Honoré de Balzac
Mon cher Strunz, il y aurait de l’ingratitude à ne pas attacher votre nom à l’une des deux œuvres que je n’aurais pu faire sans votre patiente complaisance et vos bons soins. Trouvez donc ici un témoignage de ma reconnaissante amitié, pour le courage avec lequel vous avez essayé, peut-être sans succès, de m’initier aux profondeurs de la science musicale. Vous m’aurez toujours appris ce que le génie cache de difficultés et de travaux dans ces poëmes qui sont pour nous la source de plaisirs divins. Vous m’avez aussi procuré plus d’une fois le petit divertissement de rire aux dépens de plus d’un prétendu connaisseur. Aucuns me taxent d’ignorance, ne soupçonnant ni les conseils que je dois à l’un des meilleurs auteurs de feuilletons sur les œuvres musicales, ni votre consciencieuse assistance. Peut-être ai-je été le plus infidèle des secrétaires ? S’il en était ainsi, je serais certainement un traître traducteur sans le savoir, et je veux néanmoins pouvoir toujours me dire un de vos amis.
Comme le savent les connaisseurs, la noblesse vénitienne est la première de l’Europe. Son Livre d’or a précédé les Croisades, temps où Venise, débris de la Rome impériale et chrétienne qui se plongea dans les eaux pour échapper aux Barbares, déjà puissante, illustre déjà, dominait le monde politique et commercial. À {p. 2} quelques exceptions près, aujourd’hui cette noblesse est entièrement ruinée. Parmi les gondoliers qui conduisent les Anglais à qui l’Histoire montre là leur avenir, il se trouve des fils d’anciens doges dont la race est plus ancienne que celle des souverains. Sur un pont par où passera votre gondole, si vous allez à Venise, vous admirerez une sublime jeune fille mal vêtue, pauvre enfant qui appartiendra peut-être à l’une des plus illustres races patriciennes. Quand un peuple de rois en est là, nécessairement il s’y rencontre des caractères bizarres. Il n’y a rien d’extraordinaire à ce qu’il jaillisse des étincelles parmi les cendres. Destinées à justifier l’étrangeté des personnages en action dans cette histoire, ces réflexions n’iront pas plus loin, car il n’est rien de plus insupportable que les redites de ceux qui parlent de Venise après tant de grands poètes et tant de petits voyageurs. L’intérêt du récit exigeait seulement de constater l’opposition la plus vive de l’existence humaine : cette grandeur et cette misère qui se voient là chez certains hommes comme dans la plupart des habitations. Les nobles de Venise et ceux de Gênes, comme autrefois ceux de Pologne, ne prenaient point de titres. S’appeler Quirini, Doria, Brignole, Morosini, Sauli, Mocenigo, Fieschi (Fiesque), Cornaro, Spinola, suffisait à l’orgueil le plus haut. Tout se corrompt, quelques familles sont titrées aujourd’hui. Néanmoins, dans le temps où les nobles des républiques aristocratiques étaient égaux, il existait à Gênes un titre de prince pour la famille Doria qui possédait Amalfi en toute souveraineté, et un titre semblable à Venise, légitimé par une ancienne possession des Facino Cane, princes de Varèse. Les Grimaldi, qui devinrent souverains, s’emparèrent de Monaco beaucoup plus tard. Le dernier des Cane de la branche aînée disparut de Venise trente ans avant la chute de la république, condamné pour des crimes plus ou moins criminels. Ceux à qui revenait cette principauté nominale, les Cane Memmi, tombèrent dans l’indigence pendant la fatale période de 1796 à 1814. Dans la vingtième année de ce siècle, ils n’étaient plus représentés que par un jeune homme ayant nom Emilio 1 , et par un palais qui passe pour un des plus beaux ornements du Canale Grande. Cet enfant de la belle Venise avait pour toute fortune cet inutile palais et quinze cents livres de rente provenant d’une maison de campagne située sur la Brenta, le dernier bien de ceux que sa famille posséda jadis en Terre-Ferme, et vendue au gouvernement autrichien. Cette rente viagère sauvait au {p. 3} bel Emilio la honte de recevoir, comme beaucoup de nobles, l’indemnité de vingt sous par jour, due à tous les patriciens indigents, stipulée dans le traité de cession à l’Autriche.
Au commencement de la saison d’hiver, ce jeune seigneur était encore dans une campagne située au pied des Alpes Tyroliennes, et achetée au printemps dernier par la duchesse Cataneo. La maison bâtie par Palladio pour les Tiepolo consiste en un pavillon carré du style le plus pur. C’est un escalier grandiose, des portiques en marbre sur chaque face, des péristyles à voûtes couvertes de fresques et rendues légères par l’outremer du ciel où volent de délicieuses figures, des ornements gras d’exécution, mais si bien proportionnés que l’édifice les porte comme une femme porte sa coiffure, avec une facilité qui réjouit l’œil ; enfin cette gracieuse noblesse qui distingue à Venise les procuraties de la Piazetta. Des stucs admirablement dessinés entretiennent dans les appartements un froid qui rend l’atmosphère aimable. Les galeries extérieures peintes à fresque forment abat-jour. Partout règne ce frais pavé vénitien où les marbres découpés se changent en d’inaltérables fleurs. L’ameublement, comme celui des palais italiens, offrait les plus belles soieries richement employées, et de précieux tableaux bien placés : quelques-uns du prêtre génois dit il Capucino, plusieurs de Léonard de Vinci, de Carlo Dolci, de Tintoretto et de Titien. Les jardins étagés présentent ces merveilles où l’or a été métamorphosé en grottes de rocailles, en cailloutages qui sont comme la folie du travail, en terrasses bâties par les fées, en bosquets sévères de ton, où les cyprès hauts sur patte, les pins triangulaires, le triste olivier, sont déjà habilement mélangés aux orangers, aux lauriers, aux myrtes ; en bassins clairs où nagent des poissons d’azur et de cinabre. Quoi que l’on puisse dire à l’avantage des jardins anglais, ces arbres en parasols, ces ifs taillés, ce luxe des productions de l’art marié si finement à celui d’une nature habillée ; ces cascades à gradins de marbre où l’eau se glisse timidement et semble comme une écharpe enlevée par le vent, mais toujours renouvelée ; ces personnages en plomb doré qui meublent discrètement de silencieux asiles 2 ; enfin ce palais hardi qui fait point de vue de toutes parts en élevant sa dentelle au pied des Alpes ; ces vives pensées qui animent la pierre, le bronze et les végétaux, ou se dessinent en parterres, cette poétique prodigalité seyait à l’amour d’une duchesse et d’un joli jeune homme, lequel est une œuvre de {p. 4} poésie fort éloignée des fins de la brutale nature. Quiconque comprend la fantaisie, aurait voulu voir sur l’un de ces beaux escaliers, à côté d’un vase à bas-reliefs circulaires, quelque négrillon habillé à mi-corps d’un tonnelet en étoffe rouge, tenant d’une main un parasol au-dessus de la tête de la duchesse, et de l’autre la queue de sa longue robe pendant qu’elle écoutait une parole d’Emilio Memmi. Et que n’aurait pas gagné le Vénitien à être vêtu comme un de ces sénateurs peints par Titien ? Hélas ! dans ce palais de fée, assez semblable à celui des Peschiere de Gênes, la Cataneo obéissait aux firmans de Victorine et des modistes françaises. Elle portait une robe de mousseline et un chapeau de paille de riz, de jolis souliers gorge de pigeon, des bas de fil que le plus léger zéphyr eût emportés ; elle avait sur les épaules un schall de dentelle noire ! Mais ce qui ne se comprendra jamais à Paris, où les femmes sont serrées dans leurs robes comme des demoiselles dans leurs fourreaux annelés, c’est le délicieux laissez-aller avec lequel cette belle fille de la Toscane portait le vêtement français, elle l’avait italianisé. La Française met un incroyable sérieux à sa jupe, tandis qu’une Italienne s’en occupe peu, ne la défend par aucun regard gourmé, car elle se sait sous la protection d’un seul amour, passion sainte et sérieuse pour elle, comme pour autrui.
Étendue sur un sopha, vers onze heures du matin, au retour d’une promenade, et devant une table où se voyaient les restes d’un élégant déjeuner, la duchesse Cataneo laissait son amant maître de cette mousseline sans lui dire : chut ! au moindre geste. Sur une bergère à ses côtés, Emilio tenait une des mains de la duchesse entre ses deux mains, et la regardait avec un entier abandon. Ne demandez pas s’ils s’aimaient ; ils s’aimaient trop. Ils n’en étaient pas à lire dans le livre comme Paul et Françoise ; loin de là, Emilio n’osait dire : Lisons ! À la lueur de ces yeux où brillaient deux prunelles vertes tigrées par des fils d’or qui partaient du centre comme les éclats d’une fêlure, et communiquaient au regard un doux scintillement d’étoile, il sentait en lui-même une volupté nerveuse qui le faisait arriver au spasme. Par moments, il lui suffisait de voir les beaux cheveux noirs de cette tête adorée serrés par un simple cercle d’or, s’échappant en tresses luisantes de chaque côté d’un front volumineux, pour écouter dans ses oreilles les battements précipités de son sang soulevé par vagues, et menaçant de faire éclater les vaisseaux du cœur. {p. 5} Par quel phénomène moral l’âme s’emparait-elle si bien de son corps qu’il ne se sentait plus en lui-même, mais tout en cette femme à la moindre parole qu’elle disait d’une voix qui troublait en lui les sources de la vie ? Si, dans la solitude, une femme de beauté médiocre sans cesse étudiée devient sublime et imposante, peut-être une femme aussi magnifiquement belle que l’était la duchesse arrivait-elle à stupéfier un jeune homme chez qui l’exaltation trouvait des ressorts neufs, car elle absorbait réellement cette jeune âme.
Héritière des Doni de Florence, Massimilla avait épousé le duc sicilien Cataneo. En moyennant ce mariage, sa vieille mère, morte depuis, avait voulu la rendre riche et heureuse selon les coutumes de la vie florentine. Elle avait pensé que, sortie du couvent pour entrer dans la vie, sa fille accomplirait selon les lois de l’amour ce second mariage de cœur qui est tout pour une Italienne. Mais Massimilla Doni avait pris au couvent un grand goût pour la vie religieuse, et quand elle eut donné sa foi devant les autels au duc de Cataneo, elle se contenta chrétiennement d’en être la femme. Ce fut la chose impossible. Cataneo, qui ne voulait qu’une duchesse, trouva fort sot d’être un mari ; dès que Massimilla se plaignit de ses façons, il lui dit tranquillement de se mettre en quête d’un primo cavaliere servante, et lui offrit ses services pour lui en amener plusieurs à choisir. La duchesse pleura, le duc la quitta. Massimilla regarda le monde qui se pressait autour d’elle, fut conduite par sa mère à la Pergola, dans quelques maisons diplomatiques, aux Cascine, partout où l’on rencontrait de jeunes et jolis cavaliers, elle ne trouva personne qui lui plût, et se mit à voyager. Elle perdit sa mère, hérita, porta le deuil, vint à Venise, et y vit Emilio, qui passa devant sa loge en échangeant avec elle un regard de curiosité. Tout fut dit. Le Vénitien se sentit comme foudroyé ; tandis qu’une voix cria : le voilà ! dans les oreilles de la duchesse. Partout ailleurs, deux personnes prudentes et instruites se seraient examinées, flairées ; mais ces deux ignorances se confondirent comme deux substances de la même nature qui n’en font qu’une seule en se rencontrant. Massimilla devint aussitôt vénitienne et acheta le palais qu’elle avait loué sur le Canareggio. Puis, ne sachant à quoi employer ses revenus, elle avait acquis aussi Rivalta, cette campagne où elle était alors. Emilio, présenté par la Vulpato à la Cataneo, vint pendant tout l’hiver très-respectueusement dans la {p. 6} loge de son amie. Jamais amour ne fut plus violent dans deux âmes, ni plus timide dans ses expressions. Ces deux enfants tremblaient l’un devant l’autre. Massimilla ne coquetait point, n’avait ni secundo, ni terzo, ni patito. Occupée d’un sourire et d’une parole, elle admirait son jeune Vénitien au visage pointu, au nez long et mince, aux yeux noirs, au front noble, qui, malgré ses naïfs encouragements, ne vint chez elle qu’après trois mois employés à s’apprivoiser l’un l’autre. L’été montra son ciel oriental, la duchesse se plaignit d’aller seule à Rivalta. Heureux et inquiet tout à la fois du tête-à-tête, Emilio avait accompagné Massimilla dans sa retraite. Ce joli couple y était depuis six mois.
À vingt ans, Massimilla n’avait pas, sans de grands remords, immolé ses scrupules religieux à l’amour ; mais elle s’était lentement désarmée et souhaitait accomplir ce mariage de cœur, tant vanté par sa mère, au moment où Emilio tenait sa belle et noble main, longue, satinée, blanche, terminée par des ongles bien dessinés et colorés, comme si elle avait reçu d’Asie un peu de l’henné qui sert aux femmes des sultans à se les teindre en rose vif. Un malheur ignoré de Massimilla, mais qui faisait cruellement souffrir Emilio, s’était jeté bizarrement entre eux. Massimilla, quoique jeune, avait cette majesté que la tradition mythologique attribue à Junon, seule déesse à laquelle la mythologie n’ait pas donné d’amant, car Diane a été aimée, la chaste Diane a aimé ! Jupiter seul a pu ne pas perdre contenance devant sa divine moitié, sur laquelle se sont modelées beaucoup de ladies en Angleterre. Emilio mettait sa maîtresse beaucoup trop haut pour y atteindre. Peut-être un an plus tard ne serait-il plus en proie à cette noble maladie qui n’attaque que les très-jeunes gens et les vieillards. Mais comme celui qui dépasse le but en est aussi loin que celui dont le trait n’y arrive pas, la duchesse se trouvait entre un mari qui se savait si loin du but qu’il ne s’en souciait plus, et un amant qui le franchissait si rapidement avec les blanches ailes de l’ange qu’il ne pouvait plus y revenir. Heureuse d’être aimée, Massimilla jouissait du désir sans en imaginer la fin ; tandis que son amant, malheureux dans le bonheur, amenait de temps en temps par une promesse sa jeune amie au bord de ce que tant de femmes nomment l’abîme, et se voyait obligé de cueillir les fleurs qui le bordent, sans pouvoir faire autre chose que les effeuiller en contenant dans son cœur une rage qu’il n’osait exprimer. Tous deux s’étaient promenés en se {p. 7} redisant au matin un hymne d’amour comme en chantaient les oiseaux nichés dans les arbres. Au retour, le jeune homme, dont la situation ne peut se peindre qu’en le comparant à ces anges auxquels les peintres ne donnent qu’une tête et des ailes, s’était senti si violemment amoureux qu’il avait mis en doute l’entier dévouement de la duchesse, afin de l’amener à dire : « Quelle preuve en veux-tu ? » Ce mot avait été jeté d’un air royal, et Memmi baisait avec ardeur cette belle main ignorante. Tout à coup, il se leva furieux contre lui-même, et laissa Massimilla. La duchesse resta dans sa pose nonchalante sur le sopha, mais elle y pleura, se demandant en quoi, belle et jeune, elle déplaisait à Emilio. De son côté, le pauvre Memmi donnait de la tête contre les arbres comme une corneille coiffée. Un valet cherchait en ce moment le jeune Vénitien, et courait après lui pour lui donner une lettre arrivée par un exprès.
Marco Vendramini, nom qui dans le dialecte vénitien, où se suppriment certaines finales, se prononce également Vendramin, son seul ami lui apprenait que Marco Facino Cane, prince de Varèse, était mort dans un hôpital de Paris. La preuve du décès était arrivée. Ainsi les Cane Memmi devenaient princes de Varèse. Aux yeux des deux amis, un titre sans argent ne signifiant rien, Vendramin annonçait à Emilio comme une nouvelle beaucoup plus importante, l’engagement à la Fenice du fameux ténor Genovese, et de la célèbre signora Tinti. Sans achever la lettre, qu’il mit dans sa poche en la froissant, Emilio courut annoncer à la duchesse Cataneo la grande nouvelle, en oubliant son héritage héraldique. La duchesse ignorait la singulière histoire qui recommandait la Tinti à la curiosité de l’Italie, le prince la lui dit en quelques mots. Cette illustre cantatrice était une simple servante d’auberge, dont la voix merveilleuse avait surpris un grand seigneur sicilien en voyage. La beauté de cette enfant, qui avait alors douze ans, s’étant trouvée digne de la voix, le grand seigneur avait eu la constance de faire élever cette petite personne comme Louis XV fit jadis élever mademoiselle de Romans. Il avait attendu patiemment que la voix de Clara fût exercée par un fameux professeur, et qu’elle eût seize ans pour jouir de tous les trésors si laborieusement cultivés. En débutant l’année dernière, la Tinti avait ravi les trois capitales de l’Italie les plus difficiles à satisfaire.
– Je suis bien sûre que le grand seigneur n’est pas mon mari, dit la duchesse.
{p. 8} Aussitôt les chevaux furent commandés, et la Cataneo partit à l’instant pour Venise, afin d’assister à l’ouverture de la saison d’hiver. Par une belle soirée du mois de novembre, le nouveau prince de Varèse traversait donc la lagune de Mestre à Venise, entre la ligne de poteaux aux couleurs autrichiennes qui marque la route concédée par la douane aux gondoles. Tout en regardant la gondole de la Cataneo menée par des laquais en livrée, et qui sillonnait la mer à une portée de fusil en avant de lui, le pauvre Emilio, conduit par un vieux gondolier qui avait conduit son père au temps où Venise vivait encore, ne pouvait repousser les amères réflexions que lui suggérait l’investiture de son titre.
« Quelle raillerie de la fortune ! Être prince et avoir quinze cents francs de rente. Posséder l’un des plus beaux palais du monde, et ne pouvoir disposer des marbres, des escaliers, des peintures, des sculptures, qu’un décret autrichien venait de rendre inaliénables ! Vivre sur un pilotis en bois de Campêche estimé près d’un million et ne pas avoir de mobilier ! Être le maître de galeries somptueuses, et habiter une chambre au-dessus de la dernière frise arabesque bâtie avec des marbres rapportés de la Morée, que déjà, sous les Romains, un Memmius avait parcourue en conquérant ! Voir dans une des plus magnifiques églises de Venise ses ancêtres sculptés sur leurs tombeaux en marbres précieux, au milieu d’une chapelle ornée des peintures de Titien, de Tintoret, des deux Palma, de Bellini, de Paul Véronèse, et ne pouvoir vendre à l’Angleterre un Memmi de marbre pour donner du pain au prince de Varèse ! Genovese, le fameux ténor, aura, dans une saison, pour ses roulades, le capital de la rente avec laquelle vivrait heureux un fils des Memmius, sénateurs romains, aussi anciens que les César et les Sylla. Genovese peut fumer un houka des Indes, et le prince de Varèse ne peut consumer des cigares à discrétion ! »
Et il jeta le bout de son cigare dans la mer. Le prince de Varèse trouve ses cigares chez la Cataneo, à laquelle il voudrait apporter les richesses du monde ; la duchesse étudiait tous ses caprices, heureuse de les satisfaire ! Il fallait y faire son seul repas, le souper, car son argent passait à son habillement et à son entrée à la Fenice. Encore était-il obligé de prélever cent francs par an pour le vieux gondolier de son père, qui, pour le mener à ce prix, ne vivait que de riz. Enfin, il fallait aussi pouvoir payer les tasses de café noir que tous les matins il prenait au café Florian pour se soutenir jusqu’au soir {p. 9} dans une excitation nerveuse, sur l’abus de laquelle il comptait pour mourir, comme Vendramin comptait, lui, sur l’opium.
– Et je suis prince ! En se disant ce dernier mot, Emilio Memmi jeta, sans l’achever, la lettre de Marco Vendramini dans la lagune, où elle flotta comme un esquif de papier lancé par un enfant. – Mais Emilio, reprit-il, n’a que vingt-trois ans. Il vaut mieux ainsi que lord Wellington goutteux, que le régent paralytique, que la famille impériale d’Autriche attaquée du haut mal, que le roi de France… Mais en pensant au roi de France, le front d’Emilio se plissa, son teint d’ivoire jaunit, des larmes roulèrent dans ses yeux noirs, humectèrent ses longs cils ; il souleva d’une main digne d’être peinte par Titien son épaisse chevelure brune, et reporta son regard sur la gondole de la Cataneo.
– La raillerie que se permet le sort envers moi se rencontre encore dans mon amour, se dit-il. Mon cœur et mon imagination sont pleins de trésors, Massimilla les ignore ; elle est Florentine, elle m’abandonnera. Être glacé près d’elle lorsque sa voix et son regard développent en moi des sensations célestes ! En voyant sa gondole à quelque cent palmes de la mienne, il me semble qu’on me place un fer chaud dans le cœur. Un fluide invisible coule dans mes nerfs et les embrase, un nuage se répand sur mes yeux, l’air me semble avoir la couleur qu’il avait à Rivalta, quand le jour passait à travers un store de soie rouge, et que, sans qu’elle me vît, je l’admirais rêveuse et souriant avec finesse, comme la Monna Lisa de Léonardo. Ou mon altesse finira par un coup de pistolet, ou le fils des Cane suivra le conseil de son vieux Carmagnola : nous nous ferons matelots, pirates, et nous nous amuserons à voir combien de temps nous vivrons avant d’être pendus !
