Honoré de Balzac

La Comédie humaine
Études de mœurs
Scènes de la vie parisienne
Les Secrets de la princesse de Cadignan
{p. 81} À THÉOPHILE GAUTIER

Après les désastres de la Révolution de Juillet qui détruisit plusieurs fortunes aristocratiques soutenues par la Cour, madame la princesse de Cadignan eut l’habileté de mettre sur le compte des événements politiques la ruine complète due à ses prodigalités. Le prince avait quitté la France avec la famille royale en laissant la princesse à Paris, inviolable par le fait de son absence, car les dettes, à l’acquittement desquelles la vente des propriétés vendables ne pouvait suffire, ne pesaient que sur lui. Les revenus du majorat avaient été saisis. Enfin les affaires de cette grande famille se trouvaient en aussi mauvais état que celles de la branche aînée des Bourbons.

Cette femme, si célèbre sous son premier nom de duchesse de Maufrigneuse, prit alors sagement le parti de vivre dans une profonde retraite, et voulut se faire oublier. Paris fut emporté par un courant d’événements si vertigineux, que bientôt la duchesse de Maufrigneuse, enterrée dans la princesse de Cadignan, mutation de nom inconnue à la plupart des nouveaux acteurs de la société mis en scène par la Révolution de Juillet, devint comme une étrangère.

En France, le titre de duc prime tous les autres, même celui de prince, quoiqu’en thèse héraldique pure de tout sophisme, les titres ne signifient absolument rien, et qu’il y ait égalité parfaite entre {p. 82} les gentilshommes. Cette admirable égalité fut jadis soigneusement maintenue par la maison de France ; et, de nos jours, elle l’est encore, au moins nominalement, par le soin qu’ont les rois de donner de simples titres de comtes à leurs enfants. Ce fut en vertu de ce système que François Ier écrasa la splendeur des titres que se donnait le pompeux Charles-Quint en lui signant une réponse : François, seigneur de Vanves. Louis XI avait fait mieux encore, en mariant sa fille à un gentilhomme sans titre, à Pierre de Beaujeu. Le système féodal fut si bien brisé par Louis XIV, que le titre de duc devint dans sa monarchie le suprême honneur de l’aristocratie, et le plus envié. Néanmoins, il est deux ou trois familles en France où la principauté, richement possessionnée autrefois, est mise au-dessus du duché. La maison de Cadignan, qui possède le titre de duc Maufrigneuse pour ses fils aînés, tandis que tous les autres se nomment simplement chevaliers de Cadignan, est une de ces familles exceptionnelles. Comme autrefois deux princes de la maison de Rohan, les princes de Cadignan avaient droit à un trône chez eux ; ils pouvaient avoir des pages, des gentilshommes à leur service. Cette explication est nécessaire, autant pour éviter les sottes critiques de ceux qui ne savent rien que pour constater les grandes choses d’un monde qui, dit-on, s’en va, et que tant de gens poussent sans le comprendre. Les Cadignan portent d’or à cinq fusées de sable accolées et mises en fasce, avec le mot memini pour devise, et la couronne fermée, sans tenants ni lambrequins. Aujourd’hui la grande quantité d’étrangers qui affluent à Paris et une ignorance presque générale de la science héraldique commencent à mettre le titre de prince à la mode. Il n’y a de vrais princes que ceux qui sont possessionnés et auxquels appartient le titre d’Altesse. Le dédain de la noblesse française pour le titre de prince, et les raisons qu’avait Louis XIV de donner la suprématie au titre de duc, ont empêché la France de réclamer l’altesse pour les quelques princes qui existent en France, ceux de Napoléon exceptés. Telle est la raison pour laquelle les princes de Cadignan se trouvent dans une position inférieure, nominalement parlant, vis-à-vis des autres princes du continent.

Les personnes de la société dite du faubourg Saint-Germain protégeaient la princesse par une discrétion respectueuse due à son nom, lequel est de ceux qu’on honorera toujours, à ses malheurs que l’on ne discutait plus, et à sa beauté, la seule chose {p. 83} qu’elle eût conservée de son opulence éteinte. Le monde, dont elle fut l’ornement, lui savait gré d’avoir pris en quelque sorte le voile en se cloîtrant chez elle. Ce bon goût était pour elle, plus que pour toute autre femme, un immense sacrifice. Les grandes choses sont toujours si vivement senties en France, que la princesse regagna par sa retraite tout ce qu’elle avait pu perdre dans l’opinion publique au milieu de ses splendeurs. Elle ne voyait plus qu’une seule de ses anciennes amies, la marquise d’Espard ; encore n’allait-elle ni aux grandes réunions, ni aux fêtes. La princesse et la marquise se visitaient dans la première matinée, et comme en secret. Quand la princesse venait dîner chez son amie, la marquise fermait sa porte. Madame d’Espard fut admirable pour la princesse : elle changea de loge aux Italiens, et quitta les Premières pour une Baignoire du Rez-de-chaussée, en sorte que madame de Cadignan pouvait venir au théâtre sans être vue, et en partir incognito. Peu de femmes eussent été capables d’une délicatesse qui les eût privées du plaisir de traîner à leur suite une ancienne rivale tombée, de s’en dire la bienfaitrice. Dispensée ainsi de faire des toilettes ruineuses, la princesse allait en secret dans la voiture de la marquise, qu’elle n’eût pas acceptée publiquement. Personne n’a jamais su les raisons qu’eut madame d’Espard pour se conduire ainsi avec la princesse de Cadignan ; mais sa conduite fut sublime, et comporta pendant longtemps un monde de petites choses qui, vues une à une, semblent être des niaiseries, et qui, vues en masse, atteignent au gigantesque.

En 1832, trois années avaient jeté leurs tas de neige sur les aventures de la duchesse de Maufrigneuse, et l’avaient si bien blanchie qu’il fallait de grands efforts de mémoire pour se rappeler les circonstances graves de sa vie antérieure. De cette reine adorée par tant de courtisans, et dont les légèretés pouvaient défrayer plusieurs romans, il restait une femme encore délicieusement belle, âgée de trente-six ans, mais autorisée à ne s’en donner que trente, quoiqu’elle fût mère du duc Georges de Maufrigneuse, jeune homme de dix-neuf ans, beau comme Antinoüs, pauvre comme Job, qui devait avoir les plus grands succès, et que sa mère voulait avant tout marier richement. Peut-être ce projet était-il le secret de l’intimité dans laquelle elle restait avec la marquise, dont le salon passe pour le premier de Paris, et où elle pouvait un jour choisir parmi les héritières une femme pour Georges. La princesse voyait encore cinq {p. 84} années entre le moment présent et l’époque du mariage de son fils ; des années désertes et solitaires, car pour faire réussir un bon mariage sa conduite devait être marquée au coin de la sagesse.

La princesse demeurait rue de Miromesnil, dans un petit hôtel, à un rez-de-chaussée d’un prix modique. Elle y avait tiré parti des restes de sa magnificence. Son élégance de grande dame y respirait encore. Elle y était entourée des belles choses qui annoncent une existence supérieure. On voyait à sa cheminée une magnifique miniature, le portrait de Charles X, par madame de Mirbel, sous lequel étaient gravés ces mots : Donné par le roi ; et, en pendant, le portrait de Madame, qui fut si particulièrement excellente pour elle. Sur une table, brillait un album du plus haut prix, qu’aucune des bourgeoises qui trônent actuellement dans notre société industrielle et tracassière n’oserait étaler. Cette audace peignait admirablement la femme. L’album contenait des portraits parmi lesquels se trouvait une trentaine d’amis intimes que le monde avait appelés ses amants. Ce nombre était une calomnie ; mais, relativement à une dizaine, peut-être était-ce, disait la marquise d’Espard, de la belle et bonne médisance. Les portraits de Maxime de Trailles, de de Marsay, de Rastignac, du marquis d’Esgrignon, du général Montriveau, des marquis de Ronquerolles, et d’Ajuda-Pinto 1 , du prince Galathionne, des jeunes ducs de Grandlieu, de Rhétoré 2 , du beau Lucien de Rubempré avaient d’ailleurs été traités avec une grande coquetterie de pinceau par les artistes les plus célèbres. Comme la princesse ne recevait pas plus de deux ou trois personnes de cette collection, elle nommait plaisamment ce livre le recueil de ses erreurs. L’infortune avait rendu cette femme une bonne mère. Pendant les quinze années de la Restauration, elle s’était trop amusée pour penser à son fils ; mais en se réfugiant dans l’obscurité, cette illustre égoïste songea que le sentiment maternel poussé à l’extrême deviendrait pour sa vie passée une absolution confirmée par les gens sensibles, qui pardonnent tout à une excellente mère. Elle aima d’autant mieux son fils, qu’elle n’avait plus autre chose à aimer. Georges de Maufrigneuse est d’ailleurs un de ces enfants qui peuvent flatter toutes les vanités d’une mère ; aussi la princesse lui fit-elle toutes sortes de sacrifices : elle eut pour Georges une écurie et une remise, au-dessus desquelles il habitait un petit entresol sur la rue, composé de trois pièces délicieusement meublées ; elle s’était imposé plusieurs privations pour lui conserver un cheval de selle, {p. 85} un cheval de cabriolet et un petit domestique. Elle n’avait plus que sa femme de chambre, et, pour cuisinière, une de ses anciennes filles de cuisine. Le tigre du duc avait alors un service un peu rude. Toby, l’ancien tigre de feu Beaudenord, car telle fut la plaisanterie du beau monde sur cet élégant ruiné, ce jeune tigre qui, à vingt-cinq ans, était toujours censé n’en avoir que quatorze, devait suffire à panser les chevaux, nettoyer le cabriolet ou le tilbury, suivre son maître, faire les appartements, et se trouver à l’antichambre de la princesse pour annoncer, si par hasard elle avait à recevoir la visite de quelque personnage. Quand on songe à ce que fut, sous la Restauration, la belle duchesse de Maufrigneuse, une des reines de Paris, une reine éclatante, dont la luxueuse existence en aurait remontré peut-être aux plus riches femmes à la mode de Londres, il y avait je ne sais quoi de touchant à la voir dans son humble coquille de la rue Miromesnil, à quelques pas de son immense hôtel qu’aucune fortune ne pouvait habiter, et que le marteau des spéculateurs a démoli pour en faire une rue. La femme à peine servie convenablement par trente domestiques, qui possédait les plus beaux appartements de réception de Paris, les plus jolis petits appartements, qui y donna de si belles fêtes, vivait dans un appartement de cinq pièces : une antichambre, une salle à manger, un salon, une chambre à coucher et un cabinet de toilette, avec deux femmes pour tout domestique.

– Ah ! elle est admirable pour son fils, disait cette fine commère de marquise d’Espard, et admirable sans emphase, elle est heureuse. On n’aurait jamais cru cette femme si légère capable de résolutions suivies avec autant de persistance ; aussi notre bon archevêque l’a-t-il encouragée, se montre-t-il parfait pour elle, et vient-il de décider la vieille comtesse de Cinq-Cygne à lui faire une visite.

Avouons-le d’ailleurs ? Il faut être reine pour savoir abdiquer, et descendre noblement d’une position élevée qui n’est jamais entièrement perdue. Ceux-là seuls qui ont la conscience de n’être rien par eux-mêmes, manifestent des regrets en tombant, ou murmurent et reviennent sur un passé qui ne reviendra jamais, en devinant bien qu’on ne parvient pas deux fois. Forcée de se passer des fleurs rares au milieu desquelles elle avait l’habitude de vivre et qui rehaussaient si bien sa personne, car il était impossible de ne pas la comparer à une fleur, la princesse avait bien choisi son rez-de-chaussée : elle y jouissait d’un joli petit jardin, plein d’arbustes, et {p. 86} dont le gazon toujours vert égayait sa paisible retraite. Elle pouvait avoir environ douze mille livres de rente, encore ce revenu modique était-il composé d’un secours annuel donné par la vieille duchesse de Navarreins, tante paternelle du jeune duc, lequel devait être continué jusqu’au jour de son mariage, et d’un autre secours envoyé par la duchesse d’Uxelles, du fond de sa terre, où elle économisait comme savent économiser les vieilles duchesses, auprès desquelles Harpagon n’est qu’un écolier. Le prince vivait à l’étranger, constamment aux ordres de ses maîtres exilés, partageant leur mauvaise fortune, et les servant avec un dévouement sans calcul, le plus intelligent peut-être de tous ceux qui les entourent. La position du prince de Cadignan protégeait encore sa femme à Paris. Ce fut chez la princesse que le maréchal auquel nous devons la conquête de l’Afrique eut, lors de la tentative de Madame en Vendée, des conférences avec les principaux chefs de l’opinion légitimiste, tant était grande l’obscurité de la princesse, tant sa détresse excitait peu la défiance du gouvernement actuel ! En voyant venir la terrible faillite de l’amour, cet âge de quarante ans au delà duquel il y a si peu de chose pour la femme, la princesse s’était jetée dans le royaume de la philosophie. Elle lisait, elle qui avait, durant seize ans, manifesté la plus grande horreur pour les choses graves. La littérature et la politique sont aujourd’hui ce qu’était autrefois la dévotion pour les femmes, le dernier asile de leurs prétentions. Dans les cercles élégants, on disait que Diane voulait écrire un livre. Depuis que, de jolie, de belle femme, la princesse était passée femme spirituelle en attendant qu’elle passât tout à fait, elle avait fait d’une réception chez elle un honneur suprême qui distinguait prodigieusement la personne favorisée. À l’abri de ces occupations, elle put tromper l’un de ses premiers amants, de Marsay, le plus influent personnage de la politique bourgeoise intronisée en juillet 1830 ; elle le reçut quelquefois le soir, tandis que le maréchal et plusieurs légitimistes s’entretenaient à voix basse, dans sa chambre à coucher, de la conquête du royaume, qui ne pouvait se faire sans le concours des idées, le seul élément de succès que les conspirateurs oubliassent. Ce fut une jolie vengeance de jolie femme, que de se jouer du premier ministre en le faisant servir de paravent à une conspiration contre son propre gouvernement. Cette aventure, digne des beaux jours de la Fronde, fut le texte de la plus spirituelle lettre du monde, où la princesse rendit compte des négociations à Madame. Le duc {p. 87} de Maufrigneuse alla dans la Vendée, et put en revenir secrètement, sans s’être compromis, mais non sans avoir pris part aux périls de Madame, qui, malheureusement, le renvoya lorsque tout parut être perdu. Peut-être la vigilance passionnée de ce jeune homme eût-elle déjoué la trahison. Quelque grands qu’aient été les torts de la duchesse de Maufrigneuse aux yeux du monde bourgeois, la conduite de son fils les a certes effacés aux yeux du monde aristocratique. Il y eut de la noblesse et de la grandeur à risquer ainsi le fils unique et l’héritier d’une maison historique. Il est certaines personnes, dites habiles, qui réparent les fautes de la vie privée par les services de la vie politique, et réciproquement ; mais il n’y eut chez la princesse de Cadignan aucun calcul. Peut-être n’y en a-t-il pas davantage chez tous ceux qui se conduisent ainsi. Les événements sont pour la moitié dans ces contresens.

Dans un des premiers beaux jours du mois de mai 1833, la marquise d’Espard et la princesse tournaient, on ne pouvait dire se promenaient, dans l’unique allée qui entourait le gazon du jardin, vers deux heures de l’après-midi, par un des derniers éclairs du soleil. Les rayons réfléchis par les murs faisaient une chaude atmosphère dans ce petit espace qu’embaumaient des fleurs, présent de la marquise.

– Nous perdrons bientôt de Marsay, disait madame d’Espard à la princesse, et avec lui s’en ira votre dernier espoir de fortune pour le duc de Maufrigneuse ; car depuis que vous l’avez si bien joué, ce grand politique a repris de l’affection pour vous.

– Mon fils ne capitulera jamais avec la branche cadette, dit la princesse, dût-il mourir de faim, dussé-je travailler pour lui. Mais Berthe de Cinq-Cygne ne le hait pas.

– Les enfants, dit madame d’Espard, n’ont pas les mêmes engagements que leurs pères…

– Ne parlons point de ceci, dit la princesse. Ce sera bien assez, si je ne puis apprivoiser la marquise de Cinq-Cygne, de marier mon fils avec quelque fille de forgeron, comme a fait ce petit d’Esgrignon !

