille formée par de doubles verres convexes dont l’intérieur était plein d’alcool et qui réunissait les rayons du soleil entrant alors par l’un des compartiments de la rose du grenier. Le récipient, dont le plateau était isolé, communiquait avec les fils d’une immense pile de Volta. Lemulquinier occupé à faire mouvoir le plateau de cette machine montée sur un axe mobile, afin de toujours maintenir la lentille dans une direction perpendiculaire aux rayons du soleil, se leva, la face noire de poussière, et dit : – Ha ! mademoiselle, n’approchez pas !

L’aspect de son père qui, presque agenouillé devant sa machine, recevait d’aplomb la lumière du soleil, et dont les cheveux épars ressemblaient à des fils d’argent, son crâne bossué, son visage contracté par une attente affreuse, la singularité des objets qui l’entouraient, l’obscurité dans laquelle se trouvaient les parties de ce vaste grenier d’où s’élançaient des machines bizarres, tout contribuait à frapper Marguerite qui se dit avec terreur : Mon père est fou ! Elle s’approcha de lui pour lui dire à l’oreille : – Renvoyez Lemulquinier.

– Non, non, mon enfant, j’ai besoin de lui, j’attends l’effet d’une belle expérience à laquelle les autres n’ont pas songé. Voici trois jours que nous guettons un rayon de soleil. J’ai les moyens de soumettre les métaux dans un vide parfait, aux feux solaires concentrés et à des courants électriques. Vois-tu, dans un moment, {p. 424} l’action la plus énergique dont puisse disposer un chimiste va éclater, et moi seul…

– Eh ! mon père, au lieu de vaporiser les métaux, vous devriez bien les réserver pour payer vos lettres de change…

– Attends, attends !

– Monsieur Mersktus est venu, mon père, il lui faut dix mille francs à quatre heures.

– Oui, oui, tout à l’heure. J’avais signé ces petits effets pour ce mois-ci, c’est vrai. Je croyais que j’aurais trouvé l’Absolu. Mon Dieu, si j’avais le soleil de juillet, mon expérience serait faite !

Il se prit par les cheveux, s’assit sur un mauvais fauteuil de canne, et quelques larmes roulèrent dans ses yeux.

– Monsieur a raison. Tout ça, c’est la faute de ce gredin de soleil qui est trop faible, le lâche, le paresseux !

Le maître et le valet ne faisaient plus attention à Marguerite.

– Laissez-nous, Mulquinier, dit-elle.

– Ah ! je tiens une nouvelle expérience, s’écria Claës.

– Mon père, oubliez vos expériences, lui dit sa fille quand ils furent seuls, vous avez cent mille francs à payer, et nous ne possédons pas un liard. Quittez votre laboratoire, il s’agit aujourd’hui de votre honneur. Que deviendrez-vous, quand vous serez en prison, souillerez-vous vos cheveux blancs et le nom Claës par l’infamie d’une banqueroute ? Je m’y opposerai. J’aurai la force de combattre votre folie, il serait affreux de vous voir sans pain dans vos derniers jours. Ouvrez les yeux sur notre position, ayez donc enfin de la raison ?

– Folie ! cria Balthazar qui se dressa sur ses jambes, fixa ses yeux lumineux sur sa fille, se croisa les bras sur la poitrine, et répéta le mot folie si majestueusement, que Marguerite trembla. Ah ! ta mère ne m’aurait pas dit ce mot ! reprit-il, elle n’ignorait pas l’importance de mes recherches, elle avait appris une science pour me comprendre, elle savait que je travaille pour l’humanité, qu’il n’y a rien de personnel ni de sordide en moi. Le sentiment de la femme qui aime est, je le vois, au-dessus de l’affection filiale. Oui, l’amour est le plus beau de tous les sentiments ! Avoir de la raison ? reprit-il en se frappant la poitrine, en manqué-je ? ne suis-je pas moi ? Nous sommes pauvres, ma fille, eh ! bien, je le veux ainsi. Je suis votre père, obéissez-moi. Je vous ferai riche quand il me plaira. Votre fortune, mais c’est une {p. 425} misère. Quand j’aurai trouvé un dissolvant du carbone, j’emplirai votre parloir de diamants, et c’est une niaiserie en comparaison de ce que je cherche. Vous pouvez bien attendre, quand je me consume en efforts gigantesques.

– Mon père, je n’ai pas le droit de vous demander compte des quatre millions que vous avez engloutis dans ce grenier sans résultat. Je ne vous parlerai pas de ma mère que vous avez tuée. Si j’avais un mari, je l’aimerais, sans doute, autant que vous aimait ma mère, et je serais prête à tout lui sacrifier, comme elle vous sacrifiait tout. J’ai suivi ses ordres en me donnant à vous tout entière, je vous l’ai prouvé en ne me mariant point afin de ne pas vous obliger à me rendre votre compte de tutelle. Laissons le passé, pensons au présent. Je viens ici représenter la nécessité que vous avez créée vous-même. Il faut de l’argent pour vos lettres de change, entendez-vous ? il n’y a rien à saisir ici que le portrait de notre aïeul Van-Claës. Je viens donc au nom de ma mère, qui s’est trouvée trop faible pour défendre ses enfants contre leur père et qui m’a ordonné de vous résister, je viens au nom de mes frères et de ma sœur, je viens, mon père, au nom de tous les Claës vous commander de laisser vos expériences, de vous faire une fortune à vous avant de les poursuivre. Si vous vous armez de votre paternité qui ne se fait sentir que pour nous tuer, j’ai pour moi vos ancêtres et l’honneur qui parlent plus haut que la Chimie. Les familles passent avant la Science. J’ai trop été votre fille !

– Et tu veux être alors mon bourreau, dit-il d’une voix affaiblie.

Marguerite se sauva pour ne pas abdiquer le rôle qu’elle venait de prendre, elle crut avoir entendu la voix de sa mère quand elle lui avait dit : Ne contrarie pas trop ton père, aime-le bien !

– Mademoiselle fait là-haut de la belle ouvrage ! dit Lemulquinier en descendant à la cuisine pour déjeuner. Nous allions mettre la main sur le secret, nous n’avions plus besoin que d’un brin de soleil de juillet, car monsieur, ah ! quel homme ! il est quasiment dans les chausses du bon Dieu ! Il ne s’en faut pas de ça, dit-il à Josette en faisant claquer l’ongle de son pouce droit sous la dent populairement nommée la palette, que nous ne sachions le principe de tout. Patatras ! elle s’en vient crier pour des bêtises de lettres de change.

{p. 426} – Eh ! bien, payez-les de vos gages, dit Martha, ces lettres d’échange ?

– Il n’y a point de beurre à mettre sur mon pain ? dit Lemulquinier à Josette.

– Et de l’argent pour en acheter ? répondit aigrement la cuisinière. Comment, vieux monstre, si vous faites de l’or dans votre cuisine de démon, pourquoi ne vous faites-vous pas un peu de beurre ? ce ne serait pas si difficile, et vous en vendriez au marché de quoi faire aller la marmite. Nous mangeons du pain sec, nous autres ! Ces deux demoiselles se contentent de pain et de noix, vous seriez donc mieux nourri que les maîtres ? Mademoiselle ne veut dépenser que cent francs par mois pour toute la maison. Nous ne faisons plus qu’un dîner. Si vous voulez des douceurs, vous avez vos fourneaux là-haut où vous fricassez des perles, qu’on ne parle que de ça au marché. Faites-vous-y des poulets rôtis.

Lemulquinier prit son pain et sortit.

– Il va acheter quelque chose de son argent, dit Martha, tant mieux, ce sera autant d’économisé. Est-il avare, ce Chinois-là !

– Fallait le prendre par la famine, dit Josette. Voilà huit jours qu’il n’a rien frotté nune part, je fais son ouvrage, il est toujours là-haut ; il peut bien me payer de ça, en nous régalant de quelques harengs, qu’il en apporte, je m’en vais joliment les lui prendre !

– Ah ! dit Martha, j’entends mademoiselle Marguerite qui pleure. Son vieux sorcier de père avalera la maison sans dire une parole chrétienne, le sorcier. Dans mon pays, on l’aurait déjà brûlé vif ; mais ici l’on n’a pas plus de religion que chez les Maures d’Afrique.

Mademoiselle Claës étouffait mal ses sanglots en traversant la galerie. Elle gagna sa chambre, chercha la lettre de sa mère, et lut ce qui suit :

Mon enfant, si Dieu le permet, mon esprit sera dans ton cœur quand tu liras ces lignes, les dernières que j’aurai tracées ! elles sont pleines d’amour pour mes chers petits qui restent abandonnés à un démon auquel je n’ai pas su résister. Il aura donc absorbé votre pain, comme il a dévoré ma vie et même mon amour. Tu savais, ma bien-aimée, si j’aimais ton père ! je vais expirer l’aimant moins, puisque je prends contre lui des {p. 427} précautions que je n’aurais pas avouées de mon vivant. Oui, j’aurai gardé dans le fond de mon cercueil une dernière ressource pour le jour où vous serez au plus haut degré du malheur. S’il vous a réduits à l’indigence, ou s’il faut sauver votre honneur, mon enfant, tu trouveras chez monsieur de Solis, s’il vit encore, sinon chez son neveu, notre bon Emmanuel, cent soixante-dix mille francs environ, qui vous aideront à vivre. Si rien n’a pu dompter sa passion, si ses enfants ne sont pas une barrière plus forte pour lui que ne l’a été mon bonheur, et ne l’arrêtent pas dans sa marche criminelle, quittez votre père, vivez au moins ! Je ne pouvais l’abandonner, je me devais à lui. Toi, Marguerite, sauve la famille ! Je t’absous de tout ce que tu feras pour défendre Gabriel, Jean et Félicie. Prends courage, sois l’ange tutélaire des Claës. Sois ferme, je n’ose dire sois sans pitié ; mais pour pouvoir réparer les malheurs déjà faits, il faut conserver quelque fortune, et tu dois te considérer comme étant au lendemain de la misère, rien n’arrêtera la fureur de la passion qui m’a tout ravi. Ainsi, ma fille, ce sera être pleine de cœur que d’oublier ton cœur ; ta dissimulation, s’il fallait mentir à ton père, serait glorieuse ; tes actions, quelque blâmables qu’elles puissent paraître, seraient toutes héroïques faites dans le but de protéger la famille. Le vertueux monsieur de Solis me l’a dit, et jamais conscience ne fut ni plus pure ni plus clairvoyante que la sienne. Je n’aurais pas eu la force de te dire ces paroles, même en mourant. Cependant sois toujours respectueuse et bonne dans cette horrible lutte ! Résiste en adorant, refuse avec douceur. J’aurai donc eu des larmes inconnues et des douleurs qui n’éclateront qu’après ma mort. Embrasse, en mon nom, mes chers enfants, au moment où tu deviendras ainsi leur protection. Que Dieu et les saints soient avec toi.

Joséphine.

À cette lettre était jointe une reconnaissance de messieurs de Solis oncle et neveu, qui s’engageaient à remettre le dépôt fait entre leurs mains par madame Claës à celui de ses enfants qui leur représenterait cet écrit.

– Martha, cria Marguerite à la duègne qui monta promptement, allez chez monsieur Emmanuel et priez-le de passer chez moi. Noble et discrète créature ! il ne m’a jamais rien dit, à moi, {p. 428} pensa-t-elle, à moi dont les ennuis et les chagrins sont devenus les siens.

Emmanuel vint avant que Martha ne fût de retour.

– Vous avez eu des secrets pour moi ? dit-elle en lui montrant l’écrit.

Emmanuel baissa la tête.

– Marguerite, vous êtes donc bien malheureuse ? reprit-il en laissant rouler quelques pleurs dans ses yeux.

– Oh ! oui. Soyez mon appui, vous que ma mère a nommé là notre bon Emmanuel, dit-elle en lui montrant la lettre et ne pouvant réprimer un mouvement de joie en voyant son choix approuvé par sa mère.

– Mon sang et ma vie étaient à vous le lendemain du jour où je vous vis dans la galerie, répondit-il en pleurant de joie et de douleur ; mais je ne savais pas, je n’osais pas espérer qu’un jour vous accepteriez mon sang. Si vous me connaissez bien, vous devez savoir que ma parole est sacrée. Pardonnez-moi cette parfaite obéissance aux volontés de votre mère, il ne m’appartenait pas d’en juger les intentions.

– Vous nous avez sauvés, dit-elle en l’interrompant et lui prenant le bras pour descendre au parloir.

Après avoir appris l’origine de la somme que gardait Emmanuel, Marguerite lui confia la triste nécessité qui poignait la maison.

– Il faut aller payer les lettres de change, dit Emmanuel, si elles sont toutes chez Mersktus, vous gagnerez les intérêts. Je vous remettrai les soixante-dix mille francs qui vous resteront. Mon pauvre oncle m’a laissé une somme semblable en ducats qu’il sera facile de transporter secrètement.

– Oui, dit-elle, apportez-les à la nuit ; quand mon père dormira, nous les cacherons à nous deux. S’il savait que j’ai de l’argent, peut-être me ferait-il violence. Oh ! Emmanuel, se défier de son père ! dit-elle en pleurant et appuyant son front sur le cœur du jeune homme.

Ce gracieux et triste mouvement par lequel Marguerite cherchait une protection, fut la première expression de cet amour toujours enveloppé de mélancolie, toujours contenu dans une sphère de douleur ; mais ce cœur trop plein devait déborder, et ce fut sous le poids d’une misère !

– Que faire ? que devenir ? Il ne voit rien, ne se soucie ni de {p. 429} nous ni de lui, car je ne sais pas comment il peut vivre dans ce grenier dont l’air est brûlant.

– Que pouvez-vous attendre d’un homme qui à tout moment s’écrie comme Richard III : Mon royaume pour un cheval ! dit Emmanuel. Il sera toujours impitoyable, et vous devez l’être autant que lui. Payez ses lettres de change, donnez-lui, si vous voulez, votre fortune ; mais celle de votre sœur, celle de vos frères n’est ni à vous ni à lui.

– Donner ma fortune ? dit-elle en serrant la main d’Emmanuel et lui jetant un regard de feu, vous me le conseillez, vous ! tandis que Pierquin faisait mille mensonges pour me la conserver.

– Hélas ! peut-être suis-je égoïste à ma manière ? dit-il. Tantôt je vous voudrais sans fortune, il me semble que vous seriez plus près de moi ; tantôt je vous voudrais riche, heureuse, et je trouve qu’il y a de la petitesse à se croire séparés par les pauvres grandeurs de la fortune.

– Cher ! ne parlons pas de nous…

– Nous ! répéta-t-il avec ivresse. Puis après une pause, il ajouta : – Le mal est grand, mais il n’est pas irréparable.

– Il se réparera par nous seuls, la famille Claës n’a plus de chef. Pour en arriver à ne plus être ni père ni homme, n’avoir aucune notion du juste et de l’injuste, car lui, si grand, si généreux, si probe, il a dissipé malgré la loi le bien des enfants auxquels il doit servir de défenseur ! dans quel abîme est-il donc tombé ? Mon Dieu ! que cherche-t-il donc ?

– Malheureusement, ma chère Marguerite, s’il a tort comme chef de famille, il a raison scientifiquement ; et une vingtaine d’hommes en Europe l’admireront, là où tous les autres le taxeront de folie ; mais vous pouvez sans scrupule lui refuser la fortune de ses enfants. Une découverte a toujours été un hasard. Si votre père doit rencontrer la solution de son problème, il la trouvera sans tant de frais, et peut-être au moment où il en désespérera !

– Ma pauvre mère est heureuse, dit Marguerite, elle aurait souffert mille fois la mort avant de mourir, elle qui a péri à son premier choc contre la Science. Mais ce combat n’a pas de fin…

– Il y a une fin, reprit Emmanuel. Quand vous n’aurez plus rien, monsieur Claës ne trouvera plus de crédit, et s’arrêtera.

{p. 430} – Qu’il s’arrête donc dès aujourd’hui, s’écria Marguerite, nous sommes sans ressources.

Monsieur de Solis alla racheter les lettres de change et vint les remettre à Marguerite. Balthazar descendit quelques moments avant le dîner, contre son habitude. Pour la première fois, depuis deux ans, sa fille aperçut dans sa physionomie les signes d’une tristesse horrible à voir : il était redevenu père, la raison avait chassé la Science ; il regarda dans la cour, dans le jardin, et quand il fut certain de se trouver seul avec sa fille, il vint à elle par un mouvement plein de mélancolie et de bonté.

