Honoré de Balzac
C’est un vrai plaisir, ma chère nièce, que de te dédier un livre dont le sujet et les détails ont eu l’approbation, si difficile à obtenir, d’une jeune fille à qui le monde est encore inconnu, et qui ne transige avec aucun des nobles principes d’une sainte éducation. Vous autres jeunes filles, vous êtes un public redoutable ; car on ne doit vous laisser lire que des livres purs comme votre âme est pure, et l’on vous défend certaines lectures comme on vous empêche de voir la Société telle qu’elle est. N’est-ce pas alors à donner de l’orgueil à un auteur que de vous avoir plu ? Dieu veuille que l’affection ne t’ait pas trompée ! Qui nous le dira ? l’avenir que tu verras, je l’espère, et où ne sera peut-être plus
Première partie
Les héritiers alarmés §
En entrant à Nemours du côté de Paris, on passe sur le canal du Loing dont les berges forment à la fois de champêtres remparts et de pittoresques promenades à cette jolie petite ville. Depuis 1830, on a malheureusement bâti plusieurs maisons en deçà du pont. Si {p. 2} cette espèce de faubourg s’augmente, la physionomie de la ville y perdra sa gracieuse originalité. Mais, en 1829, les côtés de la route étant libres, le maître de poste, grand et gros homme d’environ soixante ans, assis au point culminant de ce pont, pouvait, par une belle matinée, parfaitement embrasser ce qu’en termes de son art on nomme un ruban de queue. Le mois de septembre déployait ses trésors, l’atmosphère flambait au-dessus des herbes et des cailloux, aucun nuage n’altérait le bleu de l’éther dont la pureté partout vive, et même à l’horizon, indiquait l’excessive raréfaction de l’air. Aussi, Minoret-Levrault, ainsi se nommait le maître de poste, était-il obligé de se faire un garde-vue avec une de ses mains pour ne pas être ébloui. En homme impatienté d’attendre, il regardait tantôt les charmantes prairies qui s’étalent à droite de la route et où ses regains poussaient, tantôt la colline chargée de bois qui, sur la gauche, s’étend de Nemours à Bouron. Il entendait dans la vallée du Loing, où retentissaient les bruits du chemin repoussés par la colline, le galop de ses propres chevaux et les claquements de fouet de ses postillons. Ne faut-il pas être bien maître de poste pour s’impatienter devant une prairie où se trouvaient des bestiaux comme en fait Paul Potter, sous un ciel de Raphaël, sur un canal ombragé d’arbres dans la manière d’Hobbéma ? Qui connaît Nemours sait que la nature y est aussi belle que l’art, dont la mission est de la spiritualiser : là, le paysage a des idées et fait penser. Mais à l’aspect de Minoret-Levrault, un artiste aurait quitté le site pour croquer ce bourgeois, tant il était original à force d’être commun. Réunissez toutes les conditions de la brute, vous obtenez Caliban, qui, certes, est une grande chose. Là où la Forme domine, le Sentiment disparaît. Le maître de poste, preuve vivante de cet axiome, présentait une de ces physionomies où le penseur aperçoit difficilement trace d’âme sous la violente carnation que produit un brutal développement de la chair. Sa casquette en drap bleu, à petite visière et à côtes de melon, moulait une tête dont les fortes dimensions prouvaient que la science de Gall n’a pas encore abordé le chapitre des exceptions. Les cheveux gris et comme lustrés qui débordaient la casquette vous eussent démontré que la chevelure blanchit par d’autres causes que par les fatigues d’esprit ou par les chagrins. De chaque côté de la tête, on voyait de larges oreilles presque cicatrisées sur les bords par les érosions d’un sang trop abondant qui semblait prêt à jaillir au moindre effort. Le teint offrait des tons {p. 3} violacés sous une couche brune, due à l’habitude d’affronter le soleil. Les yeux gris, agiles, enfoncés, cachés sous deux buissons noirs, ressemblaient aux yeux des Kalmouks venus en 1815 ; s’ils brillaient par moments, ce ne pouvait être que sous l’effort d’une pensée cupide. Le nez, déprimé depuis sa racine, se relevait brusquement en pied de marmite. Des lèvres épaisses en harmonie avec un double menton presque repoussant, dont la barbe faite à peine deux fois par semaine maintenait un méchant foulard à l’état de corde usée ; un cou plissé par la graisse, quoique très-court ; de fortes joues complétaient les caractères de la puissance stupide que les sculpteurs impriment à leurs cariatides. Minoret-Levrault ressemblait à ces statues, à cette différence près qu’elles supportent un édifice et qu’il avait assez à faire de se soutenir lui-même. Vous rencontrerez beaucoup de ces Atlas sans monde. Le buste de cet homme était un bloc ; vous eussiez dit d’un taureau relevé sur ses deux jambes de derrière. Les bras vigoureux se terminaient par des mains épaisses et dures, larges et fortes, qui pouvaient et savaient manier le fouet, les guides, la fourche, et auxquelles aucun postillon ne se jouait. L’énorme ventre de ce géant était supporté par des cuisses grosses comme le corps d’un adulte et par des pieds d’éléphant. La colère devait être rare chez cet homme, mais terrible, apoplectique alors qu’elle éclatait. Quoique violent et incapable de réflexion, cet homme n’avait rien fait qui justifiât les sinistres promesses de sa physionomie. À qui tremblait devant ce géant, ses postillons disaient : – Oh ! il n’est pas méchant !
Le maître de Nemours, pour nous servir de l’abréviation usitée en beaucoup de pays, portait une veste de chasse en velours vert-bouteille, un pantalon de coutil vert à raies vertes, un ample gilet jaune en poil de chèvre, dans la poche duquel on apercevait une tabatière monstrueuse dessinée par un cercle noir. À nez camard grosse tabatière, est une loi presque sans exception.
Fils de la Révolution et spectateur de l’Empire, Minoret-Levrault ne s’était jamais mêlé de politique ; quant à ses opinions religieuses, il n’avait mis le pied à l’église que pour se marier ; quant à ses principes dans la vie privée, ils existaient dans le Code civil : tout ce que la loi ne défendait pas ou ne pouvait atteindre, il le croyait faisable. Il n’avait jamais lu que le journal du département de Seine-et-Oise, ou quelques instructions relatives à sa profession. Il passait pour un cultivateur habile ; mais sa science était purement {p. 4} pratique. Ainsi, chez Minoret-Levrault, le moral ne démentait pas le physique. Aussi parlait-il rarement ; et, avant de prendre la parole, prenait-il toujours une prise de tabac pour se donner le temps de chercher non pas des idées, mais des mots. Bavard, il vous eût paru manqué. En pensant que cette espèce d’éléphant sans trompe et sans intelligence, se nomme Minoret-Levrault, ne doit-on pas reconnaître avec Sterne l’occulte puissance des noms, qui tantôt raillent et tantôt prédisent les caractères ? Malgré ces incapacités visibles, en trente-six ans il avait, la Révolution aidant, gagné trente mille livres de rente, en prairies, terres labourables et bois. Si Minoret, intéressé dans les messageries de Nemours et dans celles du Gâtinais à Paris, travaillait encore, il agissait en ceci moins par habitude que pour un fils unique auquel il voulait préparer un bel avenir. Ce fils, devenu, selon l’expression des paysans, un monsieur, venait de terminer son Droit et devait prêter serment à la rentrée, comme avocat stagiaire. Monsieur et madame Minoret-Levrault, car, à travers ce colosse, tout le monde aperçoit une femme sans laquelle une si belle fortune serait impossible, laissaient leur fils libre de se choisir une carrière : notaire à Paris, procureur du roi quelque part, receveur-général n’importe où, agent de change ou maître de poste. Quelle fantaisie pouvait se refuser, à quel état ne devait pas prétendre le fils d’un homme de qui l’on disait, depuis Montargis jusqu’à Essonne : « Le père Minoret ne connaît pas sa fortune ! » Ce mot avait reçu, quatre ans auparavant, une sanction nouvelle quand, après avoir vendu son auberge, Minoret s’était bâti des écuries et une maison superbes en transportant la poste de la Grand’rue sur le port. Ce nouvel établissement avait coûté deux cent mille francs, que les commérages doublaient à trente lieues à la ronde. La poste de Nemours veut un grand nombre de chevaux, elle va jusqu’à Fontainebleau sur Paris et dessert au delà les routes de Montargis et de Montereau ; de tous les côtés, le relais est long, et les sables de la route de Montargis autorisent ce fantastique troisième cheval, qui se paye toujours et ne se voit jamais. Un homme bâti comme Minoret, riche comme Minoret, et à la tête d’un pareil établissement, pouvait donc s’appeler sans antiphrase, le maître de Nemours. Quoiqu’il n’eût jamais pensé ni à Dieu ni à diable, qu’il fût matérialiste pratique comme il était agriculteur pratique, égoïste pratique, avare pratique, Minoret avait jusqu’alors joui d’un bonheur sans mélange, si l’on doit regarder une vie purement {p. 5} matérielle comme un bonheur. En voyant le bourrelet de chair pelée qui enveloppait la dernière vertèbre et comprimait le cervelet de cet homme, en entendant surtout sa voix grêle et clairette qui contrastait ridiculement avec son encolure, un physiologiste eût parfaitement compris pourquoi ce grand, gros, épais cultivateur adorait son fils unique, et pourquoi peut-être il l’avait attendu si long-temps, comme le disait assez le nom de Désiré que portait l’enfant. Enfin, si l’amour en trahissant une riche organisation est chez l’homme une promesse des plus grandes choses, les philosophes comprendront les causes de l’incapacité de Minoret. La mère, à qui fort heureusement le fils ressemblait, rivalisait de gâteries avec le père. Aucun naturel d’enfant n’aurait pu résister à cette idolâtrie. Aussi Désiré, qui connaissait l’étendue de son pouvoir, savait-il traire la cassette de sa mère et puiser dans la bourse de son père en faisant croire à chacun des auteurs de ses jours qu’il ne s’adressait qu’à lui. Désiré, qui jouait à Nemours un rôle infiniment supérieur à celui que joue un prince royal dans la capitale de son père, avait voulu se passer à Paris toutes ses fantaisies comme il se les passait dans sa petite ville, et chaque année il y avait dépensé plus de douze mille francs. Mais aussi, pour cette somme, avait-il acquis des idées qui ne lui seraient jamais venues à Nemours ; il s’était dépouillé de la peau du provincial, il avait compris la puissance de l’argent, et vu dans la magistrature un moyen d’élévation. Pendant cette dernière année il avait dépensé dix mille francs de plus, en se liant avec des artistes, avec des journalistes et leurs maîtresses. Une lettre confidentielle assez inquiétante eût au besoin expliqué la faction du maître de poste, à qui son fils demandait son appui pour un mariage ; mais la mère Minoret-Levrault, occupée à préparer un somptueux déjeuner pour célébrer le triomphe et le retour du licencié en droit, avait envoyé son mari sur la route en lui disant de monter à cheval s’il ne voyait pas la diligence. La diligence qui devait amener ce fils unique arrive ordinairement à Nemours vers cinq heures du matin, et neuf heures sonnaient ! Qui pouvait causer un pareil retard ? Avait-on versé ? Désiré vivait-il ? Avait-il seulement la jambe cassée ?
Trois batteries de coups de fouet éclatent et déchirent l’air comme une mousqueterie, les gilets rouges des postillons poindent, dix chevaux hennissent ! le maître ôte sa casquette et l’agite, il est aperçu. Le postillon le mieux monté, celui qui ramenait deux {p. 6} chevaux de calèche gris-pommelé, pique son porteur, devance cinq gros chevaux de diligence, les Minoret de l’écurie, trois chevaux de berline, et arrive devant le maître.
– As-tu vu la Ducler ?
Sur les grandes routes, on donne aux diligences des noms assez fantastiques : on dit la Caillard, la Ducler (la voiture de Nemours à Paris), le Grand-Bureau. Toute entreprise nouvelle est la Concurrence ! Du temps de l’entreprise des Lecomte, leurs voitures s’appelaient la Comtesse. – Caillard n’a pas attrapé la Comtesse, mais le Grand-Bureau lui a joliment brûlé… sa robe, tout de même ! – La Caillard et le Grand-Bureau ont enfoncé les Françaises (les Messageries-Françaises). Si vous voyez le postillon allant à tout brésiller et refuser un verre de vin, questionnez le conducteur ; il vous répond, le nez au vent, l’œil sur l’espace : – La Concurrence est devant ! – Et nous ne la voyons pas ! dit le postillon. Le scélérat, il n’aura pas fait manger ses voyageurs ! – Est-ce qu’il en a ? répond le conducteur. Tape donc sur Polignac ! Tous les mauvais chevaux se nomment Polignac. Telles sont les plaisanteries et le fond de la conversation entre les postillons et les conducteurs en haut des voitures. Autant de professions en France, autant d’argots.
– As-tu vu dans la Ducler ?…
– Monsieur Désiré ? répondit le postillon en interrompant son maître. Eh ! vous avez dû nous entendre, nos fouets vous l’annonçaient assez, nous pensions bien que vous étiez sur la route.
– Pourquoi donc la diligence est-elle en retard de quatre heures ?
– Le cercle d’une des roues de derrière s’est détaché entre Essonne et Ponthierry. Mais il n’y a pas eu d’accident ; à la montée, Cabirolle s’est heureusement aperçu de la chose.
En ce moment une femme endimanchée, car les volées de la cloche de Nemours appelaient les habitants à la messe du dimanche, une femme d’environ trente-six ans aborda le maître de poste.
– Eh ! bien, mon cousin, dit-elle, vous ne vouliez pas me croire ! Notre oncle est avec Ursule dans la Grand’rue, et ils vont à la grand’messe.
Malgré les lois de la poétique moderne sur la couleur locale, il est impossible de pousser la vérité jusqu’à répéter l’horrible injure mêlée de jurons que cette nouvelle, en apparence si peu dramatique, fit sortir de la large bouche de Minoret-Levrault ; sa voix grêle {p. 7} devint sifflante et sa figure présenta cet effet que les gens du peuple nomment ingénieusement un coup de soleil.
– Est-ce sûr ? dit-il après la première explosion de sa colère.
Les postillons passèrent avec leurs chevaux en saluant leur maître, qui parut ne les avoir ni vus ni entendus. Au lieu d’attendre son fils, Minoret-Levrault remonta la Grand’rue avec sa cousine.
– Ne vous l’ai-je pas toujours dit ? reprit-elle. Quand le docteur Minoret n’aura plus sa tête, cette petite sainte nitouche le jettera dans la dévotion ; et, comme qui tient l’esprit tient la bourse, elle aura notre succession.
– Mais, madame Massin… dit le maître de poste hébété.
– Ah ! vous aussi, reprit madame Massin en interrompant son cousin, vous allez me dire comme Massin : Est-ce une petite fille de quinze ans qui peut inventer des plans pareils et les exécuter ? faire quitter ses opinions à un homme de quatre-vingt-trois ans qui n’a jamais mis le pied dans une église que pour se marier, qui a les prêtres dans une telle horreur, qu’il n’a pas même accompagné cette enfant à la paroisse le jour de sa première communion ! Eh ! bien, pourquoi, si le docteur Minoret a les prêtres en horreur, passe-t-il, depuis quinze ans, presque toutes les soirées de la semaine avec l’abbé Chaperon ? Le vieil hypocrite n’a jamais manqué de donner à Ursule vingt francs pour mettre au cierge quand elle rend le pain bénit. Vous ne vous souvenez donc plus du cadeau fait par Ursule à l’église pour remercier le curé de l’avoir préparée à sa première communion ? elle y avait employé tout son argent, et son parrain le lui a rendu, mais doublé. Vous ne faites attention à rien, vous autres, hommes ! En apprenant ces détails, j’ai dit : Adieu paniers, vendanges sont faites ! Un oncle à succession ne se conduit pas ainsi, sans des intentions, envers une petite morveuse ramassée dans la rue.
– Bah ! ma cousine, reprit le maître de poste, le bonhomme mène peut-être Ursule par hasard à l’église. Il fait beau, notre oncle va se promener.
– Mon cousin, notre oncle tient un livre de prières à la main ; et il vous a un air cafard ! Enfin, vous l’allez voir.
– Ils cachaient bien leur jeu, répondit le gros maître de poste, car la Bougival m’a dit qu’il n’était jamais question de religion entre le docteur et l’abbé Chaperon. D’ailleurs le curé de Nemours est le plus honnête homme de la terre, il donnerait sa dernière chemise {p. 8} à un pauvre ; il est incapable d’une mauvaise action ; et subtiliser une succession, c’est…
– Mais c’est voler, dit madame Massin.
– C’est pis ! cria Minoret-Levrault exaspéré par l’observation de sa bavarde cousine.
– Je sais, répondit madame Massin, que l’abbé Chaperon, quoique prêtre, est un honnête homme ; mais il est capable de tout pour les pauvres ! Il aura miné, miné, miné notre oncle en dessous, et le docteur sera tombé dans le cagotisme. Nous étions tranquilles, et le voilà perverti. Un homme qui n’a jamais cru à rien et qui avait des principes ! Oh ! c’est fait pour nous. Mon mari est cen dessus dessous.
Madame Massin, dont les phrases étaient autant de flèches qui piquaient son gros cousin, le faisait marcher, malgré son embonpoint, aussi promptement qu’elle, au grand étonnement des gens qui se rendaient à la messe. Elle voulait rejoindre cet oncle Minoret et le montrer au maître de poste.
Du côté du Gâtinais, Nemours est dominé par une colline le long de laquelle s’étendent la route de Montargis et le Loing. L’église, sur les pierres de laquelle le temps a jeté son riche manteau noir, car elle a sans doute été rebâtie au quatorzième siècle par les Guise, pour lesquels Nemours fut érigé en duché-pairie, se dresse au bout de la petite ville, au bas d’une grande arche qui l’encadre. Pour les monuments comme pour les hommes, la position fait tout. Ombragée par quelques arbres, et mise en relief par une place proprette, cette église solitaire produit un effet grandiose. En débouchant sur la place, le maître de Nemours put voir son oncle donnant le bras à la jeune fille nommée Ursule, tenant chacun leur Paroissien et entrant à l’église. Le vieillard ôta son chapeau sous le porche, et sa tête, entièrement blanche, comme un sommet couronné de neige, brilla dans les douces ténèbres de la façade.
– Eh ! bien, Minoret, que dites-vous de la conversion de votre oncle ? s’écria le percepteur des contributions de Nemours nommé Crémière.
– Que voulez-vous que je dise ? lui répondit le maître de poste en lui offrant une prise de tabac.
– Bien répondu, père Levrault ! vous ne pouvez pas dire ce que vous pensez, si un illustre auteur a eu raison d’écrire que l’homme est obligé de penser sa parole avant de parler sa pensée, s’écria {p. 9} malicieusement un jeune homme qui survint et qui jouait dans Nemours le personnage de Méphistophélès de Faust.
Ce mauvais garçon, nommé Goupil, était le premier clerc de monsieur Crémière-Dionis, le notaire de Nemours. Malgré les antécédents d’une conduite presque crapuleuse, Dionis avait pris Goupil dans son Étude, quand le séjour de Paris, où le clerc avait dissipé la succession de son père, fermier aisé qui le destinait au notariat, lui fut interdit par une complète indigence. En voyant Goupil, vous eussiez aussitôt compris qu’il se fût hâté de jouir de la vie ; car pour obtenir des jouissances, il devait les payer cher. Malgré sa petite taille, le clerc avait à vingt-sept ans le buste développé comme peut l’être celui d’un homme de quarante ans. Des jambes grêles et courtes, une large face au teint brouillé comme un ciel avant l’orage et surmontée d’un front chauve, faisaient encore ressortir cette bizarre conformation. Aussi, son visage semblait-il appartenir à un bossu dont la bosse eût été en dedans. [ill.] Une singularité de ce visage aigre et pâle confirmait l’existence de cette invisible gibbosité. Courbe et tordu comme celui de beaucoup de bossus, le nez se dirigeait de droite à gauche, au lieu de partager exactement la figure. La bouche, contractée aux deux coins, comme celle des Sardes, était toujours sur le qui-vive de l’ironie. La chevelure, rare et roussâtre, tombait par mèches plates et laissait voir le crâne par places. Les mains, grosses et mal emmanchées au bout de bras trop longs, étaient crochues et rarement propres. Goupil portait des souliers bons à jeter au coin d’une borne, et des bas en filoselle d’un noir rougeâtre ; son pantalon et son habit noir, usés jusqu’à la corde et presque gras de crasse ; ses gilets piteux, dont quelques boutons manquaient de moules ; le vieux foulard qui lui servait de cravate, toute sa mise annonçait la cynique misère à laquelle ses passions le condamnaient. Cet ensemble de choses sinistres était dominé par deux yeux de chèvre, une prunelle cerclée de jaune, à la fois lascifs et lâches. Personne n’était plus craint ni plus respecté que Goupil dans Nemours. Armé des prétentions que comportait sa laideur, il avait ce détestable esprit particulier à ceux qui se permettent tout, et l’employait à venger les mécomptes d’une jalousie permanente. Il rimait les couplets satiriques qui se chantent au carnaval, il organisait les charivaris, il faisait à lui seul le petit journal de la ville. Dionis, homme fin et faux, par cela même assez craintif, gardait Goupil autant par peur qu’à cause de son excessive intelligence et {p. 10} de sa connaissance profonde des intérêts du pays. Mais le patron se défiait tant du clerc, qu’il régissait lui-même sa caisse, ne le logeait point chez lui, le tenait à distance, et ne lui confiait aucune affaire secrète ou délicate. Aussi le clerc flattait-il son patron en cachant le ressentiment que lui causait cette conduite, et surveillait-il madame Dionis dans une pensée de vengeance. Doué d’une compréhension vive, il avait le travail facile.
– Oh ! toi, te voilà déjà riant de notre malheur, répondit le maître de poste au clerc qui se frottait les mains.
Comme Goupil flattait bassement toutes les passions de Désiré, qui, depuis cinq ans, en faisait son compagnon, le maître de poste le traitait assez cavalièrement, sans soupçonner quel horrible trésor de mauvais vouloirs s’entassait au fond du cœur de Goupil à chaque nouvelle blessure. Après avoir compris que l’argent lui était plus nécessaire qu’à tout autre, le clerc, qui se savait supérieur à toute la bourgeoisie de Nemours, voulait faire fortune et comptait sur l’amitié de Désiré pour acheter une des trois charges de la ville, le greffe de la Justice de Paix, l’étude d’un des huissiers, ou celle de Dionis. Aussi supportait-il patiemment les algarades du maître de poste, les mépris de madame Minoret-Levrault, et jouait-il un rôle infâme auprès de Désiré, qui, depuis deux ans, lui laissait consoler les Arianes victimes de la fin des vacances. Goupil dévorait ainsi les miettes des ambigus qu’il avait préparés.
– Si j’avais été le neveu du bonhomme, il ne m’aurait pas donné Dieu pour cohéritier, répliqua le clerc en montrant par un hideux ricanement des dents rares, noires et menaçantes.
En ce moment, Massin-Levrault junior, le greffier de la Justice de Paix, rejoignit sa femme en amenant madame Crémière, la femme du percepteur de Nemours. Ce personnage, un des plus âpres bourgeois de la petite ville, avait la physionomie d’un Tartare : des yeux petits et ronds comme des sinelles sous un front déprimé, les cheveux crépus, le teint huileux, de grandes oreilles sans rebords, une bouche presque sans lèvres et la barbe rare. Ses manières avaient l’impitoyable douceur des usuriers, dont la conduite repose sur des principes fixes. Il parlait comme un homme qui a une extinction de voix. Enfin, pour le peindre, il suffira de dire qu’il employait sa fille aînée et sa femme à faire ses expéditions de jugements.
Madame Crémière était une grosse femme d’un blond douteux, {p. 11} au teint criblé de taches de rousseur, un peu trop serrée dans ses robes, liée avec madame Dionis, et qui passait pour instruite, parce qu’elle lisait des romans. Cette financière du dernier ordre, pleine de prétentions à l’élégance et au bel-esprit, attendait l’héritage de son oncle pour prendre un certain genre, orner son salon et y recevoir la bourgeoisie ; car son mari lui refusait les lampes Carcel, les lithographies et les futilités qu’elle voyait chez la notaresse. Elle craignait excessivement Goupil, qui guettait et colportait ses capsulinguettes (elle traduisait ainsi le mot lapsus linguæ). Un jour madame Dionis lui dit qu’elle ne savait plus quelle eau prendre pour ses dents. – Prenez de l’opiat, lui répondit-elle.