Le prince prit un nouveau cigare et contempla les arabesques de sa fumée livrée au vent, comme pour voir dans leurs caprices une répétition de sa dernière pensée. De loin, il distinguait déjà les pointes mauresques des ornements qui couronnaient son palais ; il redevint triste. La gondole de la duchesse avait disparu dans le Canareggio. Les fantaisies d’une vie romanesque et périlleuse, prise comme dénoûment de son amour, s’éteignirent avec son cigare, et la gondole de son amie ne lui marqua plus son chemin. Il vit alors le présent tel qu’il était : un palais sans âme, une âme sans action sur le corps, une principauté sans argent, un corps vide et un cœur plein, mille antithèses désespérantes. L’infortuné pleurait {p. 10} sa vieille Venise, comme la pleurait plus amèrement encore Vendramini, car une mutuelle et profonde douleur et un même sort avaient engendré une mutuelle et vive amitié entre ces deux jeunes gens, débris de deux illustres familles. Emilio ne put s’empêcher de penser aux jours où le palais Memmi vomissait la lumière par toutes ses croisées et retentissait de musiques portées au loin sur l’onde adriatique ; où l’on voyait à ses poteaux des centaines de gondoles attachées, où l’on entendait sur son perron baisé par les flots les masques élégants et les dignitaires de la République se pressant en foule ; où ses salons et sa galerie étaient enrichis par une assemblée intriguée et intriguant ; où la grande salle des festins meublée de tables rieuses, et ses galeries au pourtour aérien pleines de musique, semblaient contenir Venise entière allant et venant sur les escaliers retentissants de rires. Le ciseau des meilleurs artistes avait de siècle en siècle sculpté le bronze qui supportait alors les vases au long col ou ventrus achetés en Chine, et celui des candélabres aux mille bougies. Chaque pays avait fourni sa part du luxe qui parait les murailles et les plafonds. Aujourd’hui les murs dépouillés de leurs belles étoffes, les plafonds mornes, se taisaient et pleuraient. Plus de tapis de Turquie, plus de lustres festonnés de fleurs, plus de statues, plus de tableaux, plus de joie ni d’argent, ce grand véhicule de la joie ! Venise, cette Londres du moyen-âge, tombait pierre à pierre, homme à homme. La sinistre verdure que la mer entretient et caresse au bas des palais était alors aux yeux du prince comme une frange noire que la nature y attachait en signe de mort. Enfin, un grand poète anglais était venu s’abattre sur Venise comme un corbeau sur un cadavre, pour lui coasser en poésie lyrique, dans ce premier et dernier langage des sociétés, les stances d’un De Profundis ! De la poésie anglaise jetée au front d’une ville qui avait enfanté la poésie italienne !… Pauvre Venise !
Jugez quel dut être l’étonnement d’un jeune homme absorbé par de telles pensées, au moment où Carmagnola s’écria : – Sérénissime altesse, le palais brûle, ou les anciens doges y sont revenus. Voici des lumières aux croisées de la galerie haute !
Le prince Emilio crut son rêve réalisé par un coup de baguette. À la nuit tombante, le vieux gondolier put, en retenant sa gondole à la première marche, aborder son jeune maître sans qu’il fût vu par aucun des gens empressés dans le palais, et dont quelques-uns {p. 11} bourdonnaient au perron comme des abeilles à l’entrée d’une ruche. Emilio se glissa sous l’immense péristyle où se développait le plus bel escalier de Venise et le franchit lestement pour connaître la cause de cette singulière aventure. Tout un monde d’ouvriers se hâtait d’achever l’ameublement et la décoration du palais. Le premier étage, digne de l’ancienne splendeur de Venise, offrait à ses regards les belles choses qu’Emilio rêvait un moment auparavant, et la fée les avait disposées dans le meilleur goût. Une splendeur digne des palais d’un roi parvenu éclatait jusque dans les plus minces détails. Emilio se promenait sans que personne lui fît la moindre observation, et il marchait de surprise en surprise. Curieux de voir ce qui se passait au second étage, il monta, et trouva l’ameublement fini. Les inconnus chargés par l’enchanteur de renouveler les prodiges de Mille et une Nuits en faveur d’un pauvre prince italien, remplaçaient quelques meubles mesquins apportés dans les premiers moments. Le prince Emilio arriva dans la chambre à coucher de l’appartement, qui lui sourit comme une conque d’où Vénus serait sortie. Cette chambre était si délicieusement belle, si bien pomponnée, si coquette, pleine de recherches si gracieuses, qu’il s’alla plonger dans une bergère de bois doré devant laquelle on avait servi le souper froid le plus friand ; et, sans autre forme de procès, il se mit à manger.
– Je ne vois dans le monde entier que Massimilla qui puisse avoir eu l’idée de cette fête. Elle a su que j’étais prince, le duc de Cataneo est peut-être mort en lui laissant ses biens, la voilà deux fois plus riche, elle m’épousera, et… Et il mangeait à se faire haïr d’un millionnaire malade qui l’aurait vu dévorant ce souper, et il buvait à torrents un excellent vin de Porto. – Maintenant je m’explique le petit air entendu qu’elle a pris en me disant : À ce soir ! Elle va venir peut-être me désensorceler. Quel beau lit, et dans ce lit, quelle jolie lanterne !… Bah ! une idée de Florentine.
Il se rencontre quelques riches organisations sur lesquelles le bonheur ou le malheur extrême produit un effet soporifique. Or, sur un jeune homme assez puissant pour idéaliser une maîtresse au point de ne plus y voir de femme, l’arrivée trop subite de la fortune devait faire l’effet d’une dose d’opium. Quand le prince eut bu la bouteille de vin de Porto, mangé la moitié d’un poisson et quelques fragments d’un pâté français, il éprouva le plus violent désir de se coucher. Peut-être était-il sous le coup d’une double {p. 12} ivresse. Il ôta lui-même la couverture, apprêta le lit, se déshabilla dans un très joli cabinet de toilette, et se coucha pour réfléchir à sa destinée.
– J’ai oublié ce pauvre Carmagnola, mais mon cuisinier et mon sommelier y pourvoiront.
En ce moment, une femme de chambre entra folâtrement en chantonnant un air du Barbier de Séville. Elle jeta sur une chaise des vêtements de femme, toute une toilette de nuit, en se disant : – Les voici qui rentrent !
Quelques instants après vint en effet une jeune femme habillée à la française, et qui pouvait être prise pour l’original de quelque fantastique gravure anglaise inventée pour un Forget me not, une Belle assemblée, ou pour un Book of Beauty. Le prince frissonna de peur et de plaisir, car il aimait Massimilla, comme vous savez. Or, malgré cette foi d’amour qui l’embrasait, et qui jadis inspira des tableaux à l’Espagne, des madones à l’Italie, des statues à Michel-Ange, les portes du Baptistère à Ghiberti, la Volupté l’enserrait de ses rets, et le désir l’agitait sans répandre en son cœur cette chaude essence éthérée que lui infusait un regard ou la moindre parole de la Cataneo. Son âme, son cœur, sa raison, toutes ses volontés se refusaient à l’Infidélité ; mais la brutale et capricieuse Infidélité dominait son âme. Cette femme ne vint pas seule.
Le prince aperçut un de ces personnages à qui personne ne veut croire dès qu’on les fait passer de l’état réel où nous les admirons, à l’état fantastique d’une description plus ou moins littéraire. Comme celui des Napolitains, l’habillement de l’inconnu comportait cinq couleurs, si l’on veut admettre le noir du chapeau comme une couleur : le pantalon était olive, le gilet rouge étincelait de boutons dorés, l’habit tirait au vert et le linge arrivait au jaune. Cet homme semblait avoir pris à tâche de justifier le Napolitain que Gerolamo met toujours en scène sur son théâtre de marionnettes. Les yeux semblaient être de verre. Le nez en as de trèfle saillait horriblement. Le nez couvrait d’ailleurs avec pudeur un trou qu’il serait injurieux pour l’homme de nommer une bouche, et où se montraient trois ou quatre défenses blanches douées de mouvement, qui se plaçaient d’elles-mêmes les unes entre les autres. Les oreilles fléchissaient sous leur propre poids, et donnaient à cet homme une bizarre ressemblance avec un chien. Le teint, soupçonné de contenir plusieurs métaux infusés dans le {p. 13} sang par l’ordonnance de quelque Hippocrate, était poussé au noir. Le front pointu, mal caché par des cheveux plats, rares, et qui tombaient comme des filaments de verre soufflé, couronnait par des rugosités rougeâtres une face grimaude. Enfin, quoique maigre et de taille ordinaire, ce monsieur avait les bras longs et les épaules larges ; malgré ces horreurs, et quoique vous lui eussiez donné soixante-dix ans, il ne manquait pas d’une certaine majesté cyclopéenne ; il possédait des manières aristocratiques et dans le regard la sécurité du riche. Pour quiconque aurait eu le cœur assez ferme pour l’observer, son histoire était écrite par les passions dans ce noble argile devenu boueux. Vous eussiez deviné le grand seigneur, qui, riche dès sa jeunesse, avait vendu son corps à la Débauche pour en obtenir des plaisirs excessifs. La Débauche avait détruit la créature humaine et s’en était fait une autre à son usage. Des milliers de bouteilles avaient passé sous les arches empourprées de ce nez grotesque, en laissant leur lie sur les lèvres. De longues et fatigantes digestions avaient emporté les dents. Les yeux avaient pâli à la lumière des tables de jeu. Le sang s’était chargé de principes impurs qui avaient altéré le système nerveux. Le jeu des forces digestives avait absorbé l’intelligence. Enfin, l’amour avait dissipé la brillante chevelure du jeune homme. En héritier avide, chaque vice avait marqué sa part du cadavre encore vivant. Quand on observe la nature, on y découvre les plaisanteries d’une ironie supérieure : elle a, par exemple, placé les crapauds près des fleurs, comme était ce duc près de cette rose d’amour.
– Jouerez-vous du violon ce soir, mon cher duc ? dit la femme en détachant l’embrasse et laissant retomber une magnifique portière sur la porte.
– Jouer du violon, reprit le prince Emilio, que veut-elle dire ? Qu’a-t-on fait de mon palais ? Suis-je éveillé ? Me voilà dans le lit de cette femme qui se croit chez elle, elle ôte sa mantille ! Ai-je donc, comme Vendramin, fumé l’opium, et suis-je au milieu d’un de ces rêves où il voit Venise comme elle était il y a trois cents ans ?
Assise devant sa toilette illuminée par des bougies, l’inconnue défaisait ses atours de l’air le plus tranquille du monde.
– Sonnez Julia, je suis impatiente de me déshabiller.
En ce moment, le duc aperçut le souper entamé, regarda dans la chambre, et vit le pantalon du prince étalé sur un fauteuil près du lit.
{p. 14} – Je ne sonnerai pas, Clarina, s’écria d’une voix grêle le duc furieux. Je ne jouerai du violon ni ce soir, ni demain, ni jamais…
– Ta, ta, ta, ta ! chanta Clarina sur une seule note en passant chaque fois d’une octave à une autre avec l’agilité du rossignol.
– Malgré cette voix qui rendrait sainte Claire, ta patronne, jalouse, et le Christ amoureux, vous êtes par trop impudente, madame la drôlesse.
– Vous ne m’avez pas élevée à entendre de semblables mots, dit-elle avec fierté.
– Vous ai-je appris à garder un homme dans votre lit ? Vous ne méritez ni mes bienfaits, ni ma haine.
– Un homme dans mon lit ! s’écria Clarina en se retournant vivement.
– Et qui a familièrement mangé notre souper, comme s’il était chez lui, reprit le duc.
– Mais, s’écria Emilio, ne suis-je pas chez moi ? Je suis le prince de Varèse, ce palais est le mien.
En disant ces paroles, Emilio se dressa sur son séant et montra sa belle et noble tête vénitienne au milieu des pompeuses draperies du lit. D’abord la Clarina se mit à rire d’un de ces rires fous qui prennent aux jeunes filles quand elles rencontrent une aventure comique en dehors de toute prévision. Ce rire eut une fin, quand elle remarqua ce jeune homme, qui, disons-le, était remarquablement beau, quoique peu vêtu ; la même rage qui mordait Emilio la saisit, et comme elle n’aimait personne, aucune raison ne brida sa fantaisie de Sicilienne éprise.
– Si ce palais est le palais Memmi, votre Altesse sérénissime voudra cependant bien le quitter, dit le duc en prenant l’air froid et ironique d’un homme poli. Je suis ici chez moi…
– Apprenez, monsieur le duc, que vous êtes dans ma chambre et non chez vous, dit la Clarina sortant de sa léthargie. Si vous avez des soupçons sur ma vertu, je vous prie de me laisser les bénéfices de mon crime…
– Des soupçons ! Dites, ma mie, des certitudes…
– Je vous le jure, reprit la Clarina, je suis innocente.
– Mais que vois-je là, dans ce lit ? dit le duc.
– Ah ! vieux sorcier, si tu crois ce que tu vois plus que ce que je te dis, s’écria la Clarina, tu ne m’aimes pas ! Va-t’en et ne me romps {p. 15} plus les oreilles ! M’entendez-vous ? sortez, monsieur le duc ! Ce jeune prince vous rendra le million que je vous coûte, si vous y tenez.
– Je ne rendrai rien, dit Emilio tout bas.
– Eh ! nous n’avons rien à rendre, c’est peu d’un million pour avoir Clarina Tinti quand on est si laid. Allons, sortez, dit-elle au duc, vous m’avez renvoyée, et moi je vous renvoie, partant quitte.
Sur un geste du vieux duc, qui paraissait vouloir résister à cet ordre intimé dans une attitude digne du rôle de Sémiramis, qui avait acquis à la Tinti son immense réputation, la prima-donna s’élança sur le vieux singe et le mit à la porte.
– Si vous ne me laissez pas tranquille ce soir, nous ne nous reverrons jamais. Mon jamais vaut mieux que le vôtre, lui dit-elle.
– Tranquille, reprit le duc en laissant échapper un rire amer, il me semble, ma chère idole, que c’est agitata que je vous laisse.
Le duc sortit. Cette lâcheté ne surprit point Emilio. Tous ceux qui se sont accoutumés à quelque goût particulier, choisi dans tous les effets de l’amour, et qui concorde à leur nature, savent qu’aucune considération n’arrête un homme qui s’est fait une habitude de sa passion. La Tinti bondit comme un faon de la porte au lit.
– Prince, pauvre, jeune et beau, mais c’est un conte de fée !… dit-elle.
La Sicilienne se posa sur le lit avec une grâce qui rappelait le naïf laissez-aller de l’animal, l’abandon de la plante vers le soleil, ou le plaisant mouvement de valse par lequel les rameaux se donnent au vent. En détachant les poignets de sa robe, elle se mit à chanter, non plus avec la voix destinée aux applaudissements de la Fenice, mais d’une voix troublée par le désir. Son chant fut une brise qui apportait au cœur les caresses de l’amour. Elle regardait à la dérobée Emilio, tout aussi confus qu’elle ; car cette femme de théâtre n’avait plus l’audace qui lui avait animé les yeux, les gestes et la voix en renvoyant le duc ; non, elle était humble comme la courtisane amoureuse. Pour imaginer la Tinti, il faudrait avoir vu l’une des meilleures cantatrices françaises à son début dans il Fazzoletto, opéra de Garcia que les Italiens jouaient alors au théâtre de la rue Louvois ; elle était si belle, qu’un pauvre garde-du-corps, n’ayant pu se faire écouter, se tua de désespoir. La prima-donna de la Fenice offrait la même finesse d’expression, la même élégance de formes, la même jeunesse ; mais il y surabondait cette chaude couleur de Sicile qui dorait sa beauté ; puis sa voix était {p. 16} plus nourrie, elle avait enfin cet air auguste qui distingue les contours de la femme italienne. La Tinti, de qui le nom a tant de ressemblance avec celui que se forgea la cantatrice française, avait dix-sept ans, et le pauvre prince en avait vingt-trois. Quelle main rieuse s’était plu à jeter ainsi le feu si près de la poudre ? Une chambre embaumée, vêtue de soie incarnadine, brillant de bougies, un lit de dentelles, un palais silencieux, Venise ! deux jeunesses, deux beautés ! tous les fastes réunis. Emilio prit son pantalon, sauta hors du lit, se sauva dans le cabinet de toilette, se rhabilla, revint, et se dirigea précipitamment vers la porte.
Voici ce qu’il s’était dit en reprenant ses vêtements : « – Massimilla, chère fille des Doni chez lesquels la beauté de l’Italie s’est héréditairement conservée, toi qui ne démens pas le portrait de Margherita, l’une des rares toiles entièrement peintes par Raphaël pour sa gloire ! ma belle et sainte maîtresse, ne sera-ce pas te mériter que de me sauver de ce gouffre de fleurs ? serais-je digne de toi si je profanais un cœur tout à toi ? Non, je ne tomberai pas dans le piége vulgaire que me tendent mes sens révoltés. À cette fille son duc, à moi ma duchesse ! » Au moment où il soulevait la portière, il entendit un gémissement. Cet héroïque amant se retourna, vit la Tinti qui, prosternée la face sur le lit, y étouffait ses sanglots. Le croirez-vous ? la cantatrice était plus belle à genoux, la figure cachée, que confuse et le visage étincelant. Ses cheveux dénoués sur ses épaules, sa pose de Magdeleine, le désordre de ses vêtements déchirés, tout avait été composé par le diable, qui, vous le savez, est un grand coloriste. Le prince prit par la taille cette pauvre Tinti, qui lui échappa comme une couleuvre, et qui se roula autour d’un de ses pieds que pressa mollement une chair adorable.
– M’expliqueras-tu, dit-il en secouant son pied pour le retirer de cette fille, comment tu te trouves dans mon palais ? Comment le pauvre Emilio Memmi…
– Emilio Memmi ! s’écria la Tinti en se relevant, tu te disais prince.
– Prince depuis hier.
– Tu aimes la Cataneo ! dit la Tinti en le toisant.
Le pauvre Emilio resta muet, en voyant la prima-donna qui souriait au milieu de ses larmes.
– Votre Altesse ignore que celui qui m’a élevée pour le théâtre, {p. 17} que ce duc… est Cataneo lui-même, et votre ami Vendramin, croyant servir vos intérêts, lui a loué ce palais pour le temps de mon engagement à la Fenice, moyennant mille écus. Chère idole de mon désir, lui dit-elle en le prenant par la main et l’attirant à elle, pourquoi fuis-tu celle pour qui bien des gens se feraient casser les os ? L’amour, vois-tu, sera toujours l’amour. Il est partout semblable à lui-même, il est comme le soleil de nos âmes, on se chauffe partout où il brille, et nous sommes ici en plein midi. Si, demain, tu n’es pas content, tue-moi ! Mais je vivrai, va ! car je suis furieusement belle.
Emilio résolut de rester. Quand il eut consenti par un signe de tête, le mouvement de joie qui agita la Tinti lui parut éclairé par une lueur jaillie de l’enfer. Jamais l’amour n’avait pris à ses yeux une expression si grandiose. En ce moment, Carmagnola siffla vigoureusement. – Que peut-il me vouloir ? se dit le prince.
Vaincu par l’amour, Emilio n’écouta point les sifflements répétés de Carmagnola.
Si vous n’avez pas voyagé en Suisse, vous lirez peut-être avec plaisir cette description, et si vous avez grimpé par ces Alpes-là, vous ne vous en rappellerez pas les accidents sans émotion. Dans ce sublime pays, au sein d’une roche fendue en deux par une vallée, chemin large comme l’avenue de Neuilly à Paris, mais creux de quelque 3 cent toises et craquelé de ravins, il se rencontre un cours d’eau tombé soit du Saint-Gothard, soit du Simplon, d’une cime alpestre quelconque, qui trouve un vaste puits, profond de je ne sais combien de brasses, long et large de plusieurs toises, bordé de quartiers de granit ébréchés sur lesquels on voit des prés, entre lesquels s’élancent des sapins, des aunes gigantesques, et où viennent aussi des fraises et des violettes ; parfois on trouve un chalet aux fenêtres duquel se montre le frais visage d’une blonde Suissesse ; selon les aspects du ciel, l’eau de ce puits est bleue ou verte, mais comme un saphir est bleu, comme une émeraude est verte ; eh ! bien, rien au monde ne représente au voyageur le plus insouciant, au diplomate le plus pressé, à l’épicier le plus bonhomme, les idées de profondeur, de calme, d’immensité, de céleste affection, de bonheur éternel, comme ce diamant liquide où la neige, accourue des plus hautes Alpes, coule en eau limpide par une rigole naturelle, cachée sous les arbres, creusée dans le roc, et d’où elle s’échappe par une fente, sans murmure ; la nappe, qui {p. 18} se superpose au gouffre, glisse si doucement, que vous ne voyez aucun trouble à la surface où la voiture se mire en passant. Voici que les chevaux reçoivent deux coups de fouet ! on tourne un rocher, on enfile un pont : tout à coup rugit un horrible concert de cascades se ruant les unes sur les autres ; le torrent, échappé par une bonde furieuse, se brise en vingt chutes, se casse sur mille gros cailloux ; il étincelle en cent gerbes contre un rocher tombé du haut de la chaîne qui domine la vallée, et tombé précisément au milieu de cette rue que s’est impérieusement frayée l’hydrogène nitré, la plus respectable de toutes les forces vives.
Si vous avez bien saisi ce paysage, vous aurez dans cette eau endormie une image de l’amour d’Emilio pour la duchesse, et dans les cascades bondissant comme un troupeau de moutons, une image de sa nuit amoureuse avec la Tinti. Au milieu de ces torrents d’amour, il s’élevait un rocher contre lequel se brisait l’onde. Le prince était comme Sisyphe, toujours sous le rocher.
– Que fait donc le duc Cataneo avec son violon ? se disait-il, est-ce à lui que je dois cette symphonie ?
Il s’en ouvrit à Clara Tinti.
– Cher enfant… (elle avait reconnu que le prince était un enfant) cher enfant, lui dit-elle, cet homme qui a cent dix-huit ans à la paroisse du Vice et quarante-sept ans sur les registres de l’Église, n’a plus au monde qu’une seule et dernière jouissance par laquelle il sente la vie. Oui, toutes les cordes sont brisées, tout est ruine ou haillon chez lui. L’âme, l’intelligence, le cœur, les nerfs, tout ce qui produit chez l’homme un élan et le rattache au ciel par le désir ou par le feu du plaisir, tient non pas tant à la musique qu’à un effet pris dans les innombrables effets de la musique, à un accord parfait entre deux voix, ou entre une voix et la chanterelle de son violon. Le vieux singe s’assied sur moi, prend son violon, il joue assez bien, il en tire des sons, je tâche de les imiter, et quand arrive le moment longtemps cherché où il est impossible de distinguer dans la masse du chant quel est le son du violon, quelle est la note sortie de mon gosier, ce vieillard tombe alors en extase, ses yeux morts jettent leurs derniers feux, il est heureux, il se roule à terre comme un homme ivre. Voilà pourquoi il a payé Genovese si cher. Genovese est le seul ténor qui puisse parfois s’accorder avec le timbre de ma voix. Ou nous approchons réellement l’un de l’autre une ou deux fois par soirée, ou le duc se {p. 19} l’imagine ; pour cet imaginaire plaisir, il a engagé Genovese, Genovese lui appartient. Nul directeur de théâtre ne peut faire chanter ce ténor sans moi, ni me faire chanter sans lui. Le duc m’a élevée pour satisfaire ce caprice, je lui dois mon talent, ma beauté, sans doute ma fortune. Il mourra dans quelque attaque d’accord parfait. Le sens de l’ouïe est le seul qui ait survécu dans le naufrage de ses facultés, là est le fil par lequel il tient à la vie. De cette souche pourrie il s’élance une pousse vigoureuse. Il y a, m’a-t-on dit, beaucoup d’hommes dans cette situation ; veuille la Madone les protéger ! tu n’en es pas là, toi ! Tu peux tout ce que tu veux et tout ce que je veux, je le sais.