– L’avez-vous aimé ? dit la marquise.

– Non, répondit gravement la princesse. La naïveté de d’Esgrignon était une sorte de sottise départementale de laquelle je me suis aperçue un peu trop tard, ou trop tôt si vous voulez.

– Et de Marsay ?

{p. 88} – De Marsay a joué avec moi comme avec une poupée. J’étais si jeune ! Nous n’aimons jamais les hommes qui se font nos instituteurs, ils froissent trop nos petites vanités.

– Voici bientôt trois années que je passe dans une solitude entière, eh ! bien, ce calme n’a rien eu de pénible. À vous seule, j’oserai dire qu’ici je me suis sentie heureuse. J’étais blasée d’adorations, fatiguée sans plaisir, émue à la superficie sans que l’émotion me traversât le cœur. J’ai trouvé tous les hommes que j’ai connus petits, mesquins, superficiels ; aucun d’eux ne m’a causé la plus légère surprise, ils étaient sans innocence, sans grandeur, sans délicatesse. J’aurais voulu rencontrer quelqu’un qui m’eût imposé.

– Seriez-vous donc comme moi, ma chère, demanda la marquise, n’auriez-vous jamais rencontré l’amour en essayant d’aimer ?

– Jamais, répondit la princesse en interrompant la marquise et lui posant la main sur le bras.

Toutes deux allèrent s’asseoir sur un banc de bois rustique, sous un massif de jasmin refleuri. Toutes deux avaient dit une de ces paroles solennelles pour des femmes arrivées à leur âge.

– Comme vous, reprit la princesse, peut-être ai-je été plus aimée que ne le sont les autres femmes ; mais à travers tant d’aventures, je le sens, je n’ai pas connu le bonheur. J’ai fait bien des folies, mais elles avaient un but, et le but se reculait à mesure que j’avançais ! Dans mon cœur vieilli, je sens une innocence qui n’a pas été entamée. Oui, sous tant d’expérience gît un premier amour qu’on pourrait abuser ; de même que, malgré tant de fatigues et de flétrissures, je me sens jeune et belle. Nous pouvons aimer sans être heureuses, nous pouvons être heureuses et ne pas aimer ; mais aimer et avoir du bonheur, réunir ces deux immenses jouissances humaines, est un prodige. Ce prodige ne s’est pas accompli pour moi.

– Ni pour moi, dit madame d’Espard.

– Je suis poursuivie dans ma retraite par un regret affreux : je me suis amusée, mais je n’ai pas aimé.

– Quel incroyable secret ! s’écria la marquise.

– Ah ! ma chère, répondit la princesse, ces secrets, nous ne pouvons les confier qu’à nous-mêmes : personne, à Paris, ne nous croirait.

– Et, reprit la marquise, si nous n’avions pas toutes deux passé trente-six ans, nous ne nous ferions peut-être pas cet aveu.

{p. 89} – Oui, quand nous sommes jeunes, nous avons de bien stupides fatuités ! dit la princesse. Nous ressemblons parfois à ces pauvres jeunes gens qui jouent avec un curedent pour faire croire qu’ils ont bien dîné.

– Enfin, nous voilà, répondit avec une grâce coquette madame d’Espard qui fit un charmant geste d’innocence instruite, et nous sommes, il me semble, encore assez vivantes pour prendre une revanche.

– Quand vous m’avez dit, l’autre jour, que Béatrix était partie avec Conti, j’y ai pensé pendant toute la nuit, reprit la princesse après une pause. Il faut être bien heureuse pour sacrifier ainsi sa position, son avenir, et renoncer à jamais au monde.

– C’est une petite sotte, dit gravement madame d’Espard. Mademoiselle des Touches a été enchantée d’être débarrassée de Conti. Béatrix n’a pas deviné combien cet abandon, fait par une femme supérieure, qui n’a pas un seul instant défendu son prétendu bonheur, accusait la nullité de Conti.

– Elle sera donc malheureuse ?

– Elle l’est déjà, reprit madame d’Espard. À quoi bon quitter son mari ? Chez une femme, n’est-ce pas un aveu d’impuissance ?

– Ainsi vous croyez que madame de Rochefide n’a pas été déterminée par le désir de jouir en paix d’un véritable amour, de cet amour dont les jouissances sont, pour nous deux, encore un rêve ?

– Non, elle a singé madame de Beauséant et madame de Langeais, qui, soit dit entre nous, dans un siècle moins vulgaire que le nôtre, eussent été, comme vous d’ailleurs, des figures aussi grandes que celles des La Vallière, des Montespan, des Diane de Poitiers, des duchesses d’Étampes et de Châteauroux.

– Oh ! moins le roi, ma chère. Ah ! je voudrais pouvoir évoquer ces femmes et leur demander si…

– Mais, dit la marquise en interrompant la princesse, il n’est pas nécessaire de faire parler les morts, nous connaissons des femmes vivantes qui sont heureuses. Voici plus de vingt fois que j’entame une conversation intime sur ces sortes de choses avec la comtesse de Montcornet, qui, depuis quinze ans, est la femme du monde la plus heureuse avec ce petit Émile Blondet : pas une infidélité, pas une pensée détournée ; ils sont aujourd’hui comme au premier jour ; mais nous avons toujours été dérangées, interrompues au moment le plus intéressant. Ces longs attachements, comme celui {p. 90} de Rastignac et de madame de Nucingen, de madame de Camps, votre cousine, pour son Octave, ont un secret, et ce secret nous l’ignorons, ma chère. Le monde nous fait l’extrême honneur de nous prendre pour des rouées dignes de la cour du Régent, et nous sommes innocentes comme deux petites pensionnaires.

– Je serais encore heureuse de cette innocence-là, s’écria railleusement la princesse ; mais la nôtre est pire, il y a de quoi être humiliée. Que voulez-vous ? nous offrirons cette mortification à Dieu en expiation de nos recherches infructueuses ; car, ma chère, il n’est pas probable que nous trouvions, dans l’arrière-saison, la belle fleur qui nous a manqué pendant le printemps et l’été.

– La question n’est pas là, reprit la marquise après une pause pleine de méditations respectives. Nous sommes encore assez belles pour inspirer une passion ; mais nous ne convaincrons jamais personne de notre innocence ni de notre vertu.

– Si c’était un mensonge, il serait bientôt orné de commentaires, servi avec les jolies préparations qui le rendent croyable et dévoré comme un fruit délicieux ; mais faire croire à une vérité ! Ah ! les plus grands hommes y ont péri, ajouta la princesse avec un de ces fins sourires que le pinceau de Léonard de Vinci a seul pu rendre.

– Les niais aiment bien parfois, reprit la marquise.

– Mais, fit observer la princesse, pour ceci les niais eux-mêmes n’ont pas assez de crédulité.

– Vous avez raison, dit en riant la marquise. Mais ce n’est ni un sot, ni même un homme de talent que nous devrions chercher. Pour résoudre un pareil problème, il nous faut un homme de génie. Le génie seul a la foi de l’enfance, la religion de l’amour, et se laisse volontiers bander les yeux. Si vous et moi nous avons rencontré des hommes de génie, ils étaient peut-être trop loin de nous, trop occupés, et nous trop frivoles, trop entraînées, trop prises.

– Ah ! je voudrais cependant bien ne pas quitter ce monde sans avoir connu les plaisirs du véritable amour, s’écria la princesse.

– Ce n’est rien que de l’inspirer, dit madame d’Espard, il s’agit de l’éprouver. Je vois beaucoup de femmes n’être que les prétextes d’une passion au lieu d’en être à la fois la cause et l’effet.

– La dernière passion que j’ai inspirée était une sainte et belle chose, dit la princesse, elle avait de l’avenir. Le hasard m’avait adressé, cette fois, cet homme de génie qui nous est dû, et qu’il {p. 91} est si difficile de prendre, car il y a plus de jolies femmes que de gens de génie. Mais le diable s’est mêlé de l’aventure.

– Contez-moi donc cela, ma chère, c’est tout neuf pour moi.

– Je ne me suis aperçue de cette belle passion qu’au milieu de l’hiver de 1829. Tous les vendredis, à l’Opéra, je voyais à l’Orchestre un jeune homme d’environ trente ans, venu là pour moi, toujours à la même stalle, me regardant avec des yeux de feu, mais souvent attristé par la distance qu’il trouvait entre nous, ou peut-être aussi par l’impossibilité de réussir.

– Pauvre garçon ! Quand on aime, on devient bien bête, dit la marquise.

– Il se coulait pendant chaque entr’acte dans le corridor, reprit la princesse en souriant de l’amicale épigramme par laquelle la marquise l’interrompait ; puis une ou deux fois, pour me voir ou pour se faire voir, il mettait le nez à la vitre d’une loge en face de la mienne. Si je recevais une visite, je l’apercevais collé à ma porte, il pouvait alors me jeter un coup d’œil furtif ; il avait fini par connaître les personnes de ma société, il les suivait quand elles se dirigeaient vers ma loge, afin d’avoir les bénéfices de l’ouverture de ma porte. Le pauvre garçon a sans doute bientôt su qui j’étais, car il connaissait de vue monsieur de Maufrigneuse et mon beau-père. Je trouvai dès lors mon inconnu mystérieux aux Italiens, à une stalle d’où il m’admirait en face, dans une extase naïve : c’en était joli. À la sortie de l’Opéra comme à celle des Bouffons, je le voyais planté dans la foule, immobile sur ses deux jambes : on le coudoyait, on ne l’ébranlait pas. Ses yeux devenaient moins brillants quand il m’apercevait appuyée sur le bras de quelque favori. D’ailleurs, pas un mot, pas une lettre, pas une démonstration. Avouez que c’était du bon goût ? Quelquefois, en rentrant à mon hôtel au matin, je retrouvais mon homme assis sur une des bornes de ma porte cochère. Cet amoureux avait de bien beaux yeux, une barbe épaisse et longue en éventail, une royale, une moustache et des favoris ; on ne voyait que des pommettes blanches et un beau front ; enfin, une véritable tête antique. Le prince a, comme vous le savez, défendu les Tuileries du côté des quais dans les journées de juillet. Il est revenu le soir à Saint-Cloud quand tout a été perdu. « Ma chère, m’a-t-il dit, j’ai failli être tué sur les quatre heures. J’étais visé par un des insurgés, lorsqu’un jeune homme à longue barbe, que je crois avoir vu aux Italiens, et qui conduisait l’attaque, a détourné le {p. 92} canon du fusil. » Le coup a frappé je ne sais quel homme, un maréchal-des-logis 3 du régiment, et qui était à deux pas de mon mari. Ce jeune homme devait donc être un républicain. En 1831, quand je suis revenue me loger ici, je l’ai rencontré le dos appuyé au mur de cette maison ; il paraissait joyeux de mes désastres, qui peut-être lui semblaient nous rapprocher ; mais, depuis les affaires de Saint-Merry, je ne l’ai plus revu : il y a péri. La veille des funérailles du général Lamarque, je suis sortie à pied avec mon fils, et mon républicain nous a suivis, tantôt derrière, tantôt devant nous, depuis la Madeleine jusqu’au passage des Panoramas où j’allais.

– Voilà tout ? dit la marquise.

– Tout, répondit la princesse. Ah ! le matin de la prise de Saint-Merry, un gamin a voulu me parler à moi-même, et m’a remis une lettre écrite sur du papier commun, signé du nom de l’inconnu.

– Montrez-la-moi, dit la marquise.

– Non, ma chère. Cet amour a été trop grand et trop saint dans ce cœur d’homme pour que je viole son secret. Cette lettre, courte et terrible, me remue encore le cœur quand j’y songe. Cet homme mort me cause plus d’émotions que tous les vivants que j’ai distingués, il revient dans ma pensée.

– Son nom, demanda la marquise.

– Oh ! un nom bien vulgaire, Michel Chrestien.

– Vous avez bien fait de me le dire, reprit vivement madame d’Espard, j’ai souvent entendu parler de lui. Ce Michel Chrestien était l’ami d’un homme célèbre que vous avez déjà voulu voir, de Daniel d’Arthez, qui vient une ou deux fois par hiver chez moi. Ce Chrestien, qui est effectivement mort à Saint-Merry, ne manquait pas d’amis. J’ai entendu dire qu’il était un de ces grands politiques auxquels, comme à de Marsay, il ne manque que le mouvement de ballon de la circonstance pour devenir tout d’un coup ce qu’ils doivent être.

– Il vaut mieux alors qu’il soit mort, dit la princesse d’un air mélancolique sous lequel elle cacha ses pensées.

– Voulez-vous vous trouver un soir avec d’Arthez chez moi ? demanda la marquise, vous causerez de votre revenant.

– Volontiers, ma chère.

Quelques jours après cette conversation, Blondet et Rastignac, qui connaissaient d’Arthez, promirent à madame d’Espard de le {p. 93} déterminer à venir dîner chez elle. Cette promesse eût été, certes, imprudente sans le nom de la princesse dont la rencontre ne pouvait être indifférente à ce grand écrivain.