Presque tous les collatéraux du vieux docteur Minoret se trouvèrent alors réunis sur la place, et l’importance de l’événement qui les ameutait fut si généralement sentie, que les groupes de paysans et de paysannes armés de leurs parapluies rouges, tous vêtus de ces couleurs éclatantes qui les rendent si pittoresques les jours de fête à travers les chemins, eurent les yeux sur les héritiers Minoret. Dans les petites villes qui tiennent le milieu entre les gros bourgs et les villes, ceux qui ne vont pas à la messe restent sur la place. On y cause d’affaires. À Nemours, l’heure des offices est celle d’une bourse hebdomadaire à laquelle venaient souvent les maîtres des habitations éparses dans un rayon d’une demi-lieue. Ainsi s’explique l’entente des paysans contre les bourgeois relativement aux prix des denrées et de la main-d’œuvre.
– Et qu’aurais-tu donc fait ? dit le maître de Nemours à Goupil.
– Je me serais rendu aussi nécessaire à sa vie que l’air qu’il respire. Mais, d’abord, vous n’avez pas su le prendre ! Une succession veut être soignée autant qu’une belle femme, et, faute de soins, elles échappent toutes deux. Si ma patronne était là, reprit-il, elle vous dirait combien cette comparaison est juste.
– Mais monsieur Bongrand vient de me dire de ne point nous inquiéter, répondit le greffier de la Justice de Paix.
– Oh ! il y a bien des manières de dire ça, répondit Goupil en riant. J’aurais bien voulu entendre votre finaud de juge de paix ! S’il n’y avait plus rien à faire ; si, comme lui qui vit chez votre oncle, je savais tout perdu, je vous dirais : – Ne vous inquiétez de rien !
En prononçant cette dernière phrase, Goupil eut un sourire si comique et lui donna une signification si claire, que les héritiers soupçonnèrent le greffier de s’être laissé prendre aux finesses du {p. 12} juge de paix. Le percepteur, gros petit homme aussi insignifiant qu’un percepteur doit l’être, et aussi nul qu’une femme d’esprit pouvait le souhaiter, foudroya son cohéritier Massin par un : – Quand je vous le disais !
Comme les gens doubles prêtent toujours aux autres leur duplicité, Massin regarda de travers le juge de paix qui causait en ce moment près de l’église avec le marquis du Rouvre, un de ses anciens clients.
– Si je savais cela, dit-il.
– Vous paralyseriez la protection qu’il accorde au marquis du Rouvre, contre lequel il est arrivé des prises de corps, et qu’il arrose en ce moment de ses conseils, dit Goupil en glissant une idée de vengeance au greffier. Mais filez doux avec votre chef : le bonhomme est fin, il doit avoir de l’influence sur votre oncle, et peut encore l’empêcher de léguer tout à l’Église.
– Bah ! nous n’en mourrons pas, dit Minoret-Levrault en ouvrant son immense tabatière.
– Vous n’en vivrez pas non plus, répondit Goupil en faisant frissonner les deux femmes qui plus promptement que leurs maris traduisaient en privations la perte de cette succession tant de fois employée en bien-être. Mais nous noierons dans les flots de vin de Champagne ce petit chagrin en célébrant le retour de Désiré, n’est-ce pas, gros père ? ajouta-t-il en frappant sur le ventre du colosse et s’invitant ainsi lui-même, de peur qu’on ne l’oubliât.
Avant d’aller plus loin, peut-être les gens exacts aimeront-ils à trouver ici par avance une espèce d’intitulé d’inventaire assez nécessaire d’ailleurs pour connaître les degrés de parenté qui rattachaient au vieillard, si subitement converti, ces trois pères de famille ou leurs femmes. Ces entre-croisements de races au fond des provinces peuvent être le sujet de plus d’une réflexion instructive.
À Nemours, il ne se trouve que trois ou quatre maisons de petite noblesse inconnue, parmi lesquelles brillait alors celle des Portenduère. Ces familles exclusives hantent les nobles qui possèdent des terres ou des châteaux aux environs, et parmi lesquels on distingue les d’Aiglemont, propriétaires de la belle terre de Saint-Lange, et le marquis du Rouvre, dont les biens criblés d’hypothèques étaient guettés par les bourgeois. Les nobles de la ville sont sans fortune. Pour tous biens, madame de Portenduère possédait une ferme de quatre mille sept cents francs de rente, et sa maison {p. 13} en ville. À l’encontre de ce minime faubourg Saint-Germain se groupent une dizaine de richards, d’anciens meuniers, des négociants retirés, enfin une bourgeoisie en miniature sous laquelle s’agitent les petits détaillants, les prolétaires et les paysans. Cette bourgeoisie offre, comme dans les Cantons Suisses et dans plusieurs autres petits pays, le curieux spectacle de l’irradiation de quelques familles autochtones1, gauloises peut-être, régnant sur un territoire, l’envahissant et rendant presque tous les habitants cousins. Sous Louis XI, époque à laquelle le Tiers-État a fini par faire de ses surnoms de véritables noms dont quelques-uns se mêlèrent à ceux de la Féodalité, la bourgeoisie de Nemours se composait de Minoret, de Massin, de Levrault et de Crémière. Sous Louis XIII, ces quatre familles produisaient déjà des Massin-Crémière, des Levrault-Massin, des Massin-Minoret, des Minoret-Minoret, des Crémière-Levrault, des Levrault-Minoret-Massin, des Massin-Levrault, des Minoret-Massin, des Massin-Massin, des Crémière-Massin, tout cela bariolé de junior, de fils aîné, de Crémière-François, de Levrault-Jacques, de Jean-Minoret, à rendre fou le père Anselme du Peuple, si le Peuple avait jamais besoin de généalogiste. Les variations de ce kaléidoscope domestique à quatre éléments se compliquaient tellement par les naissances et par les mariages, que l’arbre généalogique des bourgeois de Nemours eût embarrassé les Bénédictins de l’Almanach de Gotha eux-mêmes, malgré la science atomistique avec laquelle ils disposent les zigzags des alliances allemandes. Pendant long-temps, les Minoret occupèrent les tanneries, les Crémière tinrent les moulins, les Massin s’adonnèrent au commerce, les Levrault restèrent fermiers. Heureusement pour le pays, ces quatre souches tallaient au lieu de pivoter, ou repoussaient de bouture par l’expatriation des enfants qui cherchaient fortune au dehors : il y a des Minoret couteliers à Melun, des Levrault à Montargis, des Massin à Orléans et des Crémière devenus considérables à Paris. Diverses sont les destinées de ces abeilles sorties de la ruche-mère. Des Massin riches emploient nécessairement des Massin ouvriers, de même qu’il y a des princes allemands au service de l’Autriche ou de la Prusse. Le même département voit un Minoret millionnaire gardé par un Minoret soldat. Pleines du même sang et appelées du même nom pour toute similitude, ces quatre navettes avaient tissé sans relâche une toile humaine dont chaque lambeau se trouvait robe ou {p. 14} serviette, batiste superbe ou doublure grossière. Le même sang était à la tête, aux pieds ou au cœur, en des mains industrieuses, dans un poumon souffrant ou dans un front gros de génie. Les chefs de clan habitaient fidèlement la petite ville, où les liens de parenté se relâchaient, se resserraient au gré des événements représentés par ce bizarre cognomonisme. En quelque pays que vous alliez, changez les noms, vous retrouverez le fait, mais sans la poésie que la Féodalité lui avait imprimée et que Walter Scott a reproduite avec tant de talent. Portons nos regards un peu plus haut, examinons l’Humanité dans l’Histoire ? Toutes les familles nobles du onzième siècle, aujourd’hui presque toutes éteintes, moins la race royale des Capet, toutes ont nécessairement coopéré à la naissance d’un Rohan, d’un Montmorency, d’un Bauffremont, d’un Mortemart d’aujourd’hui ; enfin toutes seront nécessairement dans le sang du dernier gentilhomme vraiment gentilhomme. En d’autres termes, tout bourgeois est cousin d’un bourgeois, tout noble est cousin d’un noble. Comme le dit la sublime page des généalogies bibliques, en mille ans, trois familles, Sem, Cham et Japhet, peuvent couvrir le globe de leurs enfants. Une famille peut devenir une nation, et malheureusement une nation peut redevenir une seule et simple famille. Pour le prouver, il suffit d’appliquer à la recherche des ancêtres et à leur accumulation que le temps accroît dans une rétrograde progression géométrique multipliée par elle-même, le calcul de ce sage qui, demandant à un roi de Perse, pour récompense d’avoir inventé le jeu d’échecs, un épi de blé pour la première case de l’échiquier en doublant toujours, démontra que le royaume ne suffirait pas à le payer. Le lacis de la noblesse embrassé par le lacis de la bourgeoisie, cet antagonisme de deux sangs protégés, l’un par des institutions immobiles, l’autre par l’active patience du travail et par la ruse du commerce, a produit la révolution de 1789. Les deux sangs presque réunis se trouvent aujourd’hui face à face avec des collatéraux sans héritage. Que feront-ils ? Notre avenir politique est gros de la réponse.
La famille de celui qui sous Louis XV s’appelait Minoret tout court était si nombreuse qu’un des cinq enfants, le Minoret dont l’entrée à l’église faisait événement, alla chercher fortune à Paris, et ne se montra plus que de loin en loin dans sa ville natale, où il vint sans doute chercher sa part d’héritage à la mort de ses grands-parents. Après avoir beaucoup souffert, comme tous les jeunes {p. 15} gens doués d’une volonté ferme et qui veulent une place dans le brillant monde de Paris, l’enfant des Minoret se fit une destinée plus belle qu’il ne la rêvait peut-être à son début ; car il se voua tout d’abord à la médecine, une des professions qui demandent du talent et du bonheur, mais encore plus de bonheur que de talent. Appuyé par Dupont de Nemours, lié par un heureux hasard avec l’abbé Morellet que Voltaire appelait Mord-les, protégé par les encyclopédistes, le docteur Minoret s’attacha comme un séide au grand médecin Bordeu, l’ami de Diderot. D’Alembert, Helvétius, le baron d’Holbach, Grimm, devant lesquels il fut petit garçon, finirent sans doute, comme Bordeu, par s’intéresser à Minoret, qui vers 1777 eut une assez belle clientèle de déistes, d’encyclopédistes, sensualistes, matérialistes, comme il vous plaira d’appeler les riches philosophes de ce temps. Quoiqu’il fût très-peu charlatan, il inventa le fameux baume de Lelièvre, tant vanté par le Mercure de France, et dont l’annonce était en permanence à la fin de ce journal, organe hebdomadaire des encyclopédistes. L’apothicaire Lelièvre, homme habile, vit une affaire là où Minoret n’avait vu qu’une préparation à mettre dans le Codex, et partagea loyalement ses bénéfices avec le docteur, élève de Rouelle en chimie, comme il était celui de Bordeu en médecine. On eût été matérialiste à moins. Le docteur épousa par amour, en 1778, temps où régnait la Nouvelle-Héloïse et où l’on se mariait quelquefois par amour, la fille du fameux claveciniste Valentin Mirouët, une célèbre musicienne, faible et délicate, que la Révolution tua. Minoret connaissait intimement Roberspierre, à qui jadis il fit avoir une médaille d’or pour une dissertation sur ce sujet : Quelle est l’origine de l’opinion qui étend sur une même famille une partie de la honte attachée aux peines infamantes que subit un coupable ? Cette opinion est-elle plus nuisible qu’utile ? Et dans le cas où l’on se déciderait pour l’affirmative, quels seraient les moyens de parer aux inconvénients qui en résultent ? L’Académie royale des sciences et des arts de Metz, à laquelle appartenait Minoret, doit avoir cette dissertation en original. Quoique, grâce à cette amitié, la femme du docteur pût ne rien craindre, elle eut si peur d’aller à l’échafaud que cette invincible terreur empira l’anévrisme qu’elle devait à une trop grande sensibilité. Malgré toutes les précautions que prenait un homme idolâtre de sa femme, Ursule rencontra la charrette pleine de condamnés où se trouvait {p. 16} précisément madame Roland, et ce spectacle causa sa mort. Minoret, plein de faiblesse pour son Ursule, à laquelle il ne refusait rien et qui avait mené la vie d’une petite-maîtresse, se trouva presque pauvre après l’avoir perdue. Roberspierre le fit nommer médecin en chef d’un hôpital.
Quoique le nom de Minoret eût acquis, pendant les débats animés auxquels donna lieu le mesmérisme, une célébrité qui le rappela de temps en temps au souvenir de ses parents, la révolution fut un si grand dissolvant et rompit tant les relations de famille, qu’en 1813 on ignorait entièrement à Nemours l’existence du docteur Minoret à qui une rencontre inattendue fit concevoir le projet de revenir, comme les lièvres, mourir au gîte.
En traversant la France, où l’œil est si promptement lassé par la monotonie des plaines, qui n’a pas eu la charmante sensation d’apercevoir en haut d’une côte, à sa descente ou à son tournant, alors qu’elle promettait un paysage aride, une fraîche vallée arrosée par une rivière et une petite ville abritée sous le rocher comme une ruche dans le creux d’un vieux saule ? En entendant le hue ! du postillon qui marche le long de ses chevaux, on secoue le sommeil, on admire comme un rêve dans le rêve quelque beau paysage qui devient pour le voyageur ce qu’est pour un lecteur le passage remarquable d’un livre, une brillante pensée de la nature. Telle est la sensation que cause la vue soudaine de Nemours en y venant de la Bourgogne. On la voit de là cerclée par des roches pelées, grises, blanches, noires, de formes bizarres, comme il s’en trouve tant dans la forêt de Fontainebleau, et d’où s’élancent des arbres épars qui se détachent nettement sur le ciel et donnent à cette espèce de muraille écroulée une physionomie agreste. Là se termine la longue colline forestière qui rampe de Nemours à Bouron en côtoyant la route. Au bas de ce cirque informe s’étale une prairie où court le Loing en formant des nappes à cascades. Ce délicieux paysage, que longe la route de Montargis, ressemble à une décoration d’opéra, tant les effets y sont étudiés. Un matin le docteur, qu’un riche malade de la Bourgogne avait envoyé chercher, et qui revenait en toute hâte à Paris, n’ayant pas dit au précédent relais quelle route il voulait prendre, fut conduit à son insu par Nemours et revit entre deux sommeils le paysage au milieu duquel son enfance s’était écoulée. Le docteur avait alors perdu plusieurs de ses vieux amis. Le sectaire de l’Encyclopédie avait été témoin de la conversion de {p. 17} La Harpe, il avait enterré Lebrun-Pindare, et Marie-Joseph de Chénier, et Morellet, et madame Helvétius. Il assistait à la quasi-chute de Voltaire, attaqué par Geoffroy, le continuateur de Fréron. Il pensait donc à la retraite. Aussi, quand sa chaise de poste s’arrêta en haut de la Grand’rue de Nemours, eut-il à cœur de s’enquérir de sa famille. Minoret-Levrault vint lui-même voir le docteur, qui reconnut dans le maître de poste le propre fils de son frère aîné. Ce neveu lui montra dans son épouse la fille unique du père Levrault-Crémière, qui depuis douze ans lui avait laissé la poste et la plus belle auberge de Nemours.
– Eh ! bien, mon neveu, dit le docteur, ai-je d’autres héritiers ?
– Ma tante Minoret, votre sœur, a épousé un Massin-Massin.
– Oui, l’intendant de Saint-Lange.
– Elle est morte veuve en laissant une seule fille, qui vient de se marier avec un Crémière-Crémière, un charmant garçon encore sans place.
– Bien ! elle est ma nièce directe. Or, comme mon frère le marin est mort garçon, que le capitaine Minoret a été tué à Monte-Legino, et que me voici, la ligne paternelle est épuisée. Ai-je des parents dans la ligne maternelle ? Ma mère était une Jean-Massin-Levrault.
– Des Jean-Massin-Levrault, répondit Minoret-Levrault, il n’est resté qu’une Jean-Massin qui a épousé monsieur Crémière-Levrault-Dionis, un fournisseur des fourrages qui a péri sur l’échafaud. Sa femme est morte de désespoir et ruinée en laissant une fille mariée à un Levrault-Minoret, fermier à Montereau, qui va bien ; et leur fille vient d’épouser un Massin-Levrault, clerc de notaire à Montargis, où le père est serrurier.
– Ainsi, je ne manque pas d’héritiers, dit gaiement le docteur qui voulut faire le tour de Nemours en compagnie de son neveu.
Le Loing traverse onduleusement la ville, bordé de jardins à terrasses et de maisons proprettes dont l’aspect fait croire que le bonheur doit habiter là plutôt qu’ailleurs. Lorsque le docteur tourna de la Grand’rue dans la rue des Bourgeois, Minoret-Levrault lui montra la propriété de monsieur Levrault, riche marchand de fers à Paris, qui, dit-il, venait de se laisser mourir.
– Voilà, mon oncle, une jolie maison à vendre, elle a un charmant jardin sur la rivière.
– Entrons, dit le docteur en voyant au bout d’une petite cour {p. 18} pavée une maison serrée entre les murailles de deux maisons voisines déguisées par des massifs d’arbres et de plantes grimpantes.
– Elle est bâtie sur caves, dit le docteur en entrant par un perron très-élevé garni de vases en faïence blanche et bleue où fleurissaient alors des géraniums.
Coupée, comme la plupart des maisons de province, par un corridor qui mène de la cour au jardin, la maison n’avait à droite qu’un salon éclairé par quatre croisées, deux sur la cour et deux sur le jardin ; mais Levrault-Levrault avait consacré l’une de ces croisées à l’entrée d’une longue serre bâtie en briques qui allait du salon à la rivière où elle se terminait par un horrible pavillon chinois.
– Bon ! en faisant couvrir cette serre et la parquetant, dit le vieux Minoret, je pourrais loger ma bibliothèque et faire un joli cabinet de ce singulier morceau d’architecture. De l’autre côté du corridor, se trouvait sur le jardin une salle à manger, en imitation de laque noire à fleurs vert et or, et séparée de la cuisine par la cage de l’escalier. On communiquait, par un petit office pratiqué derrière cet escalier, avec la cuisine dont les fenêtres à barreaux de fer grillagés donnaient sur la cour. Il y avait deux appartements au premier étage ; et au-dessus, des mansardes lambrissées encore assez logeables. Après avoir rapidement examiné cette maison garnie de treillages verts du haut en bas, du côté de la cour comme du côté du jardin, et qui sur la rivière était terminée par une terrasse chargée de vases en faïence, le docteur dit : – Levrault-Levrault a dû dépenser bien de l’argent ici !
– Oh ! gros comme lui, répondit Minoret-Levrault. Il aimait les fleurs, une bêtise ! – Qu’est-ce que cela rapporte ? dit ma femme. Vous voyez, un peintre de Paris est venu pour peindre en fleurs à fresque son corridor. Il a mis partout des glaces entières. Les plafonds ont été refaits avec des corniches qui coûtent six francs le pied. La salle à manger, les parquets sont en marqueterie, des folies ! La maison ne vaut pas un sou de plus.
– Hé ! bien, mon neveu, fais-moi cette acquisition, donne-m’en avis, voici mon adresse ; le reste regardera mon notaire. – Qui donc demeure en face ? demanda-t-il en sortant.
– Des émigrés ! répondit le maître de poste, un chevalier de Portenduère.
Une fois la maison achetée, l’illustre docteur, au lieu d’y venir, {p. 19} écrivit à son neveu de la louer. La Folie-Levrault fut habitée par le notaire de Nemours qui vendit alors sa charge à Dionis, son maître-clerc, et qui mourut deux ans après, laissant sur le dos du médecin une maison à louer, au moment où le sort de Napoléon se décidait aux environs. Les héritiers du docteur, à peu près leurrés, avaient pris son désir de retour pour la fantaisie d’un richard, et se désespéraient en lui supposant à Paris des affections qui l’y retiendraient et leur enlèveraient sa succession. Néanmoins, la femme de Minoret-Levrault saisit cette occasion d’écrire au docteur. Le vieillard répondit qu’aussitôt la paix signée, une fois les routes débarrassées de soldats et les communications rétablies, il viendrait habiter Nemours. Il y fit une apparition avec deux de ses clients, l’architecte des hospices et un tapissier, qui se chargèrent des réparations, des arrangements intérieurs et du transport du mobilier. Madame Minoret-Levrault offrit, comme gardienne, la cuisinière du vieux notaire décédé, qui fut acceptée. Quand les héritiers surent que leur oncle ou grand-oncle Minoret allait positivement demeurer à Nemours, leurs familles furent prises, malgré les événements politiques qui pesaient alors précisément sur le Gâtinais et sur la Brie, d’une curiosité dévorante, mais presque légitime. L’oncle était-il riche ? Était-il économe ou dépensier ? Laisserait-il une belle fortune ou ne laisserait-il rien ? Avait-il des rentes viagères ? Voici ce qu’on finit par savoir, mais avec des peines infinies et à force d’espionnages souterrains. Après la mort d’Ursule Mirouët, sa femme, de 1789 à 1813, le docteur, nommé médecin consultant de l’empereur en 1805, avait dû gagner beaucoup d’argent, mais personne ne connaissait sa fortune ; il vivait simplement, sans autres dépenses que celles d’une voiture à l’année et d’un somptueux appartement ; il ne recevait jamais et dînait presque toujours en ville. Sa gouvernante, furieuse de ne pas l’accompagner à Nemours, dit à Zélie Levrault, la femme du maître de poste, qu’elle connaissait au docteur quatorze mille francs de rentes sur le grand-livre. Or, après vingt années d’exercice d’une profession que les titres de médecin en chef d’un hôpital, de médecin de l’Empereur et de membre de l’Institut rendaient si lucrative, ces quatorze mille livres de rentes, fruit de placements successifs, accusaient tout au plus cent soixante mille francs d’économies ! Pour n’avoir épargné que huit mille francs par an, le docteur devait avoir eu bien des vices ou bien des vertus à satisfaire ; mais ni la gouvernante ni Zélie, personne ne put pénétrer la {p. 20} raison de cette modestie de fortune : Minoret, qui fut bien regretté dans son quartier, était un des hommes les plus bienfaisants de Paris, et comme Larrey, gardait un profond secret sur ses actes de bienfaisance. Les héritiers virent donc arriver, avec une vive satisfaction, le riche mobilier et la nombreuse bibliothèque de leur oncle, déjà officier de la Légion-d’Honneur, et nommé par le roi chevalier de l’ordre de Saint-Michel, à cause peut-être de sa retraite qui fit une place à quelque favori. Mais quand l’architecte, les peintres, les tapissiers eurent tout arrangé de la manière la plus comfortable, le docteur ne vint pas. Madame Minoret-Levault, qui surveillait le tapissier et l’architecte comme s’il s’agissait de sa propre fortune, apprit, par l’indiscrétion d’un jeune homme envoyé pour ranger la bibliothèque, que le docteur prenait soin d’une orpheline nommée Ursule. Cette nouvelle fit des ravages étranges dans la ville de Nemours. Enfin le vieillard se rendit chez lui vers le milieu du mois de janvier 1815, et s’installa sournoisement avec une petite fille âgée de dix mois, accompagnée d’une nourrice.
– Ursule ne peut pas être sa fille, il a soixante et onze ans ! dirent les héritiers alarmés.
– Quoi qu’elle puisse être, dit madame Massin, elle nous donnera bien du tintoin ! (Un mot de Nemours.)
Le docteur reçut assez froidement sa petite-nièce par la ligne maternelle, dont le mari venait d’acheter le greffe de la Justice de Paix, et qui les premiers se hasardèrent à lui parler de leur position difficile. Massin et sa femme n’étaient pas riches. Le père de Massin, serrurier à Montargis, obligé de prendre des arrangements avec ses créanciers, travaillait à soixante-sept ans comme un jeune homme, et ne laisserait rien. Le père de madame Massin, Levrault-Minoret, venait de mourir à Montereau des suites de la bataille, en voyant sa ferme incendiée, ses champs ruinés et ses bestiaux dévorés.
– Nous n’aurons rien de ton grand-oncle, dit Massin à sa femme déjà grosse de son second enfant.
Le docteur leur donna secrètement dix mille francs, avec lesquels le greffier de la Justice de Paix, ami du notaire et de l’huissier de Nemours, commença l’usure et mena si rondement les paysans des environs, qu’en ce moment Goupil lui connaissait environ quatre-vingt mille francs de capitaux inédits.
Quant à son autre nièce, le docteur fit avoir, par ses relations à {p. 21} Paris, la perception de Nemours à Crémière et fournit le cautionnement. Quoique Minoret-Levrault n’eût besoin de rien, Zélie, jalouse des libéralités de l’oncle envers ses deux nièces, lui présenta son fils, alors âgé de dix ans, qu’elle allait envoyer dans un collège de Paris, où, dit-elle, les éducations coûtaient bien cher. Médecin de Fontanes, le docteur obtint une demi-bourse au collège Louis-le-Grand pour son petit-neveu qui fut mis en quatrième.