Vers le matin, le prince Emilio sortit doucement de la chambre et trouva Carmagnola couché en travers de la porte.
– Altesse, dit le gondolier, la duchesse m’avait ordonné de vous remettre ce billet.
Il tendit à son maître un joli petit papier triangulairement plié. Le prince se sentit défaillir, et il rentra pour tomber sur une bergère, car sa vue était troublée, ses mains tremblaient en lisant ceci :
Cher Émile, votre gondole s’est arrêtée à votre palais, vous ne savez donc pas que Cataneo l’a loué pour la Tinti. Si vous m’aimez, allez dès ce soir chez Vendramin, qui me dit vous avoir arrangé un appartement chez lui. Que dois-je faire ? Faut-il rester à Venise en présence de mon mari et de sa cantatrice ? devons-nous repartir ensemble pour le Frioul ? Répondez-moi par un mot, ne serait-ce que pour me dire quelle était cette lettre que vous avez jetée dans la lagune.
L’écriture et la senteur du papier réveillèrent mille souvenirs dans l’âme du jeune Vénitien. Le soleil de l’amour unique jeta sa vive lueur sur l’onde bleue venue de loin, amassée dans l’abîme sans fond, et qui scintilla comme une étoile. Le noble enfant ne put retenir les larmes qui jaillirent de ses yeux en abondance ; car dans la langueur où l’avait mis la fatigue des sens rassasiés, il fut sans force contre le choc de cette divinité pure. Dans son sommeil, la Clarina entendit les larmes ; elle se dressa sur son séant, vit son prince dans une attitude de douleur, elle se précipita à ses genoux, les embrassa.
– On attend toujours la réponse, dit Carmagnola en soulevant la portière.
{p. 20} – Infâme, tu m’as perdu ! s’écria Emilio qui se leva en secouant du pied la Tinti.
Elle le serrait avec tant d’amour, en implorant une explication par un regard, un regard de Samaritaine éplorée, qu’Emilio, furieux de se voir encore entortillé dans cette passion qui l’avait fait déchoir, repoussa la cantatrice par un coup de pied brutal.
– Tu m’as dit de te tuer, meurs, bête venimeuse ! s’écria-t-il.
Puis il sortit de son palais, sauta dans sa gondole : – Rame, cria-t-il à Carmagnola.
– Où ? dit le vieux.
– Où tu voudras.
Le gondolier devina son maître et le mena par mille détours dans le Canareggio devant la porte d’un merveilleux palais que vous admirerez quand vous irez à Venise ; car aucun étranger n’a manqué de faire arrêter sa gondole à l’aspect de ces fenêtres toutes diverses d’ornement, luttant toutes de fantaisies, à balcons travaillés comme les plus folles dentelles, en voyant les encoignures de ce palais terminées par de longues colonnettes sveltes et tordues, en remarquant ces assises fouillées par un ciseau si capricieux, qu’on ne trouve aucune figure semblable dans les arabesques de chaque pierre. Combien est jolie la porte, et combien mystérieuse est la longue voûte en arcades qui mène à l’escalier ! Et qui n’admirerait ces marches où l’art intelligent a cloué, pour le temps que vivra Venise, un tapis riche comme un tapis de Turquie, mais composé de pierres aux mille couleurs incrustées dans un marbre blanc ! Vous aimerez les délicieuses fantaisies qui parent les berceaux, dorés comme ceux du palais ducal, et qui rampent au-dessus de vous, en sorte que les merveilles de l’art sont sous vos pieds et sur vos têtes. Quelles ombres douces, quel silence, quelle fraîcheur ! Mais quelle gravité dans ce vieux palais, où, pour plaire à Emilio comme à Vendramini, son ami, la duchesse avait rassemblé d’anciens meubles vénitiens, et où des mains habiles avaient restauré les plafonds ! Venise revivait là tout entière. Non seulement le luxe était noble, mais il était instructif. L’archéologue eût retrouvé là les modèles du beau comme le produisit le Moyen-âge, qui prit ses exemples à Venise. On voyait et les premiers plafonds à planches couvertes de dessins fleuretés en or sur des fonds colorés, ou en couleurs sur un fond d’or, et les plafonds en stucs dorés qui, dans chaque coin, offraient une scène à plusieurs personnages, {p. 21} et dans leur milieu les plus belles fresques ; genre si ruineux que le Louvre n’en possède pas deux, et que le faste de Louis XIV recula devant de telles profusions pour Versailles. Partout le marbre, le bois et les étoffes avaient servi de matière à des œuvres précieuses. Emilio poussa une porte en chêne sculpté, traversa cette longue galerie qui s’étend à chaque étage d’un bout à l’autre, dans les palais de Venise, et arriva devant une autre porte bien connue qui lui fit battre le cœur. À son aspect, la dame de compagnie sortit d’un immense salon, et le laissa entrer dans un cabinet de travail où il trouva la duchesse à genoux devant une madone. Il venait s’accuser et demander pardon, Massimilla priant le transforma. Lui et Dieu, pas autre chose dans ce cœur ! La duchesse se releva simplement, tendit la main à son ami, qui ne la prit pas.
– Gianbattista ne vous a donc pas rencontré hier ? lui dit-elle.
– Non, répondit-il.
– Ce contre-temps m’a fait passer une cruelle nuit, je craignais tant que vous ne rencontrassiez le duc, dont la perversité m’est si connue ! quelle idée a eue Vendramini de lui louer votre palais !
– Une bonne idée, Milla, car ton prince est peu fortuné.
Massimilla était si belle de confiance, si magnifique de beauté, si calmée par la présence d’Emilio, qu’en ce moment le prince éprouva, tout éveillé, les sensations de ce cruel rêve qui tourmente les imaginations vives, et dans lequel, après être venu, dans un bal plein de femmes parées, le rêveur s’y voit tout à coup nu, sans chemise ; la honte, la peur le flagellent tour à tour, et le réveil seul le délivre de ses angoisses. L’âme d’Emilio se trouvait ainsi devant sa maîtresse. Jusqu’alors cette âme avait été revêtue des plus belles fleurs du sentiment, la débauche l’avait mise dans un état ignoble, et lui seul le savait ; car la belle Florentine accordait tant de vertus à son amour, que l’homme aimé par elle devait être incapable de contracter la moindre souillure. Comme Emilio n’avait pas accepté sa main, la duchesse se leva pour passer ses doigts dans les cheveux qu’avait baisés la Tinti. Elle sentit alors la main d’Emilio moite, et lui vit le front humide.
– Qu’avez-vous ? lui dit-elle d’une voix à laquelle la tendresse donna la douceur d’une flûte.
– Je n’ai jamais connu qu’en ce moment la profondeur de mon amour, répondit Emilio.
– Hé ! bien, chère idole, que veux-tu ? reprit-elle.
{p. 22} À ces paroles, toute la vie d’Emilio se retira dans son cœur. – Qu’ai-je fait pour l’amener à cette parole ? pensa-t-il.
– Emilio, quelle lettre as-tu donc jetée dans la lagune ?
– Celle de Vendramini que je n’ai pas achevée, sans quoi je ne me serais pas rencontré dans mon palais avec le duc de qui, sans doute, il me disait l’histoire.
Massimilla pâlit, mais un geste d’Emilio la rassura.
– Reste avec moi toute la journée, nous irons au théâtre ensemble, ne partons pas pour le Frioul, ta présence m’aidera sans doute à supporter celle de Cataneo, reprit-elle.
Quoique ce dût être une continuelle torture d’âme pour l’amant, il consentit avec une joie apparente. Si quelque chose peut donner une idée de ce que ressentiront les damnés en se voyant si indignes de Dieu, n’est-ce pas l’état d’un jeune homme encore pur devant une révérée maîtresse quand il se sent sur les lèvres le goût d’une infidélité, quand il apporte dans le sanctuaire de la divinité chérie l’atmosphère empestée d’une courtisane ? Baader, qui expliquait dans ses leçons les choses célestes par des comparaisons érotiques, avait sans doute remarqué, comme les écrivains catholiques, la grande ressemblance qui existe entre l’amour humain et l’amour du ciel. Ces souffrances répandirent une teinte de mélancolie sur les plaisirs que goûta le Vénitien auprès de sa maîtresse. L’âme d’une femme a d’incroyables aptitudes pour s’harmonier aux sentiments ; elle se colore de la couleur, elle vibre de la note qu’apporte un amant ; la duchesse devint donc songeuse. Les saveurs irritantes qu’allume le sel de la coquetterie sont loin d’activer l’amour autant que cette douce conformité d’émotions. Les efforts de la coquetterie indiquent trop une séparation, et quoique momentanée, elle déplaît ; tandis que ce partage sympathique annonce la constante fusion des âmes. Aussi le pauvre Emilio fut-il attendri par la silencieuse divination qui faisait pleurer la duchesse sur une faute inconnue. Se sentant plus forte en se voyant inattaquée du côté sensuel de l’amour, la duchesse pouvait être caressante ; elle déployait avec hardiesse et confiance son âme angélique, elle la mettait à nu, comme pendant cette nuit diabolique la véhémente Tinti avait montré son corps aux moelleux contours, à la chair souple et drue. Aux yeux d’Emilio, il y avait comme une joute entre l’amour saint de cette âme blanche, et l’amour de la nerveuse et colère Sicilienne. Cette journée fut donc employée en {p. 23} longs regards échangés après de profondes réflexions. Chacun d’eux sondait sa propre tendresse et la trouvait infinie, sécurité qui leur suggérait de douces paroles. La Pudeur, cette divinité qui, dans un moment d’oubli avec l’Amour, enfanta la Coquetterie, n’aurait pas eu besoin de mettre la main sur ses yeux en voyant ces deux amants. Pour toute volupté, pour extrême plaisir, Massimilla tenait la tête d’Emilio sur son sein et se hasardait par moments à imprimer ses lèvres sur les siennes, mais comme un oiseau trempe son bec dans l’eau pure d’une source, en regardant avec timidité s’il est vu. Leur pensée développait ce baiser comme un musicien développe un thème par les modes infinis de la musique, et il produisait en eux des retentissements tumultueux, ondoyants, qui les enfiévraient. Certes, l’idée sera toujours plus violente que le fait ; autrement, le désir serait moins beau que le plaisir, et il est plus puissant, il l’engendre. Aussi étaient-ils pleinement heureux, car la jouissance du bonheur amoindrira toujours le bonheur. Mariés dans le ciel seulement, ces deux amants s’admiraient sous leur forme la plus pure, celle de deux âmes enflammées et conjointes dans la lumière céleste, spectacles radieux pour les yeux qu’a touchés la Foi, fertiles surtout en délices infinies que le pinceau des Raphaël, des Titien, des Murillo a su rendre, et que retrouvent à la vue de leurs compositions ceux qui les ont éprouvées. Les grossiers plaisirs prodigués par la Sicilienne, preuve matérielle de cette angélique union, ne doivent-ils pas être dédaignés par les esprits supérieurs ? Le prince se disait ces belles pensées en se trouvant abattu dans une langueur divine sur la fraîche, blanche et souple poitrine de Massimilla, sous les tièdes rayons de ses yeux à longs cils brillants, et il se perdait dans l’infini de ce libertinage idéal. En ces moments, Massimilla devenait une de ces vierges célestes entrevues dans les rêves, que le chant du coq fait disparaître, mais que vous reconnaissez au sein de leur sphère lumineuse dans quelques œuvres des glorieux peintres du ciel.
Le soir les deux amants se rendirent au théâtre. Ainsi va la vie italienne : le matin l’amour, le soir la musique, la nuit le sommeil. Combien cette existence est préférable à celle des pays où chacun emploie ses poumons et ses forces à politiquer, sans plus pouvoir changer à soi seul la marche des choses qu’un grain de sable ne peut faire la poussière. La liberté, dans ces singuliers pays, {p. 24} consiste à disputailler sur la chose publique, à se garder soi-même, se dissiper en mille occupations patriotiques plus sottes les unes que les autres, en ce qu’elles dérogent au noble et saint égoïsme qui engendre toutes les grandes choses humaines. À Venise, au contraire, l’amour et ses mille liens, une douce occupation des joies réelles prend et enveloppe le temps. Dans ce pays l’amour est chose si naturelle que la duchesse était regardée comme une femme extraordinaire, car chacun avait la conviction de sa pureté, malgré la violence de la passion d’Emilio. Aussi les femmes plaignaient-elles sincèrement ce pauvre jeune homme qui passait pour victime de la sainteté de celle qu’il aimait. Personne n’osait d’ailleurs blâmer la duchesse : la religion est une puissance aussi vénérée que l’amour. Tous les soirs, au théâtre, la loge de la Cataneo était lorgnée la première, et chaque femme disait à son ami, en montrant la duchesse et son amant : – Où en sont-ils ?
L’ami observait Emilio, cherchait en lui quelques indices du bonheur et n’y trouvait que l’expression d’un amour pur et mélancolique. Dans toute la salle, en visitant chaque loge, les hommes disaient alors aux femmes : – La Cataneo n’est pas encore à Emilio.
– Elle a tort, disaient les vieilles femmes, elle le lassera.
– Forse, répondaient les jeunes femmes avec cette solennité que les Italiens mettent en disant ce grand mot qui répond à beaucoup de choses ici-bas.
Quelques femmes s’emportaient, trouvaient la chose de mauvais exemple et disaient que c’était mal entendre la religion que de lui laisser étouffer l’amour.
– Aimez-le donc, ma chère, disait tout bas la Vulpato à la duchesse en la rencontrant dans l’escalier à la sortie.
– Mais je l’aime de toutes mes forces, répondait-elle.
– Pourquoi donc n’a-t-il pas l’air heureux ?
La duchesse répondait par un petit mouvement d’épaule. Nous ne concevrions pas, dans la France comme nous l’a faite la manie des mœurs anglaises qui y gagne, le sérieux que la société vénitienne mettait à cette investigation. Vendramini connaissait seul le secret d’Emilio, secret bien gardé entre deux hommes qui avaient réuni chez eux leurs écussons en mettant au-dessus : Non amici, fratres.
L’ouverture d’une saison est un événement à Venise comme dans {p. 25} toutes les autres capitales de l’Italie ; aussi la Fenice était-elle pleine ce soir-là.
Les cinq heures de nuit que l’on passe au théâtre jouent un si grand rôle dans la vie italienne, qu’il n’est pas inutile d’expliquer les habitudes créées par cette manière d’employer le temps. En Italie, les loges diffèrent de celles des autres pays, en ce sens que partout ailleurs les femmes veulent être vues, et que les Italiennes se soucient fort peu de se donner en spectacle. Leurs loges forment un carré long également coupé en biais et sur le théâtre et sur le corridor. À droite et à gauche sont deux canapés, à l’extrémité desquels se trouvent deux fauteuils, l’un pour la maîtresse de la loge, l’autre pour sa compagne, quand elle en amène une. Ce cas est assez rare. Chaque femme est trop occupée chez elle pour faire des visites ou pour aimer à en recevoir ; aucune d’ailleurs ne se soucie de se procurer une rivale. Ainsi, une Italienne règne presque toujours sans partage dans sa loge : là, les mères ne sont point esclaves de leurs filles, les filles ne sont point embarrassées de leurs mères ; en sorte que les femmes n’ont avec elles ni enfants ni parents qui les censurent, les espionnent, les ennuient ou se jettent au travers de leurs conversations. Sur le devant, toutes les loges sont drapées en soie d’une couleur et d’une façon uniformes. De cette draperie pendent des rideaux de même couleur qui restent fermés quand la famille à laquelle la loge appartient est en deuil. À quelques exceptions près, et à Milan seulement, les loges ne sont point éclairées intérieurement ; elles ne tirent leur jour que de la scène ou d’un lustre peu lumineux, que, malgré de vives protestations, quelques villes ont laissé mettre dans la salle ; mais, à la faveur des rideaux, elles sont encore assez obscures, et, par la manière dont elles sont disposées, le fond est assez ténébreux pour qu’il soit très-difficile de savoir ce qui s’y passe. Ces loges, qui peuvent contenir environ huit à dix personnes, sont tendues en riches étoffes de soie, les plafonds sont agréablement peints et allégis par des couleurs claires, enfin les boiseries sont dorées. On y prend des glaces et des sorbets, on y croque des sucreries, car il n’y a plus que les gens de la classe moyenne qui y mangent. Chaque loge est une propriété immobilière d’un haut prix, il en est d’une valeur de trente mille livres ; à Milan, la famille Litta en possède trois qui se suivent. Ces faits indiquent la haute importance attachée à ce détail de la vie oisive. La causerie est souveraine absolue dans cet espace, qu’un des {p. 26} écrivains les plus ingénieux de ce temps, et l’un de ceux qui ont le mieux observé l’Italie, Stendhall, a nommé un petit salon dont la fenêtre donne sur un parterre. En effet, la musique et les enchantements de la scène sont purement accessoires, le grand intérêt est dans les conversations qui s’y tiennent, dans les grandes petites affaires de cœur qui s’y traitent, dans les rendez-vous qui s’y donnent, dans les récits et les observations qui s’y parfilent. Le théâtre est la réunion économique de toute une société qui s’examine et s’amuse d’elle-même.
Les hommes admis dans la loge se mettent les uns après les autres, dans l’ordre de leur arrivée, sur l’un ou l’autre sofa. Le premier venu se trouve naturellement auprès de la maîtresse de la loge ; mais quand les deux sofas sont occupés, s’il arrive une nouvelle visite, le plus ancien brise la conversation, se lève et s’en va. Chacun avance alors d’une place, et passe à son tour auprès de la souveraine. Ces causeries futiles, ces entretiens sérieux, cet élégant badinage de la vie italienne, ne sauraient avoir lieu sans un laissez-aller général. Aussi les femmes sont-elles libres d’être ou de n’être pas parées, elles sont si bien chez elles qu’un étranger admis dans leur loge peut les aller voir le lendemain dans leur maison. Le voyageur ne comprend pas de prime abord cette vie de spirituelle oisiveté, ce dolce far niente embelli par la musique. Un long séjour, une habile observation, peuvent seuls révéler à un étranger le sens de la vie italienne qui ressemble au ciel pur du pays, et où le riche ne veut pas un nuage. Le noble se soucie peu du maniement de sa fortune ; il laisse l’administration de ses biens à des intendants (ragionati) qui le volent et le ruinent ; il n’a pas l’élément politique qui l’ennuierait bientôt, il vit donc uniquement par la passion, et il en remplit ses heures. De là, le besoin qu’éprouvent l’ami et l’amie d’être toujours en présence pour se satisfaire ou pour se garder, car le grand secret de cette vie est l’amant tenu sous le regard pendant cinq heures par une femme qui l’a occupé durant la matinée. Les mœurs italiennes comportent donc une continuelle jouissance et entraînent une étude des moyens propres à l’entretenir, cachée d’ailleurs sous une apparente insouciance. C’est une belle vie, mais une vie coûteuse, car dans aucun pays il ne se rencontre autant d’hommes usés.
La loge de la duchesse était au rez-de-chaussée, qui s’appelle à Venise pepiano ; elle s’y plaçait toujours de manière à recevoir la {p. 27} lueur de la rampe, en sorte que sa belle tête, doucement éclairée, se détachait bien sur le clair-obscur. La Florentine attirait le regard par son front volumineux d’un blanc de neige, et couronné de ses nattes de cheveux noirs qui lui donnaient un air vraiment royal, par la finesse calme de ses traits qui rappelaient la tendre noblesse des têtes d’Andrea del Sarto, par la coupe de son visage et l’encadrement des yeux, par ses yeux de velours qui communiquaient le ravissement de la femme rêvant au bonheur, pure encore dans l’amour, à la fois majestueuse et jolie.
Au lieu de Mosè par où devait débuter la Tinti en compagnie de Genovese, l’on donnait il Barbiere où le ténor chantait sans la célèbre prima donna. L’impresario s’était dit contraint à changer le spectacle par une indisposition de la Tinti, et en effet le duc Cataneo ne vint pas au théâtre. Était-ce un habile calcul de l’impresario pour obtenir deux pleines recettes, en faisant débuter Genovese et la Clarina l’un après l’autre, ou l’indisposition annoncée par la Tinti était-elle vraie ? Là où le parterre pouvait discuter, Emilio devait avoir une certitude ; mais quoique la nouvelle de cette indisposition lui causât quelque remords en lui rappelant la beauté de la chanteuse et sa brutalité, cette double absence mit également à l’aise le prince et la duchesse. Genovese chanta d’ailleurs de manière à chasser les souvenirs nocturnes de l’amour impur et à prolonger les saintes délices de cette suave journée. Heureux d’être seul à recueillir les applaudissements, le ténor déploya les merveilles de ce talent devenu depuis européen. Genovese, alors âgé de vingt-trois ans, né à Bergame, élève de Veluti, passionné pour son art, bien fait, d’une agréable figure, habile à saisir l’esprit de ses rôles, annonçait déjà le grand artiste promis à la gloire et à la fortune. Il eut un succès fou, mot qui n’est juste qu’en Italie, où la reconnaissance d’un parterre a je ne sais quoi de frénétique pour qui lui donne une jouissance.
Quelques-uns des amis du prince vinrent le féliciter sur son héritage, et redire les nouvelles. La veille au soir, la Tinti, amenée par le duc Cataneo, avait chanté à la soirée de la Vulpato où elle avait paru aussi bien portante que belle en voix, sa maladie improvisée excitait donc de grands commentaires. Selon les bruits du café Florian, Genovese était passionnément épris de la Tinti ; la Tinti voulait se soustraire à ses déclarations d’amour, et l’entrepreneur n’avait pu les décider à paraître ensemble. À entendre le général {p. 28} autrichien, le duc seul était malade, la Tinti le gardait, et Genovese avait été chargé de consoler le parterre. La duchesse devait la visite du général à l’arrivée d’un médecin français qu’il avait voulu lui présenter. Le prince, apercevant Vendramin qui rôdait autour du parterre, sortit pour causer confidentiellement avec cet ami qu’il n’avait pas vu depuis trois mois, et tout en se promenant dans l’espace qui existe entre les banquettes des parterres italiens et les loges du rez-de-chaussée, il put examiner comment la duchesse accueillait l’étranger.