– Mon enfant, dit-il en lui prenant la main et la lui serrant avec une onctueuse tendresse, pardonne à ton vieux père. Oui, Marguerite, j’ai eu tort. Toi seule as raison. Tant que je n’aurai pas trouvé, je suis un misérable ! Je m’en irai d’ici. Je ne veux pas voir vendre Van-Claës, dit-il en montrant le portrait du martyr. Il est mort pour la Liberté, je serai mort pour la Science, lui vénéré, moi haï.

– Haï, mon père ? non, dit-elle en se jetant sur son sein, nous vous adorons tous. N’est-ce pas, Félicie ? dit-elle à sa sœur qui entrait en ce moment.

– Qu’avez-vous, mon cher père ? dit la jeune fille en lui prenant la main.

– Je vous ai ruinés.

– Hé ! dit Félicie, nos frères nous feront une fortune. Jean est toujours le premier dans sa classe.

– Tenez, mon père, reprit Marguerite en amenant Balthazar par un mouvement plein de grâce et de câlinerie filiale devant la cheminée où elle prit quelques papiers qui étaient sous le cartel, voici vos lettres de change ; mais n’en souscrivez plus, il n’y aurait plus rien pour les payer…

– Tu as donc de l’argent, dit Balthazar à l’oreille de Marguerite quand il fut revenu de sa surprise.

Ce mot suffoqua cette héroïque fille, tant il y avait de délire, de joie, d’espérance dans la figure de son père qui regardait autour de lui, comme pour découvrir de l’or.

– Mon père, dit-elle avec un accent de douleur, j’ai ma fortune.

– Donne-la-moi12, dit-il en laissant échapper un geste avide, je te rendrai tout au centuple.

– Oui, je vous la donnerai, répondit Marguerite en {p. 431} contemplant Balthazar qui ne comprit pas le sens que sa fille mettait à ce mot.

– Ha ! ma chère fille, dit-il, tu me sauves la vie ! J’ai imaginé une dernière expérience, après laquelle il n’y a plus rien de possible. Si, cette fois, je ne le trouve pas, il faudra renoncer à chercher l’Absolu. Donne-moi le bras, viens, mon enfant chérie, je voudrais te faire la femme la plus heureuse de la terre, tu me rends au bonheur, à la gloire ; tu me procures le pouvoir de vous combler de trésors, je vous accablerai de joyaux, de richesses.

Il baisa sa fille au front, lui prit les mains, les serra, lui témoigna sa joie par des câlineries qui parurent presque serviles à Marguerite ; pendant le dîner Balthazar ne voyait qu’elle, il la regardait avec l’empressement, avec l’attention, la vivacité qu’un amant déploie pour sa maîtresse : faisait-elle un mouvement ? il cherchait à deviner sa pensée, son désir, et se levait pour la servir ; il la rendait honteuse, il mettait à ses soins une sorte de jeunesse qui contrastait avec sa vieillesse anticipée. Mais, à ces cajoleries Marguerite opposait le tableau de la détresse actuelle, soit par un mot de doute, soit par un regard qu’elle jetait sur les rayons vides des dressoirs de cette salle à manger.

– Va, lui dit-il, dans six mois, nous remplirons ça d’or et de merveilles. Tu seras comme une reine. Bah ! la nature entière nous appartiendra, nous serons au-dessus de tout… et par toi… ma Marguerite. Margarita ? reprit-il en souriant, ton nom est une prophétie. Margarita veut dire une perle. Sterne a dit cela quelque part. As-tu lu Sterne ? veux-tu un Sterne ? ça t’amusera.

– La perle est, dit-on, le fruit d’une maladie, reprit-elle, et nous avons déjà bien souffert !

– Ne sois pas triste, tu feras le bonheur de ceux que tu aimes, tu seras bien puissante, bien riche.

– Mademoiselle a si bon cœur, dit Lemulquinier dont la face en écumoire grimaça péniblement un sourire.

Pendant le reste de la soirée, Balthazar déploya pour ses deux filles toutes les grâces de son caractère et tout le charme de sa conversation. Séduisant comme le serpent, sa parole, ses regards épanchaient un fluide magnétique, et il prodigua cette puissance de génie, ce doux esprit qui fascinait Joséphine, et il mit pour ainsi dire ses filles dans son cœur. Quand Emmanuel de Solis vint, il trouva, pour la première fois depuis long-temps, le père {p. 432} et les enfants réunis. Malgré sa réserve, le jeune proviseur fut soumis au prestige de cette scène, car la conversation, les manières de Balthazar eurent un entraînement irrésistible. Quoique plongés dans les abîmes de la pensée, et incessamment occupés à observer le monde moral, les hommes de science aperçoivent néanmoins les plus petits détails dans la sphère où ils vivent. Plus intempestifs que distraits, ils13 ne sont jamais en harmonie avec ce qui les entoure, ils savent et oublient tout ; ils préjugent l’avenir, prophétisent pour eux seuls, sont au fait d’un événement avant qu’il n’éclate, mais ils n’en ont rien dit. Si dans le silence des méditations, ils ont fait usage de leur puissance pour reconnaître ce qui se passe autour d’eux, il leur suffit d’avoir deviné : le travail les emporte, et ils appliquent presque toujours à faux les connaissances qu’ils ont acquises sur les choses de la vie. Parfois, quand ils se réveillent de leur apathie sociale, ou quand ils tombent du monde moral dans le monde extérieur, ils y reviennent avec une riche mémoire, et n’y sont étrangers à rien. Ainsi Balthazar, qui joignait la perspicacité du cœur à la perspicacité du cerveau, savait tout le passé de sa fille, il connaissait ou avait deviné les moindres événements de l’amour mystérieux qui l’unissait à Emmanuel, il le leur prouva finement, et sanctionna leur affection en la partageant. C’était la plus douce flatterie que pût faire un père, et les deux amants ne surent pas y résister. Cette soirée fut délicieuse par le contraste qu’elle formait avec les chagrins qui assaillaient la vie de ces pauvres enfants. Quand, après les avoir pour ainsi dire remplis de sa lumière et baignés de tendresse, Balthazar se retira, Emmanuel de Solis, qui avait eu jusqu’alors une contenance gênée, se débarrassa de trois mille ducats en or qu’il tenait dans ses poches en craignant de les laisser apercevoir. Il les mit sur la travailleuse de Marguerite qui les couvrit avec le linge qu’elle raccommodait, et alla chercher le reste de la somme. Quand il revint, Félicie était allée se coucher. Onze heures sonnaient. Martha, qui veillait pour déshabiller sa maîtresse, était occupée chez Félicie.

– Où cacher cela ? dit Marguerite qui n’avait pas résisté au plaisir de manier quelques ducats, un enfantillage qui la perdit.

– Je soulèverai cette colonne de marbre dont le socle est creux, dit Emmanuel, vous y glisserez les rouleaux, et le diable n’irait pas les y chercher.

Au moment où Marguerite faisait son avant-dernier voyage de {p. 433} la travailleuse à la colonne, elle jeta un cri perçant, laissa tomber les rouleaux dont les pièces brisèrent le papier et s’éparpillèrent sur le parquet : son père était à la porte du parloir, et montrait sa tête dont l’expression d’avidité l’effraya.

– Que faites-vous donc là ? dit-il en regardant tour à tour sa fille que la peur clouait sur le plancher, et le jeune homme qui s’était brusquement dressé, mais dont l’attitude auprès de la colonne était assez significative. Le fracas de l’or sur le parquet fut horrible et son éparpillement semblait prophétique. – Je ne me trompais pas, dit Balthazar en s’asseyant, j’avais entendu le son de l’or.

Il n’était pas moins ému que les deux jeunes gens dont les cœurs palpitaient si bien à l’unisson, que leurs mouvements s’entendaient comme les coups d’un balancier de pendule au milieu du profond silence qui régna tout à coup dans le parloir.

– Je vous remercie, monsieur de Solis, dit Marguerite à Emmanuel en lui jetant un coup d’œil qui signifiait : Secondez-moi, pour sauver cette somme.

– Quoi, cet or… reprit Balthazar en lançant des regards d’une épouvantable lucidité sur sa fille et sur Emmanuel.

– Cet or est à monsieur qui a la bonté de me le prêter pour faire honneur à nos engagements, lui répondit-elle.

Monsieur de Solis rougit et voulut sortir.

– Monsieur, dit Balthazar en l’arrêtant par le bras, ne vous dérobez pas à mes remercîments.

– Monsieur, vous ne me devez rien. Cet argent appartient à mademoiselle Marguerite qui me l’emprunte sur ses biens, répondit-il en regardant sa maîtresse qui le remercia par un imperceptible clignement de paupières.

– Je ne souffrirai pas cela, dit Claës qui prit une plume et une feuille de papier sur la table où écrivait Félicie, et se tournant vers les deux jeunes gens étonnés : – Combien y a-t-il ? La passion avait rendu Balthazar plus rusé que ne l’eût été le plus adroit des intendants coquins ; la somme allait être à lui. Marguerite et monsieur de Solis hésitaient. – Comptons, dit-il.

– Il y a six mille ducats, répondit Emmanuel.

– Soixante-dix mille francs, reprit Claës.

Le coup d’œil que Marguerite jeta sur son amant lui donna du courage.

{p. 434} – Monsieur, dit-il en tremblant, votre engagement est sans valeur, pardonnez-moi cette expression purement technique ; j’ai prêté ce matin à mademoiselle cent mille francs pour racheter des lettres de change que vous étiez hors d’état de payer, vous ne sauriez donc me donner aucune garantie. Ces cent soixante-dix mille francs sont à mademoiselle votre fille qui peut en disposer comme bon lui semble, mais je ne les lui prête que sur la promesse qu’elle m’a faite de souscrire un contrat avec lequel je puisse prendre mes sûretés sur sa part dans les terrains nus de Waignies.

Marguerite détourna la tête pour ne pas laisser voir les larmes qui lui vinrent aux yeux, elle connaissait la pureté de cœur qui distinguait Emmanuel. Élevé par son oncle dans la pratique la plus sévère des vertus religieuses, le jeune homme avait spécialement horreur du mensonge ; après avoir offert sa vie et son cœur à Marguerite, il lui faisait donc encore le sacrifice de sa conscience.

– Adieu, monsieur, lui dit Balthazar, je vous croyais plus de confiance dans un homme qui vous voyait avec des yeux de père.

Après avoir échangé avec Marguerite un déplorable regard, Emmanuel fut reconduit par Martha qui ferma la porte de la rue. Au moment où le père et la fille furent bien seuls, Claës dit à sa fille : – Tu m’aimes, n’est-ce pas ?

– Ne prenez pas de détours, mon père. Vous voulez cette somme, vous ne l’aurez point.

Elle se mit à rassembler les ducats, son père l’aida silencieusement à les ramasser et à vérifier la somme qu’elle avait semée, et Marguerite le laissa faire sans lui témoigner la moindre défiance. Les deux mille ducats remis en pile, Balthazar dit d’un air désespéré : – Marguerite, il me faut cet or !

– Ce serait un vol si vous le preniez, répondit-elle froidement. Écoutez, mon père : il vaut mieux nous tuer d’un seul coup, que de nous faire souffrir mille morts chaque jour. Voyez, qui de vous, qui de nous doit succomber.

– Vous aurez donc assassiné votre père, reprit-il.

– Nous aurons vengé notre mère, dit-elle en montrant la place où madame Claës était morte.

– Ma fille, si tu savais ce dont il s’agit, tu ne me dirais pas de telles paroles. Écoute, je vais t’expliquer le problème… Mais tu ne me comprendras pas ? s’écria-t-il avec désespoir. Enfin, donne ! crois une fois en ton père. Oui, je sais que j’ai fait de la peine à {p. 435} ta mère ; que j’ai dissipé, pour employer le mot des ignorants, ma fortune et dilapidé la vôtre ; que vous travaillez tous pour ce que tu nommes une folie ; mais, mon ange, ma bien-aimée, mon amour, ma Marguerite, écoute-moi donc ? Si je ne réussis pas, je me donne à toi, je t’obéirai comme tu devrais, toi, m’obéir ; je ferai tes volontés, je te remettrai la conduite de ma fortune, je ne serai plus le tuteur de mes enfants, je me dépouillerai de toute autorité. Je le jure par ta mère, dit-il en versant des larmes. Marguerite détourna la tête pour ne pas voir cette figure en pleurs, et Claës se jeta aux genoux de sa fille en croyant qu’elle allait céder. – Marguerite, Marguerite ! donne, donne ! Que sont soixante mille francs pour éviter des remords éternels ? Vois-tu, je mourrai, ceci me tuera. Écoute-moi ? ma parole sera sacrée. Si j’échoue, je renonce à mes travaux, je quitterai la Flandre, la France même, si tu l’exiges, et j’irai travailler comme un manœuvre afin de refaire sou à sou ma fortune et rapporter un jour à mes enfants ce que la Science leur aura pris. Marguerite voulait relever son père, mais il persistait à rester à ses genoux, et il ajouta en pleurant : – Sois une dernière fois, tendre et dévouée ? Si je ne réussis pas, je te donnerai moi-même raison dans tes duretés. Tu m’appelleras vieux fou ! tu me nommeras mauvais père ! enfin tu me diras que je suis un ignorant ! Moi, quand j’entendrai ces paroles, je te baiserai les mains. Tu pourras me battre, si tu le veux ; et quand tu me frapperas, je te bénirai comme la meilleure des filles en me souvenant que tu m’as donné ton sang !

– S’il ne s’agissait que de mon sang, je vous le rendrais, s’écria-t-elle, mais puis-je laisser égorger par la Science mon frère et ma sœur ? non ! Cessez, cessez, dit-elle en essuyant ses larmes et repoussant les mains caressantes de son père.

– Soixante mille francs et deux mois, dit-il en se levant avec rage, il ne me faut plus que cela ; mais ma fille se met entre la gloire, entre la richesse et moi. Sois maudite ! ajouta-t-il. Tu n’es ni fille, ni femme, tu n’as pas de cœur, tu ne seras ni une mère, ni une épouse, ajouta-t-il. Laisse-moi prendre ? dis, ma chère petite, mon enfant chérie, je t’adorerai, ajouta-t-il en avançant la main sur l’or par un mouvement d’atroce énergie.

– Je suis sans défense contre la force, mais Dieu et le grand Claës nous voient ! dit Marguerite en montrant le portrait.

– Eh ! bien, essaie de vivre couverte du sang de ton père, cria {p. 436} Balthazar en lui jetant un regard d’horreur. Il se leva, contempla le parloir et sortit lentement. En arrivant à la porte, il se retourna comme eût fait un mendiant et interrogea sa fille par un geste auquel Marguerite répondit en faisant un signe de tête négatif. – Adieu, ma fille, dit-il avec douceur, tâchez de vivre heureuse.

Quand il eut disparu, Marguerite resta dans une stupeur qui eut pour effet de l’isoler de la terre, elle n’était plus dans le parloir, elle ne sentait plus son corps, elle avait des ailes, et volait dans les espaces du monde moral où tout est immense, où la pensée rapproche et les distances et les temps, où quelque main divine relève la toile étendue sur l’avenir. Il lui sembla qu’il s’écoulait des jours entiers entre chacun des pas que faisait son père en montant l’escalier ; puis elle eut un frisson d’horreur au moment où elle l’entendit entrer dans sa chambre. Guidée par un pressentiment qui répandit dans son âme la poignante clarté d’un éclair, elle franchit les escaliers, sans lumière, sans bruit, avec la vélocité d’une flèche, et vit son père qui s’ajustait le front avec un pistolet.

– Prenez tout, lui cria-t-elle en s’élançant vers lui.

Elle tomba sur un fauteuil, Balthazar la voyant pâle, se mit à pleurer comme pleurent les vieillards ; il redevint enfant, il la baisa au front, lui dit des paroles sans suite, il était près de sauter de joie, et semblait vouloir jouer avec elle comme un amant joue avec sa maîtresse après en avoir obtenu le bonheur.

– Assez ! assez, mon père, dit-elle, songez à votre promesse ! Si vous ne réussissez pas, vous m’obéirez !

– Oui.

– Ô ma mère, dit-elle en se tournant vers la chambre de madame Claës, vous auriez tout donné, n’est-ce pas ?

– Dors en paix, dit Balthazar, tu es une bonne fille.