Daniel d’Arthez, un des hommes rares qui de nos jours unissent un beau caractère à un beau talent, avait obtenu déjà non pas toute la popularité que devaient lui mériter ses œuvres, mais une estime respectueuse à laquelle les âmes choisies ne pouvaient rien ajouter. Sa réputation grandira certes encore, mais elle avait alors atteint tout son développement aux yeux des connaisseurs : il est de ces auteurs qui, tôt ou tard, sont mis à leur vraie place, et qui n’en changent plus. Gentilhomme pauvre, il avait compris son époque en demandant tout à une illustration personnelle. Il avait lutté pendant long-temps dans l’arène parisienne, contre le gré d’un oncle riche, qui, par une contradiction que la vanité se charge de justifier, après l’avoir laissé en proie à la plus rigoureuse misère, avait légué à l’homme célèbre la fortune impitoyablement refusée à l’écrivain inconnu. Ce changement subit ne changea point les mœurs de Daniel d’Arthez : il continua ses travaux avec une simplicité digne des temps antiques, et s’en imposa de nouveaux en acceptant un siège à la Chambre des députés, où il prit place au Côté droit. Depuis son avènement à la gloire, il était allé quelquefois dans le monde. Un de ses vieux amis, un grand médecin, Horace Bianchon, lui avait fait faire la connaissance du baron de Rastignac, Sous-secrétaire d’État à un Ministère, et ami de de Marsay. Ces deux hommes politiques s’étaient assez noblement prêtés à ce que Daniel, Horace, et quelques intimes de Michel Chrestien, retirassent le corps de ce républicain à l’église Saint-Merry, et pussent lui rendre les honneurs funèbres. La reconnaissance, pour un service qui contrastait avec les rigueurs administratives déployées à cette époque où les passions politiques se déchaînèrent si violemment, avait lié pour ainsi dire d’Arthez à Rastignac. Le Sous-secrétaire d’État et l’illustre ministre étaient trop habiles pour ne pas profiter de cette circonstance ; aussi gagnèrent-ils quelques amis de Michel Chrestien, qui ne partageaient pas d’ailleurs ses opinions, et qui se rattachèrent alors au nouveau Gouvernement. L’un d’eux, Léon Giraud, nommé d’abord Maître des requêtes, devint depuis Conseiller d’État. L’existence de Daniel d’Arthez est entièrement consacrée au travail, il ne voit la Société que par échappées, elle est pour lui comme un rêve. Sa maison est un couvent {p. 94} où il mène la vie d’un Bénédictin : même sobriété dans le régime, même régularité dans les occupations. Ses amis savent que jusqu’à présent la femme n’a été pour lui qu’un accident toujours redouté, il l’a trop observée pour ne pas la craindre ; mais à force de l’étudier, il a fini par ne plus la connaître, semblable en ceci à ces profonds tacticiens qui seraient toujours battus sur des terrains imprévus, où sont modifiés et contrariés leurs axiomes scientifiques. Il est resté l’enfant le plus candide, en se montrant l’observateur le plus instruit. Ce contraste, en apparence impossible, est très-explicable pour ceux qui ont pu mesurer la profondeur qui sépare les facultés des sentiments : les unes procèdent de la tête et les autres du cœur. On peut être un grand homme et un méchant, comme on peut être un sot et un amant sublime. D’Arthez est un de ces êtres privilégiés chez lesquels la finesse de l’esprit, l’étendue des qualités du cerveau, n’excluent ni la force ni la grandeur des sentiments. Il est, par un rare privilège, homme d’action et homme de pensée tout à la fois. Sa vie privée est noble et pure. S’il avait fui soigneusement l’amour jusqu’alors, il se connaissait bien, il savait par avance quel serait l’empire d’une passion sur lui. Pendant long-temps les travaux écrasants par lesquels il prépara le terrain solide de ses glorieux ouvrages, et le froid de la misère furent un merveilleux préservatif. Quand vint l’aisance, il eut la plus vulgaire et la plus incompréhensible liaison avec une femme assez belle, mais qui appartenait à la classe inférieure, sans aucune instruction, sans manières, et soigneusement cachée à tous les regards. Michel Chrestien accordait aux hommes de génie le pouvoir de transformer les plus massives créatures en sylphides, les sottes en femmes d’esprit, les paysannes en marquises : plus une femme était accomplie, plus elle perdait à leurs yeux ; car, selon lui, leur imagination n’avait rien à y faire. Selon lui, l’amour, simple besoin des sens pour les êtres inférieurs, était, pour les êtres supérieurs, la création morale la plus immense et la plus attachante. Pour justifier d’Arthez, il s’appuyait de l’exemple de Raphaël et de la Fornarina. Il aurait pu s’offrir lui-même comme un modèle en ce genre, lui qui voyait un ange dans la duchesse de Maufrigneuse. La bizarre fantaisie de d’Arthez pouvait d’ailleurs être justifiée de bien des manières : peut-être avait-il tout d’abord désespéré de rencontrer ici-bas une femme qui répondît à la délicieuse chimère que tout homme d’esprit rêve et caresse ? peut-être avait-il un cœur trop chatouilleux, {p. 95} trop délicat pour le livrer à une femme du monde ? peut-être aimait-il mieux faire la part à la Nature et garder ses illusions en cultivant son Idéal ? peut-être avait-il écarté l’amour comme incompatible avec ses travaux, avec la régularité d’une vie monacale où la passion eût tout dérangé. Depuis quelques mois, d’Arthez était l’objet des railleries de Blondet et de Rastignac qui lui reprochaient de ne connaître ni le monde ni les femmes. À les entendre, ses œuvres étaient assez nombreuses et assez avancées pour qu’il se permît des distractions : il avait une belle fortune et vivait comme un étudiant ; il ne jouissait de rien, ni de son or ni de sa gloire ; il ignorait les exquises jouissances de la passion noble et délicate que certaines femmes bien nées et bien élevées inspiraient ou ressentaient ; n’était-ce pas indigne de lui de n’avoir connu que les grossièretés de l’amour ! L’amour, réduit à ce que le faisait la Nature, était à leurs yeux la plus sotte chose du monde. L’une des gloires de la Société, c’est d’avoir créé la femme là où la Nature a fait une femelle ; d’avoir créé la perpétuité du désir là où la Nature n’a pensé qu’à la perpétuité de l’Espèce ; d’avoir enfin inventé l’amour, la plus belle religion humaine. D’Arthez ne savait rien des charmantes délicatesses de langage, rien des preuves d’affection incessamment données par l’âme et l’esprit, rien de ces désirs ennoblis par les manières, rien de ces formes angéliques prêtées aux choses les plus grossières par les femmes comme il faut. Il connaissait peut-être la femme, mais il ignorait la divinité. Il fallait prodigieusement d’art, beaucoup de belles toilettes d’âme et de corps chez une femme pour bien aimer. Enfin, en vantant les délicieuses dépravations de pensée qui constituent la coquetterie parisienne, ces deux corrupteurs plaignaient d’Arthez, qui vivait d’un aliment sain et sans aucun assaisonnement, de n’avoir pas goûté les délices de la haute cuisine parisienne, et stimulaient vivement sa curiosité. Le docteur Bianchon, à qui d’Arthez faisait ses confidences, savait que cette curiosité s’était enfin éveillée. La longue liaison de ce grand écrivain avec une femme vulgaire, loin de lui plaire par l’habitude, lui était devenue insupportable ; mais il était retenu par l’excessive timidité qui s’empare de tous les hommes solitaires.

– Comment, disait Rastignac, quand on porte tranché de gueules et d’or à un bezan et un tourteau de l’un en l’autre, ne fait-on pas briller ce vieil écu picard sur une voiture ? Vous avez trente mille livres de rentes et les produits de votre plume ; {p. 96} vous avez justifié votre devise, qui forme le calembour tant recherché par nos ancêtres : ars, thes aurusque virtus, et vous ne le promenez pas au bois de Boulogne ! Nous sommes dans un siècle où la vertu doit se montrer.

– Si vous lisiez vos œuvres à cette espèce de grosse Laforêt, qui fait vos délices, je vous pardonnerais de la garder, dit Blondet. Mais, mon cher, si vous êtes au pain sec matériellement parlant, sous le rapport de l’esprit, vous n’avez même pas de pain…

Cette petite guerre amicale durait depuis quelques mois entre Daniel et ses amis, quand madame d’Espard pria Rastignac et Blondet de déterminer d’Arthez à venir dîner chez elle, en leur disant que la princesse de Cadignan avait un excessif désir de voir cet homme célèbre. Ces sortes de curiosités sont, pour certaines femmes, ce qu’est la lanterne magique pour les enfants, un plaisir pour les yeux, assez pauvre d’ailleurs, et plein de désenchantement. Plus un homme d’esprit excite de sentiments à distance, moins il y répondra de près ; plus il a été rêvé brillant, plus terne il sera. Sous ce rapport, la curiosité déçue va souvent jusqu’à l’injustice. Ni Blondet ni Rastignac ne pouvaient tromper d’Arthez, mais ils lui dirent en riant qu’il s’offrait pour lui la plus séduisante occasion de se décrasser le cœur et de connaître les suprêmes délices que donnait l’amour d’une grande dame parisienne. La princesse était positivement éprise de lui, il n’avait rien à craindre, il avait tout à gagner dans cette entrevue ; il lui serait impossible de descendre du piédestal où madame de Cadignan l’avait élevé. Blondet ni Rastignac ne virent aucun inconvénient à prêter cet amour à la princesse, elle pouvait porter cette calomnie, elle dont le passé donnait lieu à tant d’anecdotes. L’un et l’autre, ils se mirent à raconter à d’Arthez les aventures de la duchesse de Maufrigneuse : ses premières légèretés avec de Marsay, ses secondes inconséquences avec d’Ajuda qu’elle avait diverti de sa femme en vengeant ainsi madame de Beauséant, sa troisième liaison avec le jeune d’Esgrignon qui l’avait accompagnée en Italie et s’était horriblement compromis pour elle ; puis combien elle avait été malheureuse avec un célèbre ambassadeur, heureuse avec un général russe ; comment elle avait été l’Égérie de deux Ministres des Affaires étrangères, etc. D’Arthez leur dit qu’il en avait su plus qu’ils ne pouvaient lui en dire sur elle par leur pauvre ami, Michel Chrestien, qui l’avait adorée en secret pendant quatre années, et avait failli en devenir fou.

{p. 97} – J’ai souvent accompagné, dit Daniel, mon ami aux Italiens, à l’Opéra. Le malheureux courait avec moi dans les rues en allant aussi vite que les chevaux, et admirant la princesse à travers les glaces de son coupé. C’est à cet amour que le prince de Cadignan a dû la vie, Michel a empêché qu’un gamin ne le tuât.

– Eh ! bien, vous aurez un thème tout prêt, dit en souriant Blondet. Voilà bien la femme qu’il vous faut, elle ne sera cruelle que par délicatesse, et vous initiera très-gracieusement aux mystères de l’élégance ; mais prenez garde ? elle a dévoré bien des fortunes ! La belle Diane est une de ces dissipatrices qui ne coûtent pas un centime, et pour laquelle on dépense des millions. Donnez-vous corps et âme ; mais gardez à la main votre monnaie, comme le vieux du Déluge de Girodet.

Après cette conversation, la princesse avait la profondeur d’un abîme, la grâce d’une reine, la corruption des diplomates, le mystère d’une initiation, le danger d’une syrène. Ces deux hommes d’esprit, incapables de prévoir le dénoûment de cette plaisanterie, avaient fini par faire de Diane d’Uxelles la plus monstrueuse Parisienne, la plus habile coquette, la plus enivrante courtisane du monde. Quoiqu’ils eussent raison, la femme qu’ils traitaient si légèrement était sainte et sacrée pour d’Arthez, dont la curiosité n’avait pas besoin d’être excitée ; il consentit à venir de prime abord, et les deux amis ne voulaient pas autre chose de lui.

Madame d’Espard alla voir la princesse dès qu’elle eut la réponse.

– Ma chère, vous sentez-vous en beauté, en coquetterie, lui dit-elle, venez dans quelques jours dîner chez moi ? je vous servirai d’Arthez. Notre homme de génie est de la nature la plus sauvage, il craint les femmes, et n’a jamais aimé. Faites votre thème là-dessus. Il est excessivement spirituel, d’une simplicité qui vous abuse en ôtant toute défiance. Sa pénétration, toute rétrospective, agit après coup et dérange tous les calculs. Vous l’avez surpris aujourd’hui, demain il n’est plus la dupe de rien.

– Ah ! dit la princesse, si je n’avais que trente ans, je m’amuserais bien ! Ce qui m’a manqué jusqu’à présent, c’était un homme d’esprit à jouer. Je n’ai eu que des partenaires et jamais d’adversaires. L’amour était un jeu au lieu d’être un combat.

– Chère princesse, avouez que je suis bien généreuse ; car enfin ?… charité bien ordonnée…

Les deux femmes se regardèrent en riant, et se prirent les mains {p. 98} en se les serrant avec amitié. Certes elles avaient toutes deux l’une à l’autre des secrets importants, et n’en étaient sans doute, ni à un homme près, ni à un service à rendre ; car, pour faire les amitiés sincères et durables entre femmes, il faut qu’elles aient été cimentées par de petits crimes. Quand deux amies peuvent se tuer réciproquement, et se voient un poignard empoisonné dans la main, elles offrent le spectacle touchant d’une harmonie qui ne se trouble qu’au moment où l’une d’elles a, par mégarde, lâché son arme.

Donc, à huit jours de là, il y eut chez la marquise une de ces soirées dites de petits jours, réservées pour les intimes, auxquelles personne ne vient que sur une invitation verbale, et pendant lesquelles la porte est fermée. Cette soirée était donnée pour cinq personnes : Émile Blondet et madame de Montcornet, Daniel d’Arthez, Rastignac et la princesse de Cadignan. En comptant la maîtresse de la maison, il se trouvait autant d’hommes que de femmes.

Jamais le hasard ne s’était permis de préparations plus savantes que pour la rencontre de d’Arthez et de madame de Cadignan. La princesse passe encore aujourd’hui pour une des plus fortes sur la toilette, qui, pour les femmes, est le premier des Arts. [ill.] Elle avait mis une robe de velours bleu à grandes manches blanches traînantes, à corsage apparent, une de ces guimpes en tulle légèrement froncée, et bordée de bleu, montant à quatre doigts de son cou, et couvrant les épaules, comme on en voit dans quelques portraits de Raphaël. Sa femme de chambre l’avait coiffée de quelques bruyères blanches habilement posées dans ses cascades de cheveux blonds, l’une des beautés auxquelles elle devait sa célébrité. Certes Diane ne paraissait pas avoir vingt-cinq ans. Quatre années de solitude et de repos avaient rendu de la vigueur à son teint. N’y a-t-il pas d’ailleurs des moments où le désir de plaire donne un surcroît de beauté aux femmes ? La volonté n’est pas sans influence sur les variations du visage. Si les émotions violentes ont le pouvoir de jaunir les tons blancs chez les gens d’un tempérament sanguin, mélancolique, de verdir les figures lymphatiques, ne faut-il pas accorder au désir, à la joie, à l’espérance, la faculté d’éclaircir le teint, de dorer le regard d’un vif éclat, d’animer la beauté par un jour piquant comme celui d’une jolie matinée ? La blancheur si célèbre de la princesse avait pris une teinte mûrie {p. 99} qui lui prêtait un air auguste. En ce moment de sa vie, frappée par tant de retours sur elle-même et par des pensées sérieuses, son front rêveur et sublime s’accordait admirablement avec son regard bleu, lent et majestueux. Il était impossible au physionomiste le plus habile d’imaginer des calculs et de la décision sous cette inouïe délicatesse de traits. Il est des visages de femmes qui trompent la science et déroutent l’observation par leur calme et par leur finesse ; il faudrait pouvoir les examiner quand les passions parlent, ce qui est difficile ; ou quand elles ont parlé, ce qui ne sert plus à rien 4  : alors la femme est vieille et ne dissimule plus. La princesse est une de ces femmes impénétrables, elle peut se faire ce qu’elle veut être : folâtre, enfant, innocente à désespérer ; ou fine, sérieuse et profonde à donner de l’inquiétude. Elle vint chez la marquise avec l’intention d’être une femme douce et simple à qui la vie était connue par ses déceptions seulement, une femme pleine d’âme et calomniée, mais résignée, enfin un ange meurtri. Elle arriva de bonne heure, afin de se trouver posée sur la causeuse, au coin du feu, près de madame d’Espard, comme elle voulait être vue, dans une de ces attitudes où la science est cachée sous un naturel exquis, une de ces poses étudiées, cherchées qui mettent en relief cette belle ligne serpentine qui prend au pied, remonte gracieusement jusqu’à la hanche, et se continue par d’admirables rondeurs jusqu’aux épaules, en offrant aux regards tout le profil du corps. Une femme nue serait moins dangereuse que ne l’est une jupe si savamment étalée, qui couvre tout et met tout en lumière à la fois. Par un raffinement que bien des femmes n’eussent pas inventé, Diane, à la grande stupéfaction de la marquise, s’était fait accompagner du duc de Maufrigneuse. Après un moment de réflexion, madame d’Espard serra la main de la princesse d’un air d’intelligence.

– Je vous comprends ! En faisant accepter à d’Arthez toutes les difficultés du premier coup, vous ne les trouverez pas à vaincre plus tard.

La comtesse de Montcornet vint avec Blondet. Rastignac amena d’Arthez. La princesse ne fit à l’homme célèbre aucun de ces compliments dont l’accablaient les gens vulgaires ; mais elle eut de ces prévenances empreintes de grâce et de respect qui devaient être le dernier terme de ses concessions. Elle était sans doute ainsi avec le roi de France, avec les princes. Elle parut heureuse de voir ce {p. 100} grand homme et contente de l’avoir cherché. Les personnes pleines de goût, comme la princesse, se distinguent surtout par leur manière d’écouter, par une affabilité sans moquerie, qui est à la politesse ce que la pratique est à la vertu. Quand l’homme célèbre parlait, elle avait une pose attentive mille fois plus flatteuse que les compliments les mieux assaisonnés. Cette présentation mutuelle se fit sans emphase et avec convenance par la marquise. À dîner, d’Arthez fut placé près de la princesse, qui, loin d’imiter les exagérations de diète que se permettent les minaudières, mangea de fort bon appétit, et tint à honneur de se montrer femme naturelle, sans aucunes façons étranges. Entre un service et l’autre, elle profita d’un moment où la conversation générale s’engageait, pour prendre d’Arthez à partie.

– Le secret du plaisir que je me suis procuré en me trouvant auprès de vous, dit-elle, est dans le désir d’apprendre quelque chose d’un malheureux ami à vous, monsieur, mort pour une autre cause que la nôtre, à qui j’ai eu de grandes obligations sans avoir pu les reconnaître et m’acquitter. Le prince de Cadignan a partagé mes regrets. J’ai su que vous étiez l’un des meilleurs amis de ce pauvre garçon. Votre mutuelle amitié, pure, inaltérée était un titre auprès de moi. Vous ne trouverez donc pas extraordinaire que j’aie voulu savoir tout ce que vous pouviez me dire de cet être qui vous est si cher. Si je suis attachée à la famille exilée, et tenue d’avoir des opinions monarchiques, je ne suis pas du nombre de ceux qui croient qu’il est impossible d’être à la fois républicain et noble de cœur. La monarchie et la république sont les deux seules formes de gouvernement qui n’étouffent pas les beaux sentiments.