Crémière, Massin et Minoret-Levrault, gens excessivement communs, furent jugés sans appel par le docteur dès les deux premiers mois pendant lesquels ils essayèrent d’entourer moins l’oncle que la succession. Les gens conduits par l’instinct ont ce désavantage sur les gens à idées, qu’ils sont promptement devinés : les inspirations de l’instinct sont trop naturelles, et s’adressent trop aux yeux pour ne pas être aperçues aussitôt ; tandis que, pour être pénétrées, les conceptions de l’esprit exigent une intelligence égale de part et d’autre. Après avoir acheté la reconnaissance de ses héritiers et leur avoir en quelque sorte clos la bouche, le rusé docteur prétexta de ses occupations, de ses habitudes et des soins qu’exigeait la petite Ursule pour ne point les recevoir, sans toutefois leur fermer sa maison. Il aimait à dîner seul, il se couchait et se levait tard, il était venu dans son pays natal pour y trouver le repos et la solitude. Ces caprices d’un vieillard parurent assez naturels, et ses héritiers se contentèrent de lui faire, le dimanche, entre une heure et quatre heures, des visites hebdomadaires auxquelles il essaya de mettre fin, en leur disant : – Ne venez me voir que quand vous aurez besoin de moi.
Le docteur, sans refuser de donner des consultations dans les cas graves, surtout aux indigents, ne voulut point être médecin du petit hospice de Nemours, et déclara qu’il n’exercerait plus sa profession.
– J’ai assez tué de monde, dit-il en riant au curé Chaperon qui le sachant bienfaisant plaidait pour les pauvres. [ill.]
– C’est un fameux original ! Ce mot, dit sur le docteur Minoret, fut l’innocente vengeance des amours-propres froissés, car le médecin se composa une société de personnages qui méritent d’être mis en regard des héritiers. Or, ceux des bourgeois qui se croyaient dignes de grossir la cour d’un homme à cordon noir conservèrent contre le docteur et ses privilégiés un ferment de jalousie qui malheureusement eut son action.
{p. 22} Par une bizarrerie qu’expliquerait le proverbe : Les extrêmes se touchent, ce docteur matérialiste et le curé de Nemours furent très-promptement amis. Le vieillard aimait beaucoup le trictrac, jeu favori des gens d’église, et l’abbé Chaperon était de la force du médecin. Le jeu fut donc un premier lien entre eux. Puis Minoret était charitable, et le curé de Nemours était le Fénelon du Gâtinais. Tous deux, ils avaient une instruction variée, l’homme de Dieu pouvait donc seul, dans tout Nemours, comprendre l’athée. Pour pouvoir disputer, deux hommes doivent d’abord se comprendre. Quel plaisir goûte-t-on d’adresser des mots piquants à quelqu’un qui ne les sent pas ? Le médecin et ce prêtre avaient trop de bon goût, ils avaient vu trop bonne compagnie pour ne pas en pratiquer les préceptes, ils purent alors se faire cette petite guerre si nécessaire à la conversation. Ils haïssaient l’un et l’autre leurs opinions, mais ils estimaient leurs caractères. Si de semblables contrastes, si de telles sympathies ne sont pas les éléments de la vie intime, ne faudrait-il pas désespérer de la société qui, surtout en France, exige un antagonisme quelconque ? C’est du choc des caractères et non de la lutte des idées que naissent les antipathies. L’abbé Chaperon fut donc le premier ami du docteur à Nemours. Cet ecclésiastique, alors âgé de soixante ans, était curé de Nemours depuis le rétablissement du culte catholique. Par attachement pour son troupeau, il avait refusé le vicariat du diocèse. Si les indifférents en matière de religion lui en savaient gré, les fidèles l’en aimaient davantage. Ainsi vénéré de ses ouailles, estimé par la population, le curé faisait le bien sans s’enquérir des opinions religieuses des malheureux. Son presbytère, à peine garni du mobilier nécessaire aux plus stricts besoins de la vie, était froid et dénué comme le logis d’un avare. L’avarice et la charité se trahissent par des effets semblables : la charité ne se fait-elle pas dans le ciel le trésor que se fait l’avare sur terre ? L’abbé Chaperon disputait avec sa servante sur sa dépense avec plus de rigueur que Gobseck avec la sienne, si toutefois ce fameux juif a jamais eu de servante. Le bon prêtre vendait souvent les boucles d’argent de ses souliers et de sa culotte pour en donner le prix à des pauvres qui le surprenaient sans le sou. En le voyant sortir de son église, les oreilles de sa culotte nouées dans les boutonnières, les dévotes de la ville allaient alors racheter les boucles du curé chez l’horloger-bijoutier de Nemours, et grondaient leur pasteur en les lui {p. 23} rapportant. Il ne s’achetait jamais de linge ni d’habits, et portait ses vêtements jusqu’à ce qu’ils ne fussent plus de mise. Son linge épais de reprises lui marquait la peau comme un cilice. Madame de Portenduère ou de bonnes âmes s’entendaient alors avec la gouvernante pour lui remplacer, pendant son sommeil, le linge ou les habits vieux par des neufs, et le curé ne s’apercevait pas toujours immédiatement de l’échange. Il mangeait chez lui dans l’étain et avec des couverts de fer battu. Quand il recevait ses desservants et les curés aux jours de solennité qui sont une charge pour les curés de canton, il empruntait l’argenterie et le linge de table de son ami l’athée.
– Mon argenterie fait son salut, disait alors le docteur.
Ces belles actions, tôt ou tard découvertes et toujours accompagnées d’encouragements spirituels, s’accomplissaient avec une naïveté sublime. Cette vie était d’autant plus méritoire que l’abbé Chaperon possédait une érudition aussi vaste que variée et de précieuses facultés. Chez lui la finesse et la grâce, inséparables compagnes de la simplicité, rehaussaient une élocution digne d’un prélat. Ses manières, son caractère et ses mœurs donnaient à son commerce la saveur exquise de tout ce qui dans l’intelligence est à la fois spirituel et candide. Ami de la plaisanterie, il n’était jamais prêtre dans un salon. Jusqu’à l’arrivée du docteur Minoret, le bonhomme laissa ses lumières sous le boisseau sans regret ; mais peut-être lui sut-il gré de les utiliser. Riche d’une assez belle bibliothèque et de deux mille livres de rente quand il vint à Nemours, le curé ne possédait plus en 1829 que les revenus de sa cure, presque entièrement distribués chaque année. D’excellent conseil dans les affaires délicates ou dans les malheurs, plus d’une personne qui n’allait point à l’église y chercher des consolations allait au presbytère y chercher des avis. Pour achever ce portrait moral, il suffira d’une petite anecdote. Des paysans, rarement il est vrai, mais enfin de mauvaises gens se disaient poursuivis ou se faisaient poursuivre fictivement pour stimuler la bienfaisance de l’abbé Chaperon. Ils trompaient leurs femmes, qui, voyant leur maison menacée d’expropriation et leurs vaches saisies, trompaient par leurs innocentes larmes le pauvre curé, qui leur trouvait alors les sept ou huit cents francs demandés, avec lesquels le paysan achetait un lopin de terre. Quand de pieux personnages, des fabriciens, démontrèrent la fraude à l’abbé Chaperon en le priant de les consulter pour ne pas être {p. 24} victime de la cupidité, il leur dit : – Peut-être ces gens auraient-ils commis quelque chose de blâmable pour avoir leur arpent de terre, et n’est-ce pas encore faire le bien que d’empêcher le mal ? On aimera peut-être à trouver ici l’esquisse de cette figure, remarquable en ce que les sciences et les lettres avaient passé dans ce cœur et dans cette forte tête sans y rien corrompre. À soixante ans l’abbé Chaperon avait les cheveux entièrement blancs, tant il éprouvait vivement les malheurs d’autrui, tant aussi les événements de la Révolution avaient agi sur lui. Deux fois incarcéré pour deux refus de serment, deux fois, selon son expression, il avait dit son In manus. Il était de moyenne taille, ni gras ni maigre. Son visage, très-ridé, très-creusé, sans couleur, occupait tout d’abord le regard par la tranquillité profonde des lignes et par la pureté des contours qui semblaient bordés de lumière. Le visage d’un homme chaste a je ne sais quoi de radieux. Des yeux bruns, à prunelle vive, animaient ce visage irrégulier surmonté d’un front vaste. Son regard exerçait un empire explicable par une douceur qui n’excluait pas la force. Les arcades de ses yeux formaient comme deux voûtes ombragées de gros sourcils grisonnants qui ne faisaient point peur. Comme il avait perdu beaucoup de ses dents, sa bouche était déformée et ses joues rentraient ; mais cette destruction ne manquait pas de grâce, et ces rides pleines d’aménité semblaient vous sourire. Sans être goutteux, il avait les pieds si sensibles, il marchait si difficilement qu’il gardait des souliers en veau d’Orléans par toutes les saisons. Il trouvait la mode des pantalons peu convenable pour un prêtre, et se montrait toujours vêtu de gros bas en laine noire tricotés par sa gouvernante et d’une culotte de drap. Il ne sortait point en soutane, mais en redingote brune, et conservait le tricorne courageusement porté dans les plus mauvais jours. Ce noble et beau vieillard, dont la figure était toujours embellie par la sérénité d’une âme sans reproche, devait avoir sur les choses et sur les hommes de cette histoire une si grande influence qu’il fallait tout d’abord remonter à la source de son autorité.
Minoret recevait trois journaux : un libéral, un ministériel, un ultrà, quelques recueils périodiques et des journaux de science, dont les collections grossissaient sa bibliothèque. Les journaux, l’encyclopédiste et les livres furent un attrait pour un ancien capitaine au régiment de Royal-Suédois, nommé monsieur de Jordy, gentilhomme voltairien et vieux garçon qui vivait de seize cents francs de {p. 25} pension et rente viagères. Après avoir lu pendant quelques jours les gazettes par l’entremise du curé, monsieur de Jordy jugea convenable d’aller remercier le docteur. Dès la première visite, le vieux capitaine, ancien professeur à l’École-Militaire, conquit les bonnes grâces du vieux médecin, qui lui rendit sa visite avec empressement. Monsieur de Jordy, petit homme sec et maigre, mais tourmenté par le sang, quoiqu’il eût la face très-pâle, vous frappait tout d’abord par son beau front à la Charles XII, au-dessus duquel il maintenait ses cheveux coupés ras comme ceux de ce roi-soldat. Ses yeux bleus, qui eussent fait dire : L’amour a passé par là, mais profondément attristés, intéressaient au premier regard où s’entrevoyaient des souvenirs sur lesquels il gardait d’ailleurs un si profond secret que jamais ses vieux amis ne surprirent ni une allusion à sa vie passée ni une de ces exclamations arrachées par une similitude de catastrophes. Il cachait le douloureux mystère de son passé sous une gaieté philosophique ; mais, quand il se croyait seul, ses mouvements, engourdis par une lenteur moins sénile que calculée, attestaient une pensée pénible et constante : aussi l’abbé Chaperon l’avait-il surnommé le chrétien sans le savoir. Allant toujours vêtu de drap bleu, son maintien un peu roide et son vêtement trahissaient les anciennes coutumes de la discipline militaire. Sa voix douce et harmonieuse remuait l’âme. Ses belles mains, la coupe de sa figure, qui rappelait celle du comte d’Artois, en montrant combien il avait été charmant dans sa jeunesse, rendaient le mystère de sa vie encore plus impénétrable. On se demandait involontairement quel malheur pouvait avoir atteint la beauté, le courage, la grâce, l’instruction et les plus précieuses qualités du cœur qui furent jadis réunies en sa personne. Monsieur de Jordy tressaillait toujours au nom de Roberspierre. Il prenait beaucoup de tabac, et, chose étrange, il s’en déshabitua pour la petite Ursule, qui manifestait, à cause de cette habitude, de la répugnance pour lui. Dès qu’il put voir cette petite, le capitaine attacha sur elle de longs regards presque passionnés. Il aimait si follement ses jeux, il s’intéressait tant à elle que cette affection rendit encore plus étroits ses liens avec le docteur, qui n’osa jamais dire à ce vieux garçon : – Et vous aussi, vous avez donc perdu des enfants ? Il est de ces êtres, bons et patients comme lui, qui passent dans la vie, une pensée amère au cœur et un sourire à la fois tendre et douloureux sur les lèvres, emportant avec eux le mot de l’énigme sans le laisser deviner par {p. 26} fierté, par dédain, par vengeance peut-être, n’ayant que Dieu pour confident et pour consolateur. Monsieur de Jordy ne voyait guère à Nemours, où, comme le docteur, il était venu mourir en paix, que le curé toujours aux ordres de ses paroissiens, et que madame de Portenduère qui se couchait à neuf heures. Aussi, de guerre lasse, avait-il fini par se mettre au lit de bonne heure, malgré les épines qui rembourraient son chevet. Ce fut donc une bonne fortune pour le médecin comme pour le capitaine que de rencontrer un homme ayant vu le même monde, qui parlait la même langue, avec lequel on pouvait échanger ses idées, et qui se couchait tard. Une fois que monsieur de Jordy, l’abbé Chaperon et Minoret eurent passé une première soirée, ils y éprouvèrent tant de plaisir que le prêtre et le militaire revinrent tous les soirs à neuf heures, moment où, la petite Ursule couchée, le vieillard se trouvait libre. Et tous trois, ils veillaient jusqu’à minuit ou une heure.
Bientôt ce trio devint un quatuor. Un autre homme, à qui la vie était connue et qui devait à la pratique des affaires cette indulgence, ce savoir, cette masse d’observations, cette finesse, ce talent de conversation que le militaire, le médecin, le curé devaient à la pratique des âmes, des maladies et de l’enseignement, le juge de paix flaira les plaisirs de ces soirées et rechercha la société du docteur. Avant d’être juge de paix à Nemours, monsieur Bongrand avait été pendant dix ans avoué à Melun, où il plaidait lui-même selon l’usage des villes où il n’y a pas de barreau. Devenu veuf à l’âge de quarante-cinq ans, il se sentait encore trop actif pour ne rien faire ; il avait donc demandé la Justice de Paix de Nemours, vacante quelques mois avant l’installation du docteur. Le garde des sceaux est toujours heureux de trouver des praticiens, et surtout des gens à leur aise pour exercer cette importante magistrature. Monsieur Bongrand vivait modestement à Nemours des quinze cents francs de sa place, et pouvait ainsi consacrer ses revenus à son fils, qui faisait son Droit à Paris, tout en étudiant la procédure chez le fameux avoué Derville. Le père Bongrand ressemblait assez à un vieux chef de division en retraite : il avait cette figure moins blême que blêmie où les affaires, les mécomptes, le dégoût ont laissé leurs empreintes, ridée par la réflexion et aussi par les continuelles contractions familières aux gens obligés de ne pas tout dire ; mais elle était souvent illuminée par des sourires particuliers à ces hommes qui tour à tour croient tout et ne croient rien, habitués à tout {p. 27} voir et à tout entendre sans surprise, à pénétrer dans les abîmes que l’intérêt ouvre au fond des cœurs. Sous ses cheveux moins blancs que décolorés, rabattus en ondes sur sa tête, il montrait un front sagace dont la couleur jaune s’harmoniait aux filaments de sa maigre chevelure. Son visage ramassé lui donnait d’autant plus de ressemblance avec un renard, que son nez était court et pointu. Il jaillissait de sa bouche, fendue comme celle des grands parleurs, des étincelles blanches qui rendaient sa conversation si pluvieuse, que Goupil disait méchamment : – Il faut un parapluie pour l’écouter. Ou bien : – Il2 pleut des jugements à la Justice de Paix. Ses yeux semblaient fins derrière ses lunettes ; mais les ôtait-il, son regard émoussé paraissait niais. Quoiqu’il fût gai, presque jovial même, il se donnait un peu trop, par sa contenance, l’air d’un homme important. Il tenait presque toujours ses mains dans les poches de son pantalon, et ne les en tirait que pour raffermir ses lunettes par un mouvement presque railleur qui vous annonçait une observation fine ou quelque argument victorieux. Ses gestes, sa loquacité, ses innocentes prétentions trahissaient l’ancien avoué de province ; mais ces légers défauts n’existaient qu’à la superficie ; il les rachetait par une bonhomie acquise qu’un moraliste exact appellerait une indulgence naturelle à la supériorité. S’il avait un peu l’air d’un renard, il passait aussi pour profondément rusé, sans être improbe. Sa ruse était le jeu de la perspicacité. Mais n’appelle-t-on pas rusés les gens qui prévoient un résultat et se préservent des piéges qu’on leur a tendus ? Le juge de paix aimait le whist, jeu que le capitaine, que le docteur savaient, et que le curé apprit en peu de temps.
Cette petite société se fit une oasis dans le salon de Minoret. Le médecin de Nemours, qui ne manquait ni d’instruction ni de savoir-vivre, et qui honorait en Minoret une des illustrations de la médecine, y eut ses entrées ; mais ses occupations, ses fatigues, qui l’obligeaient à se coucher tôt pour se lever de bonne heure, l’empêchèrent d’être aussi assidu que le furent les trois amis du docteur. La réunion de ces cinq personnes supérieures, les seules qui dans Nemours eussent des connaissances assez universelles pour se comprendre, explique la répulsion du vieux Minoret pour ses héritiers : s’il devait leur laisser sa fortune, il ne pouvait guère les admettre dans sa société. Soit que le maître de poste, le greffier et le percepteur eussent compris cette nuance, soit qu’ils fussent {p. 28} rassurés par la loyauté, par les bienfaits de leur oncle, ils cessèrent, à son grand contentement, de le voir. Ainsi les quatre vieux joueurs de whist et de trictrac, sept ou huit mois après l’installation du docteur à Nemours, formèrent une société compacte, exclusive, et qui fut pour chacun d’eux comme une fraternité d’arrière-saison, inespérée, et dont les douceurs n’en furent que mieux savourées. Cette famille d’esprits choisis eut dans Ursule une enfant adoptée par chacun d’eux selon ses goûts : le curé pensait à l’âme, le juge de paix se faisait le curateur, le militaire se promettait de devenir le précepteur ; et, quant à Minoret, il était à la fois le père, la mère et le médecin.
Après s’être acclimaté, le vieillard prit ses habitudes et régla sa vie comme elle se règle au fond de toutes les provinces. À cause d’Ursule il ne recevait personne le matin, il ne donnait jamais à dîner ; ses amis pouvaient arriver chez lui vers six heures du soir et y rester jusqu’à minuit. Les premiers venus trouvaient les journaux sur la table du salon et les lisaient en attendant les autres, ou quelquefois ils allaient à la rencontre du docteur s’il était à la promenade. Ces habitudes tranquilles ne furent pas seulement une nécessité de la vieillesse, elles furent aussi chez l’homme du monde un sage et profond calcul pour ne pas laisser troubler son bonheur par l’inquiète curiosité de ses héritiers ni par le caquetage des petites villes. Il ne voulait rien concéder à cette changeante déesse, l’opinion publique, dont la tyrannie, un des malheurs de la France, allait s’établir et faire de notre pays une même province. Aussi, dès que l’enfant fut sevrée et marcha, renvoya-t-il la cuisinière que sa nièce, madame Minoret-Levrault, lui avait donnée, en découvrant qu’elle instruisait la maîtresse de poste de tout ce qui se passait chez lui.
La nourrice de la petite Ursule, veuve d’un pauvre ouvrier sans autre nom qu’un nom de baptême et qui venait de Bougival, avait perdu son dernier enfant à six mois, au moment où le docteur, qui la connaissait pour une honnête et bonne créature, la prit pour nourrice, touché de sa détresse. Sans fortune, venue de la Bresse où sa famille était dans la misère, Antoinette Patris, veuve de Pierre dit de Bougival, s’attacha naturellement à Ursule comme s’attachent les mères de lait à leurs nourrissons quand elles les gardent. Cette aveugle affection maternelle s’augmenta du dévouement domestique. Prévenue des intentions du docteur, la Bougival apprit {p. 29} sournoisement à faire la cuisine, devint propre, adroite et se plia aux habitudes du vieillard. Elle eut des soins minutieux pour les meubles et les appartements, enfin elle fut infatigable. Non-seulement le docteur voulait que sa vie privée fût murée, mais encore il avait des raisons pour dérober la connaissance de ses affaires à ses héritiers. Dès la deuxième année de son établissement, il n’eut donc plus au logis que la Bougival, sur la discrétion de laquelle il pouvait compter absolument, et il déguisa ses véritables motifs sous la toute-puissante raison de l’économie. Au grand contentement de ses héritiers, il se fit avare. Sans patelinage et par la seule influence de sa sollicitude et de son dévouement, la Bougival, âgée de quarante-trois ans au moment où ce drame commence, était la gouvernante du docteur et de sa protégée, le pivot sur lequel tout roulait au logis, enfin la femme de confiance. On l’avait appelée la Bougival par l’impossibilité reconnue d’appliquer à sa personne son prénom d’Antoinette, car les noms et les figures obéissent aux lois de l’harmonie.
L’avarice du docteur ne fut pas un vain mot, mais elle eut un but. À compter de 1817, il retrancha deux journaux et cessa ses abonnements à ses recueils périodiques. Sa dépense annuelle, que tout Nemours put estimer, ne dépassa point dix-huit cents francs par an. Comme tous les vieillards, ses besoins en linge, chaussure ou vêtements étaient presque nuls. Tous les six mois il faisait un voyage à Paris, sans doute pour toucher et placer lui-même ses revenus. En quinze ans il ne dit pas un mot qui eût trait à ses affaires. Sa confiance en Bongrand vint fort tard ; il ne s’ouvrit à lui sur ses projets qu’après la révolution de 1830. Telles étaient dans la vie du docteur les seules choses alors connues de la bourgeoisie et de ses héritiers. Quant à ses opinions politiques, comme sa maison ne payait que cent francs d’impôts, il ne se mêlait de rien, et repoussait aussi bien les souscriptions royalistes que les souscriptions libérales. Son horreur connue pour la prêtraille et son déisme aimaient si peu les manifestations qu’il mit à la porte un commis-voyageur envoyé par son petit-neveu Désiré Minoret-Levrault pour lui proposer un Curé Meslier et les discours du général Foy. La tolérance ainsi entendue parut inexplicable aux libéraux de Nemours.
Les trois héritiers collatéraux du docteur, Minoret-Levrault et sa femme, monsieur et madame Massin-Levrault junior, monsieur et {p. 30} madame Crémière-Crémière, que nous appellerons simplement Crémière, Massin et Minoret, puisque ces distinctions entre homonymes ne sont nécessaires que dans le Gâtinais ; ces trois familles, trop occupées pour créer un autre centre, se voyaient comme on se voit dans les petites villes. Le maître de poste donnait un grand dîner le jour de la naissance de son fils, un bal au carnaval, un autre au jour anniversaire de son mariage, et il invitait alors toute la bourgeoisie de Nemours. Le percepteur réunissait aussi deux fois par an ses parents et ses amis. Le greffier de la Justice de Paix, trop pauvre, disait-il, pour se jeter en de telles profusions, vivait petitement dans une maison située au milieu de la Grand’rue, et dont une portion, le rez-de-chaussée, était louée à sa sœur, directrice de la poste aux lettres, autre bienfait du docteur. Néanmoins, pendant l’année, ces trois héritiers ou leurs femmes se rencontraient en ville, à la promenade, au marché le matin, sur les pas de leurs portes ou le dimanche après la messe, sur la place, comme en ce moment ; en sorte qu’ils se voyaient tous les jours. Or, depuis trois ans surtout, l’âge du docteur, son avarice et sa fortune autorisaient des allusions ou des propos directs relatifs à la succession qui finirent par gagner de proche en proche et par rendre également célèbres et le docteur et ses héritiers. Depuis six mois, il ne se passait pas de semaine que les amis ou les voisins des héritiers Minoret ne leur parlassent avec une sourde envie du jour où, les deux yeux du bonhomme se fermant, ses coffres s’ouvriraient.
– Le docteur Minoret a beau être médecin et s’entendre avec la mort, il n’y a que Dieu d’éternel, disait l’un.
– Bah ! il nous enterrera tous ; il se porte mieux que nous, répondait hypocritement l’héritier.
– Enfin, si ce n’est pas vous, vos enfants hériteront toujours, à moins que cette petite Ursule…
– Il ne lui laissera pas tout.
Ursule, selon les prévisions de madame Massin, était la bête noire des héritiers, leur épée de Damoclès, et ce mot : – Bah ! qui vivra verra ! conclusion favorite de madame Crémière, disait assez qu’ils lui souhaitaient plus de mal que de bien.
Le percepteur et le greffier, pauvres en comparaison du maître de poste, avaient souvent évalué, par forme de conversation, l’héritage du docteur. En se promenant le long du canal ou sur la {p. 31} route, s’ils voyaient venir leur oncle, ils se regardaient d’un air piteux.
– Il a sans doute gardé pour lui quelque élixir de longue vie, disait l’un.
– Il a fait un pacte avec le diable, répondait l’autre.
– Il devrait nous avantager nous deux, car ce gros Minoret n’a besoin de rien.
– Ah ! Minoret a un fils qui lui mangera bien de l’argent !