– Dormir ! dit-elle, je n’ai plus les nuits de ma jeunesse ; vous me vieillissez, mon père, comme vous avez lentement flétri le cœur de ma mère.

– Pauvre enfant, je voudrais te rassurer en t’expliquant les effets de la magnifique expérience que je viens d’imaginer, tu comprendrais…

– Je ne comprends que notre ruine, dit-elle en s’en allant.

Le lendemain matin, qui était un jour de congé, Emmanuel de Solis amena Jean.

– Hé ! bien ? dit-il avec tristesse en abordant Marguerite.

{p. 437} – J’ai cédé, répondit-elle.

– Ma chère vie, dit-il avec un mouvement de joie mélancolique, si vous aviez résisté, je vous eusse admirée ; mais faible, je vous adore !

– Pauvre, pauvre Emmanuel, que nous restera-t-il ?

– Laissez-moi faire, s’écria le jeune homme d’un air radieux, nous nous aimons, tout ira bien !

Quelques mois s’écoulèrent dans une tranquillité parfaite. Monsieur de Solis fit comprendre à Marguerite que ses chétives économies ne constitueraient jamais une fortune, et lui conseilla de vivre à l’aise en prenant, pour maintenir l’abondance au logis, l’argent qui restait sur la somme de laquelle il avait été le dépositaire. Pendant ce temps, Marguerite fut livrée aux anxiétés qui jadis avaient agité sa mère en semblable occurrence. Quelque incrédule qu’elle pût être, elle en était arrivée à espérer dans le génie de son père. Par un phénomène inexplicable, beaucoup de gens ont l’espérance sans avoir la foi. L’espérance est la fleur du Désir, la foi est le fruit de la Certitude. Marguerite se disait : – « Si mon père réussit, nous serons heureux ! » Claës et Lemulquinier seuls disaient : – « Nous réussirons ! » Malheureusement, de jour en jour, le visage de cet homme s’attrista. Quand il venait dîner, il n’osait parfois regarder sa fille et parfois il lui jetait aussi des regards de triomphe. Marguerite employa ses soirées à se faire expliquer par le jeune de Solis plusieurs difficultés légales. Elle accabla son père de questions sur leurs relations de famille. Enfin elle acheva son éducation virile, elle se préparait évidemment à exécuter le plan qu’elle méditait si son père succombait encore une fois dans son duel avec l’Inconnu (X).

Au commencement du mois de juillet, Balthazar passa toute une journée assis sur le banc de son jardin, plongé dans une méditation triste. Il regarda plusieurs fois le tertre dénué de tulipes, les fenêtres de la chambre de sa femme ; il frémissait sans doute en songeant à tout ce que sa lutte lui avait coûté : ses mouvements attestaient des pensées en dehors de la Science. Marguerite vint s’asseoir et travailler près de lui quelques moments avant le dîner.

– Hé ! bien, mon père, vous n’avez pas réussi.

– Non, mon enfant.

– Ah ! dit Marguerite d’une voix douce, je ne vous adresserai pas le plus léger reproche, nous sommes également coupables. Je {p. 438} réclamerai seulement l’exécution de votre parole, elle doit être sacrée, vous êtes un Claës. Vos enfants vous entoureront d’amour et de respect ; mais d’aujourd’hui vous m’appartenez, et me devez obéissance. Soyez sans inquiétude, mon règne sera doux, et je travaillerai même à le faire promptement finir. J’emmène Martha, je vous quitte pour un mois environ, et pour m’occuper de vous ; car, dit-elle en le baisant au front, vous êtes mon enfant. Demain, Félicie conduira donc la maison. La pauvre enfant n’a que dix-sept ans, elle ne saurait pas vous résister ; soyez généreux, ne lui demandez pas un sou, car elle n’aura que ce qu’il lui faut strictement pour les dépenses de la maison. Ayez du courage, renoncez pendant deux ou trois années à vos travaux et à vos pensées. Le problème mûrira, je vous aurai amassé l’argent nécessaire pour le résoudre et vous le résoudrez. Hé ! bien, votre reine n’est-elle pas clémente, dites ?

– Tout n’est donc pas perdu, dit le vieillard.

– Non, si vous êtes fidèle à votre parole.

– Je vous obéirai, ma fille, répondit Claës avec une émotion profonde.

Le lendemain, monsieur Conyncks de Cambrai vint chercher sa petite-nièce. Il était en voiture de voyage, et ne voulut rester chez son cousin que le temps nécessaire à Marguerite et à Martha pour faire leurs apprêts. Monsieur Claës reçut son cousin avec affabilité, mais il était visiblement triste et humilié. Le vieux Conyncks devina les pensées de Balthazar, et, en déjeunant, il lui dit avec une grosse franchise : – J’ai quelques-uns de vos tableaux, cousin, j’ai le goût des beaux tableaux, c’est une passion ruineuse ; mais, nous avons tous notre folie…

– Cher oncle ! dit Marguerite.

– Vous passez pour être ruiné, cousin, mais un Claës a toujours des trésors là, dit-il en se frappant le front. Et là, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en montrant son cœur. Aussi compté-je sur vous ! J’ai trouvé dans mon escarcelle quelques écus que j’ai mis à votre service.

– Ha ! s’écria Balthazar, je vous rendrai des trésors…

– Les seuls trésors que nous possédions en Flandre, cousin, c’est la patience et le travail, répondit sévèrement Conyncks. Notre ancien a ces deux mots gravés sur le front, dit-il en lui montrant le portrait du président Van Claës.

{p. 439} Marguerite embrassa son père, lui dit adieu, fit ses recommandations à Josette, à Félicie, et partit en poste pour Paris. Le grand-oncle devenu veuf n’avait qu’une fille de douze ans et possédait une immense fortune, il n’était donc pas impossible qu’il voulût se marier ; aussi les habitants de Douai crurent-ils que mademoiselle Claës épousait son grand-oncle. Le bruit de ce riche mariage ramena Pierquin le notaire chez les Claës. Il s’était fait de grands changements dans les idées de cet excellent calculateur. Depuis deux ans, la société de la ville s’était divisée en deux camps ennemis. La noblesse avait formé un premier cercle, et la bourgeoisie un second, naturellement fort hostile au premier. Cette séparation subite qui eut lieu dans toute la France et la partagea en deux nations ennemies, dont les irritations jalouses allèrent en croissant, fut une des principales raisons qui firent adopter la révolution de juillet 1830 en province. Entre ces deux sociétés, dont l’une était ultra-monarchique et l’autre ultra-libérale, se trouvaient les fonctionnaires admis, suivant leur importance, dans l’un et dans l’autre monde, et qui, au moment de la chute du pouvoir légitime, furent neutres. Au commencement de la lutte entre la noblesse et la bourgeoisie, les Cafés royalistes contractèrent une splendeur inouïe, et rivalisèrent si brillamment avec les Cafés libéraux, que ces sortes de fêtes gastronomiques coûtèrent, dit-on, la vie à plusieurs personnages qui, semblables à des mortiers mal fondus, ne purent résister à ces exercices. Naturellement, les deux sociétés devinrent exclusives et s’épurèrent. Quoique fort riche pour un homme de province, Pierquin fut exclu des cercles aristocratiques, et refoulé dans ceux de la bourgeoisie. Son amour-propre eut beaucoup à souffrir des échecs successifs qu’il reçut en se voyant insensiblement éconduit par les gens avec lesquels il frayait naguère. Il atteignait l’âge de quarante ans, seule époque de la vie où les hommes qui se destinent au mariage puissent encore épouser des personnes jeunes. Les partis auxquels il pouvait prétendre appartenaient à la bourgeoisie, et son ambition tendait à rester dans le haut monde, où devait l’introduire une belle alliance. L’isolement dans lequel vivait la famille Claës l’avait rendue étrangère à ce mouvement social. Quoique Claës appartînt à la vieille aristocratie de la province, il était vraisemblable que ses préoccupations l’empêcheraient d’obéir aux antipathies créées par ce nouveau classement de personnes. Quelque pauvre qu’elle pût être, une demoiselle Claës apportait à {p. 440} son mari cette fortune de vanité que souhaitent tous les parvenus. Pierquin revint donc chez les Claës avec une secrète intention de faire les sacrifices nécessaires pour arriver à la conclusion d’un mariage qui réalisait désormais toutes ses ambitions. Il tint compagnie à Balthazar et à Félicie pendant l’absence de Marguerite, mais il reconnut tardivement un concurrent redoutable dans Emmanuel de Solis. La succession du défunt abbé passait pour être considérable ; et, aux yeux d’un homme qui chiffrait naïvement toutes les choses de la vie, le jeune héritier paraissait plus puissant par son argent que par les séductions du cœur dont ne s’inquiétait jamais Pierquin. Cette fortune rendait au nom de Solis toute sa valeur. L’or et la noblesse étaient comme deux lustres qui, s’éclairant l’un par l’autre, redoublaient d’éclat. L’affection sincère que le jeune proviseur témoignait à Félicie, qu’il traitait comme une sœur, excita l’émulation du notaire. Il essaya d’éclipser Emmanuel en mêlant le jargon à la mode et les expressions d’une galanterie superficielle aux airs rêveurs, aux élégies soucieuses qui allaient si bien à sa physionomie. En se disant désenchanté de tout au monde, il tournait les yeux vers Félicie de manière à lui faire croire qu’elle seule pourrait le réconcilier avec la vie. Félicie, à qui pour la première fois un homme adressait des compliments, écouta ce langage toujours si doux, même quand il est mensonger ; elle prit le vide pour de la profondeur, et, dans le besoin qui l’oppressait de fixer les sentiments vagues dont surabondait son cœur, elle s’occupa de son cousin. Jalouse, à son insu peut-être, des attentions amoureuses qu’Emmanuel prodiguait à sa sœur, elle voulait sans doute se voir, comme elle, l’objet des regards, des pensées et des soins d’un homme. Pierquin démêla facilement la préférence que Félicie lui accordait sur Emmanuel, et ce fut pour lui une raison de persister dans ses efforts, en sorte qu’il s’engagea plus qu’il ne le voulait. Emmanuel surveilla les commencements de cette passion fausse peut-être chez le notaire, naïve chez Félicie dont l’avenir était en jeu. Il s’ensuivit, entre la cousine et le cousin, quelques causeries douces, quelques mots dits à voix basse en arrière d’Emmanuel, enfin de ces petites tromperies qui donnent à un regard, à une parole une expression dont la douceur insidieuse peut causer d’innocentes erreurs. À la faveur du commerce que Pierquin entretenait avec Félicie, il essaya de pénétrer le secret du voyage entrepris par Marguerite, afin de savoir s’il s’agissait de mariage {p. 441} et s’il devait renoncer à ses espérances ; mais, malgré sa grosse finesse, ni Balthazar ni Félicie ne purent lui donner aucune lumière, par la raison qu’ils ne savaient rien des projets de Marguerite qui, en prenant le pouvoir, semblait en avoir suivi les maximes en taisant ses projets. La morne tristesse de Balthazar et son affaissement rendaient les soirées difficiles à passer. Quoique Emmanuel eût réussi à faire jouer le chimiste au trictrac, Balthazar y était distrait ; et la plupart du temps cet homme, si grand par son intelligence, semblait stupide. Déchu de ses espérances, humilié d’avoir dévoré trois fortunes, joueur sans argent, il pliait sous le poids de ses ruines, sous le fardeau de ses espérances moins détruites que trompées. Cet homme de génie, muselé par la nécessité, se condamnant lui-même, offrait un spectacle vraiment tragique qui eût touché l’homme le plus insensible. Pierquin lui-même ne contemplait pas sans un sentiment de respect ce lion en cage, dont les yeux pleins de puissance refoulée étaient devenus calmes à force de tristesse, ternes à force de lumière ; dont les regards demandaient une aumône que la bouche n’osait proférer. Parfois un éclair passait sur cette face desséchée qui se ranimait par la conception d’une nouvelle expérience ; puis, si, en contemplant le parloir, les yeux de Balthazar s’arrêtaient à la place où sa femme avait expiré, de légers pleurs roulaient comme d’ardents grains de sable dans le désert de ses prunelles que la pensée faisait immenses, et sa tête retombait sur sa poitrine. Il avait soulevé le monde comme un Titan, et le monde revenait plus pesant sur sa poitrine. Cette gigantesque douleur, si virilement contenue, agissait sur Pierquin et sur Emmanuel qui, parfois, se sentaient assez émus pour vouloir offrir à cet homme la somme nécessaire à quelque série d’expériences ; tant sont communicatives les convictions du génie ! Tous deux concevaient comment madame Claës et Marguerite avaient pu jeter des millions dans ce gouffre ; mais la raison arrêtait promptement les élans du cœur ; et leurs émotions se traduisaient par des consolations qui aigrissaient encore les peines de ce Titan foudroyé. Claës ne parlait point de sa fille aînée, et ne s’inquiétait ni de son absence, ni du silence qu’elle gardait en n’écrivant ni à lui, ni à Félicie. Quand Solis ou Pierquin lui en demandaient des nouvelles, il paraissait affecté désagréablement. Pressentait-il que Marguerite agissait contre lui ? Se trouvait-il humilié d’avoir résigné les droits majestueux de la paternité à son {p. 442} enfant ? En était-il venu à moins l’aimer parce qu’elle allait être le père, et lui l’enfant ? Peut-être y avait-il beaucoup de ces raisons et beaucoup de ces sentiments inexprimables qui passent comme des nuages en l’âme, dans la disgrâce muette qu’il faisait peser sur Marguerite. Quelque grands que puissent être les grands hommes connus ou inconnus, heureux ou malheureux dans leurs tentatives, ils ont des petitesses par lesquelles ils tiennent à l’humanité. Par un double malheur, ils ne souffrent pas moins de leurs qualités que de leurs défauts ; et peut-être Balthazar avait-il à se familiariser avec les douleurs de ses vanités blessées. La vie qu’il menait, et les soirées pendant lesquelles ces quatre personnes se trouvèrent réunies en l’absence de Marguerite furent donc une vie et des soirées empreintes de tristesse, remplies d’appréhensions vagues. Ce fut des jours infertiles comme des landes desséchées, où néanmoins ils glanaient quelques fleurs, rares consolations. L’atmosphère leur semblait brumeuse en l’absence de la fille aînée, devenue l’âme, l’espoir et la force de cette famille. Deux mois se passèrent ainsi, pendant lesquels Balthazar attendit patiemment sa fille. Marguerite fut ramenée à Douai par son oncle, qui resta au logis au lieu de retourner à Cambrai, sans doute pour y appuyer de son autorité quelque coup d’état médité par sa nièce. Ce fut une petite fête de famille que le retour de Marguerite. Le notaire et monsieur de Solis avaient été invités à dîner par Félicie et par Balthazar. Quand la voiture de voyage s’arrêta devant la porte de la maison, ces quatre personnes vinrent y recevoir les voyageurs avec de grandes démonstrations de joie. Marguerite parut heureuse de revoir les foyers paternels, ses yeux s’emplirent de larmes quand elle traversa la cour pour arriver au parloir. En embrassant son père, ses caresses de jeune fille ne furent pas néanmoins sans arrière-pensée, elle rougissait comme une épouse coupable qui ne sait pas feindre ; mais ses regards reprirent leur pureté quand elle regarda monsieur de Solis, en qui elle semblait puiser la force d’achever l’entreprise qu’elle avait secrètement formée. Pendant le dîner, malgré l’allégresse qui animait les physionomies et les paroles, le père et la fille s’examinèrent avec défiance et curiosité. Balthazar ne fit à Marguerite aucune question sur son séjour à Paris, sans doute par dignité paternelle. Emmanuel de Solis imita cette réserve. Mais Pierquin, qui était habitué à connaître tous les secrets de famille, dit à Marguerite en couvrant sa curiosité sous {p. 443} une fausse bonhomie : – Eh ! bien, chère cousine, vous avez vu Paris, les spectacles…

– Je n’ai rien vu à Paris, répondit-elle, je n’y suis pas allée pour me divertir. Les jours s’y sont tristement écoulés pour moi, j’étais trop impatiente de revoir Douai.

– Si je ne m’étais pas fâché, elle ne serait pas venue à l’Opéra, où d’ailleurs elle s’est ennuyée ! dit monsieur Conyncks.