– Quel est ce Français ? demanda le prince à Vendramin.
– Un médecin mandé par Cataneo qui veut savoir combien de temps il peut vivre encore. Ce Français attend Malfatti, avec lequel la consultation aura lieu.
Comme toutes les dames italiennes qui aiment, la duchesse ne cessait de regarder Emilio ; car en ce pays l’abandon d’une femme est si entier, qu’il est difficile de surprendre un regard expressif détourné de sa source.
– Caro, dit le prince à Vendramin, songe que j’ai couché chez toi cette nuit.
– As-tu vaincu ? répondit Vendramin en serrant le prince par la taille.
– Non, repartit Emilio, mais je crois pouvoir être quelque jour heureux avec Massimilla.
– Eh ! bien, reprit Marco, tu seras l’homme le plus envié de la terre. La duchesse est la femme la plus accomplie de l’Italie. Pour moi, qui vois les choses d’ici-bas à travers les brillantes vapeurs des griseries de l’opium, elle m’apparaît comme la plus haute expression de l’art, car vraiment la nature a fait en elle, sans s’en douter, un portrait de Raphaël. Votre passion ne déplaît pas à Cataneo, qui m’a bel et bien compté mille écus que j’ai à te remettre.
– Ainsi, reprit Emilio, quoi que l’on te dise, je couche toutes les nuits chez toi. Viens, car une minute passée loin d’elle, quand je puis être près d’elle, est un supplice.
Emilio prit sa place au fond de la loge et y resta muet dans son coin à écouter la duchesse, en jouissant de son esprit et de sa beauté. C’était pour lui et non par vanité que Massimilla déployait les grâces de cette conversation prodigieuse d’esprit italien, où le sarcasme tombait sur les choses et non sur les personnes, où la {p. 29} moquerie frappait sur les sentiments moquables, où le sel attique accommodait les riens. Partout ailleurs, la Cataneo eût peut-être été fatigante ; les Italiens, gens éminemment intelligents, aiment peu à tendre leur intelligence hors de propos ; chez eux, la causerie est tout unie et sans efforts ; elle ne comporte jamais, comme en France, un assaut de maîtres d’armes où chacun fait briller son fleuret, et où celui qui n’a rien pu dire est humilié. Si chez eux la conversation brille, c’est par une satire molle et voluptueuse qui se joue avec grâce de faits bien connus, et au lieu d’une épigramme qui peut compromettre, les Italiens se jettent un regard ou un sourire d’une indicible expression. Avoir à comprendre des idées là où ils viennent chercher des jouissances, est selon eux, et avec raison, un ennui. Aussi la Vulpato disait-elle à la Cataneo : – « Si tu l’aimais, tu ne causerais pas si bien. » Emilio ne se mêlait jamais à la conversation, il écoutait et regardait. Cette réserve aurait fait croire à beaucoup d’étrangers que le prince était un homme nul, comme ils l’imaginent des Italiens épris, tandis que c’était tout simplement un amant enfoncé dans sa jouissance jusqu’au cou. Vendramin s’assit à côté du prince, en face du Français, qui, en sa qualité d’étranger, garda sa place au coin opposé à celui qu’occupait la duchesse.
– Ce monsieur est ivre ? dit le médecin à voix basse à l’oreille de la Massimilla en examinant Vendramin.
– Oui, répondit simplement la Cataneo.
Dans ce pays de la passion, toute passion porte son excuse avec elle, et il existe une adorable indulgence pour tous les écarts. La duchesse soupira profondément et laissa paraître sur son visage une expression de douleur contrainte.
– Dans notre pays, il se voit d’étranges choses, monsieur ! Vendramin vit d’opium, celui-ci vit d’amour, celui-là s’enfonce dans la science, la plupart des jeunes gens riches s’amourachent d’une danseuse, les gens sages thésaurisent ; nous nous faisons tous un bonheur ou une ivresse.
– Parce que vous voulez tous vous distraire d’une idée fixe qu’une révolution guérirait radicalement, reprit le médecin. Le Génois regrette sa république, le Milanais veut son indépendance, le Piémontais souhaite le gouvernement constitutionnel, le Romagnol désire la liberté…
– Qu’il ne comprend pas, dit la duchesse. Hélas ! il est des pays {p. 30} assez insensés pour souhaiter votre stupide charte qui tue l’influence des femmes. La plupart de mes compatriotes veulent lire vos productions françaises, inutiles billevesées.
– Inutiles ! s’écria le médecin.
– Hé ! monsieur, reprit la duchesse, que trouve-t-on dans un livre qui soit meilleur que ce que nous avons au cœur ? L’Italie est folle !
– Je ne vois pas qu’un peuple soit fou de vouloir être son maître, dit le médecin.
– Mon Dieu, répliqua vivement la duchesse, n’est-ce pas acheter au prix de bien du sang le droit de s’y disputer comme vous le faites pour de sottes idées.
– Vous aimez le despotisme ! s’écria le médecin.
– Pourquoi n’aimerais-je pas un système de gouvernement qui, en nous ôtant les livres et la nauséabonde politique, nous laisse les hommes tout entiers.
– Je croyais les Italiens plus patriotes, dit le Français.
La duchesse se mit à rire si finement, que son interlocuteur ne sut plus distinguer la raillerie de la vérité, ni l’opinion sérieuse de la critique ironique.
– Ainsi, vous n’êtes pas libérale ? dit-il.
– Dieu m’en préserve ! fit-elle. Je ne sais rien de plus mauvais goût pour une femme que d’avoir une semblable opinion. Aimeriez-vous une femme qui porterait l’Humanité dans son cœur ?
– Les personnes qui aiment sont naturellement aristocrates, dit en souriant le général autrichien.
– En entrant au théâtre, reprit le Français, je vous vis la première, et je dis à Son Excellence que s’il était donné à une femme de représenter un pays, c’était vous ; il m’a semblé apercevoir le génie de l’Italie, mais je vois à regret que si vous en offrez la sublime forme, vous n’en avez pas l’esprit… constitutionnel, ajouta-t-il.
– Ne devez-vous pas, dit la duchesse en lui faisant signe de regarder le ballet, trouver nos danseurs détestables, et nos chanteurs exécrables ! Paris et Londres nous volent tous nos grands talents, Paris les juge, et Londres les paie. Genovese, la Tinti, ne nous resteront pas six mois…
En ce moment, le général sortit. Vendramin, le prince et deux autres Italiens échangèrent alors un regard et un sourire en se montrant le médecin français. Chose rare chez un Français, il {p. 31} douta de lui-même en croyant avoir dit ou fait une incongruité, mais il eut bientôt le mot de l’énigme.
– Croyez-vous, lui dit Emilio, que nous serions prudents en parlant à cœur ouvert devant nos maîtres ?
– Vous êtes dans un pays esclave, dit la duchesse d’un son de voix et avec une attitude de tête qui lui rendirent tout à coup l’expression que lui déniait naguère le médecin. – Vendramin, dit-elle en parlant de manière à n’être entendue que de l’étranger, s’est mis à fumer de l’opium, maudite inspiration due à un Anglais qui, par d’autres raisons que les siennes, cherchait une mort voluptueuse ; non cette mort vulgaire à laquelle vous avez donné la forme d’un squelette, mais la mort parée des chiffons que vous nommez en France des drapeaux, et qui est une jeune fille couronnée de fleurs ou de lauriers ; elle arrive au sein d’un nuage de poudre, portée sur le vent d’un boulet, ou couchée sur un lit entre deux courtisanes ; elle s’élève encore de la fumée d’un bol de punch, ou des lutines vapeurs du diamant qui n’est encore qu’à l’état de charbon. Quand Vendramin le veut, pour trois livres autrichiennes, il se fait général vénitien, il monte les galères de la république, et va conquérir les coupoles dorées de Constantinople ; il se roule alors sur les divans du sérail, au milieu des femmes du sultan devenu le serviteur de sa Venise triomphante. Puis il revient, rapportant pour restaurer son palais les dépouilles de l’empire turc. Il passe des femmes de l’Orient aux intrigues doublement masquées de ses chères Vénitiennes, en redoutant les effets d’une jalousie qui n’existe plus. Pour trois swansiks, il se transporte au conseil des Dix, il en exerce la terrible judicature, s’occupe des plus graves affaires, et sort du palais ducal pour aller dans une gondole se coucher sous deux yeux de flamme, ou pour aller escalader un balcon auquel une main blanche a suspendu l’échelle de soie ; il aime une femme à qui l’opium donne une poésie que nous autres femmes de chair et d’os ne pouvons lui offrir. Tout à coup, en se retournant, il se trouve face à face avec le terrible visage du sénateur armé d’un poignard ; il entend le poignard glissant dans le cœur de sa maîtresse qui meurt en lui souriant, car elle le sauve ! elle est bien heureuse, dit la duchesse en regardant le prince. Il s’échappe et court commander les Dalmates, conquérir la côte illyrienne à sa belle Venise, où la gloire lui obtient sa grâce, où il goûte la vie domestique : un foyer, une {p. 32} soirée d’hiver, une jeune femme, des enfants pleins de grâce qui prient saint Marc sous la conduite d’une vieille bonne. Oui, pour trois livres d’opium il meuble notre arsenal vide, il voit partir et arriver des convois de marchandises envoyées ou demandées par les quatre parties du monde. La moderne puissance de l’industrie n’exerce pas ses prodiges à Londres, mais dans sa Venise, où se reconstruisent les jardins suspendus de Sémiramis, le temple de Jérusalem, les merveilles de Rome. Enfin il agrandit le Moyen-âge par le monde de la vapeur, par de nouveaux chefs-d’œuvre qu’enfantent les arts, protégés comme Venise les protégeait autrefois. Les monuments, les hommes, se pressent et tiennent dans son étroit cerveau, où les empires, les villes, les révolutions se déroulent et s’écroulent en peu d’heures, où Venise seule s’accroît et grandit ; car la Venise de ses rêves a l’empire de la mer, deux millions d’habitants, le sceptre de l’Italie, la possession de la Méditerranée et les Indes !
– Quel opéra qu’une cervelle d’homme, quel abîme peu compris, par ceux mêmes qui en ont fait le tour, comme Gall, s’écria le médecin.
– Chère duchesse, dit Vendramin d’une voix caverneuse, n’oubliez pas le dernier service que me rendra mon élixir. Après avoir entendu des voix ravissantes, avoir saisi la musique par tous mes pores, avoir éprouvé de poignantes délices, et dénoué les plus chaudes amours du paradis de Mahomet, j’en suis aux images terribles. J’entrevois maintenant dans ma chère Venise des figures d’enfants contractées comme celles des mourants, des femmes couvertes d’horribles plaies, déchirées, plaintives ; des hommes disloqués, pressés par les flancs cuivreux de navires qui s’entre-choquent. Je commence à voir Venise comme elle est, couverte de crêpes, nue, dépouillée, déserte. De pâles fantômes se glissent dans ses rues !… Déjà grimacent les soldats de l’Autriche, déjà ma belle vie rêveuse se rapproche de la vie réelle ; tandis qu’il y a six mois c’était la vie réelle qui était le mauvais sommeil, et la vie de l’opium était ma vie d’amour et de voluptés, d’affaires graves et de haute politique. Hélas ! pour mon malheur, j’arrive à l’aurore de la tombe, où le faux et le vrai se réunissent en de douteuses clartés qui ne sont ni le jour ni la nuit, et qui participent de l’un et de l’autre.
– Vous voyez qu’il y a trop de patriotisme dans cette tête, dit {p. 33} le prince en posant sa main sur les touffes de cheveux noirs qui se pressaient au-dessus du front de Vendramin.
– Oh ! s’il nous aime, dit Massimilla, il renoncera bientôt à son triste opium.
– Je guérirai votre ami, dit le Français.
– Faites cette cure, et nous vous aimerons, dit Massimilla ; mais si vous ne nous calomniez point à votre retour en France, nous vous aimerons encore davantage. Pour être jugés, les pauvres Italiens sont trop énervés par de pesantes dominations ; car nous avons connu la vôtre, ajouta-t-elle en souriant.
– Elle était plus généreuse que celle de l’Autriche, répliqua vivement le médecin.
– L’Autriche nous pressure sans rien nous rendre, et vous nous pressuriez pour agrandir et embellir nos villes, vous nous stimuliez en nous faisant des armées. Vous comptiez garder l’Italie, et ceux-ci croient qu’ils la perdront, voilà toute la différence. Les Autrichiens nous donnent un bonheur stupéfiant et lourd comme eux, tandis que vous nous écrasiez de votre dévorante activité. Mais mourir par les toniques, ou mourir par les narcotiques, qu’importe ! n’est-ce pas toujours la mort, monsieur le docteur ?
– Pauvre Italie ! elle est à mes yeux comme une belle femme à qui la France devrait servir de défenseur, en la prenant pour maîtresse, s’écria le médecin.
– Vous ne sauriez pas nous aimer à notre fantaisie, dit la duchesse en souriant. Nous voulons être libres, mais la liberté que je veux n’est pas votre ignoble et bourgeois libéralisme qui tuerait les Arts. Je veux, dit-elle d’un son de voix qui fit tressaillir toute la loge, c’est-à-dire, je voudrais que chaque république italienne renaquît avec ses nobles, avec son peuple et ses libertés spéciales pour chaque caste. Je voudrais les anciennes républiques aristocratiques avec leurs luttes intestines, avec leurs rivalités qui produisirent les plus belles œuvres de l’art, qui créèrent la politique, élevèrent les plus illustres maisons princières. Étendre l’action d’un gouvernement sur une grande surface de terre, c’est l’amoindrir. Les républiques italiennes ont été la gloire de l’Europe au Moyen-âge. Pourquoi l’Italie a-t-elle succombé, là où les Suisses, ses portiers, ont vaincu ?
– Les républiques suisses, dit le médecin, étaient de bonnes femmes de ménage occupées de leurs petites affaires, et qui {p. 34} n’avaient rien à s’envier ; tandis que vos républiques étaient des souveraines orgueilleuses qui se sont vendues pour ne pas saluer leurs voisines ; elles sont tombées trop bas pour jamais se relever. Les Guelfes triomphent !
– Ne nous plaignez pas trop, dit la duchesse d’une voix orgueilleuse qui fit palpiter les deux amis, nous vous dominons toujours ! Du fond de sa misère, l’Italie règne par les hommes d’élite qui fourmillent dans ses cités. Malheureusement, la partie la plus considérable de nos génies arrive si rapidement à comprendre la vie, qu’ils s’ensevelissent dans une paisible jouissance ; quant à ceux qui veulent jouer au triste jeu de l’immortalité, ils savent bien saisir votre or et mériter votre admiration. Oui, dans ce pays, dont l’abaissement est déploré par de niais voyageurs et par des poètes hypocrites, dont le caractère est calomnié par les politiques, dans ce pays qui paraît énervé, sans puissance, en ruines, vieilli plutôt que vieux, il se trouve en toute chose de puissants génies qui poussent de vigoureux rameaux, comme sur un ancien plant de vigne s’élancent des jets où viennent de délicieuses grappes. Ce peuple d’anciens souverains donne encore des rois qui s’appellent Lagrange, Volta, Rasori, Canova, Rossini, Bartolini, Galvani, Vigano, Beccaria, Cicognara, Corvetto. Ces Italiens dominent le point de la science humaine sur lequel ils se fixent, ou régentent l’art auquel ils s’adonnent. Sans parler des chanteurs, des cantatrices, et des exécutants qui imposent l’Europe par une perfection inouïe, comme Taglioni, Paganini, etc., l’Italie règne encore sur le monde, qui viendra toujours l’adorer. Allez ce soir à Florian, vous trouverez dans Capraja l’un de nos hommes d’élite, mais amoureux de l’obscurité ; nul, excepté le duc Cataneo, mon maître, ne comprend mieux que lui la musique ; aussi l’a-t-on nommé ici il fanatico !
Après quelques instants, pendant lesquels la conversation s’anima entre le Français et la duchesse, qui se montra finement éloquente, les Italiens se retirèrent un à un pour aller dire dans toutes les loges que la Cataneo, qui passait pour être una donna di gran spirito, avait battu, sur la question de l’Italie, un habile médecin français. Ce fut la nouvelle de la soirée. Quand le Français se vit seul entre le prince et la duchesse, il comprit qu’il fallait les laisser seuls, et sortit. Massimilla salua le médecin par une inclination de tête qui le mettait si loin d’elle, que ce geste aurait pu lui attirer la haine de cet homme, s’il eût pu méconnaître le charme {p. 35} de sa parole et de sa beauté. Vers la fin de l’opéra, Emilio fut donc seul avec la Cataneo ; tous deux ils se prirent la main, et entendirent ainsi le duo qui termine il Barbiere.
– Il n’y a que la musique pour exprimer l’amour, dit la duchesse émue par ce chant de deux rossignols heureux.
Une larme mouilla les yeux d’Emilio, Massimilla, sublime de la beauté qui reluit dans la sainte Cécile de Raphaël, lui pressait la main, leurs genoux se touchaient, elle avait comme un baiser en fleur sur les lèvres. Le prince voyait sur les joues éclatantes de sa maîtresse un flamboiement joyeux pareil à celui qui s’élève par un jour d’été au-dessus des moissons dorées, il avait le cœur oppressé par tout son sang qui y affluait ; il croyait entendre un concert de voix angéliques, il aurait donné sa vie pour ressentir le désir que lui avait inspiré la veille, à pareille heure, la détestée Clarina ; mais il ne se sentait même pas avoir un corps. Cette larme, la Massimilla malheureuse l’attribua, dans son innocence, à la parole que venait de lui arracher la cavatine de Genovese.
– Carino, dit-elle à l’oreille d’Emilio, n’es-tu pas au-dessus des expressions amoureuses autant que la cause est supérieure à l’effet ?
Après avoir mis la duchesse dans sa gondole, Emilio attendit Vendramin pour aller à Florian.
Le café Florian est à Venise une indéfinissable institution. Les négociants y font leurs affaires, et les avocats y donnent des rendez-vous pour y traiter leurs consultations les plus épineuses. Florian est tout à la fois une Bourse, un foyer de théâtre, un cabinet de lecture, un club, un confessionnal, et convient si bien à la simplicité des affaires du pays, que certaines femmes vénitiennes ignorent complétement le genre d’occupations de leurs maris, car s’ils ont une lettre à faire, ils vont l’écrire à ce café. Naturellement les espions abondent à Florian, mais leur présence aiguise le génie vénitien, qui peut dans ce lieu exercer cette prudence autrefois si célèbre. Beaucoup de personnes passent toute leur journée à Florian ; enfin Florian est un tel besoin pour certaines gens, que pendant les entr’actes, ils quittent la loge de leurs amies pour y faire un tour et savoir ce qui s’y dit.
Tant que les deux amis marchèrent dans les petites rues de la Merceria, ils gardèrent le silence, car il y avait trop de compagnie ; mais, en débouchant sur la place Saint-Marc, le prince dit : – N’entrons pas encore au café, promenons-nous. J’ai à te parler.
{p. 36} Il raconta son aventure avec la Tinti, et la situation dans laquelle il se trouvait. Le désespoir d’Emilio parut à Vendramin si voisin de la folie, qu’il lui promit une guérison complète, s’il voulait lui donner carte blanche auprès de Massimilla. Cette espérance vint à propos pour empêcher Emilio de se noyer pendant la nuit ; car, au souvenir de la cantatrice, il éprouvait une effroyable envie de retourner chez elle. Les deux amis allèrent dans le salon le plus reculé du café Florian y écouter cette conversation vénitienne qu’y tiennent quelques hommes d’élite, en résumant les événements du jour. Les sujets dominants furent d’abord la personnalité de lord Byron, de qui les Vénitiens se moquèrent finement ; puis l’attachement de Cataneo pour la Tinti, dont les causes parurent inexplicables, après avoir été expliquées de vingt façons différentes ; enfin le début de Genovese ; puis la lutte entre la duchesse et le médecin français ; et le duc Cataneo se présenta dans le salon au moment où la conversation devenait passionnément musicale. Il fit, ce qui ne fut pas remarqué tant la chose parut naturelle, un salut plein de courtoisie à Emilio, qui le lui rendit gravement. Cataneo chercha s’il y avait quelque personne de connaissance ; il avisa Vendramin et le salua, puis il salua son banquier, patricien fort riche, et enfin celui qui parlait en ce moment, un mélomane célèbre, ami de la comtesse Albrizzi, et dont l’existence, comme celle de quelques habitués de Florian, était totalement inconnue, tant elle était soigneusement cachée : on n’en connaissait que ce qu’il en livrait à Florian.
C’était Capraja, le noble de qui la duchesse avait dit quelques mots au médecin français. Ce Vénitien appartenait à cette classe de rêveurs qui devinent tout par la puissance de leur pensée. Théoricien fantasque, il se souciait autant de renommée que d’une pipe cassée. Sa vie était en harmonie avec ses opinions. Capraja se montrait sous les procuraties vers dix heures du matin, sans qu’on sût d’où il vînt, il flânait dans Venise et s’y promenait en fumant des cigares. Il allait régulièrement à la Fenice, s’asseyait au parterre, et dans les entr’actes venait à Florian, où il prenait trois ou quatre tasses de café par jour ; le reste de sa soirée s’achevait dans ce salon, qu’il quittait vers deux heures du matin. Douze cents francs satisfaisaient à tous ses besoins, il ne faisait qu’un seul repas chez un pâtissier de la Merceria qui lui tenait son dîner prêt à une certaine heure sur une petite table au fond de sa {p. 37} boutique ; la fille du pâtissier lui accommodait elle-même des huîtres farcies, l’approvisionnait de cigares, et avait soin de son argent. D’après son conseil, cette pâtissière, quoique très-belle, n’écoutait aucun amoureux, vivait sagement, et conservait l’ancien costume des Vénitiennes. Cette Vénitienne pur-sang avait douze ans quand Capraja s’y intéressa, et vingt-six ans quand il mourut ; elle l’aimait beaucoup, quoiqu’il ne lui eût jamais baisé la main, ni le front, et qu’elle ignorât complétement les intentions de ce pauvre vieux noble. Cette fille avait fini par prendre sur le patricien l’empire absolu d’une mère sur son enfant : elle l’avertissait de changer de linge ; le lendemain, Capraja venait sans chemise, elle lui en donnait une blanche qu’il emportait et mettait le jour suivant. Il ne regardait jamais une femme, soit au théâtre, soit en se promenant. Quoique issu d’une vieille famille patricienne, sa noblesse ne lui paraissait pas valoir une parole ; le soir après minuit, il se réveillait de son apathie, causait et montrait qu’il avait tout observé, tout écouté. Ce Diogène passif et incapable d’expliquer sa doctrine, moitié Turc, moitié Vénitien, était gros, court et gras ; il avait le nez pointu d’un doge, le regard satirique d’un inquisiteur, une bouche prudente quoique rieuse. À sa mort, on apprit qu’il demeurait, proche San-Benedetto, dans un bouge. Riche de deux millions dans les fonds publics de l’Europe, il en laissa les intérêts dus depuis le placement primitif fait en 1814, ce qui produisait une somme énorme tant par l’augmentation du capital que par l’accumulation des intérêts. Cette fortune fut léguée à la jeune pâtissière.