– À quoi estimez-vous la fortune du docteur ? disait le greffier au financier.
– Au bout de douze ans, douze mille francs économisés chaque année donnent cent quarante-quatre mille francs, et les intérêts composés produisent au moins cent mille francs ; mais, comme il a dû, conseillé par son notaire à Paris, faire quelques bonnes affaires, et que jusqu’en 1822 il a dû placer à huit et à sept et demi sur l’État, le bonhomme remue maintenant environ quatre cent mille francs, sans compter ses quatorze mille livres de rente en cinq pour cent, à cent seize aujourd’hui. S’il mourait demain sans avantager Ursule, il nous laisserait donc sept à huit cent mille francs, outre sa maison et son mobilier.
– Eh ! bien, cent mille à Minoret, cent mille à la petite, et à chacun de nous trois cents : voilà ce qui serait juste.
– Ah ! cela nous chausserait proprement.
– S’il faisait cela, s’écriait Massin, je vendrais mon greffe, j’achèterais une belle propriété, je tâcherais de devenir juge à Fontainebleau, et je serais député.
– Moi, j’achèterais une charge d’agent de change, disait le percepteur.
– Malheureusement cette petite fille qu’il a sous le bras et le curé l’ont si bien cerné que nous ne pouvons rien sur lui.
– Après tout, nous sommes toujours bien certains qu’il ne laissera rien à l’Église.
Chacun peut maintenant concevoir en quelles transes étaient les héritiers en voyant leur oncle allant à la messe. On a toujours assez d’esprit pour concevoir une lésion d’intérêts. L’intérêt constitue l’esprit du paysan aussi bien que celui du diplomate, et sur ce terrain le plus niais en apparence serait peut-être le plus fort. Aussi ce terrible raisonnement : « Si la petite Ursule a le pouvoir de jeter son protecteur dans le giron de l’Église, elle aura bien celui de se {p. 32} faire donner sa succession », éclatait-il en lettres de feu dans l’intelligence du plus obtus des héritiers. Le maître de poste avait oublié l’énigme contenue dans la lettre de son fils pour accourir sur la place ; car, si le docteur était dans l’église à lire l’ordinaire de la messe, il s’agissait de deux cent cinquante mille francs à perdre. Avouons-le ? la crainte des héritiers tenait aux plus forts et aux plus légitimes des sentiments sociaux, les intérêts de famille.
– Eh ! bien, monsieur Minoret, dit le maire (ancien meunier devenu royaliste, un Levrault-Crémière), quand le diable devint vieux, il se fit ermite. Votre oncle est, dit-on, des nôtres.
– Vaut mieux tard que jamais, mon cousin, répondit le maître de poste en essayant de dissimuler sa contrariété.
– Celui-là rirait-il si nous étions frustrés ! il serait capable de marier son fils à cette damnée fille que le diable puisse entortiller de sa queue ! s’écria Crémière en serrant les poings et montrant le maire sous le porche.
– À qui donc en a-t-il le père Crémière ? dit le boucher de Nemours, un Levrault-Levrault fils aîné. N’est-il pas content de voir son oncle prendre le chemin du paradis ?
– Qui aurait jamais cru cela ? dit le greffier.
– Ah ! il ne faut jamais dire : « Fontaine, je ne boirai pas de ton eau », répondit le notaire qui voyant de loin le groupe se détacha de sa femme en la laissant aller seule à l’église.
– Voyons, monsieur Dionis, dit Crémière en prenant le notaire par le bras, que nous conseillez-vous de faire dans cette circonstance ?
– Je vous conseille, dit le notaire en s’adressant aux héritiers, de vous coucher et de vous lever à vos heures habituelles, de manger votre soupe sans la laisser refroidir, de mettre vos pieds dans vos souliers, vos chapeaux sur vos têtes, enfin de continuer votre genre de vie absolument comme si de rien n’était.
– Vous n’êtes pas consolant, lui dit Massin en lui jetant un regard de compère.
Malgré sa petite taille et son embonpoint, malgré son visage épais et ramassé, Crémière-Dionis était délié comme une soie. Pour faire fortune, il s’était associé secrètement avec Massin, à qui sans doute il indiquait les paysans gênés et les pièces de terre à dévorer. Ces deux hommes choisissaient ainsi les affaires, n’en laissaient point échapper de bonnes, et se partageaient les bénéfices de cette usure {p. 33} hypothécaire qui retarde, sans l’empêcher, l’action des paysans sur le sol. Aussi, moins pour Minoret le maître de poste, et Crémière le receveur, que pour son ami le greffier, Dionis portait-il un vif intérêt à la succession du docteur. La part de Massin devait tôt ou tard grossir les capitaux avec lesquels les deux associés opéraient dans le canton.
– Nous tâcherons de savoir par monsieur Bongrand d’où part ce coup, répondit le notaire à voix basse en avertissant Massin de se tenir coi.
– Mais que fais-tu donc là, Minoret ? cria tout à coup une petite femme qui fondit sur le groupe au milieu duquel le maître de poste se voyait comme une tour. Tu ne sais pas où est Désiré, et tu restes planté sur tes jambes à bavarder quand je te croyais à cheval ! Bonjour, mesdames et messieurs.
Cette petite femme maigre, pâle et blonde, vêtue d’une robe d’indienne blanche à grandes fleurs couleur chocolat, coiffée d’un bonnet brodé garni de dentelle, et portant un petit châle vert sur ses plates épaules, était la maîtresse de poste qui faisait trembler les plus rudes postillons, les domestiques et les charretiers ; qui tenait la caisse, les livres, et menait la maison au doigt et à l’œil, selon l’expression populaire des voisins. Comme les vraies ménagères, elle n’avait aucun joyau sur elle. Elle ne donnait point, selon son expression, dans le clinquant et les colifichets ; elle s’attachait au solide, et gardait, malgré la fête, son tablier noir dans les poches duquel sonnait un trousseau de clefs. Sa voix glapissante déchirait le tympan des oreilles. En dépit du bleu tendre de ses yeux, son regard rigide offrait une visible harmonie avec les lèvres minces d’une bouche serrée, avec un front haut, bombé, très-impérieux. Vif était le coup d’œil, plus vifs étaient le geste et la parole. Zélie, obligée d’avoir de la volonté pour deux, en avait toujours eu pour trois, disait Goupil qui fit remarquer les règnes successifs de trois jeunes postillons à tenue soignée établis par Zélie, chacun après sept ans de service. Aussi, le malicieux clerc les nommait-il : Postillon Ier, Postillon II et Postillon III. Mais le peu d’influence de ces jeunes gens dans la maison et leur parfaite obéissance prouvaient que Zélie s’était purement et simplement intéressée à de bons sujets.
– Eh ! bien, Zélie aime le zèle, répondait le clerc à ceux qui lui faisaient ces observations.
Cette médisance était peu vraisemblable. Depuis la naissance de {p. 34} son fils nourri par elle sans qu’on pût apercevoir par où, la maîtresse de poste ne pensa qu’à grossir sa fortune, et s’adonna sans trêve à la direction de son immense établissement. Dérober une botte de paille ou quelques boisseaux d’avoine, surprendre Zélie dans les comptes les plus compliqués était la chose impossible, quoiqu’elle écrivît comme un chat et ne connût que l’addition et la soustraction pour toute arithmétique. Elle ne se promenait que pour aller toiser ses foins, ses regains et ses avoines ; puis elle envoyait son homme à la récolte et ses postillons au bottelage en leur disant, à cent livres près, la quantité que tel ou tel pré devait donner. Quoiqu’elle fût l’âme de ce grand gros corps appelé Minoret-Levrault, et qu’elle le menât par le bout de ce nez si bêtement relevé, elle éprouvait les transes qui, plus ou moins, agitent toujours les dompteurs de bêtes féroces. Aussi se mettait-elle constamment en colère avant lui, et les postillons savaient, aux querelles que leur faisait Minoret, quand il avait été querellé par sa femme, car la colère ricochait sur eux. La Minoret était d’ailleurs aussi habile qu’intéressée. Par toute la ville ce mot : Où en serait Minoret sans sa femme ? se disait dans plus d’un ménage.
– Quand tu sauras ce qui nous arrive, répondit le maître de Nemours, tu seras toi-même hors des gonds.
– Eh ! bien, quoi ?
– Ursule a mené le docteur Minoret à la messe.
Les prunelles de Zélie Levrault se dilatèrent, elle resta pendant un moment jaune de colère, dit : – Je veux le voir pour le croire ! et se précipita dans l’église. La messe en était à l’élévation. Favorisée par le recueillement général, la Minoret put donc regarder dans chaque rangée de chaises et de bancs, en remontant le long des chapelles jusqu’à la place d’Ursule, auprès de qui elle aperçut le vieillard la tête nue.
En vous souvenant des figures de Barbé-Marbois, de Boissy-d’Anglas, de Morellet, d’Helvétius, de Frédéric-le-Grand, vous aurez aussitôt une image exacte de la tête du docteur Minoret, dont la verte vieillesse ressemblait à celle de ces personnages célèbres. Ces têtes, comme frappées au même coin, car elles se prêtent à la médaille, offrent un profil sévère et quasi puritain, une coloration froide, une raison mathématique, une certaine étroitesse dans le visage quasi pressé, des yeux fins, des bouches sérieuses, quelque chose d’aristocratique, moins dans le sentiment que dans l’habitude, {p. 35} plus dans les idées que dans le caractère. Tous ont des fronts hauts, mais fuyant à leur sommet, ce qui trahit une pente au matérialisme. Vous retrouverez ces principaux caractères de tête et ces airs de visage dans les portraits de tous les encyclopédistes, des orateurs de la Gironde, et des hommes de ce temps dont les croyances religieuses furent à peu près nulles, qui se disaient déistes et qui étaient athées. Le déiste est un athée sous bénéfice d’inventaire. Le vieux Minoret montrait donc un front de ce genre, mais sillonné de rides, et qui reprenait une sorte de naïveté par la manière dont ses cheveux d’argent ramenés en arrière comme ceux d’une femme à sa toilette, se bouclaient en légers flocons sur son habit noir, car il était obstinément vêtu, comme dans sa jeunesse, en bas de soie noirs, en souliers à boucles d’or, en culotte de pou de soie, en gilet blanc traversé par le cordon noir, et en habit noir orné de la rosette rouge. Cette tête si caractérisée, et dont la froide blancheur était adoucie par des tons jaunes dus à la vieillesse, recevait en plein le jour d’une croisée. Au moment où la maîtresse de poste arriva, le docteur avait ses yeux bleus aux paupières rosées, aux contours attendris, levés vers l’autel : une nouvelle conviction leur donnait une expression nouvelle. Ses lunettes marquaient dans son paroissien l’endroit où il avait quitté ses prières. Les bras croisés sur sa poitrine, ce grand vieillard sec, debout dans une attitude qui annonçait la toute-puissance de ses facultés et quelque chose d’inébranlable dans sa foi, ne cessa de contempler l’autel par un regard humble, et que rajeunissait l’espérance, sans vouloir regarder la femme de son neveu, plantée presque en face de lui comme pour lui reprocher ce retour à Dieu.
En voyant toutes les têtes se tourner vers elle, Zélie se hâta de sortir, et revint sur la place moins précipitamment qu’elle n’était allée à l’église ; elle comptait sur cette succession, et la succession devenait problématique. Elle trouva le greffier, le percepteur et leurs femmes encore plus consternés qu’auparavant : Goupil avait pris plaisir à les tourmenter.
– Ce n’est pas sur la place et devant toute la ville que nous pouvons parler de nos affaires, dit la maîtresse de poste, venez chez moi. Vous ne serez pas de trop, monsieur Dionis, dit-elle au notaire.
Ainsi, l’exhérédation probable des Massin, des Crémière et du maître de poste allait être la nouvelle du pays.
{p. 36} Au moment où les héritiers et le notaire allaient traverser la place pour se rendre à la poste, le bruit de la diligence arrivant à fond de train au bureau qui se trouve à quelques pas de l’église en haut de la Grand’rue, fit un fracas énorme.
– Tiens ! je suis comme toi, Minoret, j’oublie Désiré, dit Zélie. Allons à son débarquer ; il est presque avocat, et c’est un peu de ses affaires qu’il s’agit.
L’arrivée d’une diligence est toujours une distraction ; mais quand elle est en retard, on s’attend à des événements : aussi la foule se porta-t-elle devant la Ducler.
– Voilà Désiré ! fut un cri général.
À la fois le tyran et le boute-en-train de Nemours, Désiré mettait toujours la ville en émoi par ses apparitions. Aimé de la jeunesse avec laquelle il se montrait généreux, il la stimulait par sa présence ; mais ses amusements étaient si redoutés, que plus d’une famille fut très-heureuse de lui voir faire ses études et son Droit à Paris. Désiré Minoret, jeune homme mince, fluet et blond comme sa mère, de laquelle il avait les yeux bleus et le teint pâle, sourit par la portière à la foule, et descendit lestement pour embrasser sa mère. Une légère esquisse de ce garçon prouvera combien Zélie fut flattée en le voyant.
L’étudiant portait des bottes fines, un pantalon blanc d’étoffe anglaise à sous-pieds en cuir verni, une riche cravate bien mise, plus richement attachée, un joli gilet de fantaisie, et, dans la poche de ce gilet, une montre plate dont la chaîne pendait, enfin, une redingote courte en drap bleu et un chapeau gris ; mais le parvenu se trahissait dans les boutons d’or de son gilet et dans la bague portée par-dessus des gants de chevreau d’une couleur violâtre. Il avait une canne à pomme d’or ciselé.
– Tu vas perdre ta montre, lui dit sa mère en l’embrassant.
– C’est fait exprès, répondit-il, en se laissant embrasser par son père.
– Hé ! bien, cousin, vous voilà bientôt avocat ? dit Massin.
– Je prêterai serment à la rentrée, dit-il en répondant aux saluts amicaux qui partaient de la foule.
– Nous allons donc rire, dit Goupil en lui prenant la main.
– Ah ! te voilà, vieux singe, répondit Désiré.
– Tu prends encore la licence pour thèse après ta thèse pour la {p. 37} licence, répliqua le clerc humilié d’être traité si familièrement en présence de tant de monde.
– Comment ! il lui dit qu’il se taise ? demanda madame Crémière à son mari.
– Vous savez tout ce que j’ai, Cabirolle ! cria-t-il au vieux conducteur à face violacée et bourgeonnée. Vous ferez porter tout chez nous.
– La sueur ruisselle sur tes chevaux, dit la rude Zélie à Cabirolle, tu n’as donc pas de bon sens pour les mener ainsi ? tu es plus bête qu’eux !
– Mais, monsieur Désiré voulait arriver à toute force pour vous tirer d’inquiétude…
– Mais puisqu’il n’y avait point eu d’accident, pourquoi risquer de perdre tes chevaux, reprit-elle.
Les reconnaissances d’amis, les bonjours, les élans de la jeunesse autour de Désiré, tous les incidents de cette arrivée et les récits de l’accident auquel était dû le retard, prirent assez de temps pour que le troupeau des héritiers augmenté de leurs amis arrivât sur la place à la sortie de la messe. Par un effet du hasard, qui se permet tout, Désiré vit Ursule sous le porche de la paroisse au moment où il passait, et resta stupéfait de sa beauté. Le mouvement du jeune avocat arrêta nécessairement la marche de ses parents.
Obligée en donnant le bras à son parrain de tenir de la main droite son paroissien et de l’autre son ombrelle, Ursule déployait alors la grâce innée que les femmes gracieuses mettent à s’acquitter des choses difficiles de leur joli métier de femme. Si la pensée se révèle en tout, il est permis de dire que ce maintien exprimait une divine simplesse. Ursule était vêtue d’une robe de mousseline blanche en façon de peignoir, ornée de distance en distance de nœuds bleus. La pèlerine bordée d’un ruban pareil, passé dans un large ourlet et attachée par des nœuds semblables à ceux de la robe, laissait apercevoir la beauté de son corsage. Son cou d’une blancheur mate était d’un ton charmant mis en relief par tout ce bleu, le fard des blondes. Sa ceinture bleue à longs bouts flottants, dessinait une taille plate, qui paraissait flexible, une des plus séduisantes grâces de la femme. Elle portait un chapeau de paille de riz, modestement garni de rubans pareils à ceux de la robe et dont les brides étaient nouées sous le menton, ce qui, tout en relevant l’excessive blancheur du chapeau, ne nuisait point à celle de son beau teint de {p. 38} blonde. De chaque côté de la figure d’Ursule, qui se coiffait naturellement elle-même à la Berthe, ses cheveux fins et blonds abondaient en grosses nattes aplaties dont les petites tresses saisissaient le regard par leurs mille bosses brillantes. Ses yeux gris, à la fois doux et fiers, étaient en harmonie avec un front bien modelé. Une teinte rose répandue sur ses joues comme un nuage animait sa figure régulière sans fadeur, car la nature lui avait à la fois donné, par un rare privilége, la pureté des lignes et la physionomie. La noblesse de sa vie se trahissait dans un admirable accord entre ses traits, ses mouvements et l’expression générale de sa personne qui pouvait servir de modèle à la Confiance ou à la Modestie. Sa santé quoique brillante n’éclatait point grossièrement, en sorte qu’elle avait l’air distingué. Sous ses gants de couleur claire, on devinait de jolies mains. Ses pieds cambrés et minces étaient mignonnement chaussés de brodequins en peau bronzée ornés d’une frange en soie brune. Sa ceinture bleue, gonflée par une petite montre plate et par sa bourse bleue à glands d’or, attira les regards de toutes les femmes.
– Il lui a donné une nouvelle montre ! dit madame Crémière en serrant le bras de son mari.
– Comment, c’est là Ursule ? s’écria Désiré. Je ne la reconnaissais pas.
– Eh ! bien, mon cher oncle, vous faites événement, dit le maître de poste en montrant toute la ville en deux haies sur le passage du vieillard, chacun veut vous voir.
– Est-ce l’abbé Chaperon ou mademoiselle Ursule qui vous a converti, mon oncle ? dit Massin avec une obséquiosité jésuitique en saluant le docteur et sa protégée.
– C’est Ursule, dit sèchement le vieillard en marchant toujours comme un homme importuné.
Quand même la veille en finissant son whist avec Ursule, avec le médecin de Nemours et Bongrand, à ce mot : « J’irai demain à la messe ! » dit par le vieillard, le juge de paix n’aurait pas répondu : « Vos héritiers ne dormiront plus ! » il devait suffire au sagace et clairvoyant docteur d’un seul coup d’œil pour pénétrer les dispositions de ses héritiers à l’aspect de leurs figures. L’irruption de Zélie dans l’église, son regard que le docteur avait saisi, cette réunion de tous les intéressés sur la place, et l’expression de leurs yeux en apercevant Ursule, tout démontrait une haine fraîchement ravivée et des craintes sordides.
{p. 39} – C’est un fer à vous (affaire à vous), mademoiselle, reprit madame Crémière en intervenant aussi par une humble révérence. Un miracle ne vous coûte guère.
– Il appartient à Dieu, madame, répondit Ursule.
– Oh ! Dieu, s’écria Minoret-Levrault, mon beau-père disait qu’il servait de couverture à bien des chevaux.
– Il avait des opinions de maquignon, dit sévèrement le docteur.
– Eh ! bien, dit Minoret à sa femme et à son fils, vous ne venez pas saluer mon oncle ?
– Je ne serais pas maîtresse de moi devant cette sainte nitouche, s’écria Zélie en emmenant son fils.
– Vous feriez bien, mon oncle, disait madame Massin, de ne pas aller à l’église sans avoir un petit bonnet de velours noir, la paroisse est bien humide.
– Bah ! ma nièce, dit le bonhomme en regardant ceux qui l’accompagnaient, plus tôt je serai couché, plus tôt vous danserez.
Il continuait toujours à marcher en entraînant Ursule, et se montrait si pressé qu’on les laissa seuls.
– Pourquoi leur dites-vous des paroles si dures ? ce n’est pas bien, lui dit Ursule en lui remuant le bras d’une façon mutine.
– Avant comme après mon entrée en religion, ma haine sera la même contre les hypocrites. Je leur ai fait du bien à tous, je ne leur ai pas demandé de reconnaissance ; mais aucun de ces gens-là ne t’a envoyé une fleur le jour de ta fête, la seule que je célèbre.
À une assez grande distance du docteur et d’Ursule, madame de Portenduère se traînait en paraissant accablée de douleurs. Elle appartenait à ce genre de vieilles femmes dans le costume desquelles se retrouve l’esprit du dernier siècle, qui portent des robes couleur pensée, à manches plates et d’une coupe dont le modèle ne se voit que dans les portraits de madame Lebrun ; elles ont des mantelets en dentelles noires, et des chapeaux de formes passées en harmonie avec leur démarche lente et solennelle ; on dirait qu’elles marchent toujours avec leurs paniers, et qu’elles les sentent encore autour d’elles, comme ceux à qui l’on a coupé un bras agitent parfois la main qu’ils n’ont plus ; leurs figures longues, blêmes, à grands yeux meurtris, au front fané, ne manquent pas d’une certaine grâce triste, malgré des tours de cheveux dont les boucles restent aplaties ; elles s’enveloppent le visage de vieilles dentelles qui ne veulent plus {p. 40} badiner le long des joues ; mais toutes ces ruines sont dominées par une incroyable dignité dans les manières et dans le regard. Les yeux ridés et rouges de cette vieille dame disaient assez qu’elle avait pleuré pendant la messe. Elle allait comme une personne troublée, et semblait attendre quelqu’un, car elle se retourna. Or madame de Portenduère se retournant était un fait aussi grave que celui de la conversion du docteur Minoret.
– À qui madame de Portenduère en veut-elle ? dit madame Massin en rejoignant les héritiers pétrifiés par les réponses du vieillard.
– Elle cherche le curé, dit le notaire Dionis qui se frappa le front comme un homme saisi par un souvenir ou par une idée oubliée. J’ai votre affaire à tous, et la succession est sauvée ! Allons déjeuner gaiement chez madame Minoret.
Chacun peut imaginer l’empressement avec lequel les héritiers suivirent le notaire à la poste. Goupil accompagna son camarade bras dessus bras dessous en lui disant à l’oreille avec un affreux sourire : – Il y a de la crevette.
– Qu’est-ce que cela me fait ! lui répondit le fils de famille en haussant les épaules, je suis amoureux-fou de Florine, la plus céleste créature du monde.
– Qu’est-ce que c’est que Florine tout court ? demanda Goupil. Je t’aime trop pour te laisser dindonner par des créatures.
– Florine est la passion du fameux Nathan, et ma folie est inutile, car elle a positivement refusé de m’épouser.
– Les filles folles de leur corps sont quelquefois sages de la tête, dit Goupil.
– Si tu la voyais seulement une fois, tu ne te servirais3 pas de pareilles expressions, dit langoureusement Désiré.
– Si je te voyais briser ton avenir pour ce qui doit n’être qu’une fantaisie, reprit Goupil avec une chaleur à laquelle Bongrand eût peut-être été pris, j’irais briser cette poupée comme Varney brise Amy Robsart dans Kenilworth ! Ta femme doit être une d’Aiglemont, une mademoiselle du Rouvre, et te faire arriver à la députation. Mon avenir est hypothéqué sur le tien, et je ne te laisserai pas commettre de bêtises.
– Je suis assez riche pour me contenter du bonheur, répondit Désiré.
– Eh ! bien, que complotez-vous donc là ? dit Zélie à Goupil en hêlant les deux amis restés au milieu de sa vaste cour.
{p. 41} Le docteur disparut dans la rue des Bourgeois, et arriva tout aussi lestement qu’un jeune homme à la maison où s’était accompli, pendant la semaine, l’étrange événement qui préoccupait alors toute la ville de Nemours, et qui veut quelques explications pour rendre cette histoire et la communication du notaire aux héritiers parfaitement claires.