– Michel Chrestien était un ange, madame, répondit Daniel d’une voix émue. Je ne sais pas, dans les héros de l’antiquité, d’homme qui lui soit supérieur. Gardez-vous de le prendre pour un de ces républicains à idées étroites, qui voudraient recommencer la Convention et les gentillesses du Comité de Salut public ; non, Michel rêvait la fédération suisse appliquée à toute l’Europe. Avouons-le, entre nous ? après le magnifique gouvernement d’un seul, qui, je crois, convient plus particulièrement à notre pays, le système de Michel est la suppression de la guerre dans le vieux monde et sa reconstitution sur des bases autres que celles de la conquête qui l’avait jadis féodalisé. Les républicains étaient, à ce titre, les gens les plus voisins de son idée ; voilà pourquoi il leur {p. 101} a prêté son bras en juillet et à Saint-Merry. Quoique entièrement divisés d’opinion, nous sommes restés étroitement unis.

– C’est le plus bel éloge de vos deux caractères, dit timidement madame de Cadignan.

– Dans les quatre dernières années de sa vie, reprit Daniel, il ne fit qu’à moi seul la confidence de son amour pour vous, et cette confidence resserra les nœuds déjà bien forts de notre amitié fraternelle. Lui seul, madame, vous aura aimée comme vous devriez l’être. Combien de fois n’ai-je pas reçu la pluie en accompagnant votre voiture jusque chez vous, en luttant de vitesse avec vos chevaux, pour nous maintenir au même point sur une ligne parallèle, afin de vous voir… de vous admirer !

– Mais, monsieur, dit la princesse, je vais être tenue à vous indemniser.

– Pourquoi Michel n’est-il pas là ? répondit Daniel d’un accent plein de mélancolie.

– Il ne m’aurait peut-être pas aimée long-temps, dit la princesse en remuant la tête par un geste plein de tristesse. Les républicains sont encore plus absolus dans leurs idées que nous autres absolutistes, qui péchons par l’indulgence. Il m’avait sans doute rêvée parfaite, il aurait été cruellement détrompé. Nous sommes poursuivies, nous autres femmes, par autant de calomnies que vous en avez à supporter dans la vie littéraire, et nous ne pouvons nous défendre ni par la gloire, ni par nos œuvres. On ne nous croit pas ce que nous sommes, mais ce que l’on nous fait. On lui aurait bientôt caché la femme inconnue qui est en moi, sous le faux portrait de la femme imaginaire, qui est la vraie pour le monde. Il m’aurait crue indigne des sentiments nobles qu’il me portait, incapable de le comprendre.

Ici la princesse hocha la tête en agitant ses belles boucles blondes pleines de bruyères par un geste sublime. Ce qu’elle exprimait de doutes désolants, de misères cachées, est indicible. Daniel comprit tout, et regarda la princesse avec une vive émotion.

– Cependant le jour où je le revis, long-temps après la révolte de juillet, reprit-elle, je fus sur le point de succomber au désir que j’avais de lui prendre la main, de la lui serrer devant tout le monde, sous le péristyle du Théâtre-Italien, en lui donnant mon bouquet. J’ai pensé que ce témoignage de reconnaissance serait mal interprété, comme tant d’autres choses nobles {p. 102} qui passent aujourd’hui pour les folies de madame de Maufrigneuse, et que je ne pourrai jamais expliquer, car il n’y a que mon fils et Dieu qui me connaîtront jamais.

Ces paroles, soufflées à l’oreille de l’écouteur de manière à être dérobées à la connaissance des convives, et avec un accent digne de la plus habile comédienne, devaient aller au cœur ; aussi atteignirent-elles à celui de d’Arthez. Il ne s’agissait point de l’écrivain célèbre, cette femme cherchait à se réhabiliter en faveur d’un mort. Elle avait pu être calomniée, elle voulait savoir si rien ne l’avait ternie aux yeux de celui qui l’aimait. Était-il mort avec toutes ses illusions ?

– Michel, répondit d’Arthez, était un de ces hommes qui aiment d’une manière absolue, et qui, s’ils choisissent mal, peuvent en souffrir sans jamais renoncer à celle qu’ils ont élue.

– Étais-je donc aimée ainsi ?… s’écria-t-elle d’un air de béatitude exaltée.

– Oui, madame.

– J’ai donc fait son bonheur ?

– Pendant quatre ans.

– Une femme n’apprend jamais une pareille chose sans éprouver une orgueilleuse satisfaction, dit-elle en tournant son doux et noble visage vers d’Arthez par un mouvement plein de confusion pudique.

Une des plus savantes manœuvres de ces comédiennes est de voiler leurs manières quand les mots sont trop expressifs, et de faire parler les yeux quand le discours est restreint. Ces habiles dissonances, glissées dans la musique de leur amour faux ou vrai, produisent d’invincibles séductions.

– N’est-ce pas, reprit-elle en abaissant encore la voix et après s’être assurée d’avoir produit de l’effet, n’est-ce pas avoir accompli sa destinée que de rendre heureux, et sans crime, un grand homme ?

– Ne vous l’a-t-il pas écrit ?

– Oui, mais je voulais en être bien sûre, car, croyez-moi, monsieur, en me mettant si haut, il ne s’est pas trompé.

Les femmes savent donner à leurs paroles une sainteté particulière, elles leur communiquent je ne sais quoi de vibrant qui étend le sens des idées et leur prête de la profondeur ; si plus tard leur auditeur charmé ne se rend pas compte de ce qu’elles ont dit, le but a été complétement atteint, ce qui est le propre de l’éloquence. La princesse aurait en ce moment porté le diadème de la France, {p. 103} son front n’eût pas été plus imposant qu’il l’était sous le beau diadème de ses cheveux élevés en natte comme une tour, et ornés de ses jolies bruyères. Cette femme semblait marcher sur les flots de la calomnie, comme le Sauveur sur les vagues du lac de Tibériade, enveloppée dans le suaire de cet amour, comme un ange dans ses nimbes. Il n’y avait rien qui sentît ni la nécessité d’être ainsi, ni le désir de paraître grande ou aimante : ce fut simple et calme. Un homme vivant n’aurait jamais pu rendre à la princesse les services qu’elle obtenait de ce mort. D’Arthez, travailleur solitaire, à qui la pratique du monde était étrangère, et que l’étude avait enveloppé de ses voiles protecteurs, fut la dupe de cet accent et de ces paroles. Il fut sous le charme de ces exquises manières, il admira cette beauté parfaite, mûrie par le malheur, reposée dans la retraite ; il adora la réunion si rare d’un esprit fin et d’une belle âme. Enfin il désira recueillir la succession de Michel Chrestien. Le commencement de cette passion fut, comme chez la plupart des profonds penseurs, une idée. En voyant la princesse, en étudiant la forme de sa tête, la disposition de ses traits si doux, sa taille, son pied, ses mains si finement modelées, de plus près qu’il ne l’avait fait en accompagnant son ami dans ses folles courses, il remarqua le surprenant phénomène de la seconde vue morale que l’homme exalté par l’amour trouve en lui-même. Avec quelle lucidité Michel Chrestien n’avait-il pas lu dans ce cœur, dans cette âme, éclairée par les feux de l’amour ? Le fédéraliste avait donc été deviné, lui aussi ! il eût sans doute été heureux. Ainsi la princesse avait aux yeux de d’Arthez un grand charme, elle était entourée d’une auréole de poésie. Pendant le dîner, l’écrivain se rappela les confidences désespérées du républicain, et ses espérances quand il s’était cru aimé ; les beaux poèmes que dicte un sentiment vrai avaient été chantés pour lui seul à propos de cette femme. Sans le savoir, Daniel allait profiter de ces préparations dues au hasard. Il est rare qu’un homme passe sans remords de l’état de confident à celui de rival, et d’Arthez le pouvait alors sans crime. En un moment, il aperçut les énormes différences qui existent entre les femmes comme il faut, ces fleurs du grand monde, et les femmes vulgaires, qu’il ne connaissait cependant encore que sur un échantillon ; il fut donc pris par les coins les plus accessibles, les plus tendres de son âme et de son génie. Poussé par sa naïveté, par l’impétuosité de ses idées à s’emparer de cette femme, il se trouva retenu par le monde {p. 104} et par la barrière que les manières, disons le mot, que la majesté de la princesse mettait entre elle et lui. Aussi pour cet homme habitué à ne pas respecter celle qu’il aimait, y eut-il là je ne sais quoi d’irritant, un appât d’autant plus puissant qu’il fut forcé de le dévorer et d’en garder les atteintes sans se trahir. La conversation, qui demeura sur Michel Chrestien jusqu’au dessert, fut un admirable prétexte à Daniel comme à la princesse de parler à voix basse : amour, sympathie, divination ; à elle de se poser en femme méconnue, calomniée ; à lui de se fourrer les pieds dans les souliers du républicain mort. Peut-être cet homme d’ingénuité se surprit-il à moins regretter son ami ? Au moment où les merveilles du dessert reluisirent sur la table, au feu des candélabres, à l’abri des bouquets de fleurs naturelles qui séparaient les convives par une haie brillante, richement colorée de fruits et de sucreries, la princesse se plut à clore cette suite de confidences par un mot délicieux, accompagné d’un de ces regards à l’aide desquels les femmes blondes paraissent être brunes, et dans lequel elle exprima finement cette idée que Daniel et Michel étaient deux âmes jumelles. D’Arthez se rejeta dès lors dans la conversation générale en y portant une joie d’enfant et un petit air fat digne d’un écolier. La princesse prit de la façon la plus simple le bras de d’Arthez pour revenir au petit salon de la marquise. En traversant le grand salon, elle alla lentement ; et quand elle fut séparée de la marquise, à qui Blondet donnait le bras, par un intervalle assez considérable, elle arrêta d’Arthez.

– Je ne veux pas être inaccessible pour l’ami de ce pauvre républicain, lui dit-elle. Et quoique je me sois fait une loi de ne recevoir personne, vous seul au monde pourrez entrer chez moi. Ne croyez pas que ce soit une faveur. La faveur n’existe jamais que pour des étrangers, et il me semble que nous sommes de vieux amis : je veux voir en vous le frère de Michel.

D’Arthez ne put que presser le bras de la princesse, il ne trouva rien à répondre. Quand le café fut servi, Diane de Cadignan s’enveloppa par un coquet mouvement dans un grand châle, et se leva. Blondet et Rastignac étaient des hommes de trop haute politique et trop habitués au monde pour faire la moindre exclamation bourgeoise, et vouloir retenir la princesse ; mais madame d’Espard fit rasseoir son amie en la prenant par la main et lui disant à l’oreille : – Attendez que les gens aient dîné, la voiture n’est pas prête. Et elle fit un signe au valet de chambre qui remportait le plateau du café. {p. 105} Madame de Montcornet devina que la princesse et madame d’Espard avaient un mot à se dire et prit avec elle d’Arthez, Rastignac et Blondet, qu’elle amusa par une de ces folles attaques paradoxales auxquelles s’entendent à merveille les Parisiennes.

– Eh ! bien, dit la marquise à Diane, comment le trouvez-vous ?

– Mais c’est un adorable enfant, il sort du maillot. Vraiment, cette fois encore, il y aura, comme toujours, un triomphe sans lutte.

– C’est désespérant, dit madame d’Espard, mais il y a de la ressource.

– Comment ?

– Laissez-moi devenir votre rivale.

– Comme vous voudrez, répondit la princesse, j’ai pris mon parti. Le génie est une manière d’être du cerveau, je ne sais pas ce qu’y gagne le cœur, nous en causerons plus tard.

En entendant ce dernier mot qui fut impénétrable, madame d’Espard se jeta dans la conversation générale et ne parut ni blessée du Comme vous voudrez, ni curieuse de savoir à quoi cette entrevue aboutirait. La princesse resta pendant une heure environ assise sur la causeuse auprès du feu, dans l’attitude pleine de nonchalance et d’abandon que Guérin a donnée à Didon, écoutant avec l’attention d’une personne absorbée, et regardant Daniel par moments, sans déguiser une admiration qui ne sortait pas d’ailleurs des bornes. Elle s’esquiva quand la voiture fut avancée, après avoir échangé un serrement de main avec la marquise et une inclination de tête avec madame de Montcornet.

La soirée s’acheva sans qu’il fût question de la princesse. On profita de l’espèce d’exaltation dans laquelle était d’Arthez, qui déploya les trésors de son esprit. Certes, il avait dans Rastignac et dans Blondet deux acolytes de première force comme finesse d’esprit et comme portée d’intelligence. Quant aux deux femmes, elles sont depuis long-temps comptées parmi les plus spirituelles de la haute société. Ce fut donc une halte dans une oasis, un bonheur rare et bien apprécié pour ces personnages habituellement en proie au garde à vous du monde, des salons et de la politique. Il est des êtres qui ont le privilége d’être parmi les hommes comme des astres bienfaisants dont la lumière éclaire les esprits, dont les rayons échauffent les cœurs. D’Arthez était une de ces belles âmes. Un écrivain, qui s’élève à la hauteur où il est, s’habitue à tout {p. 106} penser, et oublie quelquefois dans le monde qu’il ne faut pas tout dire ; il lui est impossible d’avoir la retenue des gens qui y vivent continuellement ; mais comme ses écarts sont presque toujours marqués d’un cachet d’originalité, personne ne s’en plaint. Cette saveur si rare dans les talents, cette jeunesse pleine de simplesse qui rendent d’Arthez si noblement original, firent de cette soirée une délicieuse chose. Il sortit avec le baron de Rastignac qui, en le reconduisant chez lui, parla naturellement de la princesse, en lui demandant comment il la trouvait.

– Michel avait raison de l’aimer, répondit d’Arthez, c’est une femme extraordinaire.

– Bien extraordinaire, répliqua railleusement Rastignac. À votre accent, je vois que vous l’aimez déjà ; vous serez chez elle avant trois jours, et je suis un trop vieil habitué de Paris pour ne pas savoir ce qui va se passer entre vous. Eh ! bien, mon cher Daniel, je vous supplie de ne pas vous laisser aller à la moindre confusion d’intérêts. Aimez la princesse si vous vous sentez de l’amour pour elle au cœur ; mais songez à votre fortune. Elle n’a jamais pris ni demandé deux liards à qui que ce soit, elle est bien trop d’Uxelles et Cadignan pour cela ; mais, à ma connaissance, outre sa fortune à elle, laquelle était très-considérable, elle a fait dissiper plusieurs millions. Comment ? pourquoi ? par quels moyens ? personne ne le sait, elle ne le sait pas elle-même. Je lui ai vu avaler, il y a treize ans, la fortune d’un charmant garçon et celle d’un vieux notaire en vingt mois.

– Il y a treize ans ! dit d’Arthez, quel âge a-t-elle donc ?

– Vous n’avez donc pas vu, répondit en riant Rastignac, à table son fils, le duc de Maufrigneuse ? un jeune homme de dix-neuf ans. Or, dix-neuf et dix-sept font…

– Trente-six, s’écria l’auteur surpris, je lui donnais vingt ans.

– Elle les acceptera, dit Rastignac ; mais soyez sans inquiétude là-dessus : elle n’aura jamais que vingt ans pour vous. Vous allez entrer dans le monde le plus fantastique. Bonsoir, vous voilà chez vous, dit le baron en voyant sa voiture entrer rue de Bellefond où demeure d’Arthez dans une jolie maison à lui, nous nous verrons dans la semaine chez mademoiselle des Touches.