La soirée fut pénible, chacun était gêné, souriait mal ou s’efforçait de témoigner cette gaieté de commande sous laquelle se cachent de réelles anxiétés. Marguerite et Balthazar étaient en proie à de sourdes et cruelles appréhensions qui réagissaient sur les cœurs. Plus la soirée s’avançait, plus la contenance du père et de la fille s’altérait. Parfois Marguerite essayait de sourire, mais ses gestes, ses regards, le son de sa voix trahissaient une vive inquiétude. Messieurs Conyncks et de Solis semblaient connaître la cause des secrets mouvements qui agitaient cette noble fille, et paraissaient l’encourager par des œillades expressives. Blessé d’avoir été mis en dehors d’une résolution et de démarches accomplies pour lui, Balthazar se séparait insensiblement de ses enfants et de ses amis, en affectant de garder le silence. Marguerite allait sans doute lui découvrir ce qu’elle avait décidé de lui. Pour un homme grand, pour un père, cette situation était intolérable. Parvenu à un âge où l’on ne dissimule rien au milieu de ses enfants, où l’étendue des idées donne de la force aux sentiments, il devenait donc de plus en plus grave, songeur et chagrin, en voyant s’approcher le moment de sa mort civile. Cette soirée renfermait une de ces crises de la vie intérieure qui ne peuvent s’expliquer que par des images. Les nuages et la foudre s’amoncelaient au ciel, l’on riait dans la campagne ; chacun avait chaud, sentait l’orage, levait la tête et continuait sa route. Monsieur Conyncks, le premier, alla se coucher et fut conduit à sa chambre par Balthazar. Pendant son absence, Pierquin et monsieur de Solis s’en allèrent. Marguerite fit un adieu plein d’affection au notaire, elle ne dit rien à Emmanuel, mais elle lui pressa la main en lui jetant un regard humide. Elle renvoya Félicie, et quand Claës revint au parloir, il y trouva sa fille seule.

– Mon bon père, lui dit-elle d’une voix tremblante, il a fallu les circonstances graves où nous sommes pour me faire quitter la maison ; mais, après bien des angoisses et après avoir surmonté {p. 444} des difficultés inouïes, j’y reviens avec quelques chances de salut pour nous tous. Grâce à votre nom, à l’influence de notre oncle et aux protections de monsieur de Solis, nous avons obtenu, pour vous, une place de receveur des finances en Bretagne ; elle vaut, dit-on, dix-huit à vingt mille francs par an. Notre oncle a fait le cautionnement. – Voici votre nomination, dit-elle en tirant une lettre de son sac. Votre séjour ici, pendant nos années de privations et de sacrifices, serait intolérable. Notre père doit rester dans une situation au moins égale à celle où il a toujours vécu. Je ne vous demanderai rien sur vos revenus, vous les emploierez comme bon vous semblera. Je vous supplie seulement de songer que nous n’avons pas un sou de rente, et que nous vivrons tous avec ce que Gabriel14 nous donnera sur ses revenus. La ville ne saura rien de cette vie claustrale. Si vous étiez chez vous, vous seriez un obstacle aux moyens que nous emploierons, ma sœur et moi, pour tâcher d’y rétablir l’aisance. Est-ce abuser de l’autorité que vous m’avez donnée que de vous mettre dans une position à refaire vous-même votre fortune ? dans quelques années, si vous le voulez, vous serez Receveur-général.

– Ainsi, Marguerite, dit doucement Balthazar, tu me chasses de ma maison.

– Je ne mérite pas un reproche si dur, répondit la fille en comprimant les mouvements tumultueux de son cœur. Vous reviendrez parmi nous lorsque vous pourrez habiter votre ville natale comme il vous convient d’y paraître. D’ailleurs, mon père, n’ai-je point votre parole ? reprit-elle froidement. Vous devez m’obéir. Mon oncle est resté pour vous emmener en Bretagne, afin que vous ne fissiez pas seul le voyage.

– Je n’irai pas, s’écria Balthazar en se levant, je n’ai besoin du secours de personne pour rétablir ma fortune et payer ce que je dois à mes enfants.

– Ce sera mieux, reprit Marguerite sans s’émouvoir. Je vous prierai de réfléchir à notre situation respective que je vais vous expliquer en peu de mots. Si vous restez dans cette maison, vos enfants en sortiront, afin de vous en laisser le maître.

– Marguerite ! cria Balthazar.

– Puis, dit-elle en continuant sans vouloir remarquer l’irritation de son père, il faut instruire le ministre de votre refus, si vous n’acceptez pas une place lucrative et honorable que, malgré {p. 445} nos démarches et nos protections, nous n’aurions pas eue sans quelques billets de mille francs adroitement mis par mon oncle dans le gant d’une dame…

– Me quitter !

– Ou vous nous quitterez ou nous vous fuirons, dit-elle. Si j’étais votre seule enfant, j’imiterais ma mère, sans murmurer contre le sort que vous me feriez. Mais ma sœur et mes deux frères ne périront pas de faim ou de désespoir auprès de vous ; je l’ai promis à celle qui mourut là, dit-elle en montrant la place du lit de sa mère. Nous vous avons caché nos douleurs, nous avons souffert en silence, aujourd’hui nos forces se sont usées. Nous ne sommes pas au bord d’un abîme, nous sommes au fond, mon père ! pour nous en tirer, il ne nous faut pas seulement du courage, il faut encore que nos efforts ne soient pas incessamment déjoués par les caprices d’une passion….

– Mes chers enfants ! s’écria Balthazar en saisissant la main de Marguerite, je vous aiderai, je travaillerai, je….

– En voici les moyens, répondit-elle en lui tendant la lettre ministérielle.

– Mais, mon ange, le moyen que tu m’offres pour refaire ma fortune est trop lent ! tu me fais perdre le fruit de dix années de travaux, et les sommes énormes que représente mon laboratoire. Là, dit-il en indiquant le grenier, sont toutes nos ressources.

Marguerite marcha vers la porte en disant : – Mon père, vous choisirez !

– Ah ! ma fille, vous êtes bien dure ! répondit-il en s’asseyant dans un fauteuil et la laissant partir.

Le lendemain matin, Marguerite apprit par Lemulquinier que monsieur Claës était sorti. Cette simple annonce la fit pâlir, et sa contenance fut si cruellement significative, que le vieux valet lui dit : – Soyez tranquille, mademoiselle, monsieur a dit qu’il serait revenu à onze heures pour déjeuner. Il ne s’est pas couché. À deux heures du matin, il était encore debout dans le parloir, à regarder par les fenêtres les toits du laboratoire. J’attendais dans la cuisine, je le voyais, il pleurait, il a du chagrin. Voici ce fameux mois de juillet pendant lequel le soleil est capable de nous enrichir tous, et si vous vouliez….

– Assez ! dit Marguerite en devinant toutes les pensées qui avaient dû assaillir son père.

{p. 446} Il s’était en effet accompli chez Balthazar ce phénomène qui s’empare de toutes les personnes sédentaires, sa vie dépendait pour ainsi dire des lieux avec lesquels il s’était identifié, sa pensée mariée à son laboratoire et à sa maison les lui rendait indispensables, comme l’est la Bourse au joueur pour qui les jours fériés sont des jours perdus. Là étaient ses espérances, là descendait du ciel la seule atmosphère où ses poumons pouvaient puiser l’air vital. Cette alliance des lieux et des choses entre les hommes, si puissante chez les natures faibles, devient presque tyrannique chez les gens de science et d’étude. Quitter sa maison, c’était, pour Balthazar, renoncer à la Science, à son problème, c’était mourir. Marguerite fut en proie à une extrême agitation jusqu’au moment du déjeuner. La scène qui avait porté Balthazar à vouloir se tuer lui était revenue à la mémoire, et elle craignit de voir se dénouer tragiquement la situation désespérée où se trouvait son père. Elle allait et venait dans le parloir, en tressaillant chaque fois que la sonnette de la porte retentissait. Enfin, Balthazar revint. Pendant qu’il traversait la cour, Marguerite, qui étudia sa figure avec inquiétude, n’y vit que l’expression d’une douleur orageuse. Quand il entra dans le parloir, elle s’avança vers lui pour lui souhaiter le bonjour ; il la saisit affectueusement par la taille, l’appuya sur son cœur, la baisa au front et lui dit à l’oreille : – Je suis allé demander mon passe-port. Le son de la voix, le regard résigné, le mouvement de son père, tout écrasa le cœur de la pauvre fille qui détourna la tête pour ne point laisser voir ses larmes ; mais ne pouvant les réprimer, elle alla dans le jardin, et revint après y avoir pleuré à son aise. Pendant le déjeuner, Balthazar se montra gai comme un homme qui avait pris son parti.

– Nous allons donc partir pour la Bretagne, mon oncle, dit-il à monsieur Conyncks. J’ai toujours eu le désir de voir ce pays-là.

– On y vit à bon marché, répondit le vieil oncle.

– Mon père nous quitte ? s’écria Félicie.

Monsieur de Solis entra, il amenait Jean.

– Vous nous le laisserez aujourd’hui, dit Balthazar en mettant son fils près de lui, je pars demain, et je veux lui dire adieu.

Emmanuel regarda Marguerite qui baissa la tête. Ce fut une journée morne, pendant laquelle chacun fut triste, et réprima des pensées ou des pleurs. Ce n’était pas une absence, mais un exil. Puis, tous sentaient instinctivement ce qu’il y avait d’humiliant {p. 447} pour un père à déclarer ainsi publiquement ses désastres en acceptant une place et en quittant sa famille à l’âge de Balthazar. Lui seul fut aussi grand que Marguerite était ferme, et parut accepter noblement cette pénitence des fautes que l’emportement du génie lui avait fait commettre. Quand la soirée fut passée et que le père et la fille furent seuls, Balthazar qui, pendant toute la journée, s’était montré tendre et affectueux, comme il l’était durant les beaux jours de sa vie patriarcale, tendit la main à Marguerite, et lui dit avec une sorte de tendresse mêlée de désespoir : – Es-tu contente de ton père ?

– Vous êtes digne de celui-là, répondit Marguerite en lui montrant le portrait de Van-Claës.

Le lendemain matin, Balthazar suivi de Lemulquinier monta dans son laboratoire comme pour faire ses adieux aux espérances qu’il avait caressées et que ses opérations commencées lui représentaient vivantes. Le maître et le valet se jetèrent un regard plein de mélancolie en entrant dans le grenier qu’ils allaient quitter peut-être pour toujours. Balthazar contempla ces machines sur lesquelles sa pensée avait si long-temps plané, et dont chacune était liée au souvenir d’une recherche ou d’une expérience. Il ordonna d’un air triste à Lemulquinier de faire évaporer des gaz ou des acides dangereux, de séparer des substances qui auraient pu produire des explosions. Tout en prenant ces soins, il proférait des regrets amers, comme en exprime un condamné à mort, avant d’aller à l’échafaud.

– Voici pourtant, dit-il en s’arrêtant devant une capsule dans laquelle plongeaient les deux fils d’une pile de Volta, une expérience dont le résultat devrait être attendu. Si elle réussissait, affreuse pensée ! mes enfants ne chasseraient pas de sa maison un père qui jetterait des diamants à leurs pieds. Voilà une combinaison de carbone et de soufre, ajouta-t-il en se parlant à lui-même, dans laquelle le carbone joue le rôle de corps électro-positif ; la cristallisation doit commencer au pôle négatif ; et, dans le cas de décomposition, le carbone s’y porterait cristallisé….

– Ah ! ça se ferait comme ça, dit Lemulquinier en contemplant son maître avec admiration.

– Or, reprit Balthazar après une pause, la combinaison est soumise à l’influence de cette pile qui peut agir…

– Si monsieur veut, je vais en augmenter l’effet…

{p. 448} – Non, non, il faut la laisser telle qu’elle est. Le repos et le temps sont des conditions essentielles à la cristallisation…

– Parbleu, faut qu’elle prenne son temps, cette cristallisation, s’écria le valet de chambre.

– Si la température baisse, le sulfure de carbone se cristallisera, dit Balthazar en continuant d’exprimer par lambeaux les pensées indistinctes d’une méditation complète dans son entendement ; mais si l’action de la pile opère dans certaines conditions que j’ignore… Il faudrait surveiller cela… il est possible… Mais à quoi pensé-je ? il ne s’agit plus de Chimie, mon ami, nous devons aller gérer une recette en Bretagne.

Claës sortit précipitamment, et descendit pour faire un dernier déjeuner de famille auquel assistèrent Pierquin et monsieur de Solis. Balthazar, pressé d’en finir avec son agonie scientifique, dit adieu à ses enfants et monta en voiture avec son oncle, toute la famille l’accompagna sur le seuil de la porte. Là, quand Marguerite eut embrassé son père par une étreinte désespérée, à laquelle il répondit en lui disant à l’oreille : – « Tu es une bonne fille, et je ne t’en voudrai jamais ! » elle franchit la cour, se sauva dans le parloir, s’agenouilla à la place où sa mère était morte, et fit une ardente prière à Dieu pour lui demander la force d’accomplir les rudes travaux de sa nouvelle vie. Elle était déjà fortifiée par une voix intérieure qui lui avait jeté dans le cœur les applaudissements des anges et les remercîments de sa mère, quand sa sœur, son frère, Emmanuel et Pierquin rentrèrent après avoir regardé la calèche jusqu’à ce qu’ils ne la vissent plus.

– Maintenant, mademoiselle, qu’allez-vous faire ? lui dit Pierquin.

– Sauver la maison, répondit-elle avec simplicité. Nous possédons près de treize cents arpents à Waignies. Mon intention est de les faire défricher, les partager en trois fermes, construire les bâtiments nécessaires à leur exploitation, les louer ; et je crois qu’en quelques années, avec beaucoup d’économie et de patience, chacun de nous, dit-elle en montrant sa sœur et son frère, aura une ferme de quatre cents et quelques arpents qui pourra valoir, un jour, près de quinze mille francs de rente. Mon frère Gabriel15 gardera pour sa part cette maison et ce qu’il possède sur le Grand-Livre. Puis nous rendrons un jour à notre père sa fortune dégagée de toute obligation en consacrant nos revenus à l’acquittement de ses dettes.

{p. 449} – Mais, chère cousine, dit le notaire stupéfait de cette entente des affaires et de la froide raison de Marguerite, il vous faut plus de deux cent mille francs pour défricher vos terrains, bâtir vos fermes et acheter des bestiaux. Où prendrez-vous cette somme ?

– Là commencent mes embarras, dit-elle en regardant alternativement le notaire et monsieur de Solis, je n’ose les demander à mon oncle qui a déjà fait le cautionnement de mon père !

– Vous avez des amis ! s’écria Pierquin en voyant tout à coup que les demoiselles Claës seraient encore des filles de plus de cinq cent mille francs.

Emmanuel de Solis regarda Marguerite avec attendrissement ; mais, malheureusement pour lui, Pierquin resta notaire au milieu de son enthousiasme et reprit ainsi : – Moi, je vous les offre, ces deux cent mille francs !

Emmanuel et Marguerite se consultèrent par un regard qui fut un trait de lumière pour Pierquin. Félicie rougit excessivement, tant elle était heureuse de trouver son cousin aussi généreux qu’elle le souhaitait. Elle regarda sa sœur qui, tout à coup, devina que pendant l’absence qu’elle avait faite, la pauvre fille s’était laissé prendre à quelques banales galanteries de Pierquin.

– Vous ne me paierez que cinq pour cent d’intérêt, dit-il. Vous me rembourserez quand vous voudrez, et vous me donnerez une hypothèque sur vos terrains. Mais soyez tranquille, vous n’aurez que les déboursés à payer pour tous vos contrats, je vous trouverai de bons fermiers, et ferai vos affaires gratuitement afin de vous aider en bon parent.

Emmanuel fit un signe à Marguerite pour l’engager à refuser ; mais elle était trop occupée à étudier les changements qui nuançaient la physionomie de sa sœur pour s’en apercevoir. Après une pause, elle regarda le notaire d’un air ironique et lui dit d’elle-même, à la grande joie de monsieur de Solis : – Vous êtes un bien bon parent, je n’attendais pas moins de vous ; mais l’intérêt à cinq pour cent retarderait trop notre libération, j’attendrai la majorité de mon frère et nous vendrons ses rentes.

Pierquin se mordit les lèvres, Emmanuel se mit à sourire doucement.

– Félicie, ma chère enfant, reconduis Jean au collége, Martha t’accompagnera, dit Marguerite en montrant son frère. – Jean, mon ange, sois bien sage, ne déchire pas tes habits, nous ne {p. 450} sommes pas assez riches pour te les renouveler aussi souvent que nous le faisions ! Allons va, mon petit, étudie bien.