Le beau-père du docteur, le fameux claveciniste et facteur d’instruments Valentin Mirouët, un de nos plus célèbres organistes, était mort en 1785, laissant un fils naturel, le fils de sa vieillesse, reconnu, portant son nom, mais excessivement mauvais sujet. À son lit de mort, il n’eut pas la consolation de voir cet enfant gâté. Chanteur et compositeur, Joseph Mirouët, après avoir débuté aux Italiens sous un nom supposé, s’était enfui avec une jeune fille en Allemagne. Le vieux facteur recommanda ce garçon, vraiment plein de talent, à son gendre, en lui faisant observer qu’il avait refusé d’épouser la mère pour ne faire aucun tort à madame Minoret. Le docteur promit de donner à ce malheureux la moitié de la succession du facteur, dont le fonds fut acheté par Érard. Il fit chercher diplomatiquement son beau-frère naturel, Joseph Mirouët ; mais Grimm lui dit un soir qu’après s’être engagé dans un régiment prussien, l’artiste avait déserté, prenait un faux nom et déjouait toutes les recherches. Joseph Mirouët, doué par la nature d’une voix séduisante, d’une taille avantageuse, d’une jolie figure, et par-dessus tout compositeur plein de goût et de verve, mena pendant quinze ans cette vie bohémienne que le Berlinois Hoffmann a si bien décrite. Aussi, vers quarante ans, fut-il en proie à de si grandes misères, qu’il saisit en 1806 l’occasion de redevenir Français. Il s’établit alors à Hambourg, où il épousa la fille d’un bon bourgeois, folle de musique, qui s’éprit de l’artiste dont la gloire était toujours en perspective, et qui voulut s’y consacrer. Mais après quinze ans de malheur, Joseph Mirouët ne sut pas soutenir le vin de l’opulence ; son naturel dépensier reparut ; et, tout en rendant sa femme heureuse, il dépensa sa fortune en peu d’années. La misère revint. Le ménage dut avoir traîné l’existence la plus horrible pour que Joseph Mirouët en arrivât à s’engager comme musicien dans un régiment français. En 1813, par le plus grand des hasards, le chirurgien-major de ce régiment, frappé de ce nom de Mirouët, écrivit au docteur Minoret auquel il avait des obligations. La réponse ne {p. 42} se fit pas attendre. En 1814, avant la capitulation de Paris, Joseph Mirouët eut à Paris un asile où sa femme mourut en donnant le jour à une petite fille que le docteur voulut appeler Ursule, le nom de sa femme. Le capitaine de musique ne survécut pas à la mère, épuisé comme elle de fatigues et de misères. En mourant, l’infortuné musicien légua sa fille au docteur, qui lui servit de parrain, malgré sa répugnance pour ce qu’il appelait les momeries de l’Église.
Après avoir vu périr successivement ses enfants par des avortements, dans des couches laborieuses ou pendant leur première année, le docteur avait attendu l’effet d’une dernière expérience. Quand une femme malingre, nerveuse, délicate, débute par une fausse couche, il n’est pas rare de la voir se conduire dans ses grossesses et dans ses enfantements comme s’était conduite Ursule Minoret, malgré les soins, les observations et la science de son mari. Le pauvre homme s’était souvent reproché leur mutuelle persistance à vouloir des enfants. Le dernier, conçu après un repos de deux ans, était mort pendant l’année 1792, victime de l’état nerveux de la mère, s’il faut donner raison aux physiologistes qui pensent que, dans le phénomène inexplicable de la génération, l’enfant tient au père par le sang et à la mère par le système nerveux. Forcé de renoncer aux jouissances du sentiment le plus puissant chez lui, la bienfaisance fut sans doute pour le docteur une revanche de sa paternité trompée. Durant sa vie conjugale, si cruellement agitée, le docteur avait, par-dessus tout, désiré une petite fille blonde, une de ces fleurs qui font la joie d’une maison ; il accepta donc avec bonheur le legs que lui fit Joseph Mirouët et reporta sur l’orpheline les espérances de ses rêves évanouis. Pendant deux ans il assista, comme fit jadis Caton pour Pompée, aux plus minutieux détails de la vie d’Ursule ; il ne voulait pas que la nourrice lui donnât à teter, la levât, la couchât sans lui. Son expérience, sa science, tout fut au service de cet enfant. Après avoir ressenti les douleurs, les alternatives de crainte et d’espérance, les travaux et les joies d’une mère, il eut le bonheur de voir dans cette fille de la blonde Allemagne et de l’artiste français, une vigoureuse vie, une sensibilité profonde. L’heureux vieillard suivit avec les sentiments d’une mère les progrès de cette chevelure blonde, d’abord duvet, puis soie, puis cheveux légers et fins, si caressants aux doigts qui les caressent. Il baisa souvent ces petits pieds nus dont les doigts, couverts d’une pellicule sous laquelle {p. 43} le sang se voit, ressemblent à des boutons de rose. Il était fou de cette petite. Quand elle s’essayait au langage ou quand elle arrêtait ses beaux yeux bleus, si doux, sur toutes choses en y jetant ce regard songeur qui semble être l’aurore de la pensée et qu’elle terminait par un rire, il restait devant elle pendant des heures entières cherchant avec Jordy les raisons, que tant d’autres appellent des caprices, cachées sous les moindres phénomènes de cette délicieuse phase de la vie où l’enfant est à la fois une fleur et un fruit, une intelligence confuse, un mouvement perpétuel, un désir violent. La beauté d’Ursule, sa douceur la rendaient si chère au docteur qu’il aurait voulu changer pour elle les lois de la nature : il dit quelquefois au vieux Jordy avoir mal dans ses dents quand Ursule faisait les siennes. Lorsque les vieillards aiment les enfants, ils ne mettent pas de bornes à leur passion, ils les adorent. Pour ces petits êtres ils font taire leurs manies, et pour eux se souviennent de tout leur passé. Leur expérience, leur indulgence, leur patience, toutes les acquisitions de la vie, ce trésor si péniblement amassé, ils le livrent à cette jeune vie par laquelle ils se rajeunissent, et suppléent alors à la maternité par l’intelligence. Leur sagesse, toujours éveillée, vaut l’intuition de la mère ; ils se rappellent les délicatesses qui chez elle sont de la divination, et ils les portent dans l’exercice d’une compassion dont la force se développe sans doute en raison de cette immense faiblesse. La lenteur de leurs mouvements remplace la douceur maternelle. Enfin chez eux comme chez les enfants, la vie est réduite au simple ; et, si le sentiment rend la mère esclave, le détachement de toute passion et l’absence de tout intérêt permettent au vieillard de se donner en entier. Aussi n’est-il pas rare de voir les enfants s’entendre avec les vieilles gens. Le vieux militaire, le vieux curé, le vieux docteur, heureux des caresses et des coquetteries d’Ursule, ne se lassaient jamais de lui répondre ou de jouer avec elle. Loin de les impatienter, la pétulance de cette enfant les charmait, et ils satisfaisaient à tous ses désirs en faisant de tout un sujet d’instruction. Ainsi cette petite grandit environnée de vieilles gens qui lui souriaient et lui faisaient comme plusieurs mères autour d’elle, également attentives et prévoyantes. Grâce à cette savante éducation, l’âme d’Ursule se développa dans la sphère qui lui convenait. Cette plante rare rencontra son terrain spécial, aspira les éléments de sa vraie vie et s’assimila les flots de son soleil.
{p. 44} – Dans quelle religion élèverez-vous cette petite ? demanda l’abbé Chaperon à Minoret quand Ursule eut six ans.
– Dans la vôtre, répondit le médecin.
Athée à la façon de monsieur de Wolmar dans la Nouvelle Héloïse, il ne se reconnut pas le droit de priver Ursule des bénéfices offerts par la religion catholique. Le médecin, assis sur un banc au-dessous de la fenêtre du cabinet chinois, se sentit alors la main pressée par la main du curé.
– Oui, curé, toutes les fois qu’elle me parlera de Dieu, je la renverrai à son ami Sapron, dit-il en imitant le parler enfantin d’Ursule. Je veux voir si le sentiment religieux est inné. Aussi n’ai-je rien fait pour, ni rien contre les tendances de cette jeune âme ; mais je vous ai déjà nommé dans mon cœur son père spirituel.
– Ceci vous sera compté par Dieu, je l’espère, répondit l’abbé Chaperon en frappant doucement ses mains l’une contre l’autre et les élevant vers le ciel comme s’il faisait une courte prière mentale.
Ainsi, dès l’âge de six ans, la petite orpheline tomba sous le pouvoir religieux du curé, comme elle était déjà tombée sous celui de son vieil ami Jordy.
Le capitaine, autrefois professeur dans une des anciennes écoles militaires, occupé par goût de grammaire et des différences entre les langues européennes, avait étudié le problème d’un langage universel. Ce savant homme, patient comme tous les vieux maîtres, se fit donc un bonheur d’apprendre à lire et à écrire à Ursule en lui apprenant la langue française et ce qu’elle devait savoir de calcul. La nombreuse bibliothèque du docteur permit de choisir entre les livres ceux qui pouvaient être lus par un enfant, et qui devaient l’amuser en l’instruisant. Le militaire et le curé laissèrent cette intelligence s’enrichir avec l’aisance et la liberté que le docteur laissait au corps. Ursule apprenait en se jouant. La religion contenait la réflexion. Abandonnée à la divine culture d’un naturel amené dans des régions pures par ces trois prudents instituteurs, Ursule alla plus vers le sentiment que vers le devoir, et prit pour règle de conduite la voix de la conscience plutôt que la loi sociale. Chez elle, le beau dans les sentiments et dans les actions devait être spontané : le jugement confirmerait l’élan du cœur. Elle était destinée à faire le bien comme un plaisir avant de le faire comme une obligation. Cette nuance est le propre de l’éducation chrétienne. Ces principes, tout autres que ceux à donner aux hommes, convenaient à une femme, le génie et {p. 45} la conscience de la famille, l’élégance secrète de la vie domestique, enfin presque reine au sein du ménage. Tous trois procédèrent de la même manière avec cette enfant. Loin de reculer devant les audaces de l’innocence, ils expliquaient à Ursule la fin des choses et les moyens connus en ne lui formulant jamais que des idées justes. Quand, à propos d’une herbe, d’une fleur, d’une étoile, elle allait droit à Dieu, le professeur et le médecin lui disaient que le prêtre seul pouvait lui répondre. Aucun d’eux n’empiéta sur le terrain des autres. Le parrain se chargeait de tout le bien-être matériel et des choses de la vie ; l’instruction regardait Jordy ; la morale, la métaphysique et les hautes questions appartenaient au curé. Cette belle éducation ne fut pas, comme il arrive souvent dans les maisons les plus riches, contrariée par d’imprudents serviteurs. La Bougival, sermonnée à ce sujet, et trop simple d’ailleurs d’esprit et de caractère pour intervenir, ne dérangea point l’œuvre de ces grands esprits. Ursule, créature privilégiée, eut donc autour d’elle trois bons génies à qui son beau naturel rendit toute tâche douce et facile. Cette tendresse virile, cette gravité tempérée par les sourires, cette liberté sans danger, ce soin perpétuel de l’âme et du corps firent d’elle, à l’âge de neuf ans, une enfant accomplie et charmante à voir. Par malheur, cette trinité paternelle se rompit. Dans l’année suivante, le vieux capitaine mourut, laissant au docteur et au curé son œuvre à continuer, après en avoir accompli la partie la plus difficile. Les fleurs devaient naître d’elles-mêmes dans un terrain si bien préparé. Le gentilhomme avait, pendant neuf ans, économisé mille francs par an, pour léguer dix mille francs à sa petite Ursule afin qu’elle conservât de lui un souvenir pendant toute sa vie. Dans un testament dont les motifs étaient touchants, il invitait sa légataire à se servir uniquement pour sa toilette des quatre ou cinq cents francs de rente que rendrait ce petit capital. Quand le juge de paix mit les scellés chez son vieil ami, l’on trouva dans un cabinet où jamais il n’avait laissé pénétrer personne une grande quantité de joujoux dont beaucoup étaient brisés et qui tous avaient servi, des joujoux du temps passé pieusement conservés, et que monsieur Bongrand devait brûler lui-même, à la prière du pauvre capitaine. Vers cette époque, elle dut faire sa première communion. L’abbé Chaperon employa toute une année à l’instruction de cette jeune fille, chez qui le cœur et l’intelligence, si développés, mais si prudemment maintenus l’un par l’autre, exigeaient une nourriture spirituelle {p. 46} particulière. Telle fut cette initiation à la connaissance des choses divines, que depuis cette époque où l’âme prend sa forme religieuse, Ursule devint la pieuse et mystique jeune fille dont le caractère fut toujours au-dessus des événements, et dont le cœur domina toute adversité. Ce fut alors aussi que commença secrètement entre cette vieillesse incrédule et cette enfance pleine de croyance une lutte pendant long-temps inconnue à celle qui la provoqua, mais dont le dénoûment occupait toute la ville, et devait avoir tant d’influence sur l’avenir d’Ursule en déchaînant contre elle les collatéraux du docteur.
Pendant les six premiers mois de l’année 1824, Ursule passa presque toutes ses matinées au presbytère. Le vieux médecin devina les intentions du curé. Le prêtre voulait faire d’Ursule un argument invincible. L’incrédule, aimé par sa filleule comme il l’eût été de sa propre fille, croirait à cette naïveté, serait séduit par les touchants effets de la religion dans l’âme d’une enfant dont l’amour ressemblait à ces arbres des climats indiens toujours chargés de fleurs et de fruits, toujours verts et toujours embaumés. Une belle vie est plus puissante que le plus vigoureux raisonnement. On ne résiste pas aux charmes de certaines images. Aussi le docteur eut-il les yeux mouillés de larmes, sans savoir pourquoi, quand il vit la fille de son cœur partant pour l’église, habillée d’une robe de crêpe blanc, chaussée de souliers de satin blanc, parée de rubans blancs, la tête ceinte d’une bandelette royale attachée sur le côté par un gros nœud, les mille boucles de sa chevelure ruisselant sur ses belles épaules blanches, le corsage bordé d’une ruche ornée de comètes, les yeux étoilés par une première espérance, volant grande et heureuse à une première union, aimant mieux son parrain depuis qu’elle s’était élevée jusqu’à Dieu. Quand il aperçut la pensée de l’éternité donnant la nourriture à cette âme jusqu’alors dans les limbes de l’enfance, comme après la nuit le soleil donne la vie à la terre ; toujours sans savoir pourquoi, il fut fâché de rester seul au logis. Assis sur les marches de son perron, il tint pendant long-temps ses yeux fixés sur la grille entre les barreaux de laquelle sa pupille avait disparu en lui disant : – Parrain, pourquoi ne viens-tu pas ? Je serai donc heureuse sans toi ? Quoique ébranlé jusque dans ses racines, l’orgueil de l’encyclopédiste ne fléchit point encore. Il se promena cependant de façon à voir la procession des communiants, et distingua sa petite Ursule brillante d’exaltation {p. 47} sous le voile. Elle lui lança un regard inspiré qui remua, dans la partie rocheuse de son cœur, le coin fermé à Dieu. Mais le déiste tint bon, il se dit : – Momeries ! Imaginer que, s’il existe un ouvrier des mondes, cet organisateur de l’infini s’occupe de ces niaiseries !… Il rit et continua sa promenade sur les hauteurs qui dominent la route du Gâtinais, où les cloches sonnées en volée répandaient au loin la joie des familles.
Le bruit du trictrac est insupportable aux personnes qui ne savent pas ce jeu, l’un des plus difficiles qui existent. Pour ne pas ennuyer sa pupille, à qui l’excessive délicatesse de ses organes et de ses nerfs ne permettait pas d’entendre impunément ces mouvements et ce parlage dont la raison est inconnue, le curé, le vieux Jordy quand il vivait et le docteur attendaient toujours que leur enfant fût couchée ou en promenade. Il arrivait alors assez souvent que la partie était encore en train quand Ursule rentrait : elle se résignait alors avec une grâce infinie et se mettait auprès de la fenêtre à travailler. Elle avait de la répugnance pour ce jeu, dont les commencements sont en effet rudes et inaccessibles à beaucoup d’intelligences, et si difficiles à vaincre que, si l’on ne prend pas l’habitude de ce jeu pendant la jeunesse, il est presque impossible plus tard de l’apprendre. Or le soir de sa première communion, quand Ursule revint chez son tuteur, seul pour cette soirée, elle mit le trictrac devant le vieillard.
– Voyons, à qui le dé ? dit-elle.
– Ursule, reprit le docteur, n’est-ce pas un péché de te moquer de ton parrain le jour de ta première communion ?
– Je ne me moque point, dit-elle en s’asseyant ; je me dois à vos plaisirs, vous qui veillez à tous les miens. Quand monsieur Chaperon était content, il me donnait une leçon de trictrac, et il m’a donné tant de leçons que je suis en état de vous gagner… Vous ne vous gênerez plus pour moi. Pour ne pas entraver vos plaisirs, j’ai vaincu toutes les difficultés, et le bruit du trictrac me plaît.
Ursule gagna. Le curé vint surprendre les joueurs et jouir de son triomphe. Le lendemain Minoret, qui jusqu’alors avait refusé de faire apprendre la musique à sa pupille, se rendit à Paris, y acheta un piano, prit des arrangements à Fontainebleau avec une maîtresse et se soumit à l’ennui que devaient lui causer les perpétuelles études de sa pupille. Une des prédictions de feu Jordy le phrénologiste se réalisa : la petite fille devint excellente musicienne. Le tuteur, fier {p. 48} de sa filleule, faisait en ce moment venir de Paris une fois par semaine un vieil allemand nommé Schmucke, un savant professeur de musique, et subvenait aux dépenses de cet art, d’abord jugé par lui tout à fait inutile en ménage. Les incrédules n’aiment pas la musique, céleste langage développé par le catholicisme, qui a pris les noms des sept notes dans un de ses hymnes : chaque note est la première syllabe des sept premiers vers de l’hymne à saint Jean. Quoique vive, l’impression produite sur le vieillard par la première communion d’Ursule fut passagère. Le calme, le contentement que les œuvres de la religion et la prière répandaient dans cette âme jeune furent aussi des exemples sans force pour lui. Sans aucun sujet de remords ni de repentir, Minoret jouissait d’une sérénité parfaite. En accomplissant ses bienfaits sans l’espoir d’une moisson céleste, il se trouvait plus grand que le catholique, auquel il reprochait toujours de faire de l’usure avec Dieu.
– Mais, lui disait l’abbé Chaperon, si les hommes voulaient tous se livrer à ce commerce, avouez que la société serait parfaite ? il n’y aurait plus de malheureux. Pour être bienfaisant à votre manière, il faut être un grand philosophe ; vous vous élevez à votre doctrine par le raisonnement, vous êtes une exception sociale ; tandis qu’il suffit d’être chrétien pour être bienfaisant à la nôtre. Chez vous, c’est un effort ; chez nous, c’est naturel.
– Cela veut dire, curé, que je pense et que vous sentez, voilà tout.
Cependant, à douze ans, Ursule, dont la finesse et l’adresse naturelle à la femme étaient exercées par une éducation supérieure et dont le sens dans toute sa fleur était éclairé par l’esprit religieux, de tous les genres d’esprit le plus délicat, finit par comprendre que son parrain ne croyait ni à un avenir, ni à l’immortalité de l’âme, ni à une providence, ni à Dieu. Pressé de questions par l’innocente créature, il fut impossible au docteur de cacher plus long-temps ce fatal secret. La naïve consternation d’Ursule le fit d’abord sourire ; mais en la voyant quelquefois triste, il comprit tout ce que cette tristesse annonçait d’affection. Les tendresses absolues ont horreur de toute espèce de désaccord, même dans les idées qui leur sont étrangères. Parfois le docteur se prêta comme à des caresses aux raisons de sa fille adoptive dites d’une voix tendre et douce, exhalées par le sentiment le plus ardent et le plus pur. Les croyants et les incrédules parlent deux langues différentes et ne peuvent se {p. 49} comprendre. La filleule, en plaidant la cause de Dieu, maltraitait son parrain, comme un enfant gâté maltraite quelquefois sa mère. Le curé blâma doucement Ursule, et lui dit que Dieu se réservait d’humilier ces esprits superbes. La jeune fille répondit à l’abbé Chaperon que David avait abattu Goliath. Cette dissidence religieuse, ces regrets de l’enfant qui voulait entraîner son tuteur à Dieu, furent les seuls chagrins de cette vie intérieure, si douce et si pleine, dérobée aux regards de la petite ville curieuse. Ursule grandissait, se développait, devenait la jeune fille modeste et chrétiennement instruite que Désiré avait admirée au sortir de l’église. La culture des fleurs dans le jardin, la musique, les plaisirs de son tuteur, et tous les petits soins qu’Ursule lui rendait, car elle avait soulagé la Bougival en s’occupant de lui, remplissaient les heures, les jours, les mois de cette existence calme. Néanmoins, depuis un an, quelques troubles chez Ursule avaient inquiété le docteur ; mais la cause en était si prévue, qu’il ne s’en inquiéta que pour surveiller la santé. Cependant cet observateur sagace, ce profond praticien crut apercevoir que les troubles avaient eu quelque retentissement dans le moral. Il espionna maternellement sa pupille, ne vit autour d’elle personne digne de lui inspirer de l’amour, et son inquiétude passa.
En ces conjonctures, un mois avant le jour où ce drame commence, il arriva dans la vie intellectuelle du docteur un de ces faits qui labourent jusqu’au tuf le champ des convictions et le retournent ; mais ce fait exige un récit succinct de quelques événements de sa carrière médicale qui donnera d’ailleurs un nouvel intérêt à cette histoire.
Vers la fin du dix-huitième siècle, la Science fut aussi profondément divisée par l’apparition de Mesmer, que l’Art le fut par celle de Gluck. Après avoir retrouvé le magnétisme, Mesmer vint en France, où depuis un temps immémorial les inventeurs accourent faire légitimer leurs découvertes. La France, grâce à son langage clair, est en quelque sorte la trompette du monde.
– Si l’homéopathie arrive à Paris, elle est sauvée, disait dernièrement Hahnemann.
– Allez en France, disait M. de Metternich à Gall, et si l’on s’y moque de vos bosses, vous serez illustre.
Mesmer eut donc des adeptes et des antagonistes aussi ardents que les piccinistes contre les gluckistes. La France savante s’émut, {p. 50} un débat solennel s’ouvrit. Avant l’arrêt, la Faculté de médecine proscrivit en masse le prétendu charlatanisme de Mesmer, son baquet, ses fils conducteurs et ses théories. Mais, disons-le, cet Allemand compromit malheureusement sa magnifique découverte par d’énormes prétentions pécuniaires. Mesmer succomba par l’incertitude des faits, par l’ignorance du rôle que jouent dans la nature les fluides impondérables alors inobservés, par son inaptitude à rechercher les côtés d’une science à triple face. Le magnétisme a plus d’une application ; entre les mains de Mesmer, il fut, par rapport à son avenir, ce que le principe est aux effets. Mais si le trouveur manqua de génie, il est triste pour la raison humaine et pour la France d’avoir à constater qu’une science contemporaine des sociétés, également cultivée par l’Égypte et par la Chaldée, par la Grèce et par l’Inde, éprouva dans Paris en plein dix-huitième siècle le sort qu’avait eu la vérité dans la personne de Galilée au seizième, et que le magnétisme y fut repoussé par les doubles atteintes des gens religieux et des philosophes matérialistes également alarmés. Le magnétisme, la science favorite de Jésus et l’une des puissances divines remises aux apôtres, ne paraissait pas plus prévu par l’Église que par les disciples de Jean-Jacques et de Voltaire, de Locke et de Condillac. L’Encyclopédie et le Clergé ne s’accommodaient pas de ce vieux pouvoir humain qui sembla si nouveau. Les miracles des convulsionnaires étouffés par l’Église et par l’indifférence des savants, malgré les écrits précieux du conseiller Carré de Montgeron, furent une première sommation de faire des expériences sur les fluides humains qui donnent le pouvoir d’opposer assez de forces intérieures pour annuler les douleurs causées par des agents extérieurs. Mais il aurait fallu reconnaître l’existence de fluides intangibles, invisibles, impondérables, trois négations dans lesquelles la science d’alors voulait voir une définition du vide. Dans la philosophie moderne le vide n’existe pas. Dix pieds de vide, le monde croule ! Surtout pour les matérialistes, le monde est plein, tout se tient, tout s’enchaîne et tout est machiné. « Le monde, disait Diderot, comme effet du hasard, est plus explicable que Dieu. La multiplicité des causes et le nombre incommensurable de jets que suppose le hasard, expliquent4 la création. Soient donnés l’Énéide et tous les caractères nécessaires à sa composition, si vous m’offrez le temps et l’espace, à force de jeter les lettres, j’atteindrai la combinaison Énéide. » Ces malheureux, qui déifiaient tout plutôt que {p. 51} d’admettre un Dieu, reculaient aussi devant la divisibilité infinie de la matière que comporte la nature des forces impondérables. Locke et Condillac ont alors retardé de cinquante ans l’immense progrès que font en ce moment les sciences naturelles sous la pensée d’unité due au grand Geoffroy Saint-Hilaire. Quelques gens droits, sans système, convaincus par des faits consciencieusement étudiés, persévérèrent dans la doctrine de Mesmer, qui reconnaissait en l’homme l’existence d’une influence pénétrante, dominatrice d’homme à homme, mise en œuvre par la volonté, curative par l’abondance du fluide, et dont le jeu constitue un duel entre deux volontés, entre un mal à guérir et le vouloir de guérir. Les phénomènes du somnambulisme, à peine soupçonnés par Mesmer, furent dus à messieurs de Puységur et Deleuze ; mais la révolution mit à ces découvertes un temps d’arrêt qui donna gain de cause aux savants et aux railleurs. Parmi le petit nombre des croyants se trouvèrent des médecins. Ces dissidents furent, jusqu’à leur mort, persécutés par leurs confrères. Le corps respectable des médecins de Paris déploya contre les mesmériens les rigueurs des guerres religieuses, et fut aussi cruel dans sa haine contre eux qu’il était possible de l’être dans ce temps de tolérance voltairienne. Les docteurs orthodoxes refusaient de consulter avec les docteurs qui tenaient pour l’hérésie mesmérienne. En 1820, ces prétendus hérésiarques étaient encore l’objet de cette proscription sourde. Les malheurs, les orages de la Révolution n’éteignirent pas cette haine scientifique. Il n’y a que les prêtres, les magistrats et les médecins pour haïr ainsi. La robe est toujours terrible. Mais aussi les idées ne seraient-elles pas plus implacables que les choses ? Le docteur Bouvard, ami de Minoret, donna dans la foi nouvelle, et persévéra jusqu’à sa mort dans la science à laquelle il avait sacrifié le repos de sa vie, car il fut une des bêtes noires de la Faculté de Paris. Minoret, l’un des plus vaillants soutiens des encyclopédistes, le plus redoutable adversaire de Deslon, le prévôt de Mesmer, et dont la plume fut d’un poids énorme dans cette querelle, se brouilla sans retour avec son camarade ; mais il fit plus, il le persécuta. Sa conduite avec Bouvard devait lui causer le seul repentir qui pût troubler la sérénité de son déclin. Depuis la retraite du docteur Minoret à Nemours, la science des fluides impondérables, seul nom qui convienne au magnétisme si étroitement lié par la nature de ses phénomènes à la lumière et à l’électricité, faisait d’immenses progrès, malgré les continuelles {p. 52} railleries de la science parisienne. La phrénologie et la physiognomie, la science de Gall et celle de Lavater, qui sont jumelles, dont l’une est à l’autre ce que la cause est à l’effet, démontraient aux yeux de plus d’un physiologiste les traces du fluide insaisissable, base des phénomènes de la volonté humaine, et d’où résultent les passions, les habitudes, les formes du visage et celles du crâne. Enfin, les faits magnétiques, les miracles du somnambulisme, ceux de la divination et de l’extase, qui permettent de pénétrer dans le monde spirituel, s’accumulaient. L’histoire étrange des apparitions du fermier Martin si bien constatées, et l’entrevue de ce paysan avec Louis XVIII ; la connaissance des relations de Swedenborg avec les morts, si sérieusement établie en Allemagne ; les récits de Walter Scott sur les effets de la seconde vue ; l’exercice des prodigieuses facultés de quelques diseurs de bonne aventure qui confondent en une seule science la chiromancie, la cartomancie et l’horoscopie ; les faits de catalepsie et ceux de la mise en œuvre des propriétés du diaphragme par certaines affections morbides ; ces phénomènes au moins curieux, tous émanés de la même source, sapaient bien des doutes, emmenaient les plus indifférents sur le terrain des expériences. Minoret ignorait ce mouvement des esprits, si grand dans le nord de l’Europe, encore si faible en France, où se passaient néanmoins de ces faits qualifiés de merveilleux par les observateurs superficiels, et qui tombent comme des pierres au fond de la mer, dans le tourbillon des événements parisiens.