D’Arthez laissa l’amour pénétrer dans son cœur à la manière de notre oncle Tobie, sans faire la moindre résistance, il procéda par l’adoration sans critique, par l’admiration exclusive. La princesse, {p. 107} cette belle créature, une des plus remarquables créations de ce monstrueux Paris où tout est possible en bien comme en mal, devint, quelque vulgaire que le malheur des temps ait rendu ce mot, l’ange rêvé. Pour bien comprendre la subite transformation de cet illustre auteur, il faudrait savoir tout ce que la solitude et le travail constant laissent d’innocence au cœur, tout ce que l’amour réduit au besoin et devenu pénible auprès d’une femme ignoble, développe de désirs et de fantaisies, excite de regrets et fait naître de sentiments divins dans les plus hautes régions de l’âme. D’Arthez était bien l’enfant, le collégien que le tact de la princesse avait soudain reconnu. Une illumination presque semblable s’était accomplie chez la belle Diane. Elle avait donc enfin rencontré cet homme supérieur que toutes les femmes désirent, ne fût-ce que pour le jouer ; cette puissance à laquelle elles consentent à obéir, ne fût-ce que pour avoir le plaisir de la maîtriser ; elle trouvait enfin les grandeurs de l’intelligence unies à la naïveté du cœur, au neuf de la passion ; puis elle voyait, par un bonheur inouï, toutes ces richesses contenues dans une forme qui lui plaisait. D’Arthez lui semblait beau, peut-être l’était-il. Quoiqu’il arrivât à l’âge grave de l’homme, à trente-huit ans, il conservait une fleur de jeunesse due à la vie sobre et chaste qu’il avait menée, et comme tous les gens de cabinet, comme les hommes d’État, il atteignait à un embonpoint raisonnable. Très-jeune, il avait offert une vague ressemblance avec Bonaparte général. Cette ressemblance se continuait encore, autant qu’un homme aux yeux noirs, à la chevelure épaisse et brune, peut ressembler à ce souverain aux yeux bleus, aux cheveux châtains ; mais tout ce qu’il y eut jadis d’ambition ardente et noble dans les yeux de d’Arthez avait été comme attendri par le succès. Les pensées dont son front était gros avaient fleuri, les lignes creuses de sa figure étaient devenues pleines. Le bien-être répandait des teintes dorées là où, dans sa jeunesse, la misère avait mélangé les tons jaunes des tempéraments dont les forces se bandent pour soutenir des luttes écrasantes et continues. Si vous observez avec soin les belles figures des philosophes antiques, vous y apercevrez toujours les déviations du type parfait de la figure humaine auxquelles chaque physionomie doit son originalité, rectifiées par l’habitude de la méditation, par le calme constant nécessaire aux travaux intellectuels. Les visages les plus tourmentés, comme celui de Socrate, deviennent à la longue d’une sérénité {p. 108} presque divine. À cette noble simplicité qui décorait sa tête impériale, d’Arthez joignait une expression naïve, le naturel des enfants, et une bienveillance touchante. Il n’avait pas cette politesse toujours empreinte de fausseté par laquelle dans ce monde les personnes les mieux élevées et les plus aimables jouent des qualités qui souvent leur manquent, et qui laissent blessés ceux qui se reconnaissent dupés. Il pouvait faillir à quelques lois mondaines par suite de son isolement ; mais comme il ne choquait jamais, ce parfum de sauvagerie rendait encore plus gracieuse l’affabilité particulière aux hommes d’un grand talent, qui savent déposer leur supériorité chez eux pour se mettre au niveau social, pour, à la façon d’Henri IV, prêter leur dos aux enfants, et leur esprit aux niais.

En revenant chez elle, la princesse ne discuta pas plus avec elle-même que d’Arthez ne se défendit contre le charme qu’elle lui avait jeté. Tout était dit pour elle : elle aimait avec sa science et avec son ignorance. Si elle s’interrogea, ce fut pour se demander si elle méritait un si grand bonheur, et ce qu’elle avait fait au ciel pour qu’il lui envoyât un pareil ange. Elle voulut être digne de cet amour, le perpétuer, se l’approprier à jamais, et finir doucement sa vie de jolie femme dans le paradis qu’elle entrevoyait. Quant à la résistance, à se chicaner, à coqueter, elle n’y pensa même pas. Elle pensait à bien autre chose ! Elle avait compris la grandeur des gens de génie, elle avait deviné qu’ils ne soumettent pas les femmes d’élite aux lois ordinaires. Aussi, par un de ces aperçus rapides, particuliers à ces grands esprits féminins, s’était-elle promis d’être faible au premier désir. D’après la connaissance qu’elle avait prise, à une seule entrevue, du caractère de d’Arthez, elle avait soupçonné que ce désir ne serait pas assez tôt exprimé pour ne pas lui laisser le temps de se faire ce qu’elle voulait, ce qu’elle devait être aux yeux de cet amant sublime.

Ici commence l’une de ces comédies inconnues jouées dans le for intérieur de la conscience, entre deux êtres dont l’un sera la dupe de l’autre, et qui reculent les bornes de la perversité, un de ces drames noirs et comiques, auprès desquels le drame de Tartufe est une vétille ; mais qui ne sont point du domaine scénique, et qui, pour que tout en soit extraordinaire, sont naturels, concevables et justifiés par la nécessité, un drame horrible qu’il faudrait nommer l’envers du vice. La princesse commença par envoyer chercher les œuvres de d’Arthez, elle n’en avait pas lu le premier {p. 109} mot ; et, néanmoins, elle avait soutenu vingt minutes de discussion élogieuse avec lui, sans quiproquo ! Elle lut tout. Puis elle voulut comparer ces livres à ce que la littérature contemporaine avait produit de meilleur. Elle avait une indigestion d’esprit le jour où d’Arthez vint la voir. Attendant cette visite, tous les jours elle avait fait une toilette de l’ordre supérieur, une de ces toilettes qui expriment une idée et la font accepter par les yeux, sans qu’on sache ni comment ni pourquoi. Elle offrit au regard une harmonieuse combinaison de couleurs grises, une sorte de demi-deuil, une grâce pleine d’abandon, le vêtement d’une femme qui ne tenait plus à la vie que par quelques liens naturels, son enfant peut-être, et qui s’y ennuyait. Elle attestait un élégant dégoût qui n’allait cependant pas jusqu’au suicide, elle achevait son temps dans le bagne terrestre. Elle reçut d’Arthez en femme qui l’attendait, et comme s’il était déjà venu cent fois chez elle ; elle lui fit l’honneur de le traiter comme une vieille connaissance, elle le mit à l’aise par un seul geste en lui montrant une causeuse pour qu’il s’assît, pendant qu’elle achevait une lettre commencée. La conversation s’engagea de la manière la plus vulgaire : le temps, le Ministère, la maladie de de Marsay, les espérances de la Légitimité. D’Arthez était absolutiste, la princesse ne pouvait ignorer les opinions d’un homme assis à la Chambre parmi les quinze ou vingt personnes qui représentent le parti légitimiste ; elle trouva moyen de lui raconter comment elle avait joué de Marsay ; puis, par une transition que lui fournit le dévouement du prince de Cadignan à la famille royale et à Madame, elle amena l’attention de d’Arthez sur le prince.

– Il a du moins pour lui d’aimer ses maîtres et de leur être dévoué, dit-elle. Son caractère public me console de toutes les souffrances que m’a causées son caractère privé : – Car, reprit-elle en laissant habilement de côté le prince, n’avez-vous pas remarqué, vous qui savez tout, que les hommes ont deux caractères : ils en ont un pour leur intérieur, pour leurs femmes, pour leur vie secrète, et qui est le vrai ; là, plus de masque, plus de dissimulation, ils ne se donnent pas la peine de feindre, ils sont ce qu’ils sont, et sont souvent horribles ; puis le monde, les autres, les salons, la Cour, le souverain, la Politique les voient grands, nobles, généreux, en costume brodé de vertus, parés de beau langage, pleins d’exquises qualités. Quelle horrible plaisanterie ! Et l’on {p. 110} s’étonne quelquefois du sourire de certaines femmes, de leur air de supériorité avec leurs maris, de leur indifférence…

Elle laissa tomber sa main le long du bras de son fauteuil, sans achever, mais ce geste complétait admirablement son discours. Comme elle vit d’Arthez occupé d’examiner sa taille flexible, si bien pliée au fond de son moelleux fauteuil, occupé des jeux de sa robe, et d’une jolie petite fronsure qui badinait sur le busc, une de ces hardiesses de toilette qui ne vont qu’aux tailles assez minces pour ne pouvoir jamais rien perdre, elle reprit l’ordre de ses pensées comme si elle se parlait à elle-même.

– Je ne continue pas. Vous avez fini, vous autres écrivains, par rendre bien ridicules les femmes qui se prétendent méconnues, qui sont mal mariées, qui se font dramatiques, intéressantes, ce qui me semble être du dernier bourgeois. On plie et tout est dit, ou l’on résiste et l’on s’amuse. Dans les deux cas, on doit se taire. Il est vrai que je n’ai su, ni tout à fait plier, ni tout à fait résister ; mais peut-être était-ce une raison encore plus grave de garder le silence. Quelle sottise aux femmes de se plaindre ! Si elles n’ont pas été les plus fortes, elles ont manqué d’esprit, de tact, de finesse, elles méritent leur sort. Ne sont-elles pas les reines en France ? Elles se jouent de vous comme elles le veulent, quand elles le veulent, et autant qu’elles le veulent. Elle fit danser sa cassolette par un mouvement merveilleux d’impertinence féminine et de gaieté railleuse. – J’ai souvent entendu de misérables petites espèces regretter d’être femmes, vouloir être hommes ; je les ai toujours regardées en pitié, dit-elle en continuant. Si j’avais à opter, je préférerais encore être femme. Le beau plaisir de devoir ses triomphes à la force, à toutes les puissances que vous donnent des lois faites par vous ! Mais quand nous vous voyons à nos pieds disant et faisant des sottises, n’est-ce donc pas un enivrant bonheur que de sentir en soi la faiblesse qui triomphe ? Quand nous réussissons, nous devons donc garder le silence, sous peine de perdre notre empire. Battues, les femmes doivent encore se taire par fierté : le silence de l’esclave épouvante le maître.

Ce caquetage fut sifflé d’une voix si doucement moqueuse, si mignonne, avec des mouvements de tête si coquets, que d’Arthez, à qui ce genre de femme était totalement inconnu, restait exactement comme la perdrix charmée par le chien de chasse.

– Je vous en prie, madame, dit-il enfin, expliquez-moi {p. 111} comment un homme a pu vous faire souffrir, et soyez sûre que là où toutes les femmes seraient vulgaires, vous seriez distinguée, quand même vous n’auriez pas une manière de dire les choses qui rendrait intéressant un livre de cuisine.

– Vous allez vite en amitié, dit-elle d’un son de voix grave qui rendit d’Arthez sérieux et inquiet.

La conversation changea, l’heure avançait. Le pauvre homme de génie s’en alla contrit d’avoir paru curieux, d’avoir blessé ce cœur, et croyant que cette femme avait étrangement souffert. Elle avait passé sa vie à s’amuser, elle était un vrai don Juan femelle, à cette différence près que ce n’est pas à souper qu’elle eût invité la statue de pierre, et certes elle aurait eu raison de la statue.

Il est impossible de continuer ce récit sans dire un mot du prince de Cadignan, plus connu sous le nom de duc de Maufrigneuse ; autrement, le sel des inventions miraculeuses de la princesse disparaîtrait, et les Étrangers ne comprendraient rien à l’épouvantable comédie parisienne qu’elle allait jouer pour un homme.

Monsieur le duc de Maufrigneuse, en vrai fils du prince de Cadignan, est un homme long et sec, aux formes les plus élégantes, plein de bonne grâce, disant des mots charmants, devenu colonel par la grâce de Dieu, et devenu bon militaire par hasard ; d’ailleurs brave comme un Polonais, à tout propos, sans discernement, et cachant le vide de sa tête sous le jargon de la grande compagnie. Dès l’âge de trente-six ans, il était par force d’une aussi parfaite indifférence pour le beau sexe que le roi Charles X son maître ; puni comme son maître pour avoir, comme lui, trop plu dans sa jeunesse. Pendant dix-huit ans l’idole du faubourg Saint-Germain, il avait, comme tous les fils de famille, mené une vie dissipée, uniquement remplie de plaisirs. Son père, ruiné par la Révolution, avait retrouvé sa Charge au retour des Bourbons, le gouvernement d’un château royal, des traitements, des pensions ; mais cette fortune factice, le vieux prince la mangea très-bien, demeurant le grand seigneur qu’il était avant la Révolution, en sorte que quand vint la loi d’indemnité, les sommes qu’il reçut furent absorbées par le luxe qu’il déploya dans son immense hôtel, le seul bien qu’il retrouva, et dont la plus grande partie était occupée par sa belle-fille. Le prince de Cadignan mourut quelque temps avant la Révolution de Juillet, âgé de quatre-vingt-sept ans. Il avait ruiné sa femme, et fut longtemps en délicatesse avec le duc de Navarreins, qui avait épousé sa {p. 112} fille en premières noces, et auquel il rendit difficilement ses comptes. Le duc de Maufrigneuse avait eu des liaisons avec la duchesse d’Uxelles. Vers 1814, au moment où monsieur de Maufrigneuse atteignait à trente-six ans, la duchesse le voyant pauvre mais très-bien en cour, lui donna sa fille qui possédait environ cinquante ou soixante mille livres de rente, sans ce qu’elle devait attendre d’elle. Mademoiselle d’Uxelles devenait ainsi duchesse, et sa mère savait qu’elle aurait vraisemblablement la plus grande liberté. Après avoir eu le bonheur inespéré de se donner un héritier, le duc laissa sa femme entièrement libre de ses actions, et alla s’amuser de garnison en garnison, passant les hivers à Paris, faisant des dettes que son père payait toujours, professant la plus entière indulgence conjugale, avertissant la duchesse huit jours à l’avance de son retour à Paris, adoré de son régiment, aimé du Dauphin, courtisan adroit, un peu joueur, d’ailleurs sans aucune affectation : jamais la duchesse ne put lui persuader de prendre une fille d’Opéra par décorum et par égard pour elle, disait-elle plaisamment. Le duc, qui avait la survivance de la Charge de son père, sut plaire aux deux rois, à Louis XVIII et à Charles X, ce qui prouve qu’il tirait assez bon parti de sa nullité ; mais cette conduite, cette vie, tout était recouvert du plus beau vernis : langage, noblesse de manières, tenue offraient en lui la perfection ; enfin les Libéraux l’aimaient. Il lui fut impossible de continuer les Cadignan qui, selon le vieux prince, étaient connus pour ruiner leurs femmes, car la duchesse mangea elle-même sa fortune. Ces particularités devinrent si publiques dans le monde de la cour et dans le faubourg Saint-Germain, que, pendant les cinq dernières années de la Restauration, on se serait moqué de quelqu’un qui en aurait parlé, comme s’il eût voulu raconter la mort de Turenne ou celle de Henri IV. Aussi, pas une femme ne parlait-elle de ce charmant duc sans en faire l’éloge : il avait été parfait pour sa femme, il était difficile à un homme de se montrer aussi bien que Maufrigneuse pour la duchesse, il lui avait laissé la libre disposition de sa fortune, il l’avait défendue et soutenue en toute occasion. Soit orgueil, soit bonté, soit chevalerie, monsieur de Maufrigneuse avait sauvé la duchesse en bien des circonstances où toute autre femme eût péri, malgré son entourage, malgré le crédit de la vieille duchesse d’Uxelles, du duc de Navarreins, de son beau-père et de la tante de son mari. Aujourd’hui le prince de Cadignan passe pour un des beaux caractères de l’Aristocratie. Peut-être la fidélité dans {p. 113} le besoin est-elle une des plus belles victoires que puissent remporter les courtisans sur eux-mêmes.

La duchesse d’Uxelles avait quarante-cinq ans quand elle maria sa fille au duc de Maufrigneuse, elle assistait donc depuis longtemps sans jalousie et même avec intérêt aux succès de son ancien ami. Au moment du mariage de sa fille et du duc, elle tint une conduite d’une grande noblesse et qui sauva l’immoralité de cette combinaison. Néanmoins, la méchanceté des gens de cour trouva matière à railler, et prétendit que cette belle conduite ne coûtait pas grand’chose à la duchesse, quoique depuis cinq ans environ elle se fut adonnée à la dévotion et au repentir des femmes qui ont beaucoup à se faire pardonner.