– Genovese, disait-il, ira fort loin. Je ne sais s’il comprend la destination de la musique ou s’il agit par instinct, mais voici le premier chanteur qui m’ait satisfait. Je ne mourrai donc pas sans avoir entendu des roulades exécutées comme j’en ai souvent écouté dans certains songes au réveil desquels il me semblait voir voltiger les sons dans les airs. La roulade est la plus haute expression de l’art, c’est l’arabesque qui orne le plus bel appartement du logis : un peu moins, il n’y a rien ; un peu plus, tout est confus. Chargée de réveiller dans votre âme mille idées endormies, elle s’élance, elle traverse l’espace en semant dans l’air ses germes qui, ramassés par les oreilles, fleurissent au fond du cœur. Croyez-moi, en faisant sa sainte Cécile, Raphaël a donné la priorité à la musique sur la poésie. Il a raison : la musique s’adresse au cœur, tandis que les écrits ne s’adressent qu’à l’intelligence ; elle communique {p. 38} immédiatement ses idées à la manière des parfums. La voix du chanteur vient frapper en nous non pas la pensée, non pas les souvenirs de nos félicités, mais les éléments de la pensée, et fait mouvoir les principes mêmes de nos sensations. Il est déplorable que le vulgaire ait forcé les musiciens à plaquer leurs expressions sur des paroles, sur des intérêts factices ; mais il est vrai qu’ils ne seraient plus compris par la foule. La roulade est donc l’unique point laissé aux amis de la musique pure, aux amoureux de l’art tout nu. En entendant ce soir la dernière cavatine, je me suis cru convié par une belle fille qui par un seul regard m’a rendu jeune : l’enchanteresse m’a mis une couronne sur la tête et m’a conduit à cette porte d’ivoire par où l’on entre dans le pays mystérieux de la Rêverie. Je dois à Genovese d’avoir quitté ma vieille enveloppe pour quelques moments, courts à la mesure des montres et bien longs par les sensations. Pendant un printemps embaumé par les roses, je me suis trouvé jeune, aimé !
– Vous vous trompez, caro Capraja, dit le duc. Il existe en musique un pouvoir plus magique que celui de la roulade.
– Lequel ? dit Capraja.
– L’accord de deux voix ou d’une voix et du violon, l’instrument dont l’effet se rapproche le plus de la voix humaine, répondit le duc. Cet accord parfait nous mène plus avant dans le centre de la vie sur le fleuve d’éléments qui ranime les voluptés et qui porte l’homme au milieu de la sphère lumineuse où sa pensée peut convoquer le monde entier. Il te faut encore un thème, Capraja, mais à moi le principe pur suffit ; tu veux que l’eau passe par les mille canaux du machiniste pour retomber en gerbes éblouissantes ; tandis que je me contente d’une eau calme et pure, mon œil parcourt une mer sans rides, je sais embrasser l’infini !
– Tais-toi, Cataneo, dit orgueilleusement Capraja. Comment, ne vois-tu pas la fée qui, dans sa course agile à travers une lumineuse atmosphère, y rassemble, avec le fil d’or de l’harmonie, les mélodieux trésors qu’elle nous jette en souriant ? N’as-tu jamais senti le coup de baguette magique avec laquelle elle dit à la Curiosité : Lève-toi ! La déesse se dresse radieuse du fond des abîmes du cerveau, elle court à ses cases merveilleuses, les effleure comme un organiste frappe ses touches. Soudain s’élancent les Souvenirs, ils apportent les roses du passé, conservées divinement et toujours fraîches. Notre jeune maîtresse revient et caresse de ses mains blanches des {p. 39} cheveux de jeune homme ; le cœur trop plein déborde, on revoit les rives fleuries des torrents de l’amour. Tous les buissons ardents de la jeunesse flambent et redisent leurs mots divins jadis entendus et compris ! Et la voix roule, elle resserre dans ses évolutions rapides ces horizons fuyants, elle les amoindrit ; ils disparaissent éclipsés par de nouvelles, par de plus profondes joies, celles d’un avenir inconnu que la fée montre du doigt en s’enfuyant dans son ciel bleu.
– Et toi, répondit Cataneo, n’as-tu donc jamais vu la lueur directe d’une étoile t’ouvrir les abîmes supérieurs, et n’as-tu jamais monté sur ce rayon qui vous emporte dans le ciel au milieu des principes qui meuvent les mondes ?
Pour tous les auditeurs, le duc et Capraja jouaient un jeu dont les conditions n’étaient pas connues.
– La voix de Genovese s’empare des fibres, dit Capraja.
– Et celle de la Tinti s’attaque au sang, répondit le duc.
– Quelle paraphrase de l’amour heureux dans cette cavatine ! reprit Capraja. Ah ! il était jeune, Rossini, quand il écrivit ce thème pour le plaisir qui bouillonne ! Mon cœur s’est empli de sang frais, mille désirs ont pétillé dans mes veines. Jamais sons plus angéliques ne m’ont mieux dégagé de mes liens corporels, jamais la fée n’a montré de plus beaux bras, n’a souri plus amoureusement, n’a mieux relevé sa tunique jusqu’à mi-jambe, en me levant le rideau sous lequel se cache mon autre vie.
– Demain, mon vieil ami, répondit le duc, tu monteras sur le dos d’un cygne éblouissant qui te montrera la plus riche terre, tu verras le printemps comme le voient les enfants. Ton cœur recevra la lumière sidérale d’un soleil nouveau, tu te coucheras sur une soie rouge, sous les yeux d’une madone, tu seras comme un amant heureux mollement caressé par une Volupté dont les pieds nus se voient encore et qui va disparaître. Le cygne sera la voix de Genovese s’il peut s’unir à sa Léda, la voix de la Tinti. Demain l’on nous donne Mosè, le plus immense opéra qu’ait enfanté le plus beau génie de l’Italie.
Chacun laissa causer le duc et Capraja, ne voulant pas être la dupe d’une mystification ; Vendramin seul et le médecin français les écoutèrent pendant quelques instants. Le fumeur d’opium entendait cette poésie, il avait la clef du palais où se promenaient ces deux imaginations voluptueuses. Le médecin cherchait à {p. 40} comprendre et comprit ; car il appartenait à cette pléiade de beaux génies de l’École de Paris, d’où le vrai médecin sort aussi profond métaphysicien que puissant analyste.
– Tu les entends ? dit Emilio à Vendramin en sortant du café vers deux heures du matin.
– Oui, cher Emilio, lui répondit Vendramin en l’emmenant chez lui. Ces deux hommes appartiennent à la légion des esprits purs qui peuvent se dépouiller ici-bas de leurs larves de chair, et qui savent voltiger à cheval sur le corps de la reine des sorcières, dans les cieux d’azur où se déploient les sublimes merveilles de la vie morale : ils vont dans l’Art là où te conduit ton extrême amour, là où me mène l’opium. Ils ne peuvent plus être entendus que par leurs pairs. Moi de qui l’âme est exaltée par un triste moyen, moi qui fais tenir cent ans d’existence en une seule nuit, je puis entendre ces grands esprits quand ils parlent du pays magnifique appelé le pays des chimères par ceux qui se nomment sages, appelé le pays des réalités par nous autres, qu’on nomme fous. Eh ! bien, le duc et Capraja, qui se sont jadis connus à Naples, où est né Cataneo, sont fous de musique.
– Mais quel singulier système Capraja voulait-il expliquer à Cataneo ? demanda le prince. Toi qui comprends tout, l’as-tu compris ?
– Oui, dit Vendramin. Capraja s’est lié avec un musicien de Crémone, logé au palais Capello, lequel musicien croit que les sons rencontrent en nous-mêmes une substance analogue à celle qui engendre les phénomènes de la lumière, et qui chez nous produit les idées. Selon lui, l’homme a des touches intérieures que les sons affectent, et qui correspondent à nos centres nerveux d’où s’élancent nos sensations et nos idées ! Capraja, qui voit dans les arts la collection des moyens par lesquels l’homme peut mettre en lui-même la nature extérieure d’accord avec une merveilleuse nature, qu’il nomme la vie intérieure, a partagé les idées de ce facteur d’instruments qui fait en ce moment un opéra. Imagine une création sublime où les merveilles de la création visible sont reproduites avec un grandiose, une légèreté, une rapidité, une étendue incommensurables, où les sensations sont infinies, et où peuvent pénétrer certaines organisations privilégiées qui possèdent une divine puissance, tu auras alors une idée des jouissances extatiques dont parlaient Cataneo et Capraja, poètes pour eux seuls. Mais aussi, {p. 41} dès que dans les choses de la nature morale, un homme vient à dépasser la sphère où s’enfantent les œuvres plastiques par les procédés de l’imitation, pour entrer dans le royaume tout spirituel des abstractions où tout se contemple dans son principe et s’aperçoit dans l’omnipotence des résultats, cet homme n’est-il plus compris par les intelligences ordinaires.
– Tu viens d’expliquer mon amour pour la Massimilla, dit Emilio. Cher, il est en moi-même une puissance qui se réveille au feu de ses regards, à son moindre contact, et me jette en un monde de lumière où se développent des effets dont je n’osais te parler. Il m’a souvent semblé que le tissu délicat de sa peau empreignît des fleurs sur la mienne quand sa main se pose sur ma main. Ses paroles répondent en moi à ces touches intérieures dont tu parles. Le désir soulève mon crâne en y remuant ce monde invisible au lieu de soulever mon corps inerte ; et l’air devient alors rouge et pétille, des parfums inconnus et d’une force inexprimable détendent mes nerfs, des roses me tapissent les parois de la tête, et il me semble que mon sang s’écoule par toutes mes artères ouvertes, tant ma langueur est complète.
– Ainsi fait mon opium fumé, répondit Vendramin.
– Tu veux donc mourir ? dit avec terreur Emilio.
– Avec Venise, fit Vendramin en étendant la main vers Saint-Marc. Vois-tu un seul de ces clochetons et de ces aiguilles qui soit droit ? Ne comprends-tu pas que la mer va demander sa proie ?
Le prince baissa la tête et n’osa parler d’amour à son ami. Il faut voyager chez les nations conquises pour savoir ce qu’est une patrie libre. En arrivant au palais Vendramini, le prince et Marco virent une gondole arrêtée à la porte d’eau. Le prince prit alors Vendramin par la taille, et le serra tendrement en lui disant : – Une bonne nuit, cher.
– Moi, une femme, quand je couche avec Venise ! s’écria Vendramin.
En ce moment, le gondolier appuyé contre une colonne regarda les deux amis, reconnut celui qui lui avait été signalé, et dit à l’oreille du prince : – La duchesse, monseigneur.
Emilio sauta dans la gondole où il fut enlacé par des bras de fer, mais souples, et attiré sur les coussins où il sentit le sein palpitant d’une femme amoureuse. Aussitôt le prince ne fut plus Emilio, mais l’amant de la Tinti, car ses sensations furent si {p. 42} étourdissantes, qu’il tomba comme stupéfié par le premier baiser.
– Pardonne-moi cette tromperie, mon amour, lui dit la Sicilienne. Je meurs si je ne t’emmène !
Et la gondole vola sur les eaux discrètes.
Le lendemain soir, à sept heures et demie, les spectateurs étaient à leurs mêmes places au théâtre, à l’exception des personnes du parterre qui s’asseyent toujours au hasard. Le vieux Capraja se trouvait dans la loge de Cataneo. Avant l’ouverture, le duc vint faire une visite à la duchesse ; il affecta de se tenir près d’elle et de laisser Emilio sur le devant de la loge, à côté de Massimilla. Il dit quelques phrases insignifiantes, sans sarcasmes, sans amertume, et d’un air aussi poli que s’il se fût agi d’une visite à une étrangère. Malgré ses efforts pour paraître aimable et naturel, le prince ne put changer sa physionomie, qui était horriblement soucieuse. Les indifférents durent attribuer à la jalousie une si forte altération dans des traits, habituellement calmes. La duchesse partageait sans doute les émotions d’Emilio, elle montrait un front morne, elle était visiblement abattue. Le duc, très-embarrassé entre ces deux bouderies, profita de l’entrée du Français pour sortir.
– Monsieur, dit Cataneo à son médecin avant de laisser retomber la portière de la loge, vous allez entendre un immense poëme musical assez difficile à comprendre du premier coup ; mais je vous laisse auprès de madame la duchesse qui, mieux que personne, peut l’interpréter, car elle est mon élève.
Le médecin fut frappé comme le duc de l’expression peinte sur le visage des deux amants, et qui annonçait un désespoir maladif.
– Un opéra italien a donc besoin d’un cicerone ? dit-il à la duchesse en souriant.
Ramenée par cette demande à ses obligations de maîtresse de loge, la duchesse essaya de chasser les nuages qui pesaient sur son front, et répondit en saisissant avec empressement un sujet de conversation où elle pût déverser son irritation intérieure.
– Ce n’est pas un opéra, monsieur, répondit-elle, mais un oratorio, œuvre qui ressemble effectivement à l’un de nos plus magnifiques édifices, et où je vous guiderai volontiers. Croyez-moi, ce ne sera pas trop que d’accorder à notre grand Rossini toute votre intelligence, car il faut être à la fois poëte et musicien pour {p. 43} comprendre la portée d’une pareille musique. Vous appartenez à une nation dont la langue et le génie sont trop positifs pour qu’elle puisse entrer de plain-pied dans la musique ; mais la France est aussi trop compréhensive pour ne pas finir par l’aimer, par la cultiver, et vous y réussirez comme en toute chose. D’ailleurs, il faut reconnaître que la musique, comme l’ont créée Lulli, Rameau, Haydn, Mozart, Beethoven, Cimarosa, Paësiello, Rossini, comme la continueront de beaux génies à venir, est un art nouveau, inconnu aux générations passées, lesquelles n’avaient pas autant d’instruments que nous en possédons maintenant, et qui ne savaient rien de l’harmonie sur laquelle aujourd’hui s’appuient les fleurs de la mélodie, comme sur un riche terrain. Un art si neuf exige des études chez les masses, études qui développeront le sentiment auquel s’adresse la musique. Ce sentiment existe à peine chez vous, peuple occupé de théories philosophiques, d’analyse, de discussions, et toujours troublé par des divisions intestines. La musique moderne, qui veut une paix profonde, est la langue des âmes tendres, amoureuses, enclines à une noble exaltation intérieure. Cette langue, mille fois plus riche que celle des mots, est au langage ce que la pensée est à la parole ; elle réveille les sensations et les idées sous leur forme même, là où chez nous naissent les idées et les sensations, mais en les laissant ce qu’elles sont chez chacun. Cette puissance sur notre intérieur est une des grandeurs de la musique. Les autres arts imposent à l’esprit des créations définies, la musique est infinie dans les siennes. Nous sommes obligés d’accepter les idées du poète, le tableau du peintre, la statue du sculpteur ; mais chacun de nous interprète la musique au gré de sa douleur ou de sa joie, de ses espérances ou de son désespoir. Là où les autres arts cerclent nos pensées en les fixant sur une chose déterminée, la musique les déchaîne sur la nature entière qu’elle a le pouvoir de nous exprimer. Vous allez voir comment je comprends le Moïse de Rossini !
Elle se pencha vers le médecin afin de pouvoir lui parler et de n’être entendue que de lui.
– Moïse est le libérateur d’un peuple esclave ! lui dit-elle, souvenez-vous de cette pensée, et vous verrez avec quel religieux espoir la Fenice tout entière écoutera la prière des Hébreux délivrés, et par quel tonnerre d’applaudissements elle y répondra !
Emilio se jeta dans le fond de la loge au moment où le chef {p. 44} d’orchestre leva son archet. La duchesse indiqua du doigt au médecin la place abandonnée par le prince pour qu’il la prît. Mais le Français était plus intrigué de connaître ce qui s’était passé entre les deux amants que d’entrer dans le palais musical élevé par l’homme que l’Italie entière applaudissait alors, car alors Rossini triomphait dans son propre pays. Le Français observa la duchesse, qui parla sous l’empire d’une agitation nerveuse et lui rappela la Niobé qu’il venait d’admirer à Florence : même noblesse dans la douleur, même impassibilité physique ; cependant l’âme jetait un reflet dans le chaud coloris de son teint, et ses yeux, où s’éteignit la langueur sous une expression fière, séchaient leurs larmes par un feu violent. Ses douleurs contenues se calmaient quand elle regardait Emilio, qui la tenait sous un regard fixe. Certes, il était facile de voir qu’elle voulait attendrir un désespoir farouche. La situation de son cœur imprima je ne sais quoi de grandiose à son esprit. Comme la plupart des femmes, quand elles sont pressées par une exaltation extraordinaire, elle sortit de ses limites habituelles et eut quelque chose de la Pythonisse, tout en demeurant noble et grande, car ce fut la forme de ses idées et non sa figure qui se tordit désespérément. Peut-être voulait-elle briller de tout son esprit pour donner de l’attrait à la vie et y retenir son amant.
Quand l’orchestre eut fait entendre les trois accords en ut majeur que le maître a placés en tête de son œuvre pour faire comprendre que son ouverture sera chantée, car la véritable ouverture est le vaste thème parcouru depuis cette brusque attaque jusqu’au moment où la lumière apparaît au commandement de Moïse, la duchesse ne put réprimer un mouvement convulsif qui prouvait combien cette musique était en harmonie avec sa souffrance cachée.
– Comme ces trois accords vous glacent ! dit-elle. On s’attend à de la douleur. Écoutez attentivement cette introduction, qui a pour sujet la terrible élégie d’un peuple frappé par la main de Dieu. Quels gémissements ! Le roi, la reine, leur fils aîné, les grands, tout le peuple soupire ; ils sont atteints dans leur orgueil, dans leurs conquêtes, arrêtés dans leur avidité. Cher Rossini, tu as bien fait de jeter cet os à ronger aux tedeschi, qui nous refusaient le don de l’harmonie et la science ! Vous allez entendre la sinistre mélodie que le maître a fait rendre à cette profonde composition harmonique, comparable à ce que les Allemands ont de plus compliqué, mais d’où il ne résulte ni fatigue ni ennui pour nos âmes. Vous {p. 45} autres Français, qui avez accompli naguère la plus sanglante des révolutions, chez qui l’aristocratie fut écrasée sous la patte du lion populaire, le jour où cet oratorio sera exécuté chez vous, vous comprendrez cette magnifique plainte des victimes d’un Dieu qui venge son peuple. Un Italien pouvait seul écrire ce thème fécond, inépuisable et tout dantesque. Croyez-vous que ce ne soit rien que de rêver la vengeance pendant un moment ? Vieux maîtres allemands, Hændel, Sébastien Bach, et toi-même Beethoven, à genoux, voici la reine des arts, voici l’Italie triomphante !
La duchesse avait pu dire ces paroles pendant le lever du rideau. Le médecin entendit alors la sublime symphonie par laquelle le compositeur a ouvert cette vaste scène biblique. Il s’agit de la douleur de tout un peuple. La douleur est une dans son expression, surtout quand il s’agit de souffrances physiques. Aussi, après avoir instinctivement deviné, comme tous les hommes de génie, qu’il ne devait y avoir aucune variété dans les idées, le musicien, une fois sa phrase capitale trouvée, l’a-t-il promenée de tonalités en tonalités, en groupant les masses et ses personnages sur ce motif par des modulations et par des cadences d’une admirable souplesse. La puissance se reconnaît à cette simplicité. L’effet de cette phrase, qui peint les sensations du froid et de la nuit chez un peuple incessamment baigné par les ondes lumineuses du soleil, et que le peuple et ses rois répètent, est saisissant. Ce lent mouvement musical a je ne sais quoi d’impitoyable. Cette phrase fraîche et douloureuse est comme une barre tenue par quelque bourreau céleste qui la fait tomber sur les membres de tous ces patients par temps égaux. À force de l’entendre allant d’ut mineur en sol mineur, rentrant en ut pour revenir à la dominante sol, et reprendre en fortissime sur la tonique mi bémol, arriver en fa majeur et retourner en ut mineur, toujours de plus en plus chargée de terreur, de froid et de ténèbres, l’âme du spectateur finit par s’associer aux impressions exprimées par le musicien. Aussi le Français éprouva-t-il la plus vive émotion quand arriva l’explosion de toutes ces douleurs réunies qui crient :
O nume d’Israël !Se brami in libertaIl popol tuo fedelDi lui, di noi pieta.
{p. 46} (Ô Dieu d’Israël, si tu veux que ton peuple fidèle sorte d’esclavage, daigne avoir pitié de lui et de nous !)
– Jamais il n’y eut une si grande synthèse des effets naturels, une idéalisation si complète de la nature. Dans les grandes infortunes nationales, chacun se plaint longtemps séparément ; puis il se détache sur la masse, çà et là, des cris de douleur plus ou moins violents ; enfin, quand la misère a été sentie par tous, elle éclate comme une tempête. Une fois entendus sur leur plaie commune, les peuples changent alors leurs cris sourds en des cris d’impatience. Ainsi a procédé Rossini. Après l’explosion en ut majeur, le Pharaon chante son sublime récitatif de : Mano ultrice di un dio ! (Dieu vengeur, je te reconnais trop tard !) Le thème primitif prend alors un accent plus vif : l’Égypte entière appelle Moïse à son secours.