Félicie sortit avec son frère.

– Mon cousin, dit Marguerite à Pierquin, et vous, monsieur, dit-elle à monsieur de Solis, vous êtes sans doute venus voir mon père pendant mon absence, je vous remercie de ces preuves d’amitié. Vous ne ferez sans doute pas moins pour deux pauvres filles qui vont avoir besoin de conseils. Entendons-nous à ce sujet ?… Quand je serai en ville, je vous recevrai toujours avec le plus grand plaisir ; mais quand Félicie sera seule ici avec Josette et Martha, je n’ai pas besoin de vous dire qu’elle ne doit voir personne, fût-ce un vieil ami, et le plus dévoué de nos parents. Dans les circonstances où nous nous trouvons, notre conduite doit être d’une irréprochable sévérité. Nous voici donc pour long-temps vouées au travail et à la solitude.

Le silence régna pendant quelques instants. Emmanuel, abîmé dans la contemplation de la tête de Marguerite, semblait muet, Pierquin ne savait que dire. Le notaire prit congé de sa cousine, en éprouvant un mouvement de rage contre lui-même : il avait deviné tout à coup que Marguerite aimait Emmanuel, et qu’il venait de se conduire en vrai sot.

– Ah ! çà, Pierquin, mon ami, se dit-il en s’apostrophant lui-même dans la rue, un homme qui te dirait que tu es un grand animal aurait raison. Suis-je bête ? J’ai douze mille livres de rente, en dehors de ma charge, sans compter la succession de mon oncle Des Racquets, de qui je suis le seul héritier, et qui me doublera ma fortune un jour ou l’autre (enfin, je ne lui souhaite pas de mourir, il est économe !)… et j’ai l’infamie de demander des intérêts à mademoiselle Claës ! Je suis sûr qu’à eux deux ils se moquent maintenant de moi. Je ne dois plus penser à Marguerite ! Non. Après tout, Félicie est une douce et bonne petite créature qui me convient mieux. Marguerite a un caractère de fer, elle voudrait me dominer, et elle me dominerait ! Allons, montrons-nous généreux, ne soyons pas tant notaire, je ne peux donc pas secouer ce harnais-là ? Sac à papier, je vais me mettre à aimer Félicie, et je ne bouge pas de ce sentiment-là ! Fourche ! elle aura une ferme de quatre cent trente arpents, qui, dans un temps donné, vaudra entre quinze et vingt mille livres de rente, car les terrains de Waignies sont bons. Que mon oncle Des Racquets meure, pauvre {p. 451} bonhomme ! je vends mon Étude et je suis un homme de cin-quan-te-mil-le-li-vres-de-ren-te. Ma femme est une Claës, je suis allié à des maisons considérables. Diantre, nous verrons si les Courteville, les Magalhens, les Savaron de Savarus refuseront de venir chez un Pierquin-Claës-Molina-Nourho. Je serai maire de Douai, j’aurai la croix, je puis être député, j’arrive à tout. Ha ! çà, Pierquin, mon garçon, tiens-toi là, ne faisons plus de sottises, d’autant que, ma parole d’honneur, Félicie… mademoiselle Félicie Van-Claës, elle t’aime.

Quand les deux amants furent seuls, Emmanuel tendit une main à Marguerite qui ne put s’empêcher d’y mettre sa main droite. Ils se levèrent par un mouvement unanime en se dirigeant vers leur banc dans le jardin ; mais au milieu du parloir, l’amant ne put résister à sa joie, et d’une voix que l’émotion rendit tremblante, il dit à Marguerite : – J’ai trois cent mille francs à vous !…

– Comment, s’écria-t-elle, ma pauvre mère vous aurait encore confié ?… Non. Quoi ?

– Oh ! ma Marguerite, ce qui est à moi, n’est-il pas à vous ? N’est-ce pas vous qui la première avez dit nous ?

– Cher Emmanuel, dit-elle en pressant la main qu’elle tenait toujours ; et, au lieu d’aller au jardin, elle se jeta dans la bergère.

– N’est-ce pas à moi de vous remercier, dit-il avec sa voix d’amour, puisque vous acceptez.

– Ce moment, dit-elle, mon cher bien-aimé, efface bien des douleurs, et rapproche un heureux avenir ! Oui, j’accepte ta fortune, reprit-elle en laissant errer sur ses lèvres un sourire d’ange, je sais le moyen de la faire mienne. Elle regarda le portrait de Van-Claës comme pour avoir un témoin. Le jeune homme qui suivait les regards de Marguerite ne lui vit pas tirer de son doigt une bague de jeune fille, et ne s’aperçut de ce geste qu’au moment où il entendit ces paroles : – Au milieu de nos profondes misères, il surgit un bonheur. Mon père me laisse, par insouciance, la libre disposition de moi-même, dit-elle en tendant la bague, prends, Emmanuel ? Ma mère te chérissait, elle t’aurait choisi.

Les larmes vinrent aux yeux d’Emmanuel, il pâlit, tomba sur ses genoux, et dit à Marguerite en lui donnant un anneau qu’il portait toujours : – Voici l’alliance de ma mère ! Ma Marguerite, reprit-il en baisant la bague, n’aurai-je donc d’autre gage que ceci !

Elle se baissa pour apporter son front aux lèvres d’Emmanuel.

{p. 452} – Hélas ! mon pauvre aimé, ne faisons-nous pas là quelque chose de mal ? dit-elle tout émue, car nous attendrons long-temps.

– Mon oncle disait que l’adoration était le pain quotidien de la patience, en parlant du chrétien qui aime Dieu. Je puis t’aimer ainsi, je t’ai, depuis long-temps, confondue avec le Seigneur de toutes choses : je suis à toi, comme je suis à lui.

Ils restèrent pendant quelques moments en proie à la plus douce exaltation. Ce fut la sincère et calme effusion d’un sentiment qui, semblable à une source trop pleine, débordait par de petites vagues incessantes. Les événements qui séparaient ces deux amants étaient un sujet de mélancolie qui rendit leur bonheur plus vif, en lui donnant quelque chose d’aigu comme la douleur ; Félicie revint trop tôt pour eux. Emmanuel, éclairé par le tact délicieux qui fait tout deviner en amour, laissa les deux sœurs seules, après avoir échangé avec Marguerite un regard où elle put voir tout ce que lui coûtait cette discrétion, car il y exprima combien il était avide de ce bonheur désiré si long-temps, et qui venait d’être consacré par les fiançailles du cœur.

– Viens ici, petite sœur, dit Marguerite en prenant Félicie par le cou. Puis, la ramenant dans le jardin, elles allèrent s’asseoir sur le banc auquel chaque génération avait confié ses paroles d’amour, ses soupirs de douleur, ses méditations et ses projets. Malgré le ton joyeux et l’aimable finesse du sourire de sa sœur, Félicie éprouvait une émotion qui ressemblait à un mouvement de peur, Marguerite lui prit la main et la sentit trembler.

– Mademoiselle Félicie, dit l’aînée en s’approchant de l’oreille de sa sœur, je lis dans votre âme. Pierquin est venu souvent pendant mon absence, il est venu tous les soirs, il vous a dit de douces paroles, et vous les avez écoutées. Félicie rougit. – Ne t’en défends pas, mon ange, reprit Marguerite, il est si naturel d’aimer ! Peut-être ta chère âme changera-t-elle un peu la nature du cousin, il est égoïste, intéressé, mais c’est un honnête homme ; et sans doute ses défauts serviront à ton bonheur. Il t’aimera comme la plus jolie de ses propriétés, tu feras partie de ses affaires. Pardonne-moi ce mot, chère amie ? tu le corrigeras des mauvaises habitudes qu’il a prises de ne voir partout que des intérêts, en lui apprenant les affaires du cœur. Félicie ne put qu’embrasser sa sœur. – D’ailleurs, reprit Marguerite, il a de la fortune. Sa famille est de la plus haute et de la plus ancienne bourgeoisie. Mais serait-ce donc moi {p. 453} qui m’opposerais à ton bonheur si tu veux le trouver dans une condition médiocre ?…

Félicie laissa échapper ces mots : – Chère sœur !

– Oh ! oui, tu peux te confier à moi, s’écria Marguerite. Quoi de plus naturel que de nous dire nos secrets.

Ce mot plein d’âme détermina l’une de ces causeries délicieuses où les jeunes filles se disent tout. Quand Marguerite, que l’amour avait faite experte, eut reconnu l’état du cœur de Félicie, elle finit en lui disant : – Hé bien, ma chère enfant, assurons-nous que le cousin t’aime véritablement ; et… alors…

– Laisse-moi faire, répondit Félicie en riant, j’ai mes modèles.

– Folle ? dit Marguerite en la baisant au front.

Quoique Pierquin appartînt à cette classe d’hommes qui dans le mariage voient des obligations, l’exécution des lois sociales et un mode pour la transmission des propriétés ; qu’il lui fût indifférent d’épouser ou Félicie ou Marguerite, si l’une ou l’autre avaient le même nom et la même dot ; il s’aperçut néanmoins que toutes deux étaient, suivant une de ses expressions, des filles romanesques et sentimentales, deux adjectifs que les gens sans cœur emploient pour se moquer des dons que la nature sème d’une main parcimonieuse à travers les sillons de l’humanité, le notaire se dit sans doute qu’il fallait hurler avec les loups ; et, le lendemain, il vint voir Marguerite, il l’emmena mystérieusement dans le petit jardin, et se mit à parler sentiment, puisque c’était une des clauses du contrat primitif qui devait précéder, dans les lois du monde, le contrat notarié.

– Chère cousine, lui dit-il, nous n’avons pas toujours été du même avis sur les moyens à prendre pour arriver à la conclusion heureuse de vos affaires ; mais vous devez reconnaître aujourd’hui que j’ai toujours été guidé par un grand désir de vous être utile. Hé ! bien, hier j’ai gâté mes offres par une fatale habitude que nous donne l’esprit notaire, comprenez-vous ?… Mon cœur n’était pas complice de ma sottise. Je vous ai bien aimée ; mais nous avons une certaine perspicacité, nous autres, et je me suis aperçu que je ne vous plaisais pas. C’est ma faute ! Un autre a été plus adroit que moi. Hé ! bien, je viens vous avouer tout bonifacement que j’éprouve un amour réel pour votre sœur Félicie. Traitez-moi donc comme un frère ? puisez dans ma bourse, prenez à même ! Allez, plus vous prendrez, plus vous me prouverez {p. 454} d’amitié. Je suis tout à vous, sans intérêt, entendez-vous ? ni à douze, ni à un quart pour cent. Que je sois trouvé digne de Félicie et je serai content. Pardonnez-moi mes défauts, ils ne viennent que de la pratique des affaires, le cœur est bon, et je me jetterais dans la Scarpe, plutôt que de ne pas rendre ma femme heureuse.

– Voilà qui est bien, cousin ! dit Marguerite, mais ma sœur dépend d’elle et de notre père…

– Je sais cela, ma chère cousine, dit le notaire, mais vous êtes la mère de toute la famille, et je n’ai rien plus à cœur que de vous rendre juge du mien.

Cette façon de parler peint assez bien l’esprit de l’honnête notaire. Plus tard, Pierquin devint célèbre par sa réponse au commandant du camp de Saint-Omer qui l’avait prié d’assister à une fête militaire, et qui fut ainsi conçue : Monsieur Pierquin-Claës de Molina-Nourho, maire de la ville de Douai, chevalier de la Légion-d’Honneur, aura celui de se rendre, etc.

Marguerite accepta l’assistance du notaire, mais seulement dans tout ce qui concernait sa profession, afin de ne compromettre en rien ni sa dignité de femme, ni l’avenir de sa sœur, ni les déterminations de son père. Ce jour même elle confia sa sœur à la garde de Josette et de Martha, qui se vouèrent corps et âme à leur jeune maîtresse, en en secondant les plans d’économie. Marguerite partit aussitôt pour Waignies où elle commença ses opérations qui furent savamment dirigées par Pierquin. Le dévouement s’était chiffré dans l’esprit du notaire comme une excellente spéculation, ses soins, ses peines furent alors en quelque sorte une mise de fonds qu’il ne voulut point épargner. D’abord, il tenta d’éviter à Marguerite la peine de faire défricher et de labourer les terres destinées aux fermes. Il avisa trois jeunes fils de fermiers riches qui désiraient s’établir, il les séduisit par la perspective que leur offrait la richesse de ces terrains, et réussit à leur faire prendre à bail les trois fermes qui allaient être construites. Moyennant l’abandon du prix de la ferme pendant trois ans, les fermiers s’engagèrent à en donner dix mille francs de loyer à la quatrième année, douze mille à la sixième, et quinze mille pendant le reste du bail ; à creuser les fossés, faire les plantations et acheter les bestiaux. Pendant que les fermes se bâtirent, les fermiers vinrent défricher leurs terres. Quatre ans après le départ de Balthazar, Marguerite avait déjà {p. 455} presque rétabli la fortune de son frère et de sa sœur. Deux cent mille francs suffirent à payer toutes les constructions. Ni les secours, ni les conseils ne manquèrent à cette courageuse fille dont la conduite excitait l’admiration de la ville. Marguerite surveilla ses bâtisses, l’exécution de ses marchés et de ses baux avec ce bon sens, cette activité, cette constance que savent déployer les femmes quand elles sont animées par un grand sentiment. Dès la cinquième année, elle put consacrer trente mille francs de revenu que donnèrent les fermes, les rentes de son frère et le produit des biens paternels, à l’acquittement des capitaux hypothéqués, et à la réparation des dommages que la passion de Balthazar avait faits dans sa maison. L’amortissement devait donc aller rapidement par la décroissance des intérêts. Emmanuel de Solis offrit d’ailleurs à Marguerite les cent mille francs qui lui restaient sur la succession de son oncle et qu’elle n’avait pas employés, en y joignant une vingtaine de mille francs de ses économies, en sorte que, dès la troisième année de sa gestion, elle put acquitter une assez forte somme de dettes. Cette vie de courage, de privations et de dévouement ne se démentit point durant cinq années ; mais tout fut d’ailleurs succès et réussite, sous l’administration et l’influence de Marguerite.

Devenu ingénieur des ponts-et-chaussées, Gabriel aidé par son grand-oncle fit une rapide fortune dans l’entreprise d’un canal qu’il construisit, et sut plaire à sa cousine mademoiselle Conyncks, que son père adorait et l’une des plus riches héritières des deux Flandres. En 1824, les biens de Claës se trouvèrent libres, et la maison de la rue de Paris avait réparé ses pertes. Pierquin demanda positivement la main de Félicie à Balthazar, de même que monsieur de Solis sollicita celle de Marguerite.