Pendant plusieurs jours la princesse se montra de plus en plus remarquable par ses connaissances en littérature. Elle abordait avec une excessive hardiesse les questions les plus ardues, grâce à des lectures diurnes et nocturnes poursuivies avec une intrépidité digne des plus grands éloges. D’Arthez, stupéfait et incapable de soupçonner que Diane d’Uxelles répétait le soir ce qu’elle avait lu le matin, comme font beaucoup d’écrivains, la tenait pour une femme supérieure. Ces conversations éloignaient Diane du but, elle essaya de se retrouver sur le terrain des confidences d’où son amant s’était prudemment retiré ; mais il ne lui fut pas très-facile d’y faire revenir un homme de cette trempe une fois effarouché. Cependant, après un mois de campagnes littéraires et de beaux discours platoniques, d’Arthez s’enhardit et vint tous les jours à trois heures. Il se retirait à six heures, et reparaissait le soir à neuf heures, pour rester jusqu’à minuit ou une heure du matin, avec la régularité d’un amant plein d’impatience. La princesse se trouvait habillée avec plus ou moins de recherche à l’heure où d’Arthez se présentait. Cette mutuelle fidélité, les soins qu’ils prenaient d’eux-mêmes, tout en eux exprimait des sentiments qu’ils n’osaient s’avouer, car la princesse devinait à merveille que ce grand enfant avait peur d’un débat autant qu’elle en avait envie. Néanmoins d’Arthez mettait dans ses constantes déclarations muettes un respect qui plaisait infiniment à la princesse. Tous deux se sentaient chaque jour d’autant plus unis que rien de convenu ni de tranché ne les arrêtait dans la marche de leurs idées, comme lorsque, entre amants, il y a d’un côté des demandes formelles, et de l’autre une défense ou sincère ou coquette. Semblable à tous les hommes plus jeunes que leur âge {p. 114} ne le comporte, d’Arthez était en proie à ces émouvantes irrésolutions causées par la puissance des désirs et par la terreur de déplaire, situation à laquelle une jeune femme ne comprend rien quand elle la partage, mais que la princesse avait trop souvent fait naître pour ne pas en savourer les plaisirs. Aussi Diane jouissait-elle de ces délicieux enfantillages avec d’autant plus de charme qu’elle savait bien comment les faire cesser. Elle ressemblait à un grand artiste se complaisant dans les lignes indécises d’une ébauche, sûr d’achever dans une heure d’inspiration le chef-d’œuvre encore flottant dans les limbes de l’enfantement. Combien de fois, en voyant d’Arthez prêt à s’avancer, ne se plut-elle pas à l’arrêter par un air imposant ? Elle refoulait les secrets orages de ce jeune cœur, elle les soulevait, les apaisait par un regard, en tendant sa main à baiser, ou par des mots insignifiants dits d’une voix émue et attendrie. Ce manége, froidement convenu mais divinement joué, gravait son image toujours plus avant dans l’âme de ce spirituel écrivain, qu’elle se plaisait à rendre enfant, confiant, simple et presque niais auprès d’elle ; mais elle avait aussi des retours sur elle-même, et il lui était alors impossible de ne pas admirer tant de grandeur mêlée à tant d’innocence. Ce jeu de grande coquette l’attachait elle-même insensiblement à son esclave. Enfin, elle s’impatienta contre cet Épictète amoureux, et, quand elle crut l’avoir disposé à la plus entière crédulité, elle se mit en devoir de lui appliquer sur les yeux le bandeau le plus épais.

Un soir Daniel trouva Diane pensive, un coude sur une petite table, sa belle tête blonde baignée de lumière par la lampe ; elle badinait avec une lettre qu’elle faisait danser sur le tapis de la table. Quand d’Arthez eut bien vu ce papier, elle finit par le plier et le passer dans sa ceinture.

– Qu’avez-vous ? dit d’Arthez, vous paraissez inquiète.

– J’ai reçu une lettre de monsieur de Cadignan, répondit-elle. Quelque graves que soient ses torts envers moi, je pensais, après avoir lu sa lettre, qu’il est exilé, sans famille, sans son fils qu’il aime.

Ces paroles, prononcées d’une voix pleine d’âme, révélaient une sensibilité angélique. D’Arthez fut ému au dernier point. La curiosité de l’amant devint pour ainsi dire une curiosité presque psychologique et littéraire. Il voulut savoir jusqu’à quel point cette femme était grande, sur quelles injures portait son pardon, comment ces {p. 115} femmes du monde, taxées de frivolité, de dureté de cœur, d’égoïsme, pouvaient être des anges. En se souvenant d’avoir été déjà repoussé quand il avait voulu connaître ce cœur céleste, il eut, lui, comme un tremblement dans la voix, lorsqu’en prenant la main transparente fluette, à doigts tournés en fuseau de la belle Diane, il lui dit : – Sommes-nous maintenant assez amis pour que vous me disiez ce que vous avez souffert ? Vos anciens chagrins doivent être pour quelque chose dans cette rêverie.

– Oui, dit-elle en sifflant cette syllabe comme la plus douce note qu’ait jamais soupirée la flûte de Tulou.

Elle retomba dans sa rêverie, et ses yeux se voilèrent. Daniel demeura dans une attente pleine d’anxiété, pénétré de la solennité de ce moment. Son imagination de poète lui faisait voir comme des nuées qui se dissipaient lentement en lui découvrant le sanctuaire où il allait voir aux pieds de Dieu l’agneau blessé.

– Eh ! bien ?… dit-il d’une voix douce et calme.

Diane regarda le tendre solliciteur ; puis elle baissa les yeux lentement en déroulant ses paupières par un mouvement qui décelait la plus noble pudeur. Un monstre seul aurait été capable d’imaginer quelque hypocrisie dans l’ondulation gracieuse par laquelle la malicieuse princesse redressa sa jolie petite tête pour plonger encore un regard dans les yeux avides de ce grand homme.

– Le puis-je ? le dois-je ? fit-elle en laissant échapper un geste d’hésitation et regardant d’Arthez avec une sublime expression de tendresse rêveuse. Les hommes ont si peu de foi pour ces sortes de choses ! ils se croient si peu obligés à la discrétion !

– Ah ! si vous vous défiez de moi, pourquoi suis-je ici ? s’écria d’Arthez.

– Eh ! mon ami, répondit-elle en donnant à son exclamation la grâce d’un aveu involontaire, lorsqu’elle s’attache pour la vie, une femme calcule-t-elle ? Il ne s’agit pas de mon refus (que puis-je vous refuser ?) ; mais de l’idée que vous aurez de moi, si je parle. Je vous confierais 5 bien l’étrange situation dans laquelle je suis à mon âge ; mais que penseriez-vous d’une femme qui découvrirait les plaies secrètes du mariage, qui trahirait les secrets d’un autre ? Turenne gardait sa parole aux voleurs ; ne dois-je pas à mes bourreaux la probité de Turenne ?

– Avez-vous donné votre parole à quelqu’un ?

– Monsieur de Cadignan n’a pas cru nécessaire de me demander {p. 116} le secret. Vous voulez donc plus que mon âme ? Tyran ! vous voulez donc que j’ensevelisse en vous ma probité, dit-elle en jetant sur d’Arthez un regard par lequel elle donna plus de prix à cette fausse confidence qu’à toute sa personne.

– Vous faites de moi un homme par trop ordinaire, si de moi vous craignez quoi que ce soit de mal, dit-il avec une amertume mal déguisée.

– Pardon, mon ami, répondit-elle en lui prenant la main, la regardant, la prenant dans les siennes et la caressant en y traînant les doigts par un mouvement d’une excessive douceur. Je sais tout ce que vous valez. Vous m’avez raconté toute votre vie, elle est noble, elle est belle, elle est sublime, elle est digne de votre nom ; peut-être, en retour, vous dois-je la mienne ? Mais j’ai peur en ce moment de déchoir à vos yeux en vous racontant des secrets qui ne sont pas seulement les miens. Puis peut-être ne croirez-vous pas, vous, homme de solitude et de poésie, aux horreurs du monde. Ah ! vous ne savez pas qu’en inventant vos drames, ils sont surpassés par ceux qui se jouent dans les familles en apparence les plus unies. Vous ignorez l’étendue de certaines infortunes dorées.

– Je sais tout, s’écria-t-il.

– Non, reprit-elle, vous ne savez rien. Une fille doit-elle jamais livrer sa mère ?

En entendant ce mot, d’Arthez se trouva comme un homme égaré par une nuit noire dans les Alpes, et qui, aux premières lueurs du matin, aperçoit qu’il enjambe un précipice sans fond. Il regarda la princesse d’un air hébété, il avait froid dans le dos. Diane crut que cet homme de génie était un esprit faible, mais elle lui vit un éclat dans les yeux qui la rassura.

– Enfin, vous êtes devenu pour moi presque un juge, dit-elle d’un air désespéré. Je puis parler, en vertu du droit qu’a tout être calomnié de se montrer dans son innocence. J’ai été, je suis encore, (si tant est qu’on se souvienne d’une pauvre recluse forcée par le monde de renoncer au monde !) accusée de tant de légèreté, de tant de mauvaises choses, qu’il peut m’être permis de me poser dans le cœur où je trouve un asile de manière à n’en être pas chassée. J’ai toujours vu dans la justification une forte atteinte faite à l’innocence, aussi ai-je toujours dédaigné de parler. À qui d’ailleurs pouvais-je adresser la parole ? On ne doit confier ces cruelles choses qu’à Dieu ou à quelqu’un qui nous semble bien près de lui, {p. 117} un prêtre, ou un autre nous-même. Eh ! bien, si mes secrets ne sont pas là, dit-elle en appuyant sa main sur le cœur de d’Arthez, comme ils étaient ici… (Elle fit fléchir sous ses doigts le haut de son busc) vous ne serez pas le grand d’Arthez, j’aurai été trompée !

Une larme mouilla les yeux de d’Arthez, et Diane dévora cette larme par un regard de côté qui ne fit vaciller ni sa prunelle ni sa paupière. Ce fut leste et net comme un geste de chatte prenant une souris. D’Arthez, pour la première fois, après soixante jours pleins de protocoles, osa prendre cette main tiède et parfumée, il la porta sous ses lèvres, il y mit un long baiser traîné depuis le poignet jusqu’aux ongles avec une si délicate volupté que la princesse inclina sa tête en augurant très-bien de la littérature. Elle pensa que les hommes de génie devaient aimer avec beaucoup plus de perfection que n’aiment les fats, les gens du monde, les diplomates et même les militaires, qui cependant n’ont que cela à faire. Elle était connaisseuse, et savait que le caractère amoureux se signe en quelque sorte dans des riens. Une femme instruite peut lire son avenir dans un simple geste, comme Cuvier savait dire en voyant le fragment d’une patte : Ceci appartient à un animal de telle dimension, avec ou sans cornes, carnivore, herbivore, amphibie, etc., âgé de tant de mille ans. Sûre de rencontrer chez d’Arthez autant d’imagination dans l’amour qu’il en mettait dans son style, elle jugea nécessaire de le faire arriver au plus haut degré de la passion et de la croyance. Elle retira vivement sa main par un magnifique mouvement plein d’émotions. Elle eût dit : Finissez, vous allez me faire mourir ! elle eût parlé moins énergiquement. Elle resta pendant un moment les yeux dans les yeux de d’Arthez, en exprimant tout à la fois du bonheur, de la pruderie, de la crainte, de la confiance, de la langueur, un vague désir et une pudeur de vierge. Elle n’eut alors que vingt ans ! Mais comptez qu’elle s’était préparée à cette heure de comique mensonge avec un art inouï dans sa toilette, elle était dans son fauteuil comme une fleur qui va s’épanouir au premier baiser du soleil. Trompeuse ou vraie, elle enivrait Daniel. S’il est permis de risquer une opinion individuelle, avouons qu’il serait délicieux d’être ainsi trompé long-temps. Certes, souvent Talma, sur la scène, a été fort au-dessus de la nature. Mais la princesse de Cadignan n’est-elle pas la plus grande comédienne de ce temps ? Il ne manque à cette femme qu’un parterre attentif. Malheureusement, dans les époques tourmentées par {p. 118} les orages politiques, les femmes disparaissent comme les lys des eaux, qui, pour fleurir et s’étaler à nos regards ravis, ont besoin d’un ciel pur et des plus tièdes zéphyrs.

L’heure était venue, Diane allait entortiller ce grand homme dans les lianes inextricables d’un roman préparé de longue main, et qu’il allait écouter comme un néophyte des beaux jours de la foi chrétienne écoutait l’épître d’un apôtre.

– Mon ami, ma mère, qui vit encore à Uxelles, m’a mariée à dix-sept ans, en 1814 (vous voyez que je suis bien vieille !) à monsieur de Maufrigneuse, non pas par amour pour moi, mais par amour pour lui. Elle s’acquittait, envers le seul homme qu’elle eût aimé, de tout le bonheur qu’elle avait reçu de lui. Oh ! ne vous étonnez pas de cette horrible combinaison, elle a lieu souvent. Beaucoup de femmes sont plus amantes que mères, comme la plupart sont meilleures mères que bonnes femmes. Ces deux sentiments, l’amour et la maternité, développés comme ils le sont par nos mœurs, se combattent souvent dans le cœur des femmes ; il y en a nécessairement un qui succombe quand ils ne sont pas égaux en force, ce qui fait de quelques femmes exceptionnelles la gloire de notre sexe. Un homme de votre génie doit comprendre ces choses qui font l’étonnement des sots, mais qui n’en sont pas moins vraies, et, j’irai plus loin, qui sont justifiables par la différence des caractères, des tempéraments, des attachements, des situations. Moi, par exemple, en ce moment, après vingt ans de malheurs, de déceptions, de calomnies supportées, d’ennuis pesants, de plaisirs creux, ne serais-je pas disposée à me prosterner aux pieds d’un homme qui m’aimerait sincèrement et pour toujours ? Eh ! bien, ne serais-je pas condamnée par le monde ? Et cependant vingt ans de souffrances n’excuseraient-elles pas une dizaine d’années qui me restent à vivre encore belle, données à un saint et pur amour ? Cela ne sera pas, je ne suis pas assez sotte que de diminuer mes mérites aux yeux de Dieu. J’ai porté le poids du jour et de la chaleur jusqu’au soir, j’achèverai ma journée, et j’aurai gagné ma récompense…

– Quel ange ! pensa d’Arthez.