La duchesse avait profité de la transition nécessitée par l’arrivée de Moïse et d’Aaron pour expliquer ainsi ce beau morceau.
– Qu’ils pleurent, ajouta-t-elle passionnément, ils ont fait bien des maux. Expiez, Égyptiens, expiez les fautes de votre cour insensée ! Avec quel art ce grand peintre a su employer toutes les couleurs brunes de la musique et tout ce qu’il y a de tristesse sur la palette musicale ? Quelles froides ténèbres ! quelles brumes ! N’avez-vous pas l’âme en deuil ? n’êtes-vous pas convaincu de la réalité des nuages noirs qui couvrent la scène ? Pour vous, les ombres les plus épaisses n’enveloppent-elles pas la nature ? Il n’y a ni palais égyptiens, ni palmiers, ni paysages. Aussi quel bien ne vous feront-elles pas à l’âme, les notes profondément religieuses du médecin céleste qui va guérir cette cruelle plaie ? Comme tout est gradué pour arriver à cette magnifique invocation de Moïse à Dieu ! Par un savant calcul dont les analogies vous seront expliquées par Capraja, cette invocation n’est accompagnée que par les cuivres. Ces instruments donnent à ce morceau sa grande couleur religieuse. Non-seulement cet artifice est admirable ici, mais encore voyez combien le génie est fertile en ressources, Rossini a tiré des beautés neuves de l’obstacle qu’il se créait. Il a pu réserver les instruments à cordes pour exprimer le jour quand il va succéder aux ténèbres, et arriver ainsi à l’un des plus puissants effets connus en musique. Jusqu’à cet inimitable génie, avait-on jamais tiré un pareil parti du récitatif ? il n’y a pas encore un air ni un duo. Le poëte s’est soutenu par la force de la pensée, par la vigueur des {p. 47} images, par la vérité de sa déclamation. Cette scène de douleur, cette nuit profonde, ces cris de désespoir, ce tableau musical, est beau comme le Déluge de votre grand Poussin.
Moïse agita sa baguette, le jour parut.
– Ici, monsieur, la musique ne lutte-t-elle pas avec le soleil dont elle a emprunté l’éclat, avec la nature entière dont elle rend les phénomènes dans les plus légers détails ? reprit la duchesse à voix basse. Ici, l’art atteint à son apogée, aucun musicien n’ira plus loin. Entendez-vous l’Égypte se réveillant après ce long engourdissement ? Le bonheur se glisse partout avec le jour. Dans quelle œuvre ancienne ou contemporaine rencontrerez-vous une si grande page ? la plus splendide joie opposée à la plus profonde tristesse ? Quels cris ! quelles notes sautillantes ! comme l’âme oppressée respire, quel délire, quel tremolo dans cet orchestre, le beau tutti. C’est la joie d’un peuple sauvé ! Ne tressaillez-vous pas de plaisir ?
Le médecin, surpris par ce contraste, un des plus magnifiques de la musique moderne, battit des mains, emporté par son admiration.
– Bravo la Doni ! fit Vendramin qui avait écouté.
– L’introduction est finie, reprit la duchesse. Vous venez d’éprouver une sensation violente, dit-elle au médecin ; le cœur vous bat, vous avez vu dans les profondeurs de votre imagination le plus beau soleil inondant de ses torrents de lumière tout un pays, morne et froid naguère. Sachez maintenant comment s’y est pris le musicien, afin de pouvoir l’admirer demain dans les secrets de son génie après en avoir aujourd’hui subi l’influence. Que croyez-vous que soit ce morceau du lever du soleil, si varié, si brillant, si complet ? Il consiste dans un simple accord d’ut, répété sans cesse, et auquel Rossini n’a mêlé qu’un accord de quart de sixte. En ceci éclate la magie de son faire. Il a procédé, pour vous peindre l’arrivée de la lumière, par le même moyen qu’il employait pour vous peindre les ténèbres et la douleur. Cette aurore en images est absolument pareille à une aurore naturelle. La lumière est une seule et même substance, partout semblable à elle-même, et dont les effets ne sont variés que par les objets qu’elle rencontre, n’est-ce pas ? Eh ! bien, le musicien a choisi pour la base de sa musique un unique motif, un simple accord d’ut. Le soleil apparaît d’abord et verse ses rayons sur les cimes, puis de là dans les vallées. De même l’accord poind 4 {p. 48} sur la première corde des premiers violons avec une douceur boréale, il se répand dans l’orchestre, il y anime un à un tous les instruments, il s’y déploie. Comme la lumière va colorant de proche en proche les objets, il va réveillant chaque source d’harmonie jusqu’à ce que toutes ruissellent dans le tutti. Les violons, que vous n’aviez pas encore entendus, ont donné le signal par leur doux tremolo, vaguement agité comme les premières ondes lumineuses. Ce joli, ce gai mouvement presque lumineux qui vous a caressé l’âme, l’habile musicien l’a plaqué d’accords de basse, par une fanfare indécise des cors contenus dans leurs notes les plus sourdes, afin de vous bien peindre les dernières ombres fraîches qui teignent les vallées pendant que les premiers feux se jouent dans les cimes. Puis les instruments à vent s’y sont mêlés doucement en renforçant l’accord général. Les voix s’y sont unies par des soupirs d’allégresse et d’étonnement. Enfin les cuivres ont résonné brillamment, les trompettes ont éclaté ! La lumière, source d’harmonie, a inondé la nature, toutes les richesses musicales se sont alors étalées avec une violence, avec un éclat pareils à ceux des rayons du soleil oriental. Il n’y a pas jusqu’au triangle dont l’ut répété ne vous ait rappelé le chant des oiseaux au matin par ses accents aigus et ses agaceries lutines. La même tonalité, retournée par cette main magistrale, exprime la joie de la nature entière en calmant la douleur qui vous navrait naguère. Là est le cachet du grand maître : l’unité ! C’est un et varié. Une seule phrase et mille sentiments de douleur, les misères d’une nation ; un seul accord et tous les accidents de la nature à son réveil, toutes les expressions de la joie d’un peuple. Ces deux immenses pages sont soudées par un appel au Dieu toujours vivant, auteur de toutes choses, de cette douleur comme de cette joie. À elle seule, cette introduction n’est-elle pas un grand poëme ?
– C’est vrai, dit le Français.
– Voici maintenant un quinquetto comme Rossini en sait faire ; si jamais il a pu se laisser aller à la douce et facile volupté qu’on reproche à notre musique, n’est-ce pas dans ce joli morceau où chacun doit exprimer son allégresse, où le peuple esclave est délivré, et où cependant va soupirer un amour en danger. Le fils du Pharaon aime une Juive, et cette Juive le quitte. Ce qui rend ce quintette une chose délicieuse et ravissante, est un retour aux émotions ordinaires de la vie, après la peinture grandiose des deux {p. 49} plus immenses scènes nationales et naturelles, la misère, le bonheur, encadrées par la magie que leur prêtent la vengeance divine et le merveilleux de la Bible.
– N’avais-je pas raison ? dit en continuant la duchesse au Français quand fut finie la magnifique strette de
Voci di giubiloD’in’orno echeggino,Di pace l’IridePer noi spuntò.
(Que des cris d’allégresse retentissent autour de nous, l’astre de la paix répand pour nous sa clarté.)
– Avec quel art le compositeur n’a-t-il pas construit ce morceau ?… reprit-elle après une pause pendant laquelle elle attendit une réponse, il l’a commencé par un solo de cor d’une suavité divine, soutenu par des arpèges de harpes, car les premières voix qui s’élèvent dans ce grand concert sont celles de Moïse et d’Aaron qui remercient le vrai Dieu ; leur chant doux et grave rappelle les idées sublimes de l’invocation et s’unit néanmoins à la joie du peuple profane. Cette transition a quelque chose de céleste et de terrestre à la fois que le génie seul sait trouver, et qui donne à l’andante du quintetto une couleur que je comparerais à celle que Titien met autour de ses personnages divins. Avez-vous remarqué le ravissant enchâssement des voix ? Par quelles habiles entrées le compositeur ne les a-t-il pas groupées sur les charmants motifs chantés par l’orchestre ? Avec quelle science il a préparé les fêtes de son allégro. N’avez-vous pas entrevu les chœurs dansants, les rondes folles de tout un peuple échappé au danger ? Et quand la clarinette a donné le signal de la strette Voci di giubilo, si brillante, si animée, votre âme n’a-t-elle pas éprouvé cette sainte pyrrhique dont parle le roi David dans ses psaumes, et qu’il prête aux collines ?
– Oui, cela ferait un charmant air de contredanse ! dit le médecin.
– Français ! Français ! toujours Français ! s’écria la duchesse atteinte au milieu de son exaltation par ce trait piquant. Oui, vous êtes capable d’employer ce sublime élan, si gai, si noblement pimpant, à vos rigodons. Une sublime poésie n’obtient jamais grâce à vos yeux. Le génie le plus élevé, les saints, les rois, les {p. 50} infortunes, tout ce qu’il y a de sacré doit passer par les verges de votre caricature. La vulgarisation des grandes idées par vos airs de contredanse, est la caricature en musique. Chez vous, l’esprit tue l’âme, comme le raisonnement y tue la raison.
La loge entière resta muette pendant le récitatif d’Osiride et de Membré qui complotent de rendre inutile l’ordre du départ donné par le Pharaon en faveur des Hébreux.
– Vous ai-je fâchée ? dit le médecin à la duchesse, j’en serais au désespoir. Votre parole est comme une baguette magique, elle ouvre des cases dans mon cerveau et en fait sortir des idées nouvelles, animées par ces chants sublimes.
– Non, dit-elle. Vous avez loué notre grand musicien à votre manière. Rossini réussira chez vous, je le vois, par ses côtés spirituels et sensuels. Espérons en quelques âmes nobles et amoureuses de l’idéal qui doivent se trouver dans votre fécond pays et qui apprécieront l’élévation, le grandiose d’une telle musique. Ah ! voici le fameux duo entre Elcia et Osiride, reprit-elle en profitant du temps que lui donna la triple salve d’applaudissements par laquelle le parterre salua la Tinti qui faisait sa première entrée. Si la Tinti a bien compris le rôle d’Elcia, vous allez entendre les chants sublimes d’une femme à la fois déchirée par l’amour de la patrie et par un amour pour un de ses oppresseurs, tandis qu’Osiride, possédé d’une passion frénétique pour sa belle conquête, s’efforce de la conserver. L’opéra repose autant sur cette grande idée, que sur la résistance des Pharaons à la puissance de Dieu et de la liberté, vous devez vous y associer sous peine de ne rien comprendre à cette œuvre immense. Malgré la défaveur avec laquelle vous acceptez les inventions de nos poètes de livrets, permettez-moi de vous faire remarquer l’art avec lequel ce drame est construit. L’antagonisme nécessaire à toutes les belles œuvres, et si favorable au développement de la musique, s’y trouve. Quoi de plus riche qu’un peuple voulant sa liberté, retenu dans les fers par la mauvaise foi, soutenu par Dieu, entassant prodiges sur prodiges pour devenir libre ? Quoi de plus dramatique que l’amour du prince pour une Juive, et qui justifie presque les trahisons du pouvoir oppresseur ? Voilà pourtant tout ce qu’exprime ce hardi, cet immense poëme musical, où Rossini a su conserver à chaque peuple sa nationalité fantastique, car nous leur avons prêté des grandeurs historiques auxquelles ont consenti toutes les imaginations. Les chants des {p. 51} Hébreux et leur confiance en Dieu sont constamment en opposition avec les cris de rage et les efforts du Pharaon peint dans toute sa puissance. En ce moment Osiride, tout à l’amour, espère retenir sa maîtresse par le souvenir de toutes les douceurs de la passion, il veut l’emporter sur les charmes de la patrie. Aussi reconnaîtrez-vous les langueurs divines, les ardentes douceurs, les tendresses, les souvenirs voluptueux de l’amour oriental dans le
Ah ! se puoi cosi lasciarmi
(Si tu as le courage de me quitter, brise-moi le cœur) d’Osiride, et dans la réponse d’Elcia :
Ma perchè cosi straziarmi
(Pourquoi me tourmenter ainsi, quand ma douleur est affreuse ?).
– Non, deux cœurs si mélodieusement unis ne sauraient se séparer, dit-elle en regardant le prince. Mais voilà ces amants tout à coup interrompus par la triomphante voix de la patrie qui tonne dans le lointain et qui rappelle Elcia. Quel divin et délicieux allégro que ce motif de la marche des Hébreux allant au désert ! Il n’y a que Rossini pour faire dire tant de choses à des clarinettes et à des trompettes ! Un art qui peut peindre en deux phrases tout ce qu’est la patrie, n’est-il donc pas plus voisin du ciel que les autres. Cet appel m’a toujours trop émue pour que je vous dise ce qu’il y a de cruel, pour ceux qui sont esclaves et enchaînés, à voir partir des gens libres !
La duchesse eut ses yeux mouillés en entendant le magnifique motif qui domine en effet l’opéra.
– Dov’è mai quel core amante (Quel cœur aimant ne partagerait mes angoisses), reprit-elle en italien quand la Tinti entama l’admirable cantilène de la strette où elle demande pitié pour ses douleurs. Mais que se passe-t-il ? le parterre murmure.
– Genovese brame comme un cerf, dit le prince.
Ce duetto, le premier que chantait la Tinti était en effet troublé par la déroute complète de Genovese. Dès que le ténor chanta de concert avec la Tinti, sa belle voix changea. Sa méthode si sage, cette méthode qui rappelait à la fois Crescentini et Veluti, il semblait l’oublier à plaisir. Tantôt une tenue hors de propos, un {p. 52} agrément trop prolongé, gâtaient son chant. Tantôt des éclats de voix sans transition, le son lâché comme une eau à laquelle on ouvre une écluse, accusaient un oubli complet et volontaire des lois du goût. Aussi le parterre fut-il démesurément agité. Les Vénitiens crurent à quelque pari entre Genovese et ses camarades. La Tinti rappelée fut applaudie avec fureur, et Genovese reçut quelques avis qui lui apprirent les dispositions hostiles du parterre. Pendant la scène, assez comique pour un Français, des rappels continuels de la Tinti, qui revint onze fois recevoir seule les applaudissements frénétiques de l’assemblée, car Genovese, presque sifflé, n’osa lui donner la main, le médecin fit à la duchesse une observation sur la strette du duo.
– Rossini devait exprimer là, dit-il, la plus profonde douleur, et j’y trouve une allure dégagée, une teinte de gaieté hors de propos.
– Vous avez raison, répondit la duchesse. Cette faute est l’effet d’une de ces tyrannies auxquelles doivent obéir nos compositeurs. Il a songé plus à sa prima donna qu’à Elcia quand il a écrit cette strette. Mais aujourd’hui la Tinti l’exécuterait encore plus brillamment, je suis si bien dans la situation, que ce passage trop gai est pour moi rempli de tristesse.
Le médecin regarda tour à tour et attentivement le prince et la duchesse, sans pouvoir deviner la raison qui les séparait et qui avait rendu ce duo déchirant pour eux. Massimilla baissa la voix et s’approcha de l’oreille du médecin.
– Vous allez entendre une magnifique chose, la conspiration du Pharaon contre les Hébreux. L’air majestueux de A rispettar mi apprenda (qu’il apprenne à me respecter) est le triomphe de Carthagenova qui va vous rendre à merveille l’orgueil blessé, la duplicité des cours. Le trône va parler : les concessions faites, il les retire, il arme sa colère. Pharaon va se dresser sur ses pieds pour s’élancer sur une proie qui lui échappe. Jamais Rossini n’a rien écrit d’un si beau caractère, ni qui soit empreint d’une si abondante, d’une si forte verve ! C’est une œuvre complète, soutenue par un accompagnement d’un merveilleux travail, comme les moindres choses de cet opéra où la puissance de la jeunesse étincelle dans les plus petits détails.
Les applaudissements de toute la salle couronnèrent cette belle conception, qui fut admirablement rendue par le chanteur et surtout bien comprise par les Vénitiens.
{p. 53} – Voici le finale, reprit la duchesse. Vous entendez de nouveau cette marche inspirée par le bonheur de la délivrance, et par la foi en Dieu qui permet à tout un peuple de s’enfoncer joyeusement dans le désert ! Quels poumons ne seraient rafraîchis par les élans célestes de ce peuple au sortir de l’esclavage. Ah ! chères et vivantes mélodies ! Gloire au beau génie qui a su rendre tant de sentiments. Il y a je ne sais quoi de guerrier dans cette marche qui dit que ce peuple a pour lui le dieu des armées ! quelle profondeur dans ces chants pleins d’actions de grâce ! Les images de la Bible s’émeuvent dans notre âme, et cette divine scène musicale nous fait assister réellement à l’une des plus grandes scènes d’un monde antique et solennel. La coupe religieuse de certaines parties vocales, la manière dont les voix s’ajoutent les unes aux autres et se groupent, expriment tout ce que nous concevons des saintes merveilles de ce premier âge de l’humanité. Ce beau concert n’est cependant qu’un développement du thème de la marche dans toutes ses conséquences musicales. Ce motif est le principe fécondant pour l’orchestre et les voix, pour le chant et la brillante instrumentation qui l’accompagne. Voici Elcia qui se réunit à la horde et à qui Rossini a fait exprimer des regrets pour nuancer la joie de ce morceau. Écoutez son duettino avec Aménofi. Jamais amour blessé a-t-il fait entendre de pareils chants ? la grâce des nocturnes y respire, il y a là le deuil secret de l’amour blessé. Quelle mélancolie ! Ah ! le désert sera deux fois désert pour elle ! Enfin voici la lutte terrible de l’Égypte et des Hébreux ! cette allégresse, cette marche, tout est troublé par l’arrivée des Égyptiens. La promulgation des ordres du Pharaon s’accomplit par une idée musicale qui domine le finale, une phrase sourde et grave, il semble qu’on entende le pas des puissantes armées de l’Égypte entourant la phalange sacrée de Dieu, l’enveloppant lentement comme un long serpent d’Afrique enveloppe sa proie. Quelle grâce dans les plaintes de ce peuple abusé ! n’est-il pas un peu plus Italien qu’Hébreu ? Quel mouvement magnifique jusqu’à l’arrivée du Pharaon qui achève de mettre en présence les chefs des deux peuples et toutes les passions du drame. Quel admirable mélange de sentiments dans le sublime ottetto, où la colère de Moïse et celle des deux Pharaons se trouvent aux prises ! quelle lutte de voix et de colères déchaînées ! Jamais sujet plus vaste ne s’était offert à un compositeur. Le fameux finale de Don Juan ne présente après tout qu’un {p. 54} libertin aux prises avec ses victimes qui invoquent la vengeance céleste ; tandis qu’ici la terre et ses puissances essaient de combattre contre Dieu. Deux peuples, l’un faible, l’autre fort, sont en présence. Aussi, comme il avait à sa disposition tous les moyens, Rossini les a-t-il savamment employés. Il a pu sans être ridicule vous exprimer les mouvements d’une tempête furieuse sur laquelle se détachent d’horribles imprécations. Il a procédé par accords plaqués sur un rhythme en trois temps avec une sombre énergie musicale, avec une persistance qui finit par vous gagner. La fureur des Égyptiens surpris par une pluie de feu, les cris de vengeance des Hébreux voulaient des masses savamment calculées ; aussi voyez comme il a fait marcher le développement de l’orchestre avec les chœurs ? L’allegro assai en ut mineur est terrible au milieu de ce déluge de feu. Avouez, dit la duchesse au moment où en levant sa baguette Moïse fait tomber la pluie de feu et où le compositeur déploie toute sa puissance à l’orchestre et sur la scène, que jamais musique n’a plus savamment rendu le trouble et la confusion ?
– Elle a gagné le parterre, dit le Français.
– Mais qu’arrive-t-il encore ? le parterre est décidément très agité, reprit la duchesse.
Au finale, Genovese avait donné dans de si absurdes gargouillades en regardant la Tinti, que le tumulte fut à son comble au parterre, dont les jouissances étaient troublées. Il n’y avait rien de plus choquant pour ces oreilles italiennes que ce contraste du bien et du mal. L’entrepreneur prit le parti de comparaître, et dit que sur l’observation par lui faite à son premier homme, il signor Genovese avait répondu qu’il ignorait en quoi et comment il avait pu perdre la faveur du public, au moment même où il essayait d’atteindre à la perfection de son art.
– Qu’il soit mauvais comme hier, nous nous en contenterons ! répondit Capraja d’une voix furieuse.
Cette apostrophe remit le parterre en belle humeur. Contre la coutume italienne, le ballet fut peu écouté. Dans toutes les loges, il n’était question que de la singulière conduite de Genovese, et de l’allocution du pauvre entrepreneur. Ceux qui pouvaient entrer dans les coulisses s’empressèrent d’aller y savoir le secret de la comédie, et bientôt il ne fut plus question que d’une scène horrible faite par la Tinti à son camarade Genovese, dans laquelle la prima donna reprochait au ténor d’être jaloux de son succès, de l’avoir {p. 55} entravé par sa ridicule conduite, et d’avoir essayé même de la priver de ses moyens en jouant la passion. La cantatrice pleurait à chaudes larmes de cette infortune. « – Elle avait espéré, disait-elle, plaire à son amant qui devait être dans la salle, et qu’elle n’avait pu découvrir. » Il faut connaître la paisible vie actuelle des Vénitiens, si dénuée d’événements qu’on s’entretient d’un léger accident survenu entre deux amants, ou de l’altération passagère de la voix d’une cantatrice, en y donnant l’importance que l’on met en Angleterre aux affaires politiques, pour savoir combien la Fenice et le café Florian étaient agités. La Tinti amoureuse, la Tinti qui n’avait pas déployé ses moyens, la folie de Genovese, ou le mauvais tour qu’il jouait, inspiré par cette jalousie d’art que comprennent si bien les Italiens, quelle riche mine de discussions vives ! Le parterre entier causait comme on cause à la Bourse, il en résultait un bruit qui devait étonner un Français habitué au calme des théâtres de Paris. Toutes les loges étaient en mouvement comme des ruches qui essaimaient. Un seul homme ne prenait aucune part à ce tumulte. Emilio Memmi tournait le dos à la scène, et les yeux mélancoliquement attachés sur Massimilla, il semblait ne vivre que de son regard, il n’avait pas regardé la cantatrice une seule fois.