Au commencement du mois de janvier 1825, Marguerite et monsieur Conyncks partirent pour aller chercher le père exilé de qui chacun désirait vivement le retour, et qui donna sa démission afin de rester au milieu de sa famille dont le bonheur allait recevoir sa sanction. En l’absence de Marguerite, qui souvent avait exprimé le regret de ne pouvoir remplir les cadres vides de la galerie et des appartements de réception, pour le jour où son père reprendrait sa maison, Pierquin et monsieur de Solis complotèrent avec Félicie de préparer à Marguerite une surprise qui ferait participer en quelque sorte la sœur cadette à la restauration de la maison Claës. Tous deux avaient acheté à Félicie plusieurs beaux tableaux qu’ils {p. 456} lui offrirent pour décorer la galerie. Monsieur Conyncks avait eu la même idée. Voulant témoigner à Marguerite la satisfaction que lui causait sa noble conduite et son dévouement à remplir le mandat que lui avait légué sa mère, il avait pris des mesures pour qu’on apportât une cinquantaine de ses plus belles toiles et quelques-unes de celles que Balthazar avait jadis vendues, en sorte que la galerie Claës fut entièrement remeublée. Marguerite était déjà venue plusieurs fois voir son père, accompagnée de sa sœur, ou de Jean ; chaque fois, elle l’avait trouvé progressivement plus changé ; mais depuis sa dernière visite, la vieillesse s’était manifestée chez Balthazar par d’effrayants symptômes à la gravité desquels contribuait sans doute la parcimonie avec laquelle il vivait afin de pouvoir employer la plus grande partie de ses appointements à faire des expériences qui trompaient toujours son espoir. Quoiqu’il ne fût âgé que de soixante-cinq ans, il avait l’apparence d’un octogénaire. Ses yeux s’étaient profondément enfoncés dans leurs orbites, ses sourcils avaient blanchi, quelques cheveux lui garnissaient à peine la nuque ; il laissait croître sa barbe qu’il coupait avec des ciseaux quand elle le gênait ; il était courbé comme un vieux vigneron ; puis le désordre de ses vêtements avait repris un caractère de misère que la décrépitude rendait hideux. Quoiqu’une pensée forte animât ce grand visage dont les traits ne se voyaient plus sous les rides, la fixité du regard, un air désespéré, une constante inquiétude y gravaient les diagnostics de la démence, ou plutôt de toutes les démences ensemble. Tantôt il y apparaissait un espoir qui donnait à Balthazar l’expression du monomane ; tantôt l’impatience de ne pas deviner un secret qui se présentait à lui comme un feu follet y mettait les symptômes de la fureur ; puis tout à coup un rire éclatant trahissait la folie, enfin la plupart du temps l’abattement le plus complet résumait toutes les nuances de sa passion par la froide mélancolie de l’idiot. Quelque fugaces et imperceptibles que fussent ces expressions pour des étrangers, elles étaient malheureusement trop sensibles pour ceux qui connaissaient un Claës sublime de bonté, grand par le cœur, beau de visage et duquel il n’existait que de rares vestiges. Vieilli, lassé comme son maître par de constants travaux, Lemulquinier n’avait pas eu à subir comme lui les fatigues de la pensée ; aussi sa physionomie offrait-elle un singulier mélange d’inquiétude et d’admiration pour son maître, auquel il était facile de se méprendre : quoiqu’il écoutât sa moindre parole {p. 457} avec respect, qu’il suivît ses moindres mouvements avec une sorte de tendresse, il avait soin du savant comme une mère a soin d’un enfant ; souvent il pouvait avoir l’air de le protéger, parce qu’il le protégeait véritablement dans les vulgaires nécessités de la vie auxquelles Balthazar ne pensait jamais. Ces deux vieillards enveloppés par une idée, confiants dans la réalité de leur espoir, agités par le même souffle, l’un représentant l’enveloppe et l’autre l’âme de leur existence commune, formaient un spectacle à la fois horrible et attendrissant. Lorsque Marguerite et monsieur Conyncks arrivèrent, ils trouvèrent Claës établi dans une auberge, son successeur ne s’était pas fait attendre et avait déjà pris possession de la place.

À travers les préoccupations de la Science, un désir de revoir sa patrie, sa maison, sa famille agitait Balthazar ; la lettre de sa fille lui avait annoncé des événements heureux, il songeait à couronner sa carrière par une série d’expériences qui devait le mener enfin à la découverte de son problème, il attendait donc Marguerite avec une excessive impatience. La fille se jeta dans les bras de son père en pleurant de joie. Cette fois, elle venait chercher la récompense d’une vie douloureuse, et le pardon de sa gloire domestique. Elle se sentait criminelle à la manière des grands hommes qui violent les libertés pour sauver la patrie. Mais en contemplant son père, elle frémit en reconnaissant les changements qui, depuis sa dernière visite, s’étaient opérés en lui. Conyncks partagea le secret effroi de sa nièce, et insista pour emmener au plus tôt son cousin à Douai où l’influence de la patrie pouvait le rendre à la raison, à la santé, en le rendant à la vie heureuse du foyer domestique. Après les premières effusions de cœur qui furent plus vives de la part de Balthazar que Marguerite ne le croyait, il eut pour elle des attentions singulières ; il témoigna le regret de la recevoir dans une mauvaise chambre d’auberge, il s’informa de ses goûts, il lui demanda ce qu’elle voulait pour ses repas avec les soins empressés d’un amant ; il eut enfin les manières d’un coupable qui veut s’assurer de son juge. Marguerite connaissait si bien son père qu’elle devina le motif de cette tendresse, en supposant qu’il pouvait avoir en ville quelques dettes desquelles il voulait s’acquitter avant son départ. Elle observa pendant quelque temps son père, et vit alors le cœur humain à nu. Balthazar s’était rapetissé. Le sentiment de son abaissement, l’isolement dans lequel {p. 458} le mettait la Science, l’avait rendu timide et enfant dans toutes les questions étrangères à ses occupations favorites ; sa fille aînée lui imposait, le souvenir de son dévouement passé, de la force qu’elle avait déployée, la conscience du pouvoir qu’il lui avait laissé prendre, la fortune dont elle disposait et les sentiments indéfinissables qui s’étaient emparés de lui, depuis le jour où il avait abdiqué sa paternité déjà compromise, la lui avaient sans doute grandie de jour en jour. Conyncks semblait n’être rien aux yeux de Balthazar, il ne voyait que sa fille et ne pensait qu’à elle en paraissant la redouter comme certains maris faibles redoutent la femme supérieure qui les a subjugués ; lorsqu’il levait les yeux sur elle, Marguerite y surprenait avec douleur une expression de crainte, semblable à celle d’un enfant qui se sent fautif. La noble fille ne savait comment concilier la majestueuse et terrible expression de ce crâne dévasté par la Science et par les travaux, avec le sourire puéril, avec la servilité naïve qui se peignaient sur les lèvres et la physionomie de Balthazar. Elle fut blessée du contraste que présentaient cette grandeur et cette petitesse, et se promit d’employer son influence à faire reconquérir à son père toute sa dignité, pour le jour solennel où il allait reparaître au sein de sa famille. D’abord, elle saisit un moment où ils se trouvèrent seuls pour lui dire à l’oreille : – Devez-vous quelque chose ici ?

Balthazar rougit et répondit d’un air embarrassé : – Je ne sais pas, mais Lemulquinier te le dira. Ce brave garçon est plus au fait de mes affaires que je ne le suis moi-même.

Marguerite sonna le valet de chambre, et quand il vint, elle étudia presque involontairement la physionomie des deux vieillards.

– Monsieur désire quelque chose ? demanda Lemulquinier.

Marguerite, qui était tout orgueil et noblesse, eut un serrement de cœur en s’apercevant au ton et au maintien du valet, qu’il s’était établi quelque familiarité mauvaise entre son père et le compagnon de ses travaux.

– Mon père ne peut donc pas faire sans vous le compte de ce qu’il doit ici ? dit Marguerite.

– Monsieur, reprit Lemulquinier, doit…

À ces mots, Balthazar fit à son valet de chambre un signe d’intelligence que Marguerite surprit et qui l’humilia.

– Dites-moi tout ce que doit mon père, s’écria-t-elle.

– Ici, monsieur doit un millier d’écus à un apothicaire qui {p. 459} tient l’épicerie en gros, et qui nous a fourni des potasses caustiques, du plomb, du zinc, et des réactifs.

– Est-ce tout ? dit Marguerite.

Balthazar réitéra un signe affirmatif à Lemulquinier qui, fasciné par son maître, répondit : – Oui, mademoiselle.

– Hé ! bien, reprit-elle, je vais vous les remettre.

Balthazar embrassa joyeusement sa fille en lui disant : – Tu es un ange pour moi, mon enfant.

Et il respira plus à l’aise, en la regardant d’un œil moins triste, mais, malgré cette joie, Marguerite aperçut facilement sur son visage les signes d’une profonde inquiétude, et jugea que ces mille écus constituaient seulement les dettes criardes du laboratoire.

– Soyez franc, mon père, dit-elle en se laissant asseoir sur ses genoux par lui, vous devez encore quelque chose ? Avouez-moi tout, revenez dans votre maison sans conserver un principe de crainte au milieu de la joie générale.

– Ma chère Marguerite, dit-il en lui prenant les mains et les lui baisant avec une grâce qui semblait être un souvenir de sa jeunesse, tu me gronderas…

– Non, dit-elle.

– Vrai, répondit-il en laissant échapper un geste de joie enfantine, je puis donc tout te dire, tu paieras…

– Oui, dit-elle en réprimant des larmes qui lui venaient aux yeux.

– Hé ! bien, je dois… Oh ! je n’ose pas…

– Mais dites donc, mon père !

– C’est considérable, reprit-il.

Elle joignit les mains par un mouvement de désespoir.

– Je dois trente mille francs à messieurs Protez et Chiffreville.

– Trente mille francs, dit-elle, sont mes économies, mais j’ai du plaisir à vous les offrir, ajouta-t-elle en lui baisant le front avec respect.

Il se leva, prit sa fille dans ses bras, et tourna tout autour de sa chambre en la faisant sauter comme un enfant ; puis, il la remit sur le fauteuil où elle était, en s’écriant : – Ma chère enfant, tu es un trésor d’amour ! Je ne vivais plus. Les Chiffreville m’ont écrit trois lettres menaçantes et voulaient me poursuivre, moi qui leur ai fait faire une fortune.

{p. 460} – Mon père, dit Marguerite avec un accent de désespoir, vous cherchez donc toujours ?

– Toujours, dit-il avec un sourire de fou. Je trouverai, va !… Si tu savais où nous en sommes.

– Qui, nous ?…

– Je parle de Mulquinier, il a fini par me comprendre, il m’aide bien. Pauvre garçon, il m’est si dévoué !

Conyncks interrompit la conversation en entrant, Marguerite fit signe à son père de se taire en craignant qu’il ne se déconsidérât aux yeux de leur oncle. Elle était épouvantée des ravages que la préoccupation avait faits dans cette grande intelligence absorbée dans la recherche d’un problème peut-être insoluble. Balthazar, qui ne voyait sans doute rien au delà de ses fourneaux, ne devinait même pas la libération de sa fortune. Le lendemain, ils partirent pour la Flandre. Le voyage fut assez long pour que Marguerite pût acquérir de confuses lumières sur la situation dans laquelle se trouvaient son père et Lemulquinier. Le valet avait-il sur le maître cet ascendant que savent prendre sur les plus grands esprits les gens sans éducation qui se sentent nécessaires, et qui, de concession en concession, savent marcher vers la domination avec la persistance que donne une idée fixe ? Ou bien le maître avait-il contracté pour son valet cette espèce d’affection qui naît de l’habitude, et semblable à celle qu’un ouvrier a pour son outil créateur, que l’Arabe a pour son coursier libérateur. Marguerite épia quelques faits pour se décider, en se proposant de soustraire Balthazar à un joug humiliant, s’il était réel. En passant à Paris, elle y resta durant quelques jours pour y acquitter les dettes de son père, et prier les fabricants de produits chimiques de ne rien envoyer à Douai sans l’avoir prévenue à l’avance des demandes que leur ferait Claës. Elle obtint de son père qu’il changeât de costume et reprît les habitudes de toilette convenables à un homme de son rang. Cette restauration corporelle rendit à Balthazar une sorte de dignité physique qui fut de bon augure pour un changement d’idées. Bientôt sa fille, heureuse par avance de toutes les surprises qui attendaient son père dans sa propre maison, repartit pour Douai.

À trois lieues de cette ville, Balthazar trouva sa fille Félicie à cheval, escortée par ses deux frères, par Emmanuel, par Pierquin et par les intimes amis des trois familles. Le voyage avait nécessairement distrait le chimiste de ses pensées habituelles, l’aspect de la Flandre {p. 461} avait agi sur son cœur ; aussi quand il aperçut le joyeux cortége que lui formaient et sa famille et ses amis, éprouva-t-il des émotions si vives que ses yeux devinrent humides, sa voix trembla, ses paupières rougirent, et il embrassa si passionnément ses enfants sans pouvoir les quitter, que les spectateurs de cette scène furent émus aux larmes. Lorsqu’il revit sa maison, il pâlit, sauta hors de la voiture de voyage avec l’agilité d’un jeune homme, respira l’air de la cour avec délices, et se mit à regarder les moindres détails avec un plaisir qui débordait dans ses gestes ; il se redressa, et sa physionomie redevint jeune. Quand il entra dans le parloir, il eut des pleurs aux yeux en y voyant par l’exactitude avec laquelle sa fille avait reproduit ses anciens flambeaux d’argent vendus, que les désastres devaient être entièrement réparés. Un déjeuner splendide était servi dans la salle à manger, dont les dressoirs avaient été remplis de curiosités et d’argenterie d’une valeur au moins égale à celle des pièces qui s’y trouvaient jadis. Quoique ce repas de famille durât long-temps, il suffit à peine aux récits que Balthazar exigeait de chacun de ses enfants. La secousse imprimée à son moral par ce retour lui fit épouser le bonheur de sa famille, et il s’en montra bien le père. Ses manières reprirent leur ancienne noblesse. Dans le premier moment, il fut tout à la jouissance de la possession, sans se demander compte des moyens par lesquels il recouvrait tout ce qu’il avait perdu. Sa joie fut donc entière et pleine. Le déjeuner fini, les quatre enfants, le père et Pierquin le notaire passèrent dans le parloir où Balthazar ne vit pas sans inquiétude des papiers timbrés qu’un clerc avait apportés sur une table devant laquelle il se tenait, comme pour assister son patron. Les enfants s’assirent, et Balthazar étonné resta debout devant la cheminée.

– Ceci, dit Pierquin, est le compte de tutelle que rend monsieur Claës à ses enfants. Quoique ce ne soit pas très-amusant, ajouta-t-il en riant à la façon des notaires qui prennent assez généralement un ton plaisant pour parler des affaires les plus sérieuses, il faut absolument que vous l’écoutiez.

Quoique les circonstances justifiassent cette phrase, monsieur Claës, à qui sa conscience rappelait le passé de sa vie, l’accepta comme un reproche et fronça les sourcils. Le clerc commença la lecture. L’étonnement de Balthazar alla croissant à mesure que cet acte se déroulait. Il y était établi d’abord que la fortune de sa femme {p. 462} montait, au moment du décès, à seize cent mille francs environ, et la conclusion de cette reddition de compte fournissait clairement à chacun de ses enfants une part entière, comme aurait pu la gérer un bon et soigneux père de famille. Il en résultait que la maison était libre de toute hypothèque, que Balthazar était chez lui, et que ses biens ruraux étaient également dégagés. Lorsque les divers actes furent signés, Pierquin présenta les quittances des sommes jadis empruntées et les main-levées des inscriptions qui pesaient sur les propriétés. En ce moment, Balthazar, qui recouvrait à la fois l’honneur de l’homme, la vie du père, la considération du citoyen, tomba dans un fauteuil ; il chercha Marguerite qui par une de ces sublimes délicatesses de femme s’était absentée pendant cette lecture, afin de voir si toutes ses intentions avaient été bien remplies pour la fête. Chacun des membres de la famille comprit la pensée du vieillard au moment où ses yeux faiblement humides demandaient sa fille que tous voyaient en ce moment par les yeux de l’âme, comme un ange de force et de lumière. Lucien16 alla chercher Marguerite. En entendant le pas de sa fille, Balthazar courut la serrer dans ses bras.

– Mon père, lui dit-elle au pied de l’escalier où le vieillard la saisit pour l’étreindre, je vous en supplie, ne diminuez en rien votre sainte autorité. Remerciez-moi, devant toute la famille, d’avoir bien accompli vos intentions, et soyez ainsi le seul auteur du bien qui a pu se faire ici.

Balthazar leva les yeux au ciel, regarda sa fille, se croisa les bras, et dit après une pause pendant laquelle son visage reprit une expression que ses enfants ne lui avaient pas vue depuis dix ans : – Que n’es-tu là, Pépita, pour admirer notre enfant ! Il serra Marguerite avec force, sans pouvoir prononcer une parole, et rentra. – Mes enfants, dit-il avec cette noblesse de maintien qui en faisait autrefois un des hommes les plus imposants, nous devons tous des remercîments et de la reconnaissance à ma fille Marguerite, pour la sagesse et le courage avec lesquels elle a rempli mes intentions, exécuté mes plans, lorsque, trop absorbé par mes travaux, je lui ai remis les rênes de notre administration domestique.

– Ah ! maintenant, nous allons lire les contrats de mariage, dit Pierquin en regardant l’heure. Mais ces actes-là ne me regardent pas, attendu que la loi me défend d’instrumenter pour mes parents et pour moi. Monsieur Raparlier l’oncle va venir.