Au commencement de cette année, le repos de l’anti-mesmérien fut troublé par la lettre suivante.
Toute amitié, même perdue, a des droits qui se prescrivent difficilement. Je sais que vous vivez encore, et je me souviens moins de notre inimitié que de nos beaux jours au taudis de Saint-Julien-le-Pauvre. Au moment de m’en aller de ce monde, je tiens à vous prouver que le magnétisme va constituer une des sciences les plus importantes, si toutefois la science ne doit pas être une. Je puis foudroyer votre incrédulité par des preuves positives. Peut-être devrai-je à votre curiosité le bonheur de vous serrer encore une fois la main, comme nous nous la serrions avant Mesmer.
{p. 53} Piqué comme l’est un lion par un taon, l’anti-mesmérien bondit jusqu’à Paris et mit sa carte chez le vieux Bouvard, qui demeurait rue Férou, près de Saint-Sulpice. Bouvard lui mit une carte à son hôtel, en lui écrivant : « Demain, à neuf heures, rue Saint-Honoré, en face l’Assomption. » Minoret, redevenu jeune, ne dormit pas. Il alla voir les vieux médecins de sa connaissance, et leur demanda si le monde était bouleversé, si la médecine avait une École, si les quatre Facultés vivaient encore. Les médecins le rassurèrent en lui disant que le vieil esprit de résistance existait ; seulement, au lieu de persécuter, l’Académie de médecine et l’Académie des sciences pouffaient de rire en rangeant les faits magnétiques parmi les surprises de Comus, de Comte, de Bosco, dans les jongleries, la prestidigitation et ce qu’on nomme la physique amusante. Ces discours n’empêchèrent point le vieux Minoret d’aller au rendez-vous que lui donnait le vieux Bouvard. Après quarante-quatre années d’inimitié, les deux antagonistes se revirent sous une porte cochère de la rue Saint-Honoré. Les Français sont trop continuellement distraits pour se haïr pendant long-temps. À Paris surtout, les faits étendent trop l’espace et font en politique, en littérature et en science la vie trop vaste pour que les hommes n’y trouvent pas des pays à conquérir où leurs prétentions peuvent régner à l’aise. La haine exige tant de forces toujours armées que l’on s’y met plusieurs quand on veut haïr pendant long-temps. Aussi les Corps peuvent-ils seuls y avoir de la mémoire. Après quarante-quatre ans, Roberspierre et Danton s’embrasseraient. Cependant chacun des deux docteurs garda sa main sans l’offrir. Bouvard le premier dit à Minoret : – Tu te portes à ravir.
– Oui, pas mal, et toi ? répondit Minoret une fois la glace rompue.
– Moi, comme tu vois.
– Le magnétisme empêche-t-il de mourir ? demanda Minoret d’un ton plaisant mais sans aigreur.
– Non, mais il a failli m’empêcher de vivre.
– Tu n’es donc pas riche ? fit Minoret.
– Bah ! dit Bouvard.
– Eh ! bien, je suis riche, moi, s’écria Minoret.
– Ce n’est pas à ta fortune, mais à ta conviction que j’en veux. Viens, répondit Bouvard.
– Oh ! l’entêté ! s’écria Minoret.
{p. 54}Le mesmérien entraîna l’incrédule dans un escalier assez obscur, et le lui fit monter avec précaution jusqu’au quatrième étage.
En ce moment se produisait à Paris un homme extraordinaire, doué par la foi d’une incalculable puissance, et disposant des pouvoirs magnétiques dans toutes leurs applications. Non-seulement ce grand inconnu, qui vit encore, guérissait par lui-même à distance les maladies les plus cruelles, les plus invétérées, soudainement et radicalement, comme jadis le Sauveur des hommes ; mais encore il produisait instantanément les phénomènes les plus curieux du somnambulisme en domptant les volontés les plus rebelles. La physionomie de cet inconnu, qui dit ne relever que de Dieu et communiquer avec les anges comme Swedenborg, est celle du lion ; il y éclate une énergie concentrée, irrésistible. Ses traits, singulièrement contournés, ont un aspect terrible et foudroyant ; sa voix, qui vient des profondeurs de l’être, est comme chargée du fluide magnétique, elle entre en l’auditeur par tous les pores. Dégoûté de l’ingratitude publique après des milliers de guérisons, il s’est rejeté dans une impénétrable solitude, dans un néant volontaire. Sa toute puissante main, qui a rendu des filles mourantes à leurs mères, des pères à leurs enfants éplorés, des maîtresses idolâtrées à des amants ivres d’amour ; qui a guéri les malades abandonnés par les médecins, qui faisait chanter des hymnes dans les synagogues, dans les temples et dans les églises par des prêtres de différents cultes ramenés tous au même Dieu par le même miracle ; qui adoucissait les agonies aux mourants chez lesquels la vie était impossible ; cette main souveraine, soleil de vie qui éblouissait les yeux fermés des somnambules, ne se lèverait pas pour rendre un héritier présomptif à une reine. Enveloppé dans le souvenir de ses bienfaits comme dans un suaire lumineux, il se refuse au monde et vit dans le ciel. Mais à l’aurore de son règne, surpris presque de son pouvoir, cet homme, dont le désintéressement a égalé la puissance, permettait à quelques curieux d’être témoins de ses miracles. Le bruit de cette renommée, qui fut immense et qui pourrait renaître demain, réveilla le docteur Bouvard sur le bord de la tombe. Le mesmérien, persécuté, put enfin voir les phénomènes les plus radieux de cette science, gardée en son cœur comme un trésor. Les malheurs de ce vieillard avaient ému le grand inconnu, qui lui donna quelques priviléges. Aussi Bouvard subissait-il, en montant l’escalier, les plaisanteries de son vieil antagoniste avec une joie malicieuse. Il ne lui {p. 55} répondit que par des : « Tu vas voir ! tu vas voir ! » et par ces petits hochements de tête que se permettent les gens sûrs de leur fait.
Les deux docteurs entrèrent dans un appartement plus que modeste. Bouvard alla parler pendant un moment dans une chambre à coucher contiguë au salon où attendait Minoret, dont la défiance s’éveilla ; mais Bouvard vint aussitôt le prendre et l’introduisit dans cette chambre où se trouvaient le mystérieux swedenborgiste et une femme assise dans un fauteuil. Cette femme ne se leva point, et ne parut pas s’apercevoir de l’entrée des deux vieillards.
– Comment ! plus de baquets ? fit Minoret en souriant.
– Rien que le pouvoir de Dieu, répondit gravement le swedenborgiste qui parut à Minoret être âgé de cinquante ans.
Les trois hommes s’assirent, et l’inconnu se mit à causer. On parla pluie et beau temps, à la grande surprise du vieux Minoret qui se crut mystifié. Le swedenborgiste questionna le visiteur sur ses opinions scientifiques, et semblait évidemment prendre le temps de l’examiner.
– Vous venez ici en simple curieux, monsieur, dit-il enfin. Je n’ai pas l’habitude de prostituer une puissance qui, dans ma conviction, émane de Dieu ; si j’en faisais un usage frivole ou mauvais, elle pourrait m’être retirée. Néanmoins, il s’agit, m’a dit monsieur Bouvard, de changer une conviction contraire à la nôtre, et d’éclairer un savant de bonne foi : je vais donc vous satisfaire. Cette femme que vous voyez, dit-il, en montrant l’inconnue, est dans le sommeil somnambulique. D’après les aveux et les manifestations de tous les somnambules, cet état constitue une vie délicieuse pendant laquelle l’être intérieur, dégagé de toutes les entraves apportées à l’exercice de ses facultés par la nature visible, se promène dans le monde que nous nommons invisible à tort. La vue et l’ouïe s’exercent alors d’une manière plus parfaite que dans l’état dit de veille, et peut-être sans le secours des organes qui sont la gaîne de ces épées lumineuses appelées la vue et l’ouïe ! Pour l’homme mis dans cet état les distances et les obstacles matériels n’existent pas, ou sont traversés par une vie qui est en nous, et pour laquelle notre corps est un réservoir, un point d’appui nécessaire, une enveloppe. Les termes manquent pour des effets si nouvellement retrouvés ; car aujourd’hui les mots impondérables, intangibles, invisibles, n’ont aucun sens relativement au fluide dont l’action est démontrée par le magnétisme. La lumière est pondérable par sa chaleur, qui {p. 56} en pénétrant les corps, augmente leur volume, et certes l’électricité n’est que trop tangible. Nous avons condamné les choses au lieu d’accuser l’imperfection de nos instruments.
– Elle dort ! dit Minoret en examinant la femme qui lui parut appartenir à la classe inférieure.
– Son corps est en quelque sorte annulé, répondit le swedenborgiste. Les ignorants prennent cet état pour le sommeil. Mais elle va vous prouver qu’il existe un univers spirituel et que l’esprit n’y reconnaît point les lois de l’univers matériel. Je l’enverrai dans la région où vous voudrez qu’elle aille. À vingt lieues d’ici comme en Chine, elle vous dira ce qui s’y passe.
– Envoyez-la seulement chez moi, à Nemours, demanda Minoret.
– Je n’y veux être pour rien, répondit l’homme mystérieux. Donnez-moi votre main, vous serez à la fois acteur et spectateur, effet et cause.
Il prit la main de Minoret, que Minoret lui laissa prendre ; il la tint pendant un moment en paraissant se recueillir, et de son autre main il saisit la main de la femme assise dans le fauteuil ; puis il mit celle du docteur dans celle de la femme en faisant signe au vieil incrédule de s’asseoir à côté de cette pythonisse sans trépied. Minoret remarqua dans les traits excessivement calmes de cette femme un léger tressaillement quand ils furent unis par le swedenborgiste ; mais ce mouvement, quoique merveilleux dans ses effets, fut d’une grande simplicité.
– Obéissez à monsieur, lui dit ce personnage en étendant la main sur la tête de la femme qui parut aspirer de lui la lumière et la vie, et songez que tout ce que vous ferez pour lui me plaira. Vous pouvez lui parler maintenant, dit-il à Minoret.
– Allez à Nemours, rue des Bourgeois, chez moi, dit le docteur.
– Donnez-lui le temps, laissez votre main dans la sienne jusqu’à ce qu’elle vous prouve par ce qu’elle vous dira qu’elle y est arrivée, dit Bouvard à son ancien ami.
– Je vois une rivière, répondit la femme d’une voix faible en paraissant regarder en dedans d’elle-même avec une profonde attention malgré ses paupières baissées. Je vois un joli jardin…
– Pourquoi entrez-vous par la rivière et par le jardin ? dit Minoret.
{p. 57} – Parce qu’elles y sont.
– Qui ?
– La jeune personne et la nourrice auxquelles vous pensez.
– Comment est le jardin ? demanda Minoret.
– En y entrant par le petit escalier qui descend sur la rivière, il se trouve à droite une longue galerie en briques dans laquelle je vois des livres, et terminée par un cabajoutis orné de sonnettes en bois et d’œufs rouges. À gauche le mur est revêtu d’un massif de plantes grimpantes, de la vigne vierge, du jasmin de Virginie. Au milieu se trouve un petit cadran solaire. Il y a beaucoup de pots de fleurs. Votre pupille examine ses fleurs, les montre à sa nourrice, fait des trous avec un plantoir et y met des graines… La nourrice râtisse les allées… Quoique la pureté de cette jeune fille soit celle d’un ange, il y a chez elle un commencement d’amour, faible comme un crépuscule du matin.
– Pour qui ? demanda le docteur qui jusqu’à présent n’entendait rien que personne ne pût lui dire sans être somnambule. Il croyait toujours à de la jonglerie.
– Vous n’en savez rien, quoique vous ayez été dernièrement assez inquiet quand elle est devenue femme, dit-elle en souriant. Le mouvement de son cœur a suivi celui de la nature…
– Et c’est une femme du peuple qui parle ainsi ? s’écria le vieux docteur.
– Dans cet état toutes s’expriment avec une limpidité particulière, répondit Bouvard.
– Mais qui Ursule aime-t-elle ?
– Ursule ne sait pas qu’elle aime, répondit avec un petit mouvement de tête la femme ; elle est bien trop angélique pour connaître le désir ou quoi que ce soit de l’amour ; mais elle est occupée de lui, elle pense à lui, elle s’en défend même, elle y revient malgré sa volonté de s’abstenir… Elle est au piano…
– Mais qui est-ce ?
– Le fils d’une dame qui demeure en face…
– Madame de Portenduère ?
– Portenduère, dites-vous, reprit la somnambule, je le veux bien. Mais il n’y a pas de danger, il n’est point dans le pays.
– Se sont-ils parlé ? demanda le docteur.
– Jamais. Ils se sont regardés l’un l’autre. Elle le trouve charmant. Il est en effet joli homme, il a bon cœur. Elle l’a vu de sa {p. 58} croisée, ils se sont vus aussi à l’église ; mais le jeune homme n’y pense plus.
– Son nom ?
– Ah ! pour vous le dire, il faut que je le lise ou que je l’entende. Il se nomme Savinien, elle vient de prononcer son nom ; elle le trouve doux à prononcer : elle a déjà regardé dans l’almanach le jour de sa fête, elle y a fait un petit point rouge… des enfantillages ! Oh ! elle aimera bien, mais avec autant de pureté que de force ; elle n’est pas fille à aimer deux fois, et l’amour teindra son âme et la pénétrera si bien qu’elle repousserait tout autre sentiment.
– Où voyez-vous cela ?
– En elle. Elle saura souffrir ; elle a de qui tenir, car son père et sa mère ont bien souffert !
Ce dernier mot renversa le docteur, qui fut moins ébranlé que surpris. Il n’est pas inutile de faire observer qu’entre chaque phrase de la femme il s’écoulait de dix à quinze minutes pendant lesquelles son attention se concentrait de plus en plus. On la voyait voyant ! son front présentait des aspects singuliers : il s’y peignait des efforts intérieurs, il s’éclaircissait ou se contractait par une puissance dont les effets n’avaient été remarqués par Minoret que chez les mourants dans les instants où ils sont doués du don de prophétie. Elle fit à plusieurs reprises des gestes qui ressemblaient à ceux d’Ursule.
– Oh ! questionnez-la, reprit le mystérieux personnage en s’adressant à Minoret, elle vous dira les secrets que vous pouvez seul connaître.
– Ursule m’aime ? reprit Minoret.
– Presque autant que Dieu, dit-elle avec un sourire. Aussi est-elle bien malheureuse de votre incrédulité. Vous ne croyez pas en Dieu, comme si vous pouviez empêcher qu’il soit ! Sa parole emplit les mondes ! Vous causez ainsi les seuls tourments de cette pauvre enfant. Tiens ! elle fait des gammes ; elle voudrait être encore meilleure musicienne qu’elle ne l’est, elle se dépite. Voici ce qu’elle pense : Si je chantais bien, si j’avais une belle voix, quand il sera chez sa mère, ma voix irait bien jusqu’à son oreille.
Le docteur Minoret prit son portefeuille et nota l’heure précise.
– Pouvez-vous me dire quelles sont les graines qu’elle a semées ?
– Du réséda, des pois de senteur, des balsamines…
{p. 59} – En dernier ?
– Des pieds d’alouette.
– Où est mon argent ?
– Chez votre notaire ; mais vous le placez à mesure sans perdre un seul jour d’intérêt.
– Oui ; mais où est l’argent que je garde à Nemours pour ma dépense du semestre ?
– Vous le mettez dans un grand livre relié en rouge intitulé Pandectes de Justinien, tome II, entre les deux avant-derniers feuillets ; le livre est au-dessus du buffet vitré, dans la case aux in-folios. Vous en avez toute une rangée. Vos fonds sont dans le dernier volume, du côté du salon. Tiens ! le tome iii est avant le tome ii. Mais vous n’avez pas d’argent, c’est des…
– Billets de mille francs ?… demanda le docteur.
– Je ne vois pas bien, ils sont pliés. Non, il y a deux billets de chacun cinq cents francs.
– Vous les voyez ?
– Oui.
– Comment sont-ils ?
– Il y en a un très-jaune et vieux, l’autre blanc et presque neuf…
Cette dernière partie de l’interrogatoire foudroya le docteur Minoret. Il regarda Bouvard d’un air hébété, mais Bouvard et le swedenborgiste, familiarisés avec l’étonnement des incrédules, causaient à voix basse sans paraître ni surpris ni étonnés ; Minoret les pria de lui permettre de revenir après le dîner. L’anti-mesmérien voulait se recueillir, se remettre de sa profonde terreur, pour éprouver de nouveau ce pouvoir immense, le soumettre à des expériences décisives, lui poser des questions dont la solution enlevât toute espèce de doute.
– Soyez ici à neuf heures, ce soir, dit l’inconnu, je reviendrai pour vous.
Le docteur Minoret était dans un état si violent, qu’il sortit sans saluer, suivi par Bouvard qui lui criait à distance : – Eh ! bien, eh ! bien ?
– Je me crois fou, Bouvard, répondit Minoret sur le pas de la porte cochère. Si la femme a dit vrai pour Ursule, comme il n’y a qu’Ursule au monde qui sache ce que cette sorcière m’a révélé, tu auras raison. Je voudrais avoir des ailes, aller à Nemours vérifier {p. 60} ses assertions. Mais je louerai une voiture et partirai ce soir à dix heures. Ah ! je perds la tête.
– Que deviendrais-tu donc si, connaissant depuis de longues années un malade incurable, tu le voyais guéri en cinq secondes ! Si tu voyais ce grand magnétiseur faire suer à torrents un dartreux, si tu le voyais faire marcher une petite maîtresse percluse ?
– Dînons ensemble, Bouvard, et ne nous quittons pas jusqu’à neuf heures. Je veux chercher une expérience décisive, irrécusable.
– Soit, mon vieux camarade, répondit le docteur mesmérien.
Les deux ennemis réconciliés allèrent dîner au Palais-Royal. Après une conversation animée, à l’aide de laquelle Minoret trompa la fièvre d’idées qui lui ravageait la cervelle, Bouvard lui dit : – Si tu reconnais à cette femme la faculté d’anéantir ou de traverser l’espace, si tu acquiers la certitude que, de l’Assomption, elle entend et voit ce qui se dit et se fait à Nemours, il faut admettre tous les autres effets magnétiques, ils sont pour un incrédule tout aussi impossibles que ceux-là. Demande-lui donc une seule preuve qui te satisfasse, car tu peux croire que nous nous sommes procuré tous ces renseignements ; mais nous ne pouvons pas savoir, par exemple, ce qui va se passer à neuf heures, dans ta maison, dans la chambre de ta pupille : retiens ou écris ce que la somnambule va voir ou entendre et cours chez toi. Cette petite Ursule, que je ne connaissais point, n’est pas notre complice ; et si elle a dit ou fait ce que tu auras en écrit, baisse la tête, fier Sicambre !
Les deux amis revinrent dans la chambre, et y trouvèrent la somnambule, qui ne reconnut pas le docteur Minoret. Les yeux de cette femme se fermèrent doucement sous la main que le swedenborgiste étendit sur elle à distance, et elle reprit l’attitude dans laquelle Minoret l’avait vue avant le dîner. Quand les mains de la femme et celles du docteur furent mises en rapport, il la pria de lui dire tout ce qui se passait chez lui, à Nemours, en ce moment.
– Que fait Ursule ? dit-il.
– Elle est déshabillée, elle a fini de mettre ses papillotes, elle est à genoux sur son prie-Dieu, devant un crucifix d’ivoire attaché sur un tableau de velours rouge.
– Que dit-elle ?
– Elle fait ses prières du soir, elle se recommande à Dieu, elle le supplie d’écarter de son âme les mauvaises pensées ; elle examine sa conscience et repasse ce qu’elle a fait dans la journée afin de {p. 61} savoir si elle a manqué à ses commandements ou à ceux de l’Église. Enfin elle épluche son âme, pauvre chère petite créature ! La somnambule eut les yeux mouillés. Elle n’a pas commis de péché, mais elle se reproche d’avoir trop pensé à monsieur Savinien, reprit-elle. Elle s’interrompt pour se demander ce qu’il fait à Paris, et prie Dieu de le rendre heureux. Elle finit par vous et dit à haute voix une prière.
– Pouvez-vous la répéter ?
– Oui.
Minoret prit son crayon et écrivit, sous la dictée de la somnambule, la prière suivante évidemment composée par l’abbé Chaperon :
« Mon Dieu, si vous êtes content de votre servante qui vous adore et vous prie avec autant d’amour que de ferveur, qui tâche de ne point s’écarter de vos saints commandements, qui mourrait avec joie comme votre Fils pour glorifier votre nom, qui voudrait vivre dans votre ombre, vous enfin qui lisez dans les cœurs, faites-moi la faveur de dessiller les yeux de mon parrain, de le mettre dans la voie du salut et lui communiquer votre grâce afin qu’il vive en vous ses derniers jours ; préservez-le de tout mal et faites-moi souffrir en sa place ! Bonne sainte Ursule, ma chère patronne, et vous divine mère de Dieu, reine du ciel, archanges et saints du paradis, écoutez-moi, joignez vos intercessions aux miennes et prenez pitié de nous. »
La somnambule imita si parfaitement les gestes candides et les saintes inspirations de l’enfant, que le docteur Minoret eut les yeux pleins de larmes.
– Dit-elle encore quelque chose ? demanda Minoret.
– Oui.
– Répétez-le ?
– Ce cher parrain ! avec qui fera-t-il son trictrac à Paris ? Elle souffle son bougeoir, elle penche la tête et s’endort. La voilà partie ! Elle est bien jolie dans son petit bonnet de nuit.