– Enfin, je n’en ai jamais voulu à la duchesse d’Uxelles d’avoir plus aimé monsieur de Maufrigneuse que la pauvre Diane que voici. Ma mère m’avait très peu vue, elle m’avait oubliée ; mais elle s’est mal conduite envers moi, de femme à femme, en sorte que ce qui {p. 119} est mal de femme à femme devient horrible de mère à fille. Les mères qui mènent une vie comme celle de la duchesse d’Uxelles tiennent leurs filles loin d’elles, je suis donc entrée dans le monde quinze jours avant mon mariage. Jugez de mon innocence ? Je ne savais rien, j’étais incapable de deviner le secret de cette alliance. J’avais une belle fortune : soixante mille livres de rente en forêts, que la Révolution avait oublié de vendre en Nivernais ou n’avait pu vendre et qui dépendaient du beau château d’Anzy ; monsieur de Maufrigneuse était criblé de dettes. Si plus tard j’ai appris ce que c’était que d’avoir des dettes, j’ignorais alors trop complétement la vie pour le soupçonner. Les économies faites sur ma fortune servirent à pacifier les affaires de mon mari. Monsieur de Maufrigneuse avait trente-huit ans quand je l’épousai, mais ces années étaient comme celles des campagnes des militaires, elles devaient compter double. Ah ! il avait bien plus de soixante-seize ans. À quarante ans, ma mère avait encore des prétentions, et je me suis trouvée entre deux jalousies. Quelle vie ai-je menée pendant dix ans ?… Ah ! si l’on savait ce que souffrait cette pauvre petite femme tant soupçonnée ! Être gardée par une mère jalouse de sa fille ! Dieu !… Vous autres qui faites des drames, vous n’en inventerez jamais un aussi noir, aussi cruel que celui-là. Ordinairement, d’après le peu que je sais de la littérature, un drame est une suite d’actions, de discours, de mouvements qui se précipitent vers une catastrophe ; mais ce dont je vous parle est la plus horrible catastrophe en action ! C’est l’avalanche tombée le matin sur vous qui retombe le soir, et qui retombera le lendemain. J’ai froid au moment où je vous parle et où je vous éclaire la caverne sans issue, froide et sombre dans laquelle j’ai vécu. S’il faut tout vous dire, la naissance de mon pauvre enfant qui d’ailleurs est tout moi-même… vous avez dû être frappé de sa ressemblance avec moi ? c’est mes cheveux, mes yeux, la coupe de mon visage, ma bouche, mon sourire, mon menton, mes dents… Eh ! bien, sa naissance est un hasard ou le fait d’une convention de ma mère et de mon mari. Je suis restée long-temps jeune fille après mon mariage, quasi délaissée le lendemain, mère sans être femme. La duchesse se plaisait à prolonger mon ignorance, et, pour atteindre à ce but, une mère a près de sa fille d’horribles avantages. Moi, pauvre petite, élevée dans un couvent comme une rose mystique, ne sachant rien du mariage, développée fort tard, je me trouvais très-heureuse : je jouissais de {p. 120} la bonne intelligence et de l’harmonie de notre famille. Enfin j’étais entièrement divertie de penser à mon mari, qui ne me plaisait guère et qui ne faisait rien pour se montrer aimable, par les premières joies de la maternité : elles furent d’autant plus vives que je n’en soupçonnais pas d’autres. On m’avait tant corné aux oreilles le respect qu’une mère se devait à elle-même ! Et d’ailleurs, une jeune fille aime toujours à jouer à la maman. À l’âge où j’étais, un enfant remplace alors la poupée. J’étais si fière d’avoir cette belle fleur, car Georges était beau… une merveille ! Comment songer au monde quand on a le bonheur de nourrir et de soigner un petit ange ! J’adore les enfants quand ils sont tout petits, blancs et roses. Moi, je ne voyais que mon fils, je vivais avec mon fils, je ne laissais pas sa gouvernante l’habiller, le déshabiller, le changer. Ces soins, si ennuyeux pour les mères qui ont des régiments d’enfants, étaient tout plaisir pour moi. Mais après trois ou quatre ans, comme je ne suis pas tout à fait sotte, malgré le soin que l’on mettait à me bander les yeux, la lumière a fini par les atteindre. Me voyez-vous au réveil, quatre ans après, en 1819 ? Les Deux Frères ennemis sont une tragédie à l’eau rose auprès d’une mère et d’une fille placées comme nous le fûmes alors, la duchesse et moi ; je les ai bravés alors, elle et mon mari, par des coquetteries publiques qui ont fait parler le monde… Dieu sait comme ! Vous comprenez, mon ami, que les hommes avec lesquels j’étais soupçonnée de légèreté avaient pour moi la valeur du poignard dont on se sert pour frapper son ennemi. Préoccupée de ma vengeance, je ne sentais pas les blessures que je me portais à moi-même. Innocente comme un enfant, je passais pour une femme perverse, pour la plus mauvaise femme du monde, et je n’en savais rien. Le monde est bien sot, bien aveugle, bien ignorant ; il ne pénètre que les secrets qui l’amusent, qui servent sa méchanceté ; les choses les plus grandes, les plus nobles, il se met la main sur les yeux pour ne pas les voir. Mais il me semble que, dans ce temps, j’ai eu des regards, des attitudes d’innocence révoltée, des mouvements de fierté qui eussent été des bonnes fortunes pour de grands peintres. J’ai dû éclairer des bals par les tempêtes de ma colère, par les torrents de mon dédain. Poésie perdue ! on ne fait ces sublimes poèmes que dans l’indignation qui nous saisit à vingt ans ! Plus tard on ne s’indigne plus, on est las, on ne s’étonne plus du vice, on est lâche, on a peur. Moi, j’allais, oh ! j’allais bien. J’ai joué le plus sot {p. 121} personnage au monde : j’ai eu les charges du crime sans en avoir les bénéfices. J’avais tant de plaisir à me compromettre ! Ah ! j’ai fait des malices d’enfant. Je suis allée en Italie avec un jeune étourdi que j’ai planté là quand il m’a parlé d’amour ; mais quand j’ai su qu’il s’était compromis pour moi (il avait fait un faux pour avoir de l’argent !) j’ai couru le sauver. Ma mère et mon mari, qui savaient le secret de ces choses, me tenaient en bride comme une femme prodigue. Oh ! cette fois, je suis allée au roi. Louis XVIII, cet homme sans cœur, a été touché : il m’a donné cent mille francs sur sa cassette. Le marquis d’Esgrignon, ce jeune homme que vous avez peut-être rencontré dans le monde et qui a fini par faire un très-riche mariage, a été sauvé de l’abîme où il s’était plongé pour moi. Cette aventure, causée par ma légèreté, m’a fait réfléchir. Je me suis aperçue que j’étais la première victime de ma vengeance. Ma mère, mon mari, mon beau-père avaient le monde pour eux, ils paraissaient protéger mes folies. Ma mère, qui me savait bien trop fière, trop grande, trop d’Uxelles pour me conduire vulgairement, fut alors épouvantée du mal qu’elle avait fait. Elle avait cinquante-deux ans, elle a quitté Paris, elle est allée vivre à Uxelles. Elle se repent maintenant de ses torts, elle les expie par la dévotion la plus outrée et par une affection sans bornes pour moi. Mais, en 1823, elle m’a laissée seule et face à face avec monsieur de Maufrigneuse. Oh ! mon ami, vous autres hommes, vous ne pouvez savoir ce qu’est un vieil homme à bonnes fortunes. Quel intérieur que celui d’un homme accoutumé aux adorations des femmes du monde, qui ne trouve ni encens, ni encensoir chez lui, mort à tout, et jaloux par cela même ! J’ai voulu, quand monsieur de Maufrigneuse a été tout à moi, j’ai voulu être une bonne femme ; mais je me suis heurtée à toutes les aspérités d’un esprit chagrin, à toutes les fantaisies de l’impuissance, aux puérilités de la niaiserie, à toutes les vanités de la suffisance, à un homme qui était enfin la plus ennuyeuse élégie du monde, et qui me traitait comme une petite fille, qui se plaisait à humilier mon amour-propre à tout propos, à m’aplatir sous les coups de son expérience, à me prouver que j’ignorais tout. Il me blessait à chaque instant. Enfin il a tout fait pour se faire prendre en détestation et me donner le droit de le trahir ; mais j’ai été la dupe de mon cœur et de mon envie de bien faire pendant trois ou quatre années ! Savez-vous le mot infâme qui m’a fait faire d’autres folies ? Inventerez-vous {p. 122} jamais l’horrible des calomnies du monde ? – La duchesse de Maufrigneuse est revenue à son mari, se disait-on. – Bah ! c’est par dépravation, c’est un triomphe que de ranimer les morts, elle n’avait plus que cela à faire, a répondu ma meilleure amie, une parente, celle chez qui j’ai eu le bonheur de vous rencontrer.

– Madame d’Espard ! s’écria Daniel en faisant un geste d’horreur.

– Oh ! je lui ai pardonné, mon ami. D’abord le mot est excessivement spirituel, et peut-être ai-je dit moi-même de plus cruelles épigrammes sur de pauvres femmes tout aussi pures que je l’étais.

D’Arthez rebaisa la main de cette sainte femme qui, après lui avoir servi une mère hachée en morceaux, avoir fait du prince de Cadignan que vous connaissez, un Othello à triple garde, se mettait elle-même en capilotade et se donnait des torts, afin de se donner aux yeux du candide écrivain cette virginité que la plus niaise des femmes essaie d’offrir à tout prix à son amant.

– Vous comprenez, mon ami, que je suis rentrée dans le monde avec éclat et pour y faire des éclats. J’ai subi là des luttes nouvelles, il a fallu conquérir mon indépendance et neutraliser monsieur de Maufrigneuse. J’ai donc mené par d’autres raisons une vie dissipée. Pour m’étourdir, pour oublier la vie réelle par une vie fantastique, j’ai brillé, j’ai donné des fêtes, j’ai fait la princesse, et j’ai fait des dettes. Chez moi, je m’oubliais dans le sommeil de la fatigue, je renaissais belle, gaie, folle pour le monde ; mais, à cette triste lutte de la fantaisie contre la réalité, j’ai mangé ma fortune. La révolte de 1830 est arrivée, au moment où je rencontrais au bout de cette existence des Mille et une Nuits l’amour saint et pur que (je suis franche !) je désirais connaître. Avouez-le ? n’était-ce pas naturel chez une femme dont le cœur comprimé par tant de causes et d’accidents se réveillait à l’âge où la femme se sent trompée, et où je voyais autour de moi tant de femmes heureuses par l’amour 6  ? Ah ! pourquoi Michel Chrestien fut-il si respectueux ? Il y a eu là encore une raillerie pour moi. Que voulez-vous ? En tombant, j’ai tout perdu, je n’ai eu d’illusions sur rien ; j’avais tout pressé, hormis un seul fruit pour lequel je n’ai plus ni goût, ni dents. Enfin, je me suis trouvée désenchantée du monde quand il me fallait quitter le monde. Il y a là quelque chose de providentiel, comme dans les insensibilités qui nous préparent à la mort. (Elle fit un geste plein d’onction religieuse.) – Tout alors m’a servi, reprit-elle, les désastres de la monarchie et ses ruines m’ont aidée à m’ensevelir. {p. 123} Mon fils me console de bien des choses. L’amour maternel nous rend tous les autres sentiments trompés ! Et le monde s’étonne de ma retraite ; mais j’y ai trouvé la félicité. Oh ! si vous saviez combien est heureuse ici la pauvre créature qui est là devant vous ! En sacrifiant tout à mon fils, j’oublie les bonheurs que j’ignore et que j’ignorerai toujours. Qui pourrait croire que la vie se traduit, pour la princesse de Cadignan, par une mauvaise nuit de mariage ; et toutes les aventures qu’on lui prête, par un défi de petite fille à deux épouvantables passions ? Mais personne. Aujourd’hui j’ai peur de tout. Je repousserai sans doute un sentiment vrai, quelque véritable et pur amour, en souvenir de tant de faussetés, de malheurs ; de même que les riches attrapés par des fripons qui simulent le malheur repoussent une vertueuse misère, dégoûtés qu’ils sont de la bienfaisance. Tout cela est horrible, n’est-ce pas ? mais croyez-moi, ce que je vous dis est l’histoire de bien des femmes.

Ces derniers mots furent prononcés d’un ton de plaisanterie et de légèreté qui rappelait la femme élégante et moqueuse. D’Arthez était abasourdi. À ses yeux, les gens que les tribunaux envoient au Bagne, qui pour avoir tué, qui pour avoir volé avec des circonstances aggravantes, qui pour s’être trompés de nom sur un billet, étaient de petits saints, comparés aux gens du monde. Cette atroce élégie, forgée dans l’arsenal du mensonge et trempée aux eaux du Styx parisien, avait été dite avec l’accent inimitable du vrai. L’écrivain contempla pendant un moment cette femme adorable, plongée dans son fauteuil, et dont les deux mains pendaient aux deux bras du fauteuil, comme deux gouttes de rosée à la marge d’une fleur, accablée par cette révélation, abîmée en paraissant avoir ressenti toutes les douleurs de sa vie à les dire, enfin un ange de mélancolie.

– Et jugez, fit-elle en se redressant par un soubresaut et levant une de ses mains et lançant des éclairs par les yeux où vingt soi-disant chastes années flambaient, jugez quelle impression dut faire sur moi l’amour de votre ami ; mais par une atroce raillerie du sort… ou Dieu peut-être… car alors, je l’avoue, un homme, mais un homme digne de moi, m’eût trouvée faible, tant j’avais soif de bonheur ! Eh ! bien, il est mort, et mort en sauvant la vie à qui ?… à monsieur de Cadignan ! Étonnez-vous de me trouver rêveuse…

Ce fut le dernier coup. Le pauvre d’Arthez n’y tint pas, il se mit à genoux, il fourra sa tête dans les mains de la princesse, et il y pleura, il y versa de ces larmes douces que répandraient les anges, {p. 124} si les anges pleuraient. Comme Daniel avait la tête là, madame de Cadignan put laisser errer sur ses lèvres un malicieux sourire de triomphe, un sourire qu’auraient les singes en faisant un tour supérieur, si les singes riaient. – Ah ! je le tiens, pensa-t-elle ; et, elle le tenait bien en effet.

– Mais, vous êtes… dit-il en relevant sa belle tête et la regardant avec amour.

– Vierge et martyre, reprit-elle en souriant de la vulgarité de cette vieille plaisanterie mais en lui donnant un sens charmant par ce sourire plein d’une gaieté cruelle. Si vous me voyez riant, c’est que je pense à la princesse que connaît le monde, à cette duchesse de Maufrigneuse à qui l’on donne et de Marsay, et l’infâme de Trailles, un coupe-jarret politique, et ce petit sot d’Esgrignon, et Rastignac, Rubempré, des ambassadeurs, des ministres, des généraux russes, que sais-je ? l’Europe ! On a glosé de cet album que j’ai fait faire en croyant que ceux qui m’admiraient étaient mes amis. Ah ! c’est épouvantable. Je ne comprends pas comment je laisse un homme à mes pieds : les mépriser tous, telle devrait être ma religion.

Elle se leva, alla dans l’embrasure de la fenêtre par une démarche pleine de motifs magnifiques.

D’Arthez resta sur la chauffeuse où il se remit, n’osant suivre la princesse, mais la regardant ; il l’entendit se mouchant sans se moucher. Quelle est la princesse qui se mouche ? Diane essayait l’impossible pour faire croire à sa sensibilité. D’Arthez crut son ange en larmes, il accourut, la prit par la taille, la serra sur son cœur.

– Non, laissez-moi, dit-elle d’une voix faible et en murmurant, j’ai trop de doutes pour être bonne à quelque chose. Me réconcilier avec la vie est une tâche au-dessus de la force d’un homme.

– Diane ! je vous aimerai, moi, pour toute votre vie perdue.

– Non, ne me parlez pas ainsi, répondit-elle. En ce moment je suis honteuse et tremblante comme si j’avais commis les plus grands péchés.

Elle était entièrement revenue à l’innocence des petites filles, et se montrait néanmoins auguste, grande, noble autant qu’une reine. Il est impossible de décrire l’effet de ce manége, si habile qu’il arrivait à la vérité pure sur une âme neuve et franche comme celle de d’Arthez. Le grand écrivain resta muet d’admiration, passif dans cette embrasure de fenêtre, attendant un mot, tandis que la princesse attendait un baiser ; mais elle était trop sacrée pour lui. {p. 125} Quand elle eut froid, la princesse alla reprendre sa position sur son fauteuil, elle avait les pieds gelés.

– Ce sera bien long, pensait-elle en regardant Daniel le front haut et la tête sublime de vertu.

– Est-ce une femme ? se demandait ce profond observateur du cœur humain. Comment s’y prendre avec elle ?

Jusqu’à deux heures du matin, ils passèrent le temps à se dire les bêtises que les femmes de génie, comme est la princesse, savent rendre adorables. Diane se prétendit trop détruite, trop vieille, trop passée ; d’Arthez lui prouva, ce dont elle était convaincue, qu’elle avait la peau la plus délicate, la plus délicieuse au toucher, la plus blanche au regard, la plus parfumée ; elle était jeune et dans sa fleur. Ils disputèrent beauté à beauté, détail à détail, par des : – Croyez-vous ? – Vous êtes fou. – C’est le désir ! – Dans quinze jours, vous me verrez telle que je suis. – Enfin, je vais vers quarante ans. – Peut-on aimer une si vieille femme. D’Arthez fut d’une éloquence impétueuse et lycéenne, bardée des épithètes les plus exagérées. Quand la princesse entendit ce spirituel écrivain disant des sottises de sous-lieutenant, elle l’écouta d’un air absorbé, tout attendrie, mais riant en elle-même.

Quand d’Arthez fut dans la rue, il se demanda s’il n’aurait pas dû être moins respectueux. Il repassa dans sa mémoire ces étranges confidences qui naturellement ont été fort abrégées ici, elles auraient voulu tout un livre pour être rendues dans leur abondance melliflue et avec les façons dont elles furent accompagnées. La perspicacité rétrospective de cet homme si naturel et si profond fut mise en défaut par le naturel de ce roman, par sa profondeur, par l’accent de la princesse.

– C’est vrai, se disait-il sans pouvoir dormir, il y a de ces drames-là dans le monde ; le monde couvre de semblables horreurs sous les fleurs de son élégance, sous la broderie de ses médisances, sous l’esprit de ses récits. Nous n’inventons jamais que le vrai. Pauvre Diane ! Michel avait pressenti cette énigme, il disait que sous cette couche de glace il y avait des volcans ! Et Bianchon, Rastignac ont raison : quand un homme peut confondre les grandeurs de l’idéal et les jouissances du désir, en aimant une femme à jolies manières, pleine d’esprit, de délicatesse, ce doit être un bonheur sans nom. Et il sondait en lui-même son amour, et il le trouvait infini.