{p. 463} En ce moment, les amis de la famille invités au dîner que l’on donnait pour fêter le retour de monsieur Claës et célébrer la signature des contrats, arrivèrent successivement, pendant que les gens apportèrent les cadeaux de noces. L’assemblée s’augmenta promptement et devint aussi imposante par la qualité des personnes qu’elle était belle par la richesse des toilettes. Les trois familles qui s’unissaient par le bonheur de leurs enfants avaient voulu rivaliser de splendeur. En un moment, le parloir fut plein des gracieux présents qui se font aux fiancés. L’or ruisselait et pétillait. Les étoffes dépliées, les châles de cachemire, les colliers, les parures excitaient une joie si vraie chez ceux qui les donnaient et chez celles qui les recevaient, cette joie enfantine à demi se peignait si bien sur tous les visages, que la valeur de ces présents magnifiques était oubliée par les indifférents, assez souvent occupés à la calculer par curiosité. Bientôt commença le cérémonial usité dans la famille Claës pour ces solennités. Le père et la mère devaient seuls être assis, et les assistants demeuraient debout devant eux à distance. À gauche du parloir et du côté du jardin se placèrent Gabriel Claës et mademoiselle Conyncks, auprès de qui se tinrent monsieur de Solis et Marguerite, sa sœur et Pierquin. À quelques pas de ces trois couples, Balthazar et Conyncks, les seuls de l’assemblée qui fussent assis, prirent place chacun dans un fauteuil, près du notaire qui remplaçait Pierquin. Jean était debout derrière son père. Une vingtaine de femmes élégamment mises et quelques hommes, tous choisis parmi les plus proches parents des Pierquin, des Conyncks et des Claës, le maire de Douai qui devait marier les époux, les douze témoins pris parmi les amis les plus dévoués des trois familles, et dont faisait partie le premier président de la cour royale, tous, jusqu’au curé de Saint-Pierre, restèrent debout en formant, du côté de la cour, un cercle imposant. Cet hommage rendu par toute cette assemblée à la paternité qui, dans cet instant, rayonnait d’une majesté royale, imprimait à cette scène une couleur antique. Ce fut le seul moment pendant lequel, depuis seize ans, Balthazar oublia la recherche de l’Absolu. Monsieur Raparlier, le notaire, alla demander à Marguerite et à sa sœur si toutes les personnes invitées à la signature et au dîner qui devait la suivre étaient arrivées ; et, sur leur réponse affirmative, il revint prendre le contrat de mariage de Marguerite et de monsieur de Solis, qui devait être lu le premier, quand tout à coup la porte du parloir {p. 464} s’ouvrit, et Lemulquinier se montra le visage flamboyant de joie.

– Monsieur, monsieur !

Balthazar jeta sur Marguerite un regard de désespoir, lui fit un signe et l’emmena dans le jardin. Aussitôt le trouble se mit dans l’assemblée.

– Je n’osais pas te le dire, mon enfant, dit le père à sa fille ; mais puisque tu as tant fait pour moi, tu me sauveras de ce dernier malheur. Lemulquinier m’a prêté, pour une dernière expérience qui n’a pas réussi, vingt mille francs, le fruit de ses économies. Le malheureux vient sans doute me les redemander en apprenant que je suis redevenu riche, donne-les-lui sur-le-champ. Ah ! mon ange, tu lui dois ton père, car lui seul me consolait dans mes désastres, lui seul encore a foi en moi. Certes, sans lui je serais mort…

– Monsieur, monsieur, criait Lemulquinier.

– Eh ! bien ? dit Balthazar en se retournant.

– Un diamant !…

Claës sauta dans le parloir en apercevant un diamant dans la main de son valet de chambre qui lui dit tout bas : – Je suis allé au laboratoire.

Le chimiste, qui avait tout oublié, jeta un regard sur le vieux Flamand, et ce regard ne pouvait se traduire que par ces mots : Tu es allé le premier au laboratoire !

– Et, dit le valet en continuant, j’ai trouvé ce diamant dans la capsule qui communiquait avec cette pile que nous avions laissée en train de faire des siennes, et elle en a fait, monsieur ! ajouta-t-il en montrant un diamant blanc de forme octaédrique dont l’éclat attirait les regards étonnés de toute l’assemblée.

– Mes enfants, mes amis, dit Balthazar, pardonnez à mon vieux serviteur, pardonnez-moi. Ceci va me rendre fou. Un hasard de sept années a produit, sans moi, une découverte que je cherche depuis seize ans. Comment ? je n’en sais rien. Oui, j’avais laissé du sulfure de carbone sous l’influence d’une pile de Volta dont l’action aurait dû être surveillée tous les jours. Eh ! bien, pendant mon absence, le pouvoir de Dieu a éclaté dans mon laboratoire sans que j’aie pu constater ses effets, progressifs, bien entendu ! Cela n’est-il pas affreux ? Maudit exil ! maudit hasard ! Hélas ! si j’avais épié cette longue, cette lente, cette subite, je ne sais comment dire, cristallisation, transformation, enfin ce miracle, eh ! bien, mes enfants seraient plus riches encore. Quoique ce ne soit pas la {p. 465} solution du problème que je cherche, au moins les premiers rayons de ma gloire auraient lui sur mon pays, et ce moment que nos affections satisfaites rendent si ardent de bonheur serait encore échauffé par le soleil de la Science.

Chacun gardait le silence devant cet homme. Les paroles sans suite qui lui furent arrachées par la douleur furent trop vraies pour n’être pas sublimes.

Tout à coup, Balthazar refoula son désespoir au fond de lui-même, jeta sur l’assemblée un regard majestueux qui brilla dans les âmes, prit le diamant, et l’offrit à Marguerite en s’écriant : – Il t’appartient, mon ange. Puis il renvoya Lemulquinier par un geste, et dit au notaire : – Continuons.

Ce mot excita dans l’assemblée le frissonnement que, dans certains rôles, Talma causait aux masses attentives. Balthazar s’était assis en se disant à voix basse : Je ne dois être que père aujourd’hui. Marguerite entendit le mot, s’avança, saisit la main de son père et la baisa respectueusement.

– Jamais homme n’a été si grand, dit Emmanuel quand sa prétendue revint près de lui, jamais homme n’a été si puissant, tout autre en deviendrait fou.

Les trois contrats lus et signés, chacun s’empressa de questionner Balthazar sur la manière dont s’était formé ce diamant, mais il ne pouvait rien répondre sur un accident si étrange. Il regarda son grenier, et le montra par un geste de rage.

– Oui, la puissance effrayante due au mouvement de la matière enflammée qui sans doute a fait les métaux, les diamants, dit-il, s’est manifestée là pendant un moment, par hasard.

– Ce hasard est sans doute bien naturel, dit un de ces gens qui veulent expliquer tout, le bonhomme aura oublié quelque diamant véritable. C’est autant de sauvé sur ceux qu’il a brûlés.

– Oublions cela, dit Balthazar à ses amis, je vous prie de ne pas m’en parler aujourd’hui.

Marguerite prit le bras de son père pour se rendre dans les appartements de la maison de devant où l’attendait une somptueuse fête. Quand il entra dans la galerie après tous ses hôtes, il la vit meublée de tableaux et remplie de fleurs rares.

– Des tableaux, s’écria-t-il, des tableaux ! et quelques-uns de nos anciens !

Il s’arrêta, son front se rembrunit, il eut un moment de {p. 466} tristesse, et sentit alors le poids de ses fautes en mesurant l’étendue de son humiliation secrète.

– Tout cela est à vous, mon père, dit Marguerite en devinant les sentiments qui agitaient l’âme de Balthazar.

– Ange que les esprits célestes doivent applaudir, s’écria-t-il, combien de fois auras-tu donc donné la vie à ton père ?

– Ne conservez plus aucun nuage sur votre front, ni la moindre pensée triste dans votre cœur, répondit-elle, et vous m’aurez récompensée au delà de mes espérances. Je viens de penser à Lemulquinier, mon père chéri, le peu de mots que vous m’avez dits de lui me le fait estimer, et, je l’avoue, j’avais mal jugé cet homme ; ne pensez plus à ce que vous lui devez, il restera près de vous comme un humble ami. Emmanuel possède environ soixante mille francs d’économie, nous les donnerons à Lemulquinier. Après vous avoir si bien servi, cet homme doit être heureux le reste de ses jours. Ne vous inquiétez pas de nous ! Monsieur de Solis et moi, nous aurons une vie calme et douce, une vie sans faste ; nous pouvons donc nous passer de cette somme jusqu’à ce que vous nous la rendiez.

– Ah ! ma fille, ne m’abandonne jamais ! Sois toujours la providence de ton père.

En entrant dans les appartements de réception, Balthazar les trouva restaurés et meublés aussi magnifiquement qu’ils l’étaient autrefois. Bientôt les convives se rendirent dans la grande salle à manger du rez-de-chaussée par le grand escalier, sur chaque marche duquel se trouvaient des arbres fleuris. Une argenterie merveilleuse de façon, offerte par Gabriel à son père, séduisit les regards autant qu’un luxe de table qui parut inouï aux principaux habitants d’une ville où ce luxe est traditionnellement à la mode. Les domestiques de monsieur Conyncks, ceux de Claës et de Pierquin étaient là pour servir ce repas somptueux. En se voyant au milieu de cette table couronnée de parents, d’amis et de figures sur lesquelles éclatait une joie vive et sincère, Balthazar, derrière lequel se tenait Lemulquinier, eut une émotion si pénétrante que chacun se tut, comme on se tait devant les grandes joies ou les grandes douleurs.

– Chers enfants, s’écria-t-il, vous avez tué le veau gras pour le retour du père prodigue.

Ce mot par lequel le savant se faisait justice, et qui empêcha {p. 467} peut-être qu’on ne la lui fît plus sévère, fut prononcé si noblement que chacun attendri essuya ses larmes ; mais ce fut la dernière expression de mélancolie, la joie prit insensiblement le caractère bruyant et animé qui signale les fêtes de famille. Après le dîner, les principaux habitants de la ville arrivèrent pour le bal qui s’ouvrit et qui répondit à la splendeur classique de la maison Claës restaurée. Les trois mariages se firent promptement et donnèrent lieu à des fêtes, des bals, des repas qui entraînèrent pour plusieurs mois le vieux Claës dans le tourbillon du monde. Son fils aîné alla s’établir à la terre que possédait près de Cambray Conyncks, qui ne voulait jamais se séparer de sa fille. Madame Pierquin dut également quitter la maison paternelle, pour faire les honneurs de l’hôtel que Pierquin avait fait bâtir, et où il voulait vivre noblement, car sa charge était vendue, et son oncle Des Racquets venait de mourir en lui laissant des trésors lentement économisés. Jean partit pour Paris, où il devait achever son éducation.

Les Solis restèrent donc seuls près de leur père, qui leur abandonna le quartier de derrière, en se logeant au second étage de la maison de devant. Marguerite continua de veiller au bonheur matériel de Balthazar, et fut aidée dans cette douce tâche par Emmanuel. Cette noble fille reçut par les mains de l’amour la couronne la plus enviée, celle que le bonheur tresse et dont l’éclat est entretenu par la constance. En effet, jamais couple n’offrit mieux l’image de cette félicité complète, avouée, pure, que toutes les femmes caressent dans leurs rêves. L’union de ces deux êtres si courageux dans les épreuves de la vie, et qui s’étaient si saintement aimés, excita dans la ville une admiration respectueuse. Monsieur de Solis, nommé depuis long-temps inspecteur-général de l’Université, se démit de ses fonctions pour mieux jouir de son bonheur, et rester à Douai où chacun rendait si bien hommage à ses talents et à son caractère, que son nom était par avance promis au scrutin des colléges électoraux, quand viendrait pour lui l’âge de la députation. Marguerite, qui s’était montrée si forte dans l’adversité, redevint dans le bonheur une femme douce et bonne. Claës resta pendant cette année gravement préoccupé sans doute ; mais, s’il fit quelques expériences peu coûteuses et auxquelles ses revenus suffisaient, il parut négliger son laboratoire. Marguerite, qui reprit les anciennes habitudes de la maison Claës, donna tous les mois, à son père, une fête de {p. 468} famille à laquelle assistaient les Pierquin et les Conyncks, et reçut la haute société de la ville à un jour de la semaine où elle avait un Café qui devint l’un des plus célèbres. Quoique souvent distrait, Claës assistait à toutes les assemblées, et redevint si complaisamment homme du monde pour complaire à sa fille aînée, que ses enfants purent croire qu’il avait renoncé à chercher la solution de son problème. Trois ans se passèrent ainsi.

En 1828, un événement favorable à Emmanuel l’appela en Espagne. Quoiqu’il y eût, entre les biens de la maison de Solis et lui, trois branches nombreuses, la fièvre jaune, la vieillesse, l’infécondité, tous les caprices de la fortune s’accordèrent pour rendre Emmanuel l’héritier des titres et des riches substitutions de sa maison, lui, le dernier. Par un de ces hasards qui ne sont invraisemblables que dans les livres, la maison de Solis avait acquis le comté de Nourho. Marguerite ne voulut pas se séparer de son mari qui devait rester en Espagne aussi long-temps que le voudraient ses affaires, elle fut d’ailleurs curieuse de voir le château de Casa-Réal, où sa mère avait passé son enfance, et la ville de Grenade, berceau patrimonial de la famille Solis. Elle partit, en confiant l’administration de la maison au dévouement de Martha, de Josette et de Lemulquinier qui avait l’habitude de la conduire. Balthazar, à qui Marguerite avait proposé le voyage en Espagne, s’y était refusé en alléguant son grand âge ; mais plusieurs travaux médités depuis long-temps, et qui devaient réaliser ses espérances, furent la véritable raison de son refus.

Le comte et la comtesse de Soly Y Nourho restèrent en Espagne plus long-temps qu’ils ne le voulurent, Marguerite y eut un enfant. Ils se trouvaient au milieu de l’année 1830 à Cadix, où ils comptaient s’embarquer pour revenir en France, par l’Italie ; mais ils y reçurent une lettre dans laquelle Félicie apprenait de tristes nouvelles à sa sœur. En dix-huit mois leur père s’était complétement ruiné. Gabriel et Pierquin étaient obligés de remettre à Lemulquinier une somme mensuelle pour subvenir aux dépenses de la maison. Le vieux domestique avait encore une fois sacrifié sa fortune à son maître. Balthazar ne voulait recevoir personne, et n’admettait même pas ses enfants chez lui. Josette et Martha étaient mortes. Le cocher, le cuisinier et les autres gens avaient été successivement renvoyés. Les chevaux et les équipages étaient vendus. Quoique Lemulquinier gardât le plus profond secret sur les habitudes de son {p. 469} maître, il était à croire que les mille francs donnés par mois par Gabriel Claës et par Pierquin s’employaient en expériences. Le peu de provisions que le valet de chambre achetait au marché faisait supposer que ces deux vieillards se contentaient du strict nécessaire. Enfin, pour ne pas laisser vendre la maison paternelle, Gabriel et Pierquin payaient les intérêts des sommes que le vieillard avait empruntées, à leur insu, sur cet immeuble. Aucun de ses enfants n’avait d’influence sur ce vieillard, qui, à soixante-dix ans, déployait une énergie extraordinaire pour arriver à faire toutes ses volontés, même les plus absurdes. Marguerite pouvait peut-être seule reprendre l’empire qu’elle avait jadis exercé sur Balthazar, et Félicie suppliait sa sœur d’arriver promptement ; elle craignait que son père n’eût signé quelques lettres de change. Gabriel, Conyncks et Pierquin, effrayés tous de la continuité d’une folie qui avait dévoré environ sept millions sans résultat, étaient décidés à ne pas payer les dettes de monsieur Claës. Cette lettre changea les dispositions du voyage de Marguerite, qui prit le chemin le plus court pour gagner Douai. Ses économies et sa nouvelle fortune lui permettaient bien d’éteindre encore une fois les dettes de son père ; mais elle voulait plus, elle voulait obéir à sa mère en ne laissant pas descendre au tombeau Balthazar déshonoré. Certes, elle seule pouvait exercer assez d’ascendant sur ce vieillard pour l’empêcher de continuer son œuvre de ruine, à un âge où l’on ne devait attendre aucun travail fructueux de ses facultés affaiblies. Mais elle désirait le gouverner sans le froisser, afin de ne pas imiter les enfants de Sophocle, au cas où son père approcherait du but scientifique auquel il avait tant sacrifié.