– Je n’ai pas besoin, caro carino, de te demander le résultat de ma négociation, disait Vendramin à Emilio. Ta Massimilla si pure et si religieuse a été d’une complaisance sublime, enfin elle a été la Tinti !
Le prince répondit par un signe de tête plein d’une horrible mélancolie.
– Ton amour n’a pas déserté les cimes éthérées où tu planes, reprit Vendramin excité par son opium, il ne s’est pas matérialisé. Ce matin, comme depuis six mois, tu as senti des fleurs déployant leurs calices embaumés sous les voûtes de ton crâne démesurément agrandi. Ton cœur grossi a reçu tout ton sang, et s’est heurté à ta gorge. Il s’est développé là, dit-il en lui posant la main sur la poitrine, des sensations enchanteresses. La voix de Massimilla y arrivait par ondées lumineuses, sa main délivrait mille voluptés emprisonnées qui abandonnaient les replis de ta cervelle pour se grouper nuageusement autour de toi, et t’enlever, léger de ton corps, baigné de pourpre, dans un air bleu au-dessus des montagnes de neige où réside le pur amour des anges. Le sourire et les {p. 56} baisers de ses lèvres te revêtaient d’une robe vénéneuse qui consumait les derniers vestiges de ta nature terrestre. Ses yeux étaient deux étoiles qui te faisaient devenir lumière sans ombre. Vous étiez comme deux anges prosternés sur les palmes célestes, attendant que les portes du paradis s’ouvrissent ; mais elles tournaient difficilement sur leurs gonds, et dans ton impatience tu les frappais sans pouvoir les atteindre. Ta main ne rencontrait que des nuées plus alertes que ton désir. Couronnée de roses blanches et semblable à une fiancée céleste, ta lumineuse amie pleurait de ta fureur. Peut-être disait-elle à la Vierge de mélodieuses litanies, tandis que les diaboliques voluptés de la terre te soufflaient leurs infâmes clameurs, tu dédaignais alors les fruits divins de cette extase dans laquelle je vis aux dépens de mes jours.
– Ton ivresse, cher Vendramin, dit avec calme Emilio, est au-dessous de la réalité. Qui pourrait dépeindre cette langueur purement corporelle où nous plonge l’abus des plaisirs rêvés, et qui laisse à l’âme son éternel désir, à l’esprit ses facultés pures ? Mais je suis las de ce supplice qui m’explique celui de Tantale. Cette nuit est la dernière de mes nuits. Après avoir tenté mon dernier effort, je rendrai son enfant à notre mère, l’Adriatique recevra mon dernier soupir !…
– Es-tu bête, reprit Vendramin ; mais non, tu es fou, car la folie, cette crise que nous méprisons, est le souvenir d’un état antérieur qui trouble notre forme actuelle. Le génie de mes rêves m’a dit de ces choses et bien d’autres ! Tu veux réunir la duchesse et la Tinti ; mais, mon Emilio, prends-les séparément, ce sera plus sage. Raphaël seul a réuni la Forme et l’Idée. Tu veux être Raphaël en amour ; mais on ne crée pas le hasard. Raphaël est un raccroc du Père éternel qui a fait la Forme et l’Idée ennemies, autrement rien ne vivrait. Quand le principe est plus fort que le résultat, il n’y a rien de produit. Nous devons être ou sur la terre ou dans le ciel. Reste dans le ciel, tu seras toujours trop tôt sur la terre.
– Je reconduirai la duchesse, dit le prince, et je risquerai ma dernière tentative… Après ?
– Après, dit vivement Vendramin, promets-moi de venir me prendre à Florian ?
– Oui.
Cette conversation, tenue en grec moderne entre Vendramin et {p. 57} le prince, qui savaient cette langue comme la savent beaucoup de Vénitiens, n’avait pu être entendue de la duchesse et du Français. Quoique très en dehors du cercle d’intérêt qui enlaçait la duchesse, Emilio et Vendramin, car tous trois se comprenaient par des regards italiens, fins, incisifs, voilés, obliques tour à tour, le médecin finit par entrevoir une partie de la vérité. Une ardente prière de la duchesse à Vendramin avait dicté à ce jeune Vénitien sa proposition à Emilio, car la Cataneo avait flairé la souffrance qu’éprouvait son amant dans le pur ciel où il s’égarait, elle qui ne flairait pas la Tinti.
– Ces deux jeunes gens sont fous, dit le médecin.
– Quant au prince, répondit la duchesse, laissez-moi le soin de le guérir ; quant à Vendramin, s’il n’a pas entendu cette sublime musique, peut-être est-il incurable.
– Si vous vouliez me dire d’où vient leur folie, je les guérirais, s’écria le médecin.
– Depuis quand un grand médecin n’est-il plus un devin ? demanda railleusement la duchesse.
Le ballet était fini depuis longtemps, le second acte de Mosè commençait, le parterre se montrait très attentif. Le bruit s’était répandu que le duc Cataneo avait sermonné Genovese en lui représentant combien il faisait de tort à Clarina, la diva du jour. On s’attendait à un sublime second acte.
– Le prince et son père ouvrent la scène, dit la duchesse, ils ont cédé de nouveau, tout en insultant aux Hébreux ; mais ils frémissent de rage. Le père est consolé par le prochain mariage de son fils, et le fils est désolé de cet obstacle qui augmente encore son amour, contrarié de tous côtés. Genovese et Carthagenova chantent admirablement. Vous le voyez, le ténor fait sa paix avec le parterre. Comme il met bien en œuvre les richesses de cette musique !… La phrase dite par le fils sur la tonique, redite par le père sur la dominante, appartient au système simple et grave sur lequel repose cette partition, où la sobriété des moyens rend encore plus étonnante la fertilité de la musique. L’Égypte est là tout entière. Je ne crois pas qu’il existe un morceau moderne où respire une pareille noblesse. La paternité grave et majestueuse d’un roi s’exprime dans cette phrase magnifique et conforme au grand style qui règne dans toute l’œuvre. Certes, le fils d’un Pharaon versant sa douleur dans le sein de son père, et la lui faisant éprouver, ne peut être mieux {p. 58} représenté que par ces images grandioses. Ne trouvez-vous pas en vous-même un sentiment de la splendeur que nous prêtons à cette antique monarchie ?
– C’est de la musique sublime ! dit le Français.
– L’air de la Pace mia smarrita, que va chanter la reine, est un de ces airs de bravoure et de facture auxquels tous les compositeurs sont condamnés et qui nuisent au dessin général du poëme, mais leur opéra n’existerait souvent point s’ils ne satisfaisaient l’amour-propre de la prima donna. Néanmoins cette tartine musicale est si largement traitée qu’elle est textuellement exécutée sur tous les théâtres. Elle est si brillante que les cantatrices n’y substituent point leur air favori, comme cela se pratique dans la plupart des opéras. Enfin voici le point brillant de la partition, le duo d’Osiride et d’Elcia dans le souterrain où il veut la cacher pour l’enlever aux Hébreux qui partent, et s’enfuir avec elle de l’Égypte. Les deux amants sont troublés par l’arrivée d’Aaron qui est allé prévenir Amalthée, et nous allons entendre le roi des quatuors : Mi manca la voce, mi sento morire. Ce Mi manca la voce est un de ces chefs-d’œuvre qui résisteront à tout, même au temps, ce grand destructeur des modes en musique, car il est pris à ce langage d’âme qui ne varie jamais. Mozart possède en propre son fameux finale de Don Juan, Marcello son psaume Cœli enarrant gloriam Dei, Cimarosa son Pria chè spunti, Beethoven sa Symphonie en ut mineur, Pergolèse son Stabat, Rossini gardera son Mi manca la voce. C’est surtout la facilité merveilleuse avec laquelle il varie la forme qu’il faut admirer chez Rossini ; pour obtenir ce grand effet, il a eu recours au vieux mode du canon à l’unisson pour faire entrer ses voix et les fondre dans une même mélodie. Comme la forme de ces sublimes cantilènes était neuve, il l’a établie dans un vieux cadre ; et pour la mieux mettre en relief, il a éteint l’orchestre, en n’accompagnant la voix que par des arpèges de harpes. Il est impossible d’avoir plus d’esprit dans les détails et plus de grandeur dans l’effet général. Mon Dieu ! toujours du tumulte, dit la duchesse.
Genovese, qui avait si bien chanté son duo avec Carthagenova, faisait sa propre charge auprès de la Tinti. De grand chanteur, il devenait le plus mauvais de tous les choristes. Il s’éleva le plus effroyable tumulte qui ait oncques troublé les voûtes de la Fenice. Le tumulte ne céda qu’à la voix de la Tinti qui, enragée de {p. 59} l’obstacle apporté par l’entêtement de Genovese, chanta Mi manca la voce, comme nulle cantatrice ne le chantera. L’enthousiasme fut au comble, les spectateurs passèrent de l’indignation et de la fureur aux jouissances les plus aiguës.
– Elle me verse des flots de pourpre dans l’âme, disait Capraja en bénissant de sa main étendue la diva Tinti.
– Que le ciel épuise ses grâces sur ta tête ! lui cria un gondolier.
– Le Pharaon va révoquer ses ordres, reprit la duchesse pendant que l’émeute se calmait au parterre, Moïse le foudroiera sur son trône en lui annonçant la mort de tous les aînés de l’Égypte et chantant cet air de vengeance qui contient les tonnerres du ciel, et où résonnent les clairons hébreux. Mais ne vous y trompez pas, cet air est un air de Pacini, que Carthagenova substitue à celui de Rossini. Cet air de Paventa restera sans doute dans la partition ; il fournit trop bien aux basses l’occasion de déployer les richesses de leur voix, et ici l’expression doit l’emporter sur la science. D’ailleurs, l’air est magnifique de menaces, aussi ne sais-je si l’on nous le laissera longtemps chanter.
Une salve de bravos et d’applaudissements, suivie d’un profond et prudent silence, accueillit l’air ; rien ne fut plus significatif ni plus vénitien que cette hardiesse, aussitôt réprimée.
– Je ne vous dirai rien du tempo di marcia qui annonce le couronnement d’Osiride, par lequel le père veut braver la menace de Moïse, il suffit de l’écouter. Leur fameux Beethoven n’a rien écrit de plus magnifique. Cette marche, pleine de pompes terrestres, contraste admirablement avec la marche des Hébreux. Comparez-les ? la musique est ici d’une inouïe fécondité. Elcia déclare son amour à la face des deux chefs des Hébreux, et le sacrifie par cet admirable air de Porge la destra amata (Donnez à une autre votre main adorée). Ah ! quelle douleur ! voyez la salle ?
– Bravo ! cria le parterre quand Genovese fut foudroyé.
– Délivrée de son déplorable compagnon, nous entendrons la Tinti chanter : O desolata Elcia ! la terrible cavatine où crie un amour réprouvé par Dieu.
– Rossini, où es-tu pour entendre si magnifiquement rendu ce que ton génie t’a dicté, dit Cataneo, Clarina n’est-elle pas son égale ? demanda-t-il à Capraja. Pour animer ces notes par des bouffées de feu qui, parties des poumons, se grossissent dans l’air {p. 60} de je ne sais quelles substances ailées que nos oreilles aspirent et qui nous élèvent au ciel par un ravissement amoureux, il faut être Dieu !
– Elle est comme cette belle plante indienne qui s’élance de terre, ramasse dans l’air une invisible nourriture et lance, de son calice arrondi en spirale blanche, des nuées de parfums qui font éclore des rêves dans notre cerveau, répondit Capraja.
La Tinti fut rappelée et reparut seule, elle fut saluée par des acclamations, elle reçut mille baisers que chacun lui envoyait du bout des doigts ; on lui jeta des roses, et une couronne pour laquelle des femmes donnèrent les fleurs de leurs bonnets, presque tous envoyés par les modistes de Paris. On redemanda la cavatine.
– Avec quelle impatience Capraja, l’amant de la roulade, n’attendait-il pas ce morceau qui ne tire sa valeur que de l’exécution, dit alors la duchesse. Là, Rossini a mis, pour ainsi dire, la bride sur le cou à la fantaisie de la cantatrice. La roulade et l’âme de la cantatrice y sont tout. Avec une voix ou une exécution médiocre, ce ne serait rien. Le gosier doit mettre en œuvre les brillants de ce passage. La cantatrice doit exprimer la plus immense douleur, celle d’une femme qui voit mourir son amant sous ses yeux ! La Tinti, vous l’entendez, fait retentir la salle des notes les plus aiguës, et pour laisser toute liberté à l’art pur, à la voix, Rossini a écrit là des phrases nettes et franches, il a, par un dernier effort, inventé ces déchirantes exclamations musicales : Tormenti ! affanni ! smanie ! Quels cris ! que de douleur dans ces roulades ! La Tinti, vous le voyez, a enlevé la salle par ses sublimes efforts.
Le Français, stupéfait de cette furie amoureuse de toute une salle pour la cause de ses jouissances, entrevit un peu la véritable Italie ; mais ni la duchesse, ni Vendramin, ni Emilio ne firent la moindre attention à l’ovation de la Tinti qui recommença. La duchesse avait peur de voir son Emilio pour la dernière fois ; quant au prince, devant la duchesse, cette imposante divinité qui l’enlevait au ciel, il ignorait où il se trouvait, il n’entendait pas la voix voluptueuse de celle qui l’avait initié aux voluptés terrestres, car une horrible mélancolie faisait entendre à ses oreilles un concert de voix plaintives accompagnées d’un bruissement semblable à celui d’une pluie abondante. Vendramin, habillé en procurateur, voyait alors la cérémonie du Bucentaure. Le Français, qui avait fini par deviner un étrange et douloureux mystère entre le prince {p. 61} et la duchesse, entassait les plus spirituelles conjectures pour se l’expliquer. La scène avait changé. Au milieu d’une belle décoration représentant le désert et la mer Rouge, les évolutions des Égyptiens et des Hébreux se firent, sans que les pensées auxquelles les quatre personnages de cette loge étaient en proie eussent été troublées. Mais quand les premiers accords des harpes annoncèrent la prière des Hébreux délivrés, le prince et Vendramin se levèrent et s’appuyèrent chacun à l’une des cloisons de la loge, la duchesse mit son coude sur l’appui de velours, et se tint la tête dans sa main gauche.
Le Français, averti par ces mouvements de l’importance attachée par toute la salle à ce morceau si justement célèbre, l’écouta religieusement. La salle entière redemanda la prière en l’applaudissant à outrance.
– Il me semble avoir assisté à la libération de l’Italie, pensait un Milanais.
– Cette musique relève les têtes courbées, et donne de l’espérance aux cœurs les plus endormis, s’écriait un Romagnol.
– Ici, dit la duchesse au Français dont l’émotion fut visible, la science a disparu, l’inspiration seule a dicté ce chef-d’œuvre, il est sorti de l’âme comme un cri d’amour ! Quant à l’accompagnement, il consiste en arpèges de harpe, et l’orchestre ne se développe qu’à la dernière reprise de ce thème céleste. Jamais Rossini ne s’élèvera plus haut que dans cette prière, il fera tout aussi bien, jamais mieux : le sublime est toujours semblable à lui-même ; mais ce chant est encore une de ces choses qui lui appartiendront en entier. L’analogue d’une pareille conception ne pourrait se trouver que dans les psaumes divins du divin Marcello, un noble Vénitien qui est à la musique ce que le Giotto est à la peinture. La majesté de la phrase, dont la forme se déroule en nous apportant d’inépuisables mélodies, est égale à ce que les génies religieux ont inventé de plus ample. Quelle simplicité dans le moyen. Moïse attaque le thème en sol mineur, et termine par une cadence en si bémol, qui permet au chœur de le reprendre pianissimo d’abord en si bémol, et de le rendre par une cadence en sol mineur. Ce jeu si noble dans les voix, recommencé trois fois, s’achève à la dernière strophe par une strette en sol majeur dont l’effet est étourdissant pour l’âme. Il semble qu’en montant vers les cieux, le chant de ce peuple sorti d’esclavage {p. 62} rencontre des chants tombés des sphères célestes. Les étoiles répondent joyeusement à l’ivresse de la terre délivrée. La rondeur périodique de ces motifs, la noblesse des lentes gradations qui préparent l’explosion du chant et son retour sur lui-même, développent des images célestes dans l’âme. Ne croiriez-vous pas voir les cieux entr’ouverts, les anges armés de leurs sistres d’or, les séraphins prosternés agitant leurs encensoirs chargés de parfums, et les archanges appuyés sur leurs épées flamboyantes qui viennent de vaincre les impies. Le secret de cette harmonie, qui rafraîchit la pensée, est, je crois, celui de quelques œuvres humaines bien rares, elle nous jette pour un moment dans l’infini, nous en avons le sentiment, nous l’entrevoyons dans ces mélodies sans bornes comme celles qui se chantent autour du trône de Dieu. Le génie de Rossini nous conduit à une hauteur prodigieuse. De là, nous apercevons une terre promise où nos yeux caressés par des lueurs célestes se plongent sans y rencontrer d’horizon. Le dernier cri d’Elcia presque guérie rattache un amour terrestre à cette hymne de reconnaissance. Ce cantilène est un trait de génie. – Chantez, dit la duchesse en entendant la dernière strophe exécutée comme elle était écoutée, avec un sombre enthousiasme ; chantez, vous êtes libres.
Ce dernier mot fut dit d’un accent qui fit tressaillir le médecin ; et pour arracher la duchesse à son amère pensée, il lui fit, pendant le tumulte excité par les rappels de la Tinti, une de ces querelles auxquelles les Français excellent.
– Madame, dit-il, en m’expliquant ce chef-d’œuvre que grâce à vous je reviendrai entendre demain, en le comprenant et dans ses moyens et dans son effet, vous m’avez parlé souvent de la couleur de la musique, et de ce qu’elle peignait ; mais en ma qualité d’analyste et de matérialiste, je vous avouerai que je suis toujours révolté par la prétention qu’ont certains enthousiastes de nous faire croire que la musique peint avec des sons. N’est-ce pas comme si les admirateurs de Raphaël prétendaient qu’il chante avec des couleurs ?
– Dans la langue musicale, répondit la duchesse, peindre, c’est réveiller par des sons certains souvenirs dans notre cœur, ou certaines images dans notre intelligence, et ces souvenirs, ces images ont leur couleur, elles sont tristes ou gaies. Vous nous faites une querelle de mots, voilà tout. Selon Capraja, chaque instrument a {p. 63} sa mission, et s’adresse à certaines idées comme chaque couleur répond en nous à certains sentiments. En contemplant des arabesques d’or sur un fond bleu, avez-vous les mêmes pensées qu’excitent en vous des arabesques rouges sur un fond noir ou vert ? Dans l’une comme dans l’autre peinture, il n’y a point de figures, point de sentiments exprimés, c’est l’art pur, et néanmoins nulle âme ne restera froide en les regardant. Le hautbois n’a-t-il pas sur tous les esprits le pouvoir d’éveiller des images champêtres, ainsi que presque tous les instruments à vent. Les cuivres n’ont-ils pas je ne sais quoi de guerrier, ne développent-ils pas en nous des sensations animées et quelque peu furieuses ? Les cordes, dont la substance est prise aux créations organisées, ne s’attaquent-elles pas aux fibres les plus délicates de notre organisation, ne vont-elles pas au fond de notre cœur ? Quand je vous ai parlé des sombres couleurs, du froid des notes employées dans l’introduction de Mosè, n’étais-je pas autant dans le vrai que vos critiques en nous parlant de la couleur de tel ou tel écrivain ? Ne reconnaissez-vous pas le style nerveux, le style pâle, le style animé, le style coloré ? L’Art peint avec des mots, avec des sons, avec des couleurs, avec des lignes, avec des formes ; si ses moyens sont divers, les effets sont les mêmes. Un architecte italien vous donnera la sensation qu’excite en nous l’introduction de Mosè, en nous promenant dans des allées sombres, hautes, touffues, humides, et nous faisant arriver subitement en face d’une vallée pleine d’eau, de fleurs, de fabriques, et inondée de soleil. Dans leurs efforts grandioses, les arts ne sont que l’expression des grands spectacles de la nature. Je ne suis pas assez savante pour entrer dans la philosophie de la musique ; allez questionner Capraja, vous serez surpris de ce qu’il vous dira. Selon lui, chaque instrument ayant pour ses expressions la durée, le souffle ou la main de l’homme, est supérieur comme langage à la couleur qui est fixe, et au mot qui a des bornes. La langue musicale est infinie, elle contient tout, elle peut tout exprimer. Savez-vous maintenant en quoi consiste la supériorité de l’œuvre que vous avez entendue ? Je vais vous l’expliquer en peu de mots. Il y a deux musiques : une petite, mesquine, de second ordre, partout semblable à elle-même, qui repose sur une centaine de phrases que chaque musicien s’approprie, et qui constitue un bavardage plus ou moins agréable avec lequel vivent la plupart des compositeurs ; on écoute leurs chants, leurs prétendues mélodies, {p. 64} on a plus ou moins de plaisir, mais il n’en reste absolument rien dans la mémoire ; cent ans se passent, ils sont oubliés. Les peuples, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, ont gardé, comme un précieux trésor, certains chants qui résument leurs mœurs et leurs habitudes, je dirai presque leur histoire. Écoutez un de ces chants nationaux (et le chant grégorien a recueilli l’héritage des peuples antérieurs en ce genre), vous tombez en des rêveries profondes, il se déroule dans votre âme des choses inouïes, immenses, malgré la simplicité de ces rudiments, de ces ruines musicales. Eh ! bien, il y a par siècle un ou deux hommes de génie, pas davantage, les Homères de la musique, à qui Dieu donne le pouvoir de devancer les temps, et qui formulent ces mélodies pleines de faits accomplis, grosses de poëmes immenses. Songez-y bien, rappelez-vous cette pensée, elle sera féconde, redite par vous : c’est la mélodie et non l’harmonie qui a le pouvoir de traverser les âges. La musique de cet oratorio contient un monde de ces choses grandes et sacrées. Une œuvre qui débute par cette introduction et qui finit par cette prière est immortelle, immortelle comme l’O filii et filiæ de Pâques, comme le Dies iræ de la Mort, comme tous les chants qui survivent en tous les pays à des splendeurs, à des joies, à des prospérités perdues.
Deux larmes que la duchesse essuya en sortant de sa loge disaient assez qu’elle songeait à la Venise qui n’était plus ; aussi Vendramin lui baisa-t-il la main.