Minoret salua le grand inconnu, serra la main à Bouvard, descendit avec rapidité, courut à une station de cabriolets bourgeois qui existait alors sous la porte d’un hôtel depuis démoli pour faire place à la rue d’Alger ; il y trouva un cocher et lui demanda s’il consentait à partir sur-le-champ pour Fontainebleau. Une fois le prix fait et accepté, le vieillard, redevenu jeune, se mit en route à l’instant. Suivant sa convention, il laissa reposer le cheval à Essonne, atteignit la diligence de Nemours, y trouva de la place, et congédia son {p. 62} cocher. Arrivé chez lui vers cinq heures du matin, il se coucha dans les ruines de toutes ses idées antérieures sur la physiologie, sur la nature, sur la métaphysique, et dormit jusqu’à neuf heures, tant il était fatigué de sa course.
À son réveil, certain que depuis son retour personne n’avait franchi le seuil de sa maison, le docteur procéda, non sans une invincible terreur, à la vérification des faits. Il ignorait lui-même la différence des deux billets de banque et l’interversion des deux volumes de Pandectes. La somnambule avait bien vu. Il sonna la Bougival.
– Dites à Ursule de venir me parler, dit-il en s’asseyant au milieu de sa bibliothèque.
L’enfant vint, elle courut à lui, l’embrassa ; le docteur la prit sur ses genoux, où elle s’assit en mêlant ses belles touffes blondes aux cheveux blancs de son vieil ami.
– Vous avez quelque chose, mon parrain ?
– Oui, mais promets-moi, par ton salut, de répondre franchement, sans détour, à mes questions.
Ursule rougit jusque sur le front.
– Oh ! je ne te demanderai rien que tu ne puisses me dire, dit-il en continuant et voyant la pudeur du premier amour troubler la pureté jusqu’alors enfantine de ces beaux yeux.
– Parlez, mon parrain.
– Par quelle pensée as-tu fini tes prières du soir, hier, et à quelle heure les as-tu faites ?
– Il était neuf heures un quart, neuf heures et demie.
– Eh ! bien, répète-moi ta dernière prière ?
La jeune fille espéra que sa voix communiquerait sa foi à l’incrédule ; elle quitta sa place, se mit à genoux, joignit les mains avec ferveur ; une lueur radieuse illumina son visage, elle regarda le vieillard et lui dit : – Ce que je demandais hier à Dieu, je l’ai demandé ce matin, je le demanderai jusqu’à ce qu’il m’ait exaucée.
Puis elle répéta sa prière avec une nouvelle et plus puissante expression ; mais, à son grand étonnement, son parrain l’interrompit en achevant la prière.
– Bien, Ursule ! dit le docteur en reprenant sa filleule sur ses genoux. Quand tu t’es endormie la tête sur l’oreiller, n’as-tu pas dit en toi-même : « Ce cher parrain ! avec qui fera-t-il son trictrac à Paris ? »
Ursule se leva comme si la trompette du jugement dernier eût {p. 63} éclaté à ses oreilles : elle jeta un cri de terreur ; ses yeux agrandis regardaient le vieillard avec une horrible fixité.
– Qui êtes-vous, mon parrain ? De qui tenez-vous une pareille puissance ? lui demanda-t-elle en imaginant que pour ne pas croire en Dieu il devait avoir fait un pacte avec l’ange de l’enfer.
– Qu’as-tu semé hier dans le jardin ?
– Du réséda, des pois de senteur, des balsamines.
– Et en dernier des pieds d’alouette ?
Elle tomba sur ses genoux.
– Ne m’épouvantez pas, mon parrain ; mais vous étiez ici, n’est-ce pas ?
– Ne suis-je pas toujours avec toi ? répondit le docteur en plaisantant pour respecter la raison de cette innocente fille. Allons dans ta chambre.
Il lui donna le bras et monta l’escalier.
– Vos jambes tremblent, mon bon ami, dit-elle.
– Oui, je suis comme foudroyé.
– Croiriez-vous donc enfin en Dieu ? s’écria-t-elle avec une joie naïve en laissant voir des larmes dans ses yeux.
Le vieillard regarda la chambre si simple et si coquette qu’il avait arrangée pour Ursule. À terre un tapis vert uni peu coûteux, qu’elle maintenait dans une exquise propreté ; sur les murs un papier gris de lin semé de roses avec leurs feuilles vertes ; aux fenêtres, qui avaient vue sur la cour, des rideaux de calicot ornés d’une bande d’étoffe rose ; entre les deux croisées, sous une haute glace longue, une console en bois doré couverte d’un marbre, sur laquelle était un vase de bleu de Sèvres où elle mettait des bouquets ; et, en face de la cheminée, une petite commode d’une charmante marqueterie et à dessus de marbre dit brèche d’Alep. Le lit, en vieille perse et à rideaux de perse doublés de rose, était un de ces lits à la duchesse si communs au dix-huitième siècle et qui avait pour ornements une touffe de plumes sculptée au-dessus des quatre colonnettes cannelées de chaque angle. Une vieille pendule, enfermée dans une espèce de monument en écaille incrusté d’arabesques en ivoire, décorait la cheminée, dont le chambranle et les flambeaux de marbre, dont la glace et son trumeau à peinture en grisaille offraient un remarquable ensemble de ton, de couleur et de manière. Une grande armoire, dont les battants offraient des paysages faits avec différents bois, dont quelques-uns avaient des teintes {p. 64} vertes et qui ne se trouvent plus dans le commerce, contenait sans doute son linge et ses robes. Il respirait dans cette chambre un parfum du ciel. L’exact arrangement des choses attestait un esprit d’ordre, un sens de l’harmonie qui certes aurait saisi tout le monde, même un Minoret-Levrault. On voyait surtout combien les choses qui l’environnaient étaient chères à Ursule et combien elle se plaisait dans une chambre qui tenait, pour ainsi dire, à toute sa vie d’enfant et de jeune fille. En passant tout en revue par maintien, le tuteur s’assurait que de la chambre d’Ursule on pouvait voir chez madame de Portenduère. Pendant la nuit il avait médité sur la conduite qu’il devait tenir avec Ursule relativement au secret surpris de cette passion naissante. Un interrogatoire le compromettrait vis-à-vis de sa pupille. Ou il approuverait ou il désapprouverait cet amour : dans les deux cas, sa position devenait fausse. Il avait donc résolu d’examiner la situation respective du jeune Portenduère et d’Ursule pour savoir s’il devait combattre ce penchant avant qu’il ne fût irrésistible. Un vieillard pouvait seul déployer tant de sagesse. Encore pantelant sous les atteintes de la vérité des faits magnétiques, il tournait sur lui-même et regardait les moindres choses de cette chambre, il voulait jeter un coup d’œil sur l’almanach suspendu au coin de la cheminée.
– Ces vilains flambeaux sont trop lourds pour tes jolies menottes, dit-il en prenant les chandeliers en marbre ornés de cuivre. Il les soupesa, regarda l’almanach, le prit et dit : – Ceci me semble bien laid aussi. Pourquoi gardes-tu cet almanach de facteur dans une si jolie chambre ?
– Oh ! laissez-le moi5, mon parrain.
– Non, tu en auras un autre demain.
Il descendit en emportant cette pièce de conviction, s’enferma dans son cabinet, chercha saint Savinien, et trouva, comme l’avait dit la somnambule, un petit point rouge devant le 19 octobre ; il en vit également un en face du jour de saint Denis, son patron à lui, et devant saint Jean, le patron du curé. Ce point gros comme la tête d’une épingle, la femme endormie l’avait aperçu malgré la distance et les obstacles. Le vieillard médita jusqu’au soir sur ces événements, plus immenses encore pour lui que pour tout autre. Il fallait se rendre à l’évidence. Une forte muraille s’écroula pour ainsi dire en lui-même, car il vivait appuyé sur deux bases : son indifférence en matière de religion et sa dénégation du magnétisme. {p. 65} En prouvant que les sens, construction purement physique, organes dont tous les effets s’expliquaient, étaient terminés par quelques-uns des attributs de l’infini, le magnétisme renversait ou du moins lui paraissait renverser la puissante argumentation de Spinosa : l’infini et le fini, deux éléments, incompatibles selon ce grand homme, se trouvaient l’un dans l’autre. Quelque puissance qu’il accordât à la divisibilité, à la mobilité de la matière, il ne pouvait pas lui reconnaître des qualités quasi-divines. Enfin il était devenu trop vieux pour rattacher ces phénomènes à un système, pour les comparer à ceux du sommeil, de la vision, de la lumière. Toute sa science, basée sur les assertions de l’école de Locke et de Condillac, était en ruines. En voyant ses creuses idoles en pièces, nécessairement son incrédulité chancelait. Ainsi tout l’avantage, dans le combat de cette enfance catholique contre cette vieillesse voltairienne, allait être à Ursule. Dans ce fort démantelé, sur ces ruines ruisselait une lumière. Du sein de ces décombres éclatait la voix de la prière ! Néanmoins l’obstiné vieillard chercha querelle à ses doutes. Encore qu’il fût atteint au cœur, il ne se décidait pas, il luttait toujours contre Dieu. Cependant son esprit parut vacillant, il ne fut plus le même. Devenu songeur outre mesure, il lisait les Pensées de Pascal, il lisait la sublime Histoire des Variations de Bossuet, il lisait Bonald, il lut saint Augustin ; il voulut aussi parcourir les œuvres de Swedenborg et de feu Saint-Martin, desquels lui avait parlé l’homme mystérieux. L’édifice bâti chez cet homme par le matérialisme craquait de toutes parts, il ne fallait plus qu’une secousse ; et, quand son cœur fut mûr pour Dieu, il tomba dans la vigne céleste comme tombent les fruits. Plusieurs fois déjà, le soir, en jouant avec le curé, sa filleule à côté d’eux, il avait fait des questions qui, relativement à ses opinions, paraissaient singulières à l’abbé Chaperon, ignorant encore du travail intérieur par lequel Dieu redressait cette belle conscience.
– Croyez-vous aux apparitions, demanda l’incrédule à son pasteur en interrompant la partie.
– Cardan, un grand philosophe du seizième siècle, a dit en avoir eu, répondit le curé.
– Je connais toutes celles qui ont occupé les savants, je viens de relire Plotin. Je vous interroge en ce moment comme catholique, et vous demande si vous pensez que l’homme mort puisse revenir voir les vivants.
{p. 66} – Mais Jésus est apparu aux apôtres après sa mort, reprit le curé. L’Église doit avoir foi dans les apparitions de Notre Sauveur. Quant aux miracles, nous n’en manquons pas, dit l’abbé Chaperon en souriant, voulez-vous connaître le plus récent ? il a eu lieu pendant le dix-huitième siècle.
– Bah !
– Oui, le bienheureux Marie-Alphonse de Liguori a su bien loin de Rome la mort du pape, au moment où le Saint-Père expirait, et il y a de nombreux témoins de ce miracle. Le saint évêque, entré en extase, entendit les dernières paroles du souverain pontife et les répéta devant plusieurs personnes. Le courrier chargé d’annoncer l’événement ne vint que trente heures après…
– Jésuite ! répondit le vieux Minoret en plaisantant, je ne vous demande pas de preuves, je vous demande si vous y croyez.
– Je crois que l’apparition dépend beaucoup de celui qui la voit, dit le curé continuant à plaisanter l’incrédule.
– Mon ami, je ne vous tends pas de piége, que croyez-vous sur ceci ?
– Je crois la puissance de Dieu infinie, dit l’abbé.
– Quand je serai mort, si je me réconcilie avec Dieu, je le prierai de me laisser vous apparaître, dit le docteur en riant.
– C’est précisément la convention faite entre Cardan et son ami, répondit le curé.
– Ursule, dit Minoret, si jamais un danger te menaçait, appelle-moi, je viendrai.
– Vous venez de dire en un seul mot la touchante élégie intitulée Néère, d’André Chénier, répondit le curé. Mais les poètes ne sont grands que parce qu’ils savent revêtir les faits ou les sentiments d’images éternellement vivantes.
– Pourquoi parlez-vous de votre mort, mon cher parrain, dit d’un ton douloureux la jeune fille, nous ne mourrons pas, nous autres chrétiens, notre tombe est le berceau de notre âme.
– Enfin, dit le docteur en souriant, il faut bien s’en aller de ce monde, et quand je n’y serai plus, tu seras bien étonnée de ta fortune.
– Quand vous ne serez plus, mon bon ami, ma seule consolation sera de vous consacrer ma vie.
– À moi, mort ?
– Oui. Toutes les bonnes œuvres que je pourrai faire seront {p. 67} faites en votre nom pour racheter vos fautes. Je prierai Dieu tous les jours, afin d’obtenir de sa clémence infinie qu’il ne punisse pas éternellement les erreurs d’un jour, et qu’il mette près de lui, parmi les âmes des bienheureux, une âme aussi belle, aussi pure que la vôtre.
Cette réponse, dite avec une candeur angélique, prononcée d’un accent plein de certitude, confondit l’erreur, et convertit Denis Minoret à la façon de saint Paul. Un rayon de lumière intérieure l’étourdit en même temps que cette tendresse, étendue sur sa vie à venir, lui fit venir les larmes aux yeux. Ce subit effet de la grâce eut quelque chose d’électrique. Le curé joignit les mains et se leva troublé. La petite, surprise de son triomphe, pleura. Le vieillard se dressa comme si quelqu’un l’eût appelé, regarda dans l’espace comme s’il y voyait une aurore ; puis, il fléchit le genou sur son fauteuil, joignit les mains et baissa les yeux vers la terre en homme profondément humilié.
– Mon Dieu ! dit-il d’une voix émue en relevant son front, si quelqu’un peut obtenir ma grâce et m’amener vers toi, n’est-ce pas cette créature sans tache ? Pardonne à cette vieillesse repentie que cette glorieuse enfant te présente ! Il éleva mentalement son âme à Dieu, le priant d’achever de l’éclairer par sa science après l’avoir foudroyé de sa grâce, il se tourna vers le curé, et lui tendant la main : – Mon cher pasteur, je redeviens petit, je vous appartiens et vous livre mon âme.
Ursule couvrit de larmes joyeuses les mains de son parrain en les lui baisant. Le vieillard prit cette enfant sur ses genoux et la nomma gaiement sa marraine. Le curé tout attendri récita le Veni, Creator dans une sorte d’effusion religieuse. Cet hymne servit de prière du soir à ces trois chrétiens agenouillés.
– Qu’y a-t-il ? demanda la Bougival étonnée.
– Enfin ! mon parrain croit en Dieu, répondit Ursule.
– Ah ! ma foi, tant mieux, il ne lui manquait que ça pour être parfait, s’écria la vieille Bressane en se signant avec une naïveté sérieuse.
– Cher docteur, dit le bon prêtre, vous aurez compris bientôt les grandeurs de la religion et la nécessité de ses pratiques ; vous trouverez sa philosophie, dans ce qu’elle a d’humain, bien plus élevée que celle des esprits les plus audacieux.
Le curé, qui manifestait une joie presque enfantine, convint {p. 68} alors de catéchiser ce vieillard en conférant avec lui deux fois par semaine. Ainsi, la conversion attribuée à Ursule et à un esprit de calcul sordide fut spontanée. Le curé, qui s’était abstenu pendant quatorze années de toucher aux plaies de ce cœur tout en les déplorant, avait été sollicité comme on va quérir le chirurgien en se sentant blessé. Depuis cette scène, tous les soirs, les prières prononcées par Ursule avaient été faites en commun. De moment en moment le vieillard avait senti la paix succédant en lui-même aux agitations. En ayant, comme il le disait, Dieu pour éditeur responsable des choses inexplicables, son esprit était à l’aise. Sa chère enfant lui répondait qu’il se voyait bien à ceci qu’il avançait dans le royaume de Dieu. Pendant la messe, il venait de lire les prières en y appliquant son entendement, car il s’était élevé dans une première conférence à la divine idée de la communion entre tous les fidèles. Ce vieux néophyte avait compris le symbole éternel attaché à cette nourriture, et que la Foi rend nécessaire quand il a été pénétré dans son sens intime profond, radieux. S’il avait paru pressé de revenir au logis, c’était pour remercier sa chère petite filleule de l’avoir fait entrer en religion, selon la belle expression du temps passé. Aussi la tenait-il sur ses genoux dans son salon, et la baisait-il saintement au front au moment où, salissant de leurs craintes ignobles une si sainte influence, ses héritiers collatéraux prodiguaient à Ursule les outrages les plus grossiers. L’empressement du bonhomme à rentrer chez lui, son prétendu dédain pour ses proches, ses mordantes réponses au sortir de l’église, étaient naturellement attribués par chacun des héritiers à la haine qu’Ursule lui inspirait contre eux.
Pendant que la filleule jouait à son parrain des variations sur la Dernière Pensée de Weber, il se tramait dans la salle à manger de la maison Minoret-Levrault un honnête complot qui devait avoir pour résultat d’amener sur la scène un des principaux personnages de ce drame. Le déjeuner, bruyant comme tous les déjeuners de province, et animé par d’excellents vins qui arrivent à Nemours par le canal, soit de la Bourgogne, soit de la Touraine, dura plus de deux heures. Zélie avait fait venir du coquillage, du poisson de mer et quelques raretés gastronomiques afin de fêter le retour de Désiré. La salle à manger, au milieu de laquelle la table ronde offrait un spectacle réjouissant, avait l’air d’une salle d’auberge. Satisfaite de la grandeur de ses communs, Zélie s’était bâti un pavillon entre sa vaste {p. 69} cour et son jardin cultivé en légumes, plein d’arbres fruitiers. Tout, chez elle, était seulement propre et solide. L’exemple de Levrault-Levrault avait été terrible pour le pays. Aussi défendit-elle à son maître-architecte de la jeter dans de pareilles sottises. Cette salle était donc tendue d’un papier verni, garnie de chaises en noyer, de buffets en noyer, ornée d’un poêle en faïence, d’un cartel et d’un baromètre. Si la vaisselle était en porcelaine blanche commune, la table brillait par le linge et par une argenterie abondante. Une fois le café servi par Zélie, qui allait et venait comme un grain de plomb dans une bouteille de vin de Champagne, car elle se contentait d’une cuisinière ; quand Désiré, le futur avocat, eut été mis au fait du grand événement de la matinée et de ses conséquences, Zélie ferma la porte, et la parole fut donnée au notaire Dionis. Par le silence qui se fit, et par les regards que chaque héritier attacha sur cette face authentique, il était facile de reconnaître l’empire que ces hommes exercent sur les familles.
– Mes chers enfants, dit-il, votre oncle, étant né en 1746, a ses quatre-vingt-trois ans aujourd’hui ; or, les vieillards sont sujets à des folies, et cette petite…
– Vipère, s’écria madame Massin.
– Misérable ! dit Zélie.
– Ne l’appelons que par son nom, reprit Dionis.
– Eh ! bien, c’est une voleuse, dit madame Crémière.
– Une jolie voleuse, répliqua Désiré Minoret.
– Cette petite Ursule, reprit Dionis, lui tient au cœur. Je n’ai pas attendu, dans l’intérêt de vous tous, qui êtes mes clients, à ce matin pour prendre des renseignements, et voici ce que je sais sur cette jeune…
– Spoliatrice, s’écria le receveur.
– Captatrice de succession ! dit le greffier.
– Chut ! mes amis, dit le notaire, ou je prends mon chapeau, je vous laisse, et bonsoir.
– Allons, papa, s’écria Minoret en lui versant un petit verre de rhum, prenez ?… il est de Rome même. Et allez, il y a cent sous de guides.
– Ursule est, il est vrai, la fille légitime de Joseph Mirouët ; mais son père est le fils naturel de Valentin Mirouët, beau-père de votre oncle. Ursule est donc la nièce naturelle du docteur Denis Minoret. Comme nièce naturelle, le testament que ferait le docteur {p. 70} en sa faveur serait peut-être attaquable ; et s’il lui laisse ainsi sa fortune, vous intenteriez à Ursule un procès assez mauvais pour vous, car on peut soutenir qu’il n’existe aucun lien de parenté entre Ursule et le docteur ; mais ce procès effraierait certes une jeune fille sans défense et donnerait lieu à quelque transaction.
– La rigueur de la loi est si grande sur les droits des enfants naturels, dit le licencié de fraîche date jaloux de montrer son savoir, qu’aux termes d’un arrêt de la cour de cassation du 7 juillet 1817, l’enfant naturel ne peut rien réclamer de son aïeul naturel, pas même des aliments. Ainsi vous voyez qu’on a étendu la parenté de l’enfant naturel. La loi poursuit l’enfant naturel jusque dans sa descendance légitime, car elle suppose que les libéralités faites aux petits-enfants s’adressent au fils naturel par interposition de personne. Ceci résulte des articles 757, 908 et 911 du Code civil rapprochés. Aussi la Cour Royale de Paris, le 26 décembre de l’année dernière, a-t-elle réduit un legs fait à l’enfant légitime du fils naturel par l’aïeul qui, certes, en tant qu’aïeul, était aussi étranger pour le petit-fils naturel que le docteur, en tant qu’on peut l’être relativement à Ursule.
– Tout cela, dit Goupil, ne me paraît concerner que la question des libéralités faites par les aïeux à la descendance naturelle ; il ne s’agit pas du tout des oncles, qui ne me paraissent avoir aucun lien de parenté avec les enfants légitimes de leurs beaux-frères naturels. Ursule est une étrangère pour le docteur Minoret. Je me souviens d’un arrêt de la Cour Royale de Colmar, rendu en 1825 pendant que j’achevais mon Droit, et par lequel on a déclaré que, l’enfant naturel une fois décédé, sa descendance ne pouvait plus être l’objet d’une interposition. Or, le père d’Ursule est mort.
L’argumentation de Goupil produisit ce que dans les comptes rendus des séances législatives les journalistes désignent par ces mots : Profonde sensation.
– Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria Dionis. Que le cas de libéralités faites par l’oncle d’un enfant naturel ne s’est pas encore présenté devant les tribunaux ; mais qu’il s’y présente, et la rigueur de la loi française envers les enfants naturels sera d’autant mieux appliquée que nous sommes dans un temps où la religion est honorée. Aussi puis-je répondre que sur ce procès il y aurait transaction, surtout quand on vous saurait déterminés à conduire Ursule jusqu’en cour de cassation.
{p. 71} Une joie d’héritiers trouvant des monceaux d’or éclata par des sourires, par des haut-le-corps, par des gestes autour de la table qui ne permirent pas d’apercevoir une dénégation de Goupil. Puis, à cet élan, le profond silence et l’inquiétude succédèrent au premier mot du notaire, mot terrible : – Mais !…
Comme s’il eût tiré le fil d’un de ces petits théâtres dont tous les personnages marchent par saccades au moyen d’un rouage, Dionis vit alors tous les yeux braqués sur lui, tous les visages ramenés à une pose unique.
– Mais aucune loi ne peut empêcher votre oncle d’adopter ou d’épouser Ursule, reprit-il. Quant à l’adoption, elle serait contestée et vous auriez, je crois, gain de cause : les Cours Royales ne badinent pas en matière d’adoption, et vous seriez entendus dans l’enquête. Le docteur a beau porter le cordon de Saint-Michel, être officier de la Légion-d’Honneur et ancien médecin de l’ex-empereur, il succomberait. Mais si vous êtes avertis en cas d’adoption, comment sauriez-vous le mariage ? Le bonhomme est assez rusé pour aller se marier à Paris après un an de domicile, et reconnaître à sa future, par le contrat, une dot d’un million. Le seul acte qui mette votre succession en danger est donc le mariage de la petite et de son oncle.
Ici le notaire fit une pause.
– Il existe un autre danger, dit encore Goupil d’un air capable, celui d’un testament fait à un tiers, le père Bongrand, par exemple, qui aurait un fidéicommis relatif à mademoiselle Ursule Mirouët.
– Si vous taquinez votre oncle, reprit Dionis en coupant la parole à son maître clerc, si vous n’êtes pas tous excellents pour Ursule, vous le pousserez soit au mariage, soit au fidéicommis dont vous parle Goupil ; mais je ne le crois pas capable de recourir au fidéicommis, moyen dangereux. Quant au mariage, il est facile de l’empêcher. Désiré n’a qu’à faire un doigt de cour à la petite, elle préférera toujours un charmant jeune homme, le coq de Nemours, à un vieillard.
– Ma mère, dit à l’oreille de Zélie le fils du maître de poste autant alléché par la somme que par la beauté d’Ursule, si je l’épousais, nous aurions tout.
– Es-tu fou ? toi qui auras un jour cinquante mille livres de rentes et qui dois devenir député ! Tant que je serai vivante, tu ne te casseras pas le cou par un sot mariage. Sept cent mille francs ?… la {p. 72} belle poussée ! La fille unique à monsieur le maire aura cinquante mille francs de rentes, et m’a déjà été proposée…
Cette réponse, où pour la première fois de sa vie sa mère lui parlait avec rudesse, éteignit en Désiré tout espoir de mariage avec la belle Florine6, car son père et lui ne l’emporteraient jamais sur la décision écrite dans les terribles yeux bleus de Zélie.