Monsieur et madame de Solis atteignirent la Flandre vers les derniers jours du mois de septembre 1831, et arrivèrent à Douai dans la matinée. Marguerite se fit arrêter à sa maison de la rue de Paris, et la trouva fermée. La sonnette fut violemment tirée sans que personne répondît. Un marchand quitta le pas de sa boutique où l’avait amené le fracas des voitures de monsieur de Solis et de sa suite. Beaucoup de personnes étaient aux fenêtres pour jouir du spectacle que leur offrait le retour d’un ménage aimé dans toute la ville, et attirées aussi par cette curiosité vague qui s’attachait aux événements que l’arrivée de Marguerite faisait préjuger dans la maison Claës. Le marchand dit au valet de chambre du comte de Solis que le vieux Claës était sorti depuis {p. 470} environ une heure. Sans doute, monsieur Lemulquinier promenait son maître sur les remparts. Marguerite envoya chercher un serrurier pour ouvrir la porte, afin d’éviter la scène que lui préparait la résistance de son père, si, comme le lui avait écrit Félicie, il se refusait à l’admettre chez lui. Pendant ce temps, Emmanuel alla chercher le vieillard pour lui annoncer l’arrivée de sa fille, tandis que son valet de chambre courut prévenir monsieur et madame Pierquin. En un moment la porte fut ouverte. Marguerite entra dans le parloir pour y faire mettre ses bagages, et frissonna de terreur en en voyant les murailles nues comme si le feu y eût été mis. Les admirables boiseries sculptées par Van-Huysium et le portrait du Président avaient été vendus, dit-on, à lord Spencer. La salle à manger était vide, il ne s’y trouvait plus que deux chaises de paille et une table commune sur laquelle Marguerite aperçut avec effroi deux assiettes, deux bols, deux couverts d’argent, et sur un plat les restes d’un hareng saur que Claës et son valet de chambre venaient sans doute de partager. En un instant elle parcourut la maison, dont chaque pièce lui offrit le désolant spectacle d’une nudité pareille à celle du parloir et de la salle à manger. L’idée de l’Absolu avait passé partout comme un incendie. Pour tout mobilier, la chambre de son père avait un lit, une chaise et une table sur laquelle était un mauvais chandelier de cuivre où la veille avait expiré un bout de chandelle de la plus mauvaise espèce. Le dénûment y était si complet qu’il ne s’y trouvait plus de rideaux aux fenêtres. Les moindres objets qui pouvaient avoir une valeur dans la maison, tout, jusqu’aux ustensiles de cuisine, avait été vendu. Émue par la curiosité qui ne nous abandonne même pas dans le malheur, Marguerite entra chez Lemulquinier, dont la chambre était aussi nue que celle de son maître. Dans le tiroir à demi fermé de la table, elle aperçut une reconnaissance du Mont-de-Piété qui attestait que le valet avait mis sa montre en gage quelques jours auparavant. Elle courut au laboratoire, et vit cette pièce pleine d’instruments de science comme par le passé. Elle se fit ouvrir son appartement, son père y avait tout respecté.

Au premier coup d’œil qu’elle y jeta, Marguerite fondit en larmes et pardonna tout à son père. Au milieu de cette fureur dévastatrice, il avait donc été arrêté par le sentiment paternel et par la reconnaissance qu’il devait à sa fille ! Cette preuve de tendresse reçue dans un moment où le désespoir de Marguerite était au comble, détermina l’une {p. 471} de ces réactions morales contre lesquelles les cœurs les plus froids sont sans force. Elle descendit au parloir et y attendit l’arrivée de son père, dans une anxiété que le doute augmentait affreusement. Comment allait-elle le revoir ? Détruit, décrépit, souffrant, affaibli par les jeûnes qu’il subissait par orgueil ? Mais aurait-il sa raison ? Des larmes coulaient de ses yeux sans qu’elle s’en aperçût en retrouvant ce sanctuaire dévasté. Les images de toute sa vie, ses efforts, ses précautions inutiles, son enfance, sa mère heureuse et malheureuse, tout, jusqu’à la vue de son petit Joseph qui souriait à ce spectacle de désolation, lui composait un poème de déchirantes mélancolies. Mais, quoiqu’elle prévît des malheurs, elle ne s’attendait pas au dénoûment qui devait couronner la vie de son père, cette vie à la fois si grandiose et si misérable. L’état dans lequel se trouvait monsieur Claës n’était un secret pour personne. À la honte des hommes, il ne se rencontrait pas à Douai deux cœurs généreux qui rendissent honneur à sa persévérance d’homme de génie. Pour toute la société, Balthazar était un homme à interdire, un mauvais père, qui avait mangé six fortunes, des millions, et qui cherchait la pierre philosophale, au Dix-Neuvième Siècle, ce siècle éclairé, ce siècle incrédule, ce siècle, etc… on le calomniait en le flétrissant du nom d’alchimiste, en lui jetant au nez ce mot : – Il veut faire de l’or ! Que ne disait-on pas d’éloges à propos de ce siècle, où, comme dans tous les autres, le talent expire sous une indifférence aussi brutale que l’était celle des temps où moururent Dante, Cervantes, Tasse e tutti quanti. Les peuples comprennent encore plus tardivement les créations du génie que ne les comprenaient les Rois.

Ces opinions avaient insensiblement filtré de la haute société douaisienne dans la bourgeoisie, et de la bourgeoisie dans le bas peuple. Le chimiste septuagénaire excitait donc un profond sentiment de pitié chez les gens bien élevés, une curiosité railleuse dans le peuple, deux expressions grosses de mépris et de ce væ victis ! dont sont accablés les grands hommes par les masses quand elles les voient misérables. Beaucoup de personnes venaient devant la Maison Claës, se montrer la rosace du grenier où s’était consumé tant d’or et de charbon. Quand Balthazar passait, il était indiqué du doigt ; souvent, à son aspect, un mot de raillerie ou de pitié s’échappait des lèvres d’un homme du peuple ou d’un enfant ; mais Lemulquinier avait soin de le lui traduire comme un éloge, et pouvait le tromper impunément. Si les yeux de Balthazar avaient conservé cette lucidité sublime que {p. 472} l’habitude des grandes pensées y imprime, le sens de l’ouïe s’était affaibli chez lui. Pour beaucoup de paysans, de gens grossiers et superstitieux, ce vieillard était donc un sorcier. La noble, la grande maison Claës s’appelait, dans les faubourgs et dans les campagnes, la maison du diable. Il n’y avait pas jusqu’à la figure de Lemulquinier qui ne prêtât aux croyances ridicules qui s’étaient répandues sur son maître. Aussi, quand le pauvre vieux ilote allait au marché chercher les denrées nécessaires à la subsistance, et qu’il prenait parmi les moins chères de toutes, n’obtenait-il rien sans recevoir quelques injures en manière de réjouissance ; heureux même, si, souvent, quelques marchandes superstitieuses ne refusaient pas de lui vendre sa maigre pitance en craignant de se damner par un contact avec un suppôt de l’enfer. Les sentiments de toute cette ville étaient donc généralement hostiles à ce grand vieillard et à son compagnon. Le désordre des vêtements de l’un et de l’autre y prêtait encore, ils allaient vêtus comme ces pauvres honteux qui conservent un extérieur décent et qui hésitent à demander l’aumône. Tôt ou tard ces deux vieilles gens pouvaient être insultés. Pierquin, sentant combien une injure publique serait déshonorante pour la famille, envoyait toujours, durant les promenades de son beau-père, deux ou trois de ses gens qui l’environnaient à distance avec la mission de le protéger, car la révolution de juillet n’avait pas contribué à rendre le peuple respectueux.

Par une de ces fatalités qui ne s’expliquent pas, Claës et Lemulquinier, sortis de grand matin, avaient trompé la surveillance secrète de monsieur et madame Pierquin, et se trouvaient seuls en ville. Au retour de leur promenade ils vinrent s’asseoir au soleil, sur un banc de la place Saint-Jacques où passaient quelques enfants pour aller à l’école ou au collége. En apercevant de loin ces deux vieillards sans défense, et dont les visages s’épanouissaient au soleil, les enfants se mirent à en causer. Ordinairement, les causeries d’enfants arrivent bientôt à des rires ; du rire, ils en vinrent à des mystifications sans en connaître la cruauté. Sept ou huit des premiers qui arrivèrent se tinrent à distance et se mirent à examiner les deux vieilles figures en retenant des rires étouffés qui attirèrent l’attention de Lemulquinier.

– Tiens, vois-tu celui-là dont la tête est comme un genou ?

– Oui.

– Hé ! bien il est savant de naissance.

{p. 473} – Papa dit qu’il fait de l’or, dit un autre.

– Par où ? C’est-y par là ou par ici ? ajouta un troisième en montrant d’un geste goguenard cette partie d’eux-mêmes que les écoliers se montrent si souvent en signe de mépris.

Le plus petit de la bande qui avait son panier plein de provisions, et qui léchait une tartine beurrée, s’avança naïvement vers le banc et dit à Lemulquinier : – C’est-y vrai, monsieur, que vous faites des perles et des diamants ?

– Oui, mon petit milicien, répondit Lemulquinier en souriant et lui frappant sur la joue, nous t’en donnerons quand tu seras bien savant.

– Ha ! monsieur, donnez-m’en aussi, fut une exclamation générale.

Tous les enfants accoururent comme une nuée d’oiseaux et entourèrent les deux chimistes. Balthazar, absorbé dans une méditation d’où il fut tiré par ces cris, fit alors un geste d’étonnement qui causa un rire général.

– Allons, gamins, respect à un grand homme ! dit Lemulquinier.

– À la chienlit ! crièrent les enfants. Vous êtes des sorciers. – Oui, sorciers, vieux sorciers ! sorciers, na !

Lemulquinier se dressa sur ses pieds, et menaça de sa canne les enfants qui s’enfuirent en ramassant de la boue et des pierres. Un ouvrier, qui déjeunait à quelques pas de là, ayant vu Lemulquinier levant sa canne pour faire sauver les enfants, crut qu’il les avait frappés, et les appuya par ce mot terrible : À bas les sorciers !

Les enfants, se sentant soutenus, lancèrent leurs projectiles qui atteignirent les deux vieillards, au moment où le comte de Solis se montrait au bout de la place, accompagné des domestiques de Pierquin. Ils n’arrivèrent pas assez vite pour empêcher les enfants de couvrir de boue le grand vieillard et son valet de chambre. Le coup était porté. Balthazar, dont les facultés avaient été jusqu’alors conservées par la chasteté naturelle aux savants chez qui la préoccupation d’une découverte anéantit les passions, devina, par un phénomène d’intussusception, le secret de cette scène ; son corps décrépit ne soutint pas la réaction affreuse qu’il éprouva dans la haute région de ses sentiments, il tomba frappé d’une attaque de paralysie entre les bras de Lemulquinier qui le ramena chez lui sur un brancard, entouré par ses deux gendres et par leurs gens. Aucune puissance ne put empêcher la populace de Douai d’escorter {p. 474} le vieillard jusqu’à la porte de sa maison, où se trouvaient Félicie et ses enfants, Jean, Marguerite et Gabriel qui, prévenu par sa sœur, était arrivé de Cambrai avec sa femme. Ce fut un spectacle affreux que celui de l’entrée de ce vieillard qui se débattait moins contre la mort que contre l’effroi de voir ses enfants pénétrant le secret de sa misère. Aussitôt un lit fut dressé au milieu du parloir, les secours furent prodigués à Balthazar dont la situation permit, vers la fin de la journée, de concevoir quelques espérances pour sa conservation. La paralysie, quoique habilement combattue, le laissa néanmoins assez long-temps dans un état voisin de l’enfance. Quand la paralysie eut cessé par degrés, elle resta sur la langue qu’elle avait spécialement affectée, peut-être parce que la colère y avait porté toutes les forces du vieillard au moment où il voulut apostropher les enfants.

Cette scène avait allumé dans la ville une indignation générale. Par une loi, jusqu’alors inconnue, qui dirige les affections des masses, cet événement ramena tous les esprits à monsieur Claës. En un moment il devint un grand homme, il excita l’admiration et obtint tous les sentiments qu’on lui refusait la veille. Chacun vanta sa patience, sa volonté, son courage, son génie. Les magistrats voulurent sévir contre ceux qui avaient participé à cet attentat ; mais le mal était fait. La famille Claës demanda la première que cette affaire fût assoupie. Marguerite avait ordonné de meubler le parloir, dont les parois nues furent bientôt tendues de soie. Quand, quelques jours après cet événement, le vieux père eut recouvré ses facultés, et qu’il se retrouva dans une sphère élégante, environné de tout ce qui était nécessaire à la vie heureuse, il fit entendre que sa fille Marguerite devait être venue, au moment même où elle rentrait au parloir ; en la voyant, Balthazar rougit, ses yeux se mouillèrent sans qu’il en sortît des larmes. Il put presser de ses doigts froids la main de sa fille, et mit dans cette pression tous les sentiments et toutes les idées qu’il ne pouvait plus exprimer. Ce fut quelque chose de saint et de solennel, l’adieu du cerveau qui vivait encore, du cœur que la reconnaissance ranimait. Épuisé par ses tentatives infructueuses, lassé par sa lutte avec un problème gigantesque et désespéré peut-être de l’incognito qui attendait sa mémoire, ce géant allait bientôt cesser de vivre ; tous ses enfants l’entouraient avec un sentiment respectueux, en sorte que ses yeux purent être récréés par les images de {p. 475} l’abondance, de la richesse, et par le tableau touchant que lui présentait sa belle famille. Il fut constamment affectueux dans ses regards, par lesquels il put manifester ses sentiments ; ses yeux contractèrent soudain une si grande variété d’expression qu’ils eurent comme un langage de lumière, facile à comprendre. Marguerite paya les dettes de son père, et rendit, en quelques jours, à la maison Claës une splendeur moderne qui devait écarter toute idée de décadence. Elle ne quitta plus le chevet du lit de Balthazar, de qui elle s’efforçait de deviner toutes les pensées, et d’accomplir les moindres souhaits. Quelques mois se passèrent dans les alternatives de mal et de bien qui signalent chez les vieillards le combat de la vie et de la mort ; tous les matins, ses enfants se rendaient près de lui, restaient pendant la journée dans le parloir en dînant devant son lit, et ne sortaient qu’au moment où il s’endormait. La distraction qui lui plut davantage parmi toutes celles que l’on cherchait à lui donner, fut la lecture des journaux que les événements politiques rendirent alors fort intéressants. Monsieur Claës écoutait attentivement cette lecture que monsieur de Solis faisait à voix haute et près de lui.

Vers la fin de l’année 1832, Balthazar passa une nuit extrêmement critique pendant laquelle monsieur Pierquin le médecin fut appelé par la garde, effrayée d’un changement subit qui se fit chez le malade ; en effet, le médecin voulut le veiller en craignant à chaque instant qu’il n’expirât sous les efforts d’une crise intérieure dont les effets eurent le caractère d’une agonie.

Le vieillard se livrait à des mouvements d’une force incroyable pour secouer les liens de la paralysie ; il désirait parler et remuait la langue sans pouvoir former de sons ; ses yeux flamboyants projetaient des pensées ; ses traits contractés exprimaient des douleurs inouïes ; ses doigts s’agitaient désespérément, il suait à grosses gouttes. Le matin, les enfants vinrent embrasser leur père avec cette affection que la crainte de sa mort prochaine leur faisait épancher tous les jours plus ardente et plus vive ; mais il ne leur témoigna point la satisfaction que lui causaient habituellement ces témoignages de tendresse. Emmanuel, averti par Pierquin, s’empressa de décacheter le journal pour voir si cette lecture ferait diversion aux crises intérieures qui travaillaient Balthazar. En dépliant la feuille, il vit ces mots, découverte de l’absolu, qui le frappèrent vivement, et il lut à Marguerite un article où il était parlé d’un procès {p. 476} relatif à la vente qu’un célèbre mathématicien polonais avait faite de l’Absolu. Quoique Emmanuel lût tout bas l’annonce du fait à Marguerite qui le pria de passer l’article, Balthazar avait entendu.

Tout à coup le moribond se dressa sur ses deux poings, jeta sur ses enfants effrayés un regard qui les atteignit tous comme un éclair, les cheveux qui lui garnissaient la nuque remuèrent, ses rides tressaillirent, son visage s’anima d’un esprit de feu, un souffle passa sur cette face et la rendit sublime, il leva une main crispée par la rage, et cria d’une voix éclatante le fameux mot d’Archimède : eurêka ! (j’ai trouvé). Il retomba sur son lit en rendant le son lourd d’un corps inerte, il mourut en poussant un gémissement affreux, et ses yeux convulsés exprimèrent jusqu’au moment où le médecin les ferma le regret de n’avoir pu léguer à la Science le mot d’une énigme dont le voile s’était tardivement déchiré sous les doigts décharnés de la Mort.