La représentation finissait par un concert des malédictions les plus originales, par les sifflets prodigués à Genovese, et par un accès de folie en faveur de la Tinti. Depuis longtemps les Vénitiens n’avaient eu de théâtre plus animé, leur vie était enfin réchauffée par cet antagonisme qui n’a jamais failli en Italie, où la moindre ville a toujours vécu par les intérêts opposés de deux factions : les Gibelins et les Guelfes partout, les Capulets et les Montaigus 5 à Vérone, les Geremeï et les Lomelli à Bologne, les Fieschi et les Doria à Gênes, les patriciens et le peuple, le sénat et les tribuns de la république romaine, les Pazzi et les Medici à Florence, les Sforza et les Visconti à Milan, les Orsini et les Colonna à Rome ; enfin partout et en tous lieux le même mouvement. Dans les rues, il y avait déjà des Genovesiens et des Tintistes. Le prince reconduisit la duchesse, que l’amour d’Osiride avait plus qu’attristée ; elle croyait pour elle-même à quelque catastrophe semblable, et ne {p. 65} pouvait que presser Emilio sur son cœur, comme pour le garder près d’elle.
– Songe à ta promesse, lui dit Vendramin, je t’attends sur la place.
Vendramin prit le bras du Français, et lui proposa de se promener sur la place Saint-Marc en attendant le prince.
– Je serai bien heureux s’il ne revient pas, dit-il.
Cette parole fut le point de départ d’une conversation entre le Français et Vendramin, qui vit en ce moment un avantage à consulter un médecin, et qui lui raconta la singulière position dans laquelle était Emilio. Le Français fit ce qu’en toute occasion font les Français, il se mit à rire. Vendramin, qui trouvait la chose énormément sérieuse, se fâcha ; mais il s’apaisa quand l’élève de Magendie, de Flourens, de Cuvier, de Dupuytren, de Broussais, lui dit qu’il croyait pouvoir guérir le prince de son bonheur excessif, et dissiper la céleste poésie dans laquelle il environnait la duchesse comme d’un nuage.
– Heureux malheur, dit-il. Les anciens, qui n’étaient pas aussi niais que le ferait supposer leur ciel de cristal et leurs idées en physique, ont voulu peindre dans leur fable d’Ixion cette puissance qui annule le corps et rend l’esprit souverain de toutes choses.
Vendramin et le médecin virent venir Genovese, accompagné du fantasque Capraja. Le mélomane désirait vivement savoir la véritable cause du fiasco. Le ténor, mis sur cette question, bavardait comme ces hommes qui se grisent par la force des idées que leur suggère une passion.
– Oui, signor, je l’aime, je l’adore avec une fureur dont je ne me croyais plus capable après m’être lassé des femmes. Les femmes nuisent trop à l’art pour qu’on puisse mener ensemble les plaisirs et le travail. La Clara croit que je suis jaloux de ses succès et que j’ai voulu empêcher son triomphe à Venise ; mais je l’applaudissais dans la coulisse et criais : Diva ! plus fort que toute la salle.
– Mais, dit Cataneo en survenant, ceci n’explique pas comment de chanteur divin tu es devenu le plus exécrable de tous ceux qui font passer de l’air par leur gosier, sans l’empreindre de cette suavité enchanteresse qui nous ravit.
– Moi, dit le virtuose, moi devenu mauvais chanteur, moi qui égale les plus grands maîtres !
{p. 66} En ce moment, le médecin français, Vendramin, Capraja, Cataneo et Genovese avaient marché jusqu’à la Piazzeta. Il était minuit. Le golfe brillant que dessinent les églises de Saint-Georges et de Saint-Paul au bout de la Giudecca, et le commencement du canal Grande, si glorieusement ouvert par la dogana, et par l’église dédiée à la Maria della Salute, ce magnifique golfe était paisible. La lune éclairait les vaisseaux devant la rive des Esclavons. L’eau de Venise, qui ne subit aucune des agitations de la mer, semblait vivante, tant ses millions de paillettes frissonnaient. Jamais chanteur ne se trouva sur un plus magnifique théâtre. Genovese prit le ciel et la mer à témoin par un mouvement d’emphase ; puis, sans autre accompagnement que le murmure de la mer, il chanta l’air d’ombra adorata, le chef-d’œuvre de Crescentini. Ce chant, qui s’éleva entre les fameuses statues de saint Théodore et saint Georges, au sein de Venise déserte, éclairée par la lune, les paroles si bien en harmonie avec ce théâtre, et la mélancolique expression de Genovese, tout subjugua les Italiens et le Français. Aux premiers mots, Vendramin eut le visage couvert de grosses larmes. Capraja fut immobile comme une des statues du palais ducal. Cataneo parut ressentir une émotion. Le Français, surpris, réfléchissait comme un savant saisi par un phénomène qui casse un de ses axiomes fondamentaux. Ces quatre esprits si différents, dont les espérances étaient si pauvres, qui ne croyaient à rien ni pour eux ni après eux, qui se faisaient à eux-mêmes la concession d’être une forme passagère et capricieuse, comme une herbe ou quelque coléoptère, entrevirent le ciel. Jamais la musique ne mérita mieux son épithète de divine. Les sons consolateurs partis de ce gosier environnaient les âmes de nuées douces et caressantes. Ces nuées, à demi visibles, comme les cimes de marbre qu’argentait alors la lune autour des auditeurs, semblaient servir de siéges à des anges dont les ailes exprimaient l’adoration, l’amour, par des agitations religieuses. Cette simple et naïve mélodie, en pénétrant les sens intérieurs, y apportait la lumière. Comme la passion était sainte ! Mais quel affreux réveil la vanité du ténor préparait à ces nobles émotions.
– Suis-je un mauvais chanteur ? dit Genovese après avoir terminé l’air.
Tous regrettèrent que l’instrument ne fût pas une chose céleste. Cette musique angélique était donc due à un sentiment {p. 67} d’amour-propre blessé. Le chanteur ne sentait rien, il ne pensait pas plus aux pieux sentiments, aux divines images qu’il soulevait dans les cœurs, que le violon ne sait ce que Paganini lui fait dire. Tous avaient voulu voir Venise soulevant son linceul et chantant elle-même, et il ne s’agissait que du fiasco d’un ténor.
– Devinez-vous le sens d’un pareil phénomène ? demanda le médecin à Capraja en désirant faire causer l’homme que la duchesse lui avait signalé comme un profond penseur.
– Lequel ?… dit Capraja.
– Genovese, excellent quand la Tinti n’est pas là, devient auprès d’elle un âne qui brait, dit le Français.
– Il obéit à une loi secrète dont la démonstration mathématique sera peut-être donnée par un de vos chimistes, et que le siècle suivant trouvera dans une formule pleine d’X, d’A et de B entremêlés de petites fantaisies algébriques, de barres, de signes et de lignes qui me donnent la colique, en ce que les plus belles inventions de la Mathématique n’ajoutent pas grand’chose à la somme de nos jouissances. Quand un artiste a le malheur d’être plein de la passion qu’il veut exprimer, il ne saurait la peindre, car il est la chose même au lieu d’en être l’image. L’art procède du cerveau et non du cœur. Quand votre sujet vous domine, vous en êtes l’esclave et non le maître. Vous êtes comme un roi assiégé par son peuple. Sentir trop vivement au moment où il s’agit d’exécuter, c’est l’insurrection des sens contre la faculté !
– Ne devrions-nous pas nous convaincre de ceci par un nouvel essai, demanda le médecin.
– Cataneo, tu peux mettre encore en présence ton ténor et la prima donna, dit Capraja 6 à son ami Cataneo.
– Messieurs, répondit le duc, venez souper chez moi. Nous devons réconcilier le ténor avec la Clarina, sans quoi la saison serait perdue pour Venise.
L’offre fut acceptée.
– Gondoliers ! cria Cataneo.
– Un instant, dit Vendramin au duc, Memmi m’attend à Florian, je ne veux pas le laisser seul, grisons-le ce soir, ou il se tuera demain…
– Corpo santo, s’écria le duc, je veux conserver ce brave garçon pour le bonheur et l’avenir de ma famille, je vais l’inviter.
Tous revinrent au café Florian, où la foule était animée par {p. 68} d’orageuses discussions, qui cessèrent à l’aspect du ténor. Dans un coin, près d’une des fenêtres donnant sur la galerie, sombre, l’œil fixe, les membres immobiles, le prince offrait une horrible image du désespoir.
– Ce fou, dit en français le médecin à Vendramin, ne sait pas ce qu’il veut ! Il se rencontre au monde un homme qui peut séparer une Massimilla Doni de toute la création, en la possédant dans le ciel, au milieu des pompes idéales qu’aucune puissance ne peut réaliser ici-bas. Il peut voir sa maîtresse toujours sublime et pure, toujours entendre en lui-même ce que nous venons d’écouter au bord de la mer, toujours vivre sous le feu de deux yeux qui lui font l’atmosphère chaude et dorée que Titien a mise autour de sa vierge dans son Assomption, et que Raphaël le premier avait inventée, après quelque révélation, pour le Christ transfiguré, et cet homme n’aspire qu’à barbouiller cette poésie ! Par mon ministère, il réunira son amour sensuel et son amour céleste dans cette seule femme ! Enfin il fera comme nous tous, il aura une maîtresse. Il possédait une divinité, il en veut faire une femelle ! Je vous le dis, monsieur, il abdique le ciel. Je ne réponds pas que plus tard il ne meure de désespoir. Ô figures féminines, finement découpées par un ovale pur et lumineux, qui rappelez les créations où l’art a lutté victorieusement avec la nature ! Pieds divins qui ne pouvez marcher, tailles sveltes qu’un souffle terrestre briserait, formes élancées qui ne concevront jamais, vierges entrevues par nous au sortir de l’enfance, admirées en secret, adorées sans espoir, enveloppées des rayons de quelque désir infatigable, vous qu’on ne revoit plus, mais dont le sourire domine toute notre existence, quel pourceau d’Épicure a jamais voulu vous plonger dans la fange de la terre ! Eh ! monsieur, le soleil ne rayonne sur la terre et ne l’échauffe que parce qu’il est à trente-trois millions de lieues ; allez auprès, la science vous avertit qu’il n’est ni chaud ni lumineux, car la science sert à quelque chose, ajouta-t-il en regardant Capraja.
– Pas mal pour un médecin français ! dit Capraja en frappant un petit coup de main sur l’épaule de l’étranger. Vous venez d’expliquer ce que l’Europe comprend le moins de Dante, sa Bice ! ajouta-t-il. Oui, Béatrix, cette figure idéale, la reine des fantaisies du poète, élue entre toutes, consacrée par les larmes, déifiée par le souvenir, sans cesse rajeunie par des désirs inexaucés !
– Mon prince, disait le duc à l’oreille d’Emilio, venez souper {p. 69} avec moi. Quand on prend à un pauvre Napolitain sa femme et sa maîtresse, on ne peut lui rien refuser.
Cette bouffonnerie napolitaine, dite avec le bon ton aristocratique, arracha un sourire à Emilio, qui se laissa prendre par le bras et emmener. Le duc avait commencé par expédier chez lui l’un des garçons du café. Comme le palais Memmi était dans le canal Grande, du côté de Santa-Maria della Salute, il fallait y aller en faisant le tour à pied par le Rialto, ou s’y rendre en gondole ; mais les convives ne voulurent pas se séparer, et chacun préféra marcher à travers Venise. Le duc fut obligé par ses infirmités de se jeter dans sa gondole.
Vers deux heures du matin, qui eût passé devant le palais Memmi l’aurait vu vomissant la lumière sur les eaux du grand canal par toutes ses croisées, aurait entendu la délicieuse ouverture de la Semiramide, exécutée au bas de ses degrés par l’orchestre de la Fenice, qui donnait une serénade à la Tinti. Les convives étaient à table dans la galerie du second étage. Du haut du balcon, la Tinti chantait en remerciement le buona sera d’Almaviva, pendant que l’intendant du duc distribuait aux pauvres artistes les libéralités de son maître, en les conviant à un dîner pour le lendemain ; politesses auxquelles sont obligés les grands seigneurs qui protègent des cantatrices, et les dames qui protègent des chanteurs. Dans ce cas, il faut nécessairement épouser tout le théâtre. Cataneo faisait richement les choses, il était le croupier de l’entrepreneur, et cette saison lui coûta deux mille écus. Il avait fait venir le mobilier du palais, un cuisinier français, des vins de tous les pays. Aussi croyez que le souper fut royalement servi. Placé à côté de la Tinti, le prince sentit vivement, pendant tout le souper, ce que les poètes appellent dans toutes les langues les flèches de l’amour. L’image de la sublime Massimilla s’obscurcissait comme l’idée de Dieu se couvre parfois des nuages du doute dans l’esprit des savants solitaires. La Tinti se trouvait la plus heureuse femme de la terre en se voyant aimée par Emilio ; sûre de le posséder, elle était animée d’une joie qui se reflétait sur son visage, sa beauté resplendissait d’un éclat si vif, que chacun en vidant son verre ne pouvait s’empêcher de s’incliner vers elle par un salut d’admiration.
– La duchesse ne vaut pas la Tinti, disait le médecin en oubliant sa théorie sous le feu des yeux de la Sicilienne.
Le ténor mangeait et buvait mollement, il semblait vouloir {p. 70} s’identifier à la vie de la prima donna, et perdait ce gros bon sens de plaisir qui distingue les chanteurs italiens.
– Allons, signorina, dit le duc en adressant un regard de prière à la Tinti, et vous, caro primo uomo, dit-il à Genovese, confondez vos voix dans un accord parfait. Répétez l’ut de Qual portento, à l’arrivée de la lumière dans l’oratorio, pour convaincre mon vieil ami Capraja de la supériorité de l’accord sur la roulade !
– Je veux l’emporter sur le prince qu’elle aime, car cela crève les yeux, elle l’adore ! se dit Genovese en lui-même.
Quelle fut la surprise des convives qui avaient écouté Genovese au bord de la mer, en l’entendant braire, roucouler, miauler, grincer, se gargariser, rugir, détonner, aboyer, crier, figurer même des sons qui se traduisaient par un râle sourd ; enfin, jouer une comédie incompréhensible en offrant aux regards étonnés une figure exaltée et sublime d’expression, comme celle des martyrs peints par Zurbaran, Murillo, Titien et Raphaël. Le rire que chacun laissa échapper se changea en un sérieux presque tragique au moment où chacun s’aperçut que Genovese était de bonne foi. La Tinti parut comprendre que son camarade l’aimait et avait dit vrai sur le théâtre, pays de mensonges.
– Poverino ! s’écriait-elle en caressant la main du prince sous la table.
– Per dio santò, s’écria Capraja, m’expliqueras-tu quelle est la partition que tu lis en ce moment, assassin de Rossini ! Par grâce, dis-nous ce qui se passe en toi, quel démon se débat dans ton gosier.
– Le démon ? reprit Genovese, dites le dieu de la musique. Mes yeux, comme ceux de sainte Cécile, aperçoivent des anges qui, du doigt, me font suivre une à une les notes de la partition écrite en traits de feu, et j’essaie de lutter avec eux. Per dio, ne me comprenez-vous pas ? le sentiment qui m’anime a passé dans tout mon être ; dans mon cœur et dans mes poumons. Mon gosier et ma cervelle ne font qu’un seul souffle. N’avez-vous jamais en rêve écouté de sublimes musiques, pensées par des compositeurs inconnus qui emploient le son pur que la nature a mis en toute chose et que nous réveillons plus ou moins bien par les instruments avec lesquels nous composons des masses colorées, mais qui, dans ces concerts merveilleux, se produit dégagé des imperfections qu’y mettent les exécutants, ils ne peuvent pas être tout sentiment, {p. 71} tout âme ?… eh ! bien, ces merveilles, je vous les rends, et vous me maudissez ! Vous êtes aussi fou que le parterre de la Fenice, qui m’a sifflé. Je méprisais ce vulgaire de ne pas pouvoir monter avec moi sur la cime d’où l’on domine l’art, et c’est à des hommes remarquables, un Français… Tiens, il est parti !…
– Depuis une demi-heure, dit Vendramin.
– Tant pis ! il m’aurait peut-être compris, puisque de dignes Italiens, amoureux de l’art, ne me comprennent pas…
– Va, va, va ! dit Capraja en frappant de petits coups sur la tête du ténor en souriant, galope sur l’hippogriffe du divin Ariosto ; cours après tes brillantes chimères, theriaki musical.
En effet, chaque convive, convaincu que Genovese était ivre, le laissait parler sans l’écouter. Capraja seul avait compris la question posée par le Français.
Pendant que le vin de Chypre déliait toutes les langues, et que chacun caracolait sur son dada favori, le médecin attendait la duchesse dans une gondole, après lui avoir fait remettre un mot écrit par Vendramin. Massimilla vint dans ses vêtements de nuit, tant elle était alarmée des adieux que lui avait faits le prince, et surprise par les espérances que lui donnait cette lettre.
– Madame, dit le médecin à la duchesse en la faisant asseoir et donnant l’ordre du départ aux gondoliers, il s’agit en ce moment de sauver la vie à Emilio Memmi, et vous seule avez ce pouvoir.
– Que faut-il faire ? demanda-t-elle.
– Ah ! vous résignerez-vous à jouer un rôle infâme malgré la plus noble figure qu’il soit possible d’admirer en Italie. Tomberez-vous, du ciel bleu où vous êtes, au lit d’une courtisane ? Enfin, vous, ange sublime, vous, beauté pure et sans tache, consentirez-vous à deviner l’amour de la Tinti, chez elle, et de manière à tromper l’ardent Emilio que l’ivresse rendra d’ailleurs peu clairvoyant.
– Ce n’est que cela, dit-elle en souriant et en montrant au Français étonné un coin inaperçu par lui du délicieux caractère de l’Italienne aimante. Je surpasserai la Tinti, s’il le faut, pour sauver la vie à mon ami.
– Et vous confondrez en un seul 7 deux amours séparés chez lui par une montagne de poésie qui fondra comme la neige d’un glacier sous les rayons du soleil en été.
– Je vous aurai d’éternelles obligations, dit gravement la duchesse.
{p. 72} Quand le médecin français rentra dans la galerie, où l’orgie avait pris le caractère de la folie vénitienne, il eut un air joyeux qui échappa au prince fasciné par la Tinti, de laquelle il se promettait les enivrantes délices qu’il avait déjà goûtées. La Tinti nageait en vraie Sicilienne dans les émotions d’une fantaisie amoureuse sur le point d’être satisfaite. Le Français dit quelques mots à l’oreille de Vendramin, et la Tinti s’en inquiéta.
– Que complotez-vous ? demanda-t-elle à l’ami du prince.
– Êtes-vous bonne fille ? lui dit à l’oreille le médecin qui avait la dureté de l’opérateur.
Ce mot entra dans l’entendement de la pauvre fille comme un coup de poignard dans le cœur.
– Il s’agit de sauver la vie à Emilio ! ajouta Vendramin.
– Venez, dit le médecin à la Tinti.
La pauvre cantatrice se leva et alla au bout de la table, entre Vendramin et le médecin, où elle parut être comme une criminelle entre son confesseur et son bourreau. Elle se débattit longtemps, mais elle succomba par amour pour Emilio. Le dernier mot du médecin fut : Et vous guérirez Genovese !
La Tinti dit un mot au ténor en faisant le tour de la table. Elle revint au prince, le prit par le cou, le baisa dans les cheveux avec une expression de désespoir qui frappa Vendramin et le Français, les seuls qui eussent leur raison, puis elle s’alla jeter dans sa chambre. Emilio, voyant Genovese quitter la table, et Cataneo enfoncé dans une longue discussion musicale avec Capraja, se coula vers la porte de la chambre de la Tinti, souleva la portière et disparut comme une anguille dans la vase.
– Hé ! bien, Cataneo, disait Capraja, tu as tout demandé aux jouissances physiques, et te voilà suspendu dans la vie à un fil, comme un arlequin de carton, bariolé de cicatrices, et ne jouant que si l’on tire la ficelle d’un accord.
– Mais toi, Capraja, qui as tout demandé aux idées, n’es-tu pas dans le même état, ne vis-tu pas à cheval sur une roulade ?
– Moi, je possède le monde entier, dit Capraja qui fit un geste royal en étendant la main.
– Et moi je l’ai déjà dévoré, répliqua le duc.
Ils s’aperçurent que le médecin et Vendramin étaient partis, et qu’ils se trouvaient seuls.
Le lendemain, après la plus heureuse des nuits heureuses, le {p. 73} sommeil du prince fut troublé par un rêve. Il sentait des perles sur la poitrine qui lui étaient versées par un ange, il se réveilla, il était inondé par les larmes de Massimilla Doni, dans les bras de laquelle il se trouvait, et qui le regardait dormant.
Genovese, le soir à la Fenice, quoique sa camarade Tinti ne l’eût pas laissé se lever avant deux heures après-midi, ce qui, dit-on, nuit à la voix d’un ténor, chanta divinement son rôle dans la Semiramide, il fut redemandé avec la Tinti, il y eut de nouvelles couronnes données, le parterre fut ivre de joie, le ténor ne s’occupait plus de séduire la prima donna par les charmes d’une méthode angélique.
Vendramin fut le seul que le médecin ne put guérir. L’amour d’une patrie qui n’existe plus est une passion sans remède. Le jeune Vénitien, à force de vivre dans sa république du treizième siècle, et de coucher avec cette grande courtisane amenée par l’opium, et de se retrouver dans la vie réelle où le reconduisait l’abattement, succomba, plaint et chéri de ses amis.
L’auteur n’ose pas dire le dénoûment de cette aventure, il est trop horriblement bourgeois. Un mot suffira pour les adorateurs de l’idéal.
La duchesse était grosse !
Les péris, les ondines, les fées, les sylphides du vieux temps, les muses de la Grèce, les vierges de marbre de la Certosa da Pavia, le Jour et la Nuit de Michel-Ange, les petits anges que Bellini le premier mit au bas des tableaux d’église, et que Raphaël a faits si divinement au bas de la Vierge au donataire, et de la madone qui gèle à Dresde, les délicieuses filles d’Orcagna, dans l’église de San-Michele à Florence, les chœurs célestes du tombeau de saint Sébald à Nuremberg, quelques vierges du Duomo de Milan, les peuplades de cent cathédrales gothiques, tout le peuple des figures qui brisent leur forme pour venir à vous, artistes compréhensifs, toutes ces angéliques filles incorporelles accoururent autour du lit de Massimilla, et y pleurèrent !