Le lendemain, sur les deux heures, madame d’Espard, qui {p. 126} depuis plus d’un mois ne voyait plus la princesse, et n’avait pas reçu d’elle un seul traître mot, vint amenée par une excessive curiosité. Rien de plus plaisant que la conversation de ces deux fines couleuvres pendant la première demi-heure. Diane d’Uxelles se gardait, comme de porter une robe jaune, de parler de d’Arthez. La marquise tournait autour de cette question comme un Bédouin autour d’une riche caravane. Diane s’amusait, la marquise enrageait. Diane attendait, elle voulait utiliser son amie, et s’en faire un chien de chasse. De ces deux femmes si célèbres dans le monde actuel, l’une était plus forte que l’autre. La princesse dominait de toute la tête la marquise, et la marquise reconnaissait intérieurement cette supériorité. Là, peut-être, était le secret de cette amitié. La plus faible se tenait tapie dans son faux attachement pour épier l’heure si long-temps attendue par tous les faibles, de sauter à la gorge des forts, et leur imprimer la marque d’une joyeuse morsure. Diane y voyait clair. Le monde entier était la dupe des câlineries de ces deux amies. À l’instant où la princesse aperçut une interrogation sur les lèvres de son amie, elle lui dit : – Eh ! bien, ma chère, je vous dois un bonheur complet, immense, infini, céleste.

– Que voulez-vous dire ?

– Vous souvenez-vous de ce que nous ruminions, il y a trois mois, dans ce petit jardin, sur le banc, au soleil, sous le jasmin ? Ah ! il n’y a que les gens de génie qui sachent aimer. J’appliquerais volontiers à mon grand Daniel d’Arthez le mot du duc d’Albe à Catherine de Médicis : la tête d’un seul saumon vaut celle de toutes les grenouilles.

– Je ne m’étonne point de ne plus vous voir, dit madame d’Espard.

– Promettez-moi, si vous le voyez, de ne pas lui dire un mot de moi, mon ange, dit la princesse en prenant la main de la marquise. Je suis heureuse, oh ! mais heureuse au delà de toute expression, et vous savez combien dans le monde un mot, une plaisanterie vont loin. Une parole tue, tant on sait mettre de venin dans une parole ! Si vous saviez combien, depuis huit jours, j’ai désiré pour vous une semblable passion ! Enfin, il est doux, c’est un beau triomphe pour nous autres femmes que d’achever notre vie de femme, de s’endormir dans un amour ardent, pur, dévoué, complet, entier, surtout quand on l’a cherché pendant si long-temps.

– Pourquoi me demandez-vous d’être fidèle à ma meilleure {p. 127} amie ? dit madame d’Espard. Vous me croyez donc capable de vous jouer un vilain tour ?

– Quand une femme possède un tel trésor, la crainte de le perdre est un sentiment si naturel qu’elle inspire les idées de la peur. Je suis absurde, pardonnez-moi, ma chère.

Quelques moments après, la marquise sortit ; et, en la voyant partir, la princesse se dit : Comme elle va m’arranger ! puisse-t-elle tout dire sur moi ; mais pour lui épargner la peine d’arracher Daniel d’ici, je vais le lui envoyer.

À trois heures, quelques instants après, d’Arthez vint. Au milieu d’un discours intéressant, la princesse lui coupa net la parole, et lui posa sa belle main sur le bras.

– Pardon, mon ami, lui dit-elle en l’interrompant, mais j’oublierais cette chose qui semble une niaiserie, et qui cependant est de la dernière importance. Vous n’avez pas mis le pied chez madame d’Espard depuis le jour mille fois heureux où je vous ai rencontré ; allez-y, non pas pour vous ni par politesse, mais pour moi. Peut-être m’en avez-vous fait une ennemie, si elle a par hasard appris que depuis son dîner vous n’êtes pour ainsi dire pas sorti de chez moi. D’ailleurs, mon ami, je n’aimerais pas à vous voir abandonnant vos relations et le monde, ni vos occupations et vos ouvrages. Je serais encore étrangement calomniée. Que ne dirait-on pas ? je vous tiens en lesse, je vous absorbe, je crains les comparaisons, je veux encore faire parler de moi, je m’y prends bien pour conserver ma conquête, en sachant que c’est la dernière. Qui pourrait deviner que vous êtes mon unique ami ? Si vous m’aimez autant que vous dites m’aimer, vous ferez croire au monde que nous sommes purement et simplement frère et sœur. Continuez.

D’Arthez fut pour toujours discipliné par l’ineffable douceur avec laquelle cette gracieuse femme arrangeait sa robe pour tomber en toute élégance. Il y avait je ne sais quoi de fin, de délicat dans ce discours qui le toucha aux larmes. La princesse sortait de toutes les conditions ignobles et bourgeoises des femmes qui se disputent et se chicanent pièce à pièce sur des divans, elle déployait une grandeur inouïe ; elle n’avait pas besoin de le dire, cette union était entendue entre eux noblement. Ce n’était ni hier, ni demain, ni aujourd’hui ; ce serait quand ils le voudraient l’un et l’autre, sans les interminables bandelettes de ce que les femmes vulgaires nomment un sacrifice ; sans doute elles savent tout ce qu’elles doivent {p. 128} y perdre, tandis que cette fête est un triomphe pour les femmes sûres d’y gagner. Dans cette phrase, tout était vague comme une promesse, doux comme une espérance et néanmoins certain comme un droit. Avouons-le ? Ces sortes de grandeurs n’appartiennent qu’à ces illustres et sublimes trompeuses, elles restent royales encore là où les autres femmes deviennent sujettes. D’Arthez put alors mesurer la distance qui existe entre ces femmes et les autres. La princesse se montrait toujours digne et belle. Le secret de cette noblesse est peut-être dans l’art avec lequel les grandes dames savent se dépouiller de leurs voiles ; elles arrivent à être, dans cette situation, comme des statues antiques ; si elles gardaient un chiffon, elles seraient impudiques. La bourgeoise essaie toujours de s’envelopper.

Enharnaché de tendresse, maintenu par les plus splendides vertus, d’Arthez obéit et alla chez madame d’Espard, qui déploya pour lui ses plus charmantes coquetteries. La marquise se garda bien de dire à d’Arthez un mot de la princesse, elle le pria seulement à dîner pour un prochain jour.

D’Arthez vit ce jour-là nombreuse compagnie. La marquise avait invité Rastignac, Blondet, le marquis d’Ajuda-Pinto, Maxime de Trailles, le marquis d’Esgrignon, les deux Vandenesse, du Tillet, un des plus riches banquiers de Paris ; le baron de Nucingen, Nathan, lady Dudley, deux des plus perfides attachés d’ambassade, et le chevalier d’Espard, l’un des plus profonds personnages de ce salon, la moitié de la politique de sa belle-sœur.

Ce fut en riant que Maxime de Trailles dit à d’Arthez : – Vous voyez beaucoup la princesse de Cadignan ?

D’Arthez fit en réponse à cette question une sèche inclination de tête. Maxime de Trailles était un bravo d’un ordre supérieur, sans foi ni loi, capable de tout, ruinant les femmes qui s’attachaient à lui, leur faisant mettre leurs diamants en gage, mais couvrant cette conduite d’un vernis brillant, de manières charmantes et d’un esprit satanique. Il inspirait à tout le monde une crainte et un mépris égal ; mais comme personne n’était assez hardi pour lui témoigner autre chose que les sentiments les plus courtois, il ne pouvait s’apercevoir de rien, ou il se prêtait à la dissimulation générale. Il devait au comte de Marsay le dernier degré d’élévation auquel il pouvait arriver. De Marsay, qui connaissait Maxime de longue main, l’avait jugé capable de remplir certaines fonctions secrètes et diplomatiques qu’il lui donnait, et desquelles il s’acquittait à merveille. {p. 129} D’Arthez était depuis un an assez mêlé aux affaires politiques pour connaître à fond le personnage, et lui seul peut-être avait un caractère assez élevé pour exprimer tout haut ce que le monde pensait tout bas.

– C’esde sans titte bire elle que fus néclichez la Champre, dit le baron de Nucingen.

– Ah ! la princesse est une des femmes les plus dangereuses chez lesquelles un homme puisse mettre le pied, s’écria doucement le marquis d’Esgrignon, je lui dois l’infamie de mon mariage.

– Dangereuse ? dit madame d’Espard. Ne parlez pas ainsi de ma meilleure amie. Je n’ai jamais rien su ni vu de la princesse qui ne me paraisse tenir des sentiments les plus élevés.

– Laissez donc dire le marquis, s’écria Rastignac. Quand un homme a été désarçonné par un joli cheval, il lui trouve des vices et il le vend.

Piqué par ce mot, le marquis d’Esgrignon regarda Daniel d’Arthez, et lui dit : – Monsieur n’en est pas, j’espère, avec la princesse, à un point qui nous empêche de parler d’elle.

D’Arthez garda le silence. D’Esgrignon, qui ne manquait pas d’esprit, fit en réponse à Rastignac un portrait apologétique de la princesse qui mit la table en belle humeur. Comme cette raillerie était excessivement obscure pour d’Arthez, il se pencha vers madame de Montcornet, sa voisine, et lui demanda le sens de ces plaisanteries.

– Mais, excepté vous, à en juger par la bonne opinion que vous avez de la princesse, tous les convives ont été, dit-on, dans ses bonnes grâces.

– Je puis vous assurer qu’il n’y a rien que de faux dans cette opinion, répondit Daniel.

– Cependant voici monsieur d’Esgrignon, un gentilhomme du Perche, qui s’est complétement ruiné pour elle, il y a douze ans, et qui, pour elle, a failli monter sur l’échafaud.

– Je sais l’affaire, dit d’Arthez. Madame de Cadignan est allée sauver monsieur d’Esgrignon de la Cour d’assises, et voilà comment il l’en récompense aujourd’hui.

Madame de Montcornet regarda d’Arthez avec un étonnement et une curiosité presque stupides, puis elle reporta ses yeux sur madame d’Espard en le lui montrant comme pour dire : Il est ensorcelé !

{p. 130} Pendant cette courte conversation, madame de Cadignan était protégée par madame d’Espard, dont la protection ressemblait à celle des paratonnerres qui attirent la foudre. Quand d’Arthez revint à la conversation générale, il entendit Maxime de Trailles lançant ce mot : – Chez Diane la dépravation n’est pas un effet, mais une cause ; peut-être doit-elle à cette cause son naturel exquis : elle ne cherche pas, elle n’invente rien ; elle vous offre les recherches les plus raffinées comme une inspiration de l’amour le plus naïf, et il vous est impossible de ne pas la croire.

Cette phrase, qui semblait avoir été préparée pour un homme de la portée de d’Arthez, était si forte que ce fut comme une conclusion. Chacun laissa la princesse, elle parut assommée. D’Arthez regarda de Trailles et d’Esgrignon d’un air railleur.

– Le plus grand tort de cette femme est d’aller sur les brisées des hommes, dit-il. Elle dissipe comme eux des biens paraphernaux, elle envoie ses amants chez les usuriers, elle dévore des dots, elle ruine des orphelins, elle fond de vieux châteaux, elle inspire et commet peut-être aussi des crimes, mais…

Jamais aucun des deux personnages auxquels répondait d’Arthez n’avait entendu rien de si fort. Sur ce mais, la table entière fut frappée, chacun resta la fourchette en l’air, les yeux fixés alternativement sur le courageux écrivain et sur les assassins de la princesse, en attendant la conclusion dans un horrible silence.

– Mais, dit d’Arthez avec une moqueuse légèreté, madame la princesse de Cadignan a sur les hommes un avantage : quand on s’est mis en danger pour elle, elle vous sauve, et ne dit de mal de personne. Pourquoi, dans le nombre, ne se trouverait-il pas une femme qui s’amusât des hommes, comme les hommes s’amusent des femmes ? Pourquoi le beau sexe ne prendrait-il pas de temps en temps une revanche ?…

– Le génie est plus fort que l’esprit, dit Blondet à Nathan.

Cette avalanche d’épigrammes fut en effet comme le feu d’une batterie de canons opposée à une fusillade. On s’empressa de changer de conversation. Ni le comte de Trailles, ni le marquis d’Esgrignon ne parurent disposés à quereller d’Arthez. Quand on servit le café, Blondet et Nathan vinrent trouver l’écrivain avec un empressement que personne n’osait imiter, tant il était difficile de concilier l’admiration inspirée par sa conduite, et la peur de se faire deux puissants ennemis.

{p. 131} – Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous savons combien votre caractère égale en grandeur votre talent, lui dit Blondet. Vous vous êtes conduit là, non plus comme un homme, mais comme un Dieu : ne s’être laissé emporter ni par son cœur ni par son imagination ; ne pas avoir pris la défense d’une femme aimée, faute qu’on attendait de vous, et qui eût fait triompher ce monde dévoré de jalousie contre les illustrations littéraires… Ah ! permettez-moi de le dire, c’est le sublime de la politique privée.

– Ah ! vous êtes un homme d’état, dit Nathan. Il est aussi habile que difficile de venger une femme sans la défendre.

– La princesse est une des héroïnes du parti légitimiste, n’est-ce pas un devoir pour tout homme de cœur de la protéger quand même ? répondit froidement d’Arthez. Ce qu’elle a fait pour la cause de ses maîtres excuserait la plus folle vie.

– Il joue serré, dit Nathan à Blondet.

– Absolument comme si la princesse en valait la peine, répondit Rastignac qui s’était joint à eux.

D’Arthez alla chez la princesse, qui l’attendait en proie aux plus vives anxiétés. Le résultat de cette expérience que Diane avait favorisée pouvait lui être fatal. Pour la première fois de sa vie, cette femme souffrait dans son cœur et suait dans sa robe. Elle ne savait quel parti prendre au cas où d’Arthez croirait le monde qui dirait vrai, au lieu de la croire, elle qui mentait ; car, jamais un caractère si beau, un homme si complet, une âme si pure, une conscience si ingénue ne s’étaient offerts à sa vue, à sa portée. Si elle avait ourdi de si cruels mensonges, elle y avait été poussée par le désir de connaître le véritable amour. Cet amour, elle le sentait poindre dans son cœur, elle aimait d’Arthez ; elle était condamnée à le tromper, car elle voulait rester pour lui l’actrice sublime qui avait joué la comédie à ses yeux. Quand elle entendit le pas de Daniel dans la salle à manger, elle éprouva une commotion, un tressaillement qui l’agita jusque dans les principes de sa vie. Ce mouvement, qu’elle n’avait jamais eu pendant l’existence la plus aventureuse pour une femme de son rang, lui apprit alors qu’elle avait joué son bonheur. Ses yeux, qui regardaient dans l’espace, embrassèrent d’Arthez tout entier ; elle vit à travers sa chair, elle lut dans son âme : le soupçon ne l’avait même donc pas effleuré de son aile de chauve-souris. Le terrible mouvement de cette peur eut alors sa réaction, la joie faillit étouffer {p. 132} l’heureuse Diane ; car il n’est pas de créature qui n’ait plus de force pour supporter le chagrin que pour résister à l’extrême félicité.

– Daniel, on m’a calomniée et tu m’as vengée ! s’écria-t-elle en se levant et en lui ouvrant les bras.

Dans le profond étonnement que lui causa ce mot dont les racines étaient invisibles pour lui, Daniel se laissa prendre la tête par deux belles mains, et la princesse le baisa saintement au front.

– Comment avez-vous su…

– Ô niais illustre ! ne vois-tu pas que je t’aime follement ?

Depuis ce jour, il n’a plus été question de la princesse de Cadignan, ni de d’Arthez. La princesse a hérité de sa mère quelque fortune, elle passe tous les étés à Genève dans une villa avec le grand écrivain, et revient pour quelques mois d’hiver à Paris. D’Arthez ne se montre qu’à la Chambre, et ses publications sont devenues excessivement rares. Est-ce un dénoûment ? Oui, pour les gens d’esprit non, pour ceux qui veulent tout savoir.