– Hé ! mais, dites donc, monsieur Dionis, s’écria Crémière à qui sa femme avait poussé le coude, si le bonhomme prenait la chose au sérieux et mariait sa pupille à Désiré en lui donnant la nue propriété de toute la fortune, adieu la succession ! Et qu’il vive encore cinq ans, notre oncle aura bien un million.
– Jamais, s’écria Zélie, ni de ma vie ni de mes jours, Désiré n’épousera la fille d’un bâtard, une fille prise par charité, ramassée sur la place ! Vertu de chou ! mon fils doit représenter les Minoret à la mort de son oncle, et les Minoret ont cinq cents ans de bonne bourgeoisie. Cela vaut la noblesse. Soyez tranquilles là-dessus : Désiré se mariera quand nous saurons ce qu’il peut devenir à la Chambre des Députés.
Cette hautaine déclaration fut appuyée par Goupil, qui dit : – Désiré, doté de vingt-quatre mille livres de rentes, deviendra ou Président de Cour Royale ou procureur-général, ce qui mène à la pairie ; et un sot mariage l’enfoncerait.
Les héritiers se parlèrent tous alors les uns aux autres ; mais ils se turent au coup de poing que Minoret frappa sur la table pour maintenir la parole au notaire.
– Votre oncle est un brave et digne homme, reprit Dionis. Il se croit immortel ; et, comme tous les gens d’esprit, il se laissera surprendre par la mort sans avoir testé. Mon opinion est donc pour le moment de le pousser à placer ses capitaux de manière à rendre votre dépossession difficile, et l’occasion s’en présente. Le petit Portenduère est à Sainte-Pélagie écroué pour cent et quelques mille francs de dettes. Sa vieille mère le sait en prison, elle pleure comme une Madeleine et attend l’abbé Chaperon à dîner, sans doute pour causer avec lui de ce désastre. Eh ! bien, j’irai ce soir engager votre oncle à vendre ses rentes cinq pour cent consolidés, qui sont à cent dix-huit, et à prêter à madame de Portenduère, sur sa ferme des Bordières et sur sa maison, la somme nécessaire pour dégager l’enfant prodigue. Je suis dans mon rôle de notaire en lui parlant pour ce petit niais de Portenduère, et il est {p. 73} très-naturel que je veuille lui faire déplacer ses rentes : j’y gagne des actes, des ventes, des affaires. Si je puis devenir son conseil, je lui proposerai d’autres placements en terre pour le surplus du capital, et j’en ai d’excellents à mon Étude. Une fois sa fortune mise en propriétés foncières ou en créances hypothécaires dans le pays, elle ne s’envolera pas facilement. On peut toujours faire naître des embarras entre la volonté de réaliser et la réalisation.
Les héritiers, frappés de la justesse de cette argumentation bien plus habile que celle de monsieur Josse, firent entendre des murmures approbatifs.
– Entendez-vous donc bien, dit le notaire en terminant, pour garder votre oncle à Nemours où il a ses habitudes, où vous pourrez le surveiller. En donnant un amant à la petite, vous empêchez le mariage…
– Mais si le mariage se faisait ? dit Goupil étreint par une pensée ambitieuse.
– Ce ne serait pas déjà si bête, car la perte serait chiffrée, on saurait ce que le bonhomme veut lui donner, répondit le notaire. Mais si vous lui lâchez Désiré, il peut bien lambiner la petite jusqu’à la mort du bonhomme. Les mariages se font et se défont.
– Le plus court, dit Goupil, si le docteur doit vivre encore long-temps, serait de la marier à un bon garçon qui vous en débarrasserait en allant s’établir avec elle à Sens, à Montargis, à Orléans, avec cent mille francs.
Dionis, Massin, Zélie et Goupil, les seules têtes fortes de cette assemblée, échangèrent quatre regards remplis de pensées.
– Ce serait le ver dans la poire, dit Zélie à l’oreille de Massin.
– Pourquoi l’a-t-on laissé venir ? répondit le greffier.
– Ça t’irait ! cria Désiré à Goupil ; mais pourrais-tu jamais te tenir assez proprement pour plaire au vieillard et à sa pupille ?
– Tu ne te frottes pas le ventre avec un panier, dit le maître de poste qui finit par comprendre l’idée de Goupil.
Cette grosse plaisanterie eut un succès prodigieux. Le maître-clerc examina les rieurs par un regard circulaire si terrible que le silence se rétablit aussitôt.
– Aujourd’hui, dit Zélie à Massin d’oreille à oreille, les notaires ne connaissent que leurs intérêts ; et si Dionis allait, pour faire des actes, se mettre du côté d’Ursule ?
– Je suis sûr de lui, répondit le greffier en jetant à sa cousine {p. 74} un regard de ses petits yeux malicieux. Il allait ajouter : J’ai de quoi le perdre ! Mais il se retint. – Je suis tout à fait de l’avis de Dionis, dit-il à haute voix.
– Et moi aussi, s’écria Zélie qui cependant soupçonnait déjà le notaire d’une collusion d’intérêts avec le greffier.
– Ma femme a voté ! dit le maître de poste en humant un petit verre, quoique déjà sa face fût violacée par la digestion du déjeuner et par une notable absorption de liquides.
– C’est très-bien, dit le percepteur.
– J’irai donc après le dîner ? reprit Dionis.
– Si monsieur Dionis a raison, dit madame Crémière à madame Massin, il faut aller chez notre oncle comme autrefois, en soirée tous les dimanches, et faire tout ce que vient de nous dire monsieur Dionis.
– Oui, pour être reçus comme nous l’étions ! s’écria Zélie. Après tout, nous avons plus de quarante bonnes mille livres de rentes, et il a refusé toutes nos invitations ; nous le valons bien. Si je ne sais pas faire des ordonnances, je sais mener ma barque, moi !
– Comme je suis loin d’avoir quarante mille livres de rentes, dit madame Massin un peu piquée, je ne me soucie pas d’en perdre dix mille !
– Nous sommes ses nièces, nous le soignerons : nous y verrons clair, dit madame Crémière, et vous nous en saurez gré quelque jour, cousine.
– Ménagez bien Ursule, le vieux bonhomme de Jordy lui a laissé ses économies ! fit le notaire en levant son index droit à la hauteur de sa lèvre.
– Je vais me mettre sur mon cinquante et un, s’écria Désiré.
– Vous avez été aussi fort que Desroches, le plus fort des avoués de Paris, dit Goupil à son patron en sortant de la Poste.
– Et ils discutent nos honoraires ! répondit le notaire en souriant avec amertume.
Les héritiers qui reconduisaient Dionis et son premier clerc se trouvèrent le visage assez allumé par le déjeuner, tous, à la sortie des vêpres. Selon les prévisions du notaire, l’abbé Chaperon donnait le bras à la vieille madame de Portenduère.
– Elle l’a traîné à vêpres, s’écria madame Massin en montrant à madame Crémière Ursule et son parrain qui sortaient de l’église.
{p. 75} – Allons lui parler, dit madame Crémière en s’avançant vers le vieillard.
Le changement que la conférence avait opéré sur tous ces visages surprit le docteur Minoret. Il se demanda la cause de cette amitié de commande, et par curiosité favorisa la rencontre d’Ursule et des deux femmes empressées de la saluer avec une affection exagérée et des sourires forcés.
– Mon oncle, nous permettrez-vous de venir vous voir ce soir ? dit madame Crémière. Nous avons cru quelquefois vous gêner ; mais il y a bien long-temps que nos enfants ne vous ont rendu leurs devoirs, et voilà nos filles en âge de faire connaissance avec notre chère Ursule.
– Ursule est digne de son nom, répliqua le docteur, elle est très-sauvage.
– Laissez-nous l’apprivoiser, dit madame Massin. Et puis, tenez, mon oncle, ajouta cette bonne ménagère en essayant de cacher ses projets sous un calcul d’économie, on nous a dit que votre chère filleule a un si beau talent sur le forté, que nous serions bien enchantées de l’entendre. Madame Crémière et moi, nous sommes assez disposées à prendre son maître pour nos petites ; car s’il avait sept ou huit élèves, il pourrait mettre le prix de ses leçons à la portée de nos fortunes…
– Volontiers, dit le vieillard, et cela se trouvera d’autant mieux que je veux aussi donner un maître de chant à Ursule.
– Eh ! bien, à ce soir, mon oncle, nous viendrons avec votre petit-neveu Désiré, que voilà maintenant avocat.
– À ce soir, répondit Minoret qui voulut pénétrer ces petites âmes.
Les deux nièces serrèrent la main d’Ursule en lui disant avec une grâce affectée : – Au revoir.
– Oh ! mon parrain, vous lisez donc dans mon cœur, s’écria Ursule en jetant au vieillard un regard plein de remercîments.
– Tu as de la voix, dit-il. Et je veux te donner aussi des maîtres de dessin et d’italien. Une femme, reprit le docteur en regardant Ursule au moment où il ouvrait la grille de sa maison, doit être élevée de manière à se trouver à la hauteur de toutes les positions où son mariage peut la mettre.
Ursule devint rouge comme une cerise : son tuteur semblait penser à la personne à laquelle elle pensait elle-même. En se sentant {p. 76} près d’avouer au docteur le penchant involontaire qui la portait à s’occuper de Savinien et à lui rapporter tous ses désirs de perfection, elle alla s’asseoir sous le massif de plantes grimpantes où, de loin, elle se détachait comme une fleur blanche et bleue.
– Vous voyez bien, mon parrain, que vos nièces sont bonnes pour moi ; elles ont été gentilles, dit-elle en le voyant venir et pour lui donner le change sur les pensées qui la rendaient rêveuse.
– Pauvre petite, s’écria le vieillard.
Il étala sur son bras la main d’Ursule en la tapotant et l’emmena le long de la terrasse au bord de la rivière où personne ne pouvait les entendre.
– Pourquoi dites-vous pauvre petite ?
– Ne vois-tu pas qu’elles te craignent ?
– Et pourquoi ?
– Mes héritiers sont en ce moment tous inquiets de ma conversion, ils l’ont sans doute attribuée à l’empire que tu exerces sur moi, et s’imaginent que je les frustrerai de ma succession pour t’enrichir.
– Mais ce ne sera pas ?… dit naïvement Ursule en regardant son parrain.
– Oh ! divine consolation de mes vieux jours, dit le vieillard qui enleva de terre sa pupille et la baisa sur les deux joues. C’est bien pour elle et non pour moi, mon Dieu ! que je vous ai prié tout à l’heure de me laisser vivre jusqu’au jour où je l’aurai confiée à quelque bon être digne d’elle. Tu verras, mon petit ange, les comédies que les Minoret, les Crémière et les Massin vont venir jouer ici. Tu veux embellir et prolonger ma vie, toi ! Eux, ils ne pensent qu’à ma mort.
– Dieu nous défend de haïr, mais si cela est ?… oh ! je les méprise bien, fit Ursule.
– Le dîner, cria la Bougival du haut du perron qui du côté du jardin se trouvait au bout du corridor.
Ursule et son tuteur étaient au dessert dans la jolie salle à manger décorée de peintures chinoises en façon de laque, la ruine de Levrault-Levrault, lorsque le juge de paix se présenta ; le docteur lui offrit, telle était sa grande marque d’intimité, une tasse de son café Moka mélangé de café Bourbon et de café Martinique brûlé, moulu, fait par lui-même dans une cafetière d’argent, dite à la Chaptal.
{p. 77} – Eh ! bien, dit Bongrand en relevant ses lunettes et regardant le vieillard d’un air narquois, la ville est en l’air, votre apparition à l’église a révolutionné vos parents. Vous laissez votre fortune aux prêtres, aux pauvres. Vous les avez remués, et ils se remuent, ah ! J’ai vu leur première émeute sur la place, ils étaient affairés comme des fourmis à qui l’on a pris leurs œufs.
– Que te disais-je, Ursule ? s’écria le vieillard. Au risque de te peiner, mon enfant, ne dois-je pas t’apprendre à connaître le monde et te mettre en garde contre des inimitiés imméritées !
– Je voudrais vous dire un mot à ce sujet, reprit Bongrand en saisissant cette occasion de parler à son vieil ami de l’avenir d’Ursule.
Le docteur mit un bonnet de velours noir sur sa tête blanche, le juge de paix garda son chapeau pour se garantir de la fraîcheur, et tous deux ils se promenèrent le long de la terrasse en discutant les moyens d’assurer à Ursule ce que son parrain voudrait lui donner. Le juge de paix connaissait l’opinion de Dionis sur l’invalidité d’un testament fait par le docteur en faveur d’Ursule, car Nemours se préoccupait trop de la succession Minoret pour que cette question n’eût pas été agitée entre les jurisconsultes de la ville. Bongrand avait décidé qu’Ursule Mirouët était une étrangère à l’égard du docteur Minoret, mais il sentait bien que l’esprit de la législation repoussait de la famille les superfétations illégitimes. Les rédacteurs du code n’avaient prévu que la faiblesse des pères et des mères pour les enfants naturels, sans imaginer que des oncles ou des tantes épouseraient la tendresse de l’enfant naturel en faveur de sa descendance. Évidemment il se rencontrait une lacune dans la loi.
– En tout autre pays, dit-il au docteur en achevant de lui exposer l’état de la jurisprudence que Goupil, Dionis et Désiré venaient d’expliquer aux héritiers, Ursule n’aurait rien à craindre ; elle est fille légitime, et l’incapacité de son père ne devrait avoir d’effet qu’à l’égard de la succession de Valentin Mirouët, votre beau-père ; mais en France, la magistrature est malheureusement très-spirituelle et conséquentielle, elle recherche l’esprit de la loi. Des avocats parleront morale et démontreront que la lacune du code vient de la bonhomie des législateurs qui n’ont pas prévu le cas, mais qui n’en ont pas moins établi un principe. Le procès sera long et dispendieux. Avec Zélie on irait jusqu’en cour de cassation, et je ne suis pas sûr d’être encore vivant quand ce procès se fera.
{p. 78} – Le meilleur des procès ne vaut encore rien, s’écria le docteur. Je vois déjà des mémoires sur cette question : Jusqu’à quel degré l’incapacité qui, en matière de succession, frappe les enfants naturels, doit-elle s’étendre ? et la gloire d’un bon avocat consiste à gagner de mauvais procès.
– Ma foi, dit Bongrand, je n’oserais prendre sur moi d’affirmer que les magistrats n’étendraient pas le sens de la loi dans l’intention d’étendre la protection accordée au mariage, base éternelle des sociétés.
Sans se prononcer sur ses intentions, le vieillard rejeta le fidéicommis. Mais quant à la voie d’un mariage que Bongrand lui proposa de prendre pour assurer sa fortune à Ursule : – Pauvre petite ! s’écria le docteur. Je suis capable de vivre encore quinze ans, que deviendrait-elle ?
– Eh ! bien, que comptez-vous donc faire ?… dit Bongrand.
– Nous y penserons, je verrai, répondit le vieux docteur évidemment embarrassé de répondre.
En ce moment Ursule vint annoncer aux deux amis que Dionis demandait à parler au docteur.
– Déjà Dionis ? s’écria Minoret en regardant le juge de paix. – Oui, répondit-il à Ursule, qu’il entre.
– Je gagerais mes lunettes contre une allumette, qu’il est le paravent de vos héritiers ; ils ont déjeuné tous à la Poste avec Dionis, il s’y est machiné quelque chose.
Le notaire, amené par Ursule, arriva jusqu’au fond du jardin. Après les salutations et quelques phrases insignifiantes, Dionis obtint un moment d’audience particulière. Ursule et Bongrand se retirèrent au salon.
– Nous y penserons ! Je verrai ! se disait en lui-même Bongrand en répétant les dernières paroles du docteur. Voilà le mot des gens d’esprit ; la mort les surprend, et ils laissent dans l’embarras les êtres qui leur sont chers !
La défiance que les hommes d’élite inspirent aux gens d’affaires est remarquable : ils ne leur accordent pas le moins en leur reconnaissant le plus. Mais peut-être cette défiance est-elle un éloge ? En leur voyant habiter le sommet des choses humaines, les gens d’affaires ne croient pas les hommes supérieurs capables de descendre aux infiniment petits des détails qui, de même que les intérêts en finance et les microscopiques en science naturelle, {p. 79} finissent par égaler les capitaux et par former des mondes. Erreur ! l’homme de cœur et l’homme de génie voient tout. Bongrand, piqué du silence que le docteur avait gardé, mais mû7 sans doute par l’intérêt d’Ursule et le croyant compromis, résolut de la défendre contre les héritiers. Il était désespéré de ne rien savoir de cet entretien du vieillard avec Dionis.
– Quelque pure que soit Ursule, pensa-t-il en l’examinant, il est un point sur lequel les jeunes filles ont coutume de faire à elles seules la jurisprudence et la morale. Essayons ! – Les Minoret-Levrault, dit-il à Ursule en raffermissant ses lunettes, sont capables de vous demander en mariage pour leur fils.
La pauvre petite pâlit : elle était trop bien élevée, elle avait une trop sainte délicatesse pour aller écouter ce qui se disait entre Dionis et son oncle ; mais, après une petite délibération intime, elle crut pouvoir se montrer, en pensant que, si elle était de trop, son parrain le lui ferait sentir. Le pavillon chinois où se trouvait le cabinet du docteur avait les persiennes de sa porte-fenêtre ouvertes. Ursule inventa d’aller tout y fermer elle-même. Elle s’excusa de laisser seul au salon le juge de paix, qui lui dit en souriant : – Faites ! faites ! Ursule arriva sur les marches du perron par où l’on descendait du pavillon chinois au jardin, et y resta pendant quelques minutes, manœuvrant les persiennes avec lenteur et regardant le coucher du soleil. Elle entendit alors cette réponse faite par le docteur qui venait vers le pavillon chinois.
– Mes héritiers seraient enchantés de me voir des biens-fonds, des hypothèques ; ils s’imaginent que ma fortune serait beaucoup plus en sûreté : je devine tout ce qu’ils se disent, et peut-être venez-vous de leur part ? Apprenez, mon cher monsieur, que mes dispositions sont irrévocables. Mes héritiers auront le capital de la fortune que j’ai apportée ici, qu’ils se tiennent pour avertis et me laissent tranquille. Si l’un d’eux dérangeait quelque chose à ce que je crois devoir faire pour cet enfant (il désigna sa filleule), je reviendrais de l’autre monde pour les tourmenter ! Ainsi, monsieur Savinien de Portenduère peut bien rester en prison, si l’on compte sur moi pour l’en tirer, ajouta le docteur. Je ne vendrai point mes rentes.
En entendant ce dernier fragment de phrase, Ursule éprouva la première et la seule douleur qui l’eût atteinte, elle appuya son front à la persienne en s’y attachant pour se soutenir.
– Mon Dieu ! qu’a-t-elle ? s’écria le vieux médecin, elle est sans {p. 80} couleur. Une pareille émotion après dîner peut la tuer. Il étendit le bras pour prendre Ursule qui tombait presque évanouie. – Adieu, monsieur, laissez-moi, dit-il au notaire.
Il transporta sa filleule sur une immense bergère du temps de Louis XV, qui se trouvait dans son cabinet, saisit un flacon d’éther au milieu de sa pharmacie et le lui fit respirer.
– Remplacez-moi, mon ami, dit-il à Bongrand effrayé, je veux rester seul avec elle.
Le juge de paix reconduisit le notaire jusqu’à la grille en lui demandant, sans y mettre aucun empressement : – Qu’est-il donc arrivé à Ursule ?
– Je ne sais pas, répondit monsieur Dionis. Elle était sur les marches à nous écouter ; et quand son oncle m’a refusé de prêter la somme nécessaire au jeune Portenduère, qui est en prison pour dettes, car il n’a pas eu, comme monsieur du Rouvre, un monsieur Bongrand pour le défendre, elle a pâli, chancelé… L’aimerait-elle ? Y aurait-il entre eux…
– À quinze ans ? répliqua Bongrand en interrompant Dionis.
– Elle est née en février 1814, elle aura seize ans dans quatre mois.
– Elle n’a jamais vu le voisin, répondit le juge de paix. Non, c’est une crise.
– Une crise de cœur, répliqua le notaire.
Le notaire était assez enchanté de cette découverte, qui devait empêcher le redoutable mariage in extremis par lequel le docteur pouvait frustrer ses héritiers ; tandis que Bongrand voyait ses châteaux en Espagne démolis : depuis long-temps il pensait à marier son fils avec Ursule.
– Si la pauvre enfant aimait ce garçon, ce serait un malheur pour elle : madame de Portenduère est bretonne et entichée de noblesse, répondit le juge de paix après une pause.
– Heureusement… pour l’honneur des Portenduère, répliqua le notaire qui faillit se laisser deviner.
Rendons au brave et honnête juge de paix la justice de dire, qu’en venant de la grille au salon, il abandonna, non sans douleur pour son fils, l’espérance qu’il avait caressée de pouvoir un jour nommer Ursule sa fille. Il comptait donner six mille livres de rentes à son fils le jour où il serait nommé substitut ; et si le docteur eût voulu doter Ursule de cent mille francs, ces deux jeunes gens devaient {p. 81} être la perle des ménages ; son Eugène était un loyal et charmant garçon. Peut-être avait-il un peu trop vanté cet Eugène, et la défiance du vieux Minoret venait-elle de là.
– Je me rabattrai sur la fille du maire, pensa Bongrand. Mais Ursule sans dot vaut mieux que mademoiselle Levrault-Crémière avec son million. Maintenant il faut manœuvrer pour faire épouser à Ursule ce petit Portenduère, si toutefois elle l’aime.
Après avoir fermé la porte du côté de la bibliothèque et celle du jardin, le docteur avait amené sa pupille à la fenêtre qui donnait sur le bord de l’eau.
– Qu’as-tu, cruelle enfant ? lui dit-il. Ta vie est ma vie. Sans ton sourire, que deviendrais-je ?
– Savinien en prison, répondit-elle.
Après ces mots, un torrent de larmes sortit de ses yeux, et les sanglots vinrent.
– Elle est sauvée, pensa le vieillard qui lui tâtait le pouls avec une anxiété de père. Hélas ! elle a toute la sensibilité de ma pauvre femme, se dit-il en allant prendre un stéthoscope qu’il mit sur le cœur d’Ursule en y appliquant son oreille. Allons, tout va bien ! se dit-il. – Je ne savais pas, mon cœur, que tu l’aimasses autant déjà, reprit-il en la regardant. Mais pense avec moi comme avec toi-même, et raconte-moi tout ce qui s’est passé entre vous deux.
– Je ne l’aime pas, mon parrain, nous ne nous sommes jamais rien dit, répondit-elle en sanglotant. Mais apprendre que ce pauvre jeune homme est en prison et savoir que vous refusez durement de l’en tirer, vous si bon !
– Ursule, mon bon petit ange, si tu ne l’aimes pas, pourquoi fais-tu devant le jour de saint Savinien un point rouge comme devant le jour de saint Denis ? Allons, raconte-moi les moindres événements de cette affaire de cœur.
Ursule rougit, retint quelques larmes, et il se fit entre elle et son oncle un moment de silence.
– As-tu peur de ton père, de ton ami, de ta mère, de ton médecin, de ton parrain, dont le cœur a été depuis quelques jours rendu plus tendre encore qu’il ne l’était8 ?
– Eh ! bien, cher parrain, reprit-elle, je vais vous ouvrir mon âme. Au mois de mai, monsieur Savinien est venu voir sa mère. Jusqu’à ce voyage, je n’avais jamais fait la moindre attention à lui. Quand il est parti pour demeurer à Paris, j’étais une enfant, et ne {p. 82} voyais, je vous le jure, aucune différence entre un jeune homme et vous autres, si ce n’est que je vous aimais sans imaginer jamais pouvoir aimer mieux qui que ce soit. Monsieur Savinien est arrivé par la malle la veille du jour de la fête de sa mère sans que nous le sussions. À sept heures du matin, après avoir dit mes prières, en ouvrant la fenêtre pour donner de l’air à ma chambre, je vois les fenêtres de la chambre de monsieur Savinien ouvertes, et monsieur Savinien en robe de chambre, occupé à se faire la barbe, et mettant à ses mouvements une grâce… enfin je l’ai trouvé gentil. Il a peigné ses moustaches noires, sa virgule sous le menton, et j’ai vu son cou blanc, rond… Faut-il vous dire tout ?… je me suis aperçue que ce cou si frais, ce visage et ces beaux cheveux noirs étaient bien différents des vôtres, quand je vous regardais vous faisant la barbe. Il m’a monté, je ne sais d’où, comme une vapeur par vagues au cœur, dans le gosier, à la tête, et si violemment que je me suis assise. Je ne pouvais me tenir debout, je tremblais. Mais j’avais tant envie de le revoir, que je me suis mise sur la pointe des pieds, il m’a vue alors, et m’a, pour plaisanter, envoyé du bout des doigts un baiser, et…
– Et ?…
– Et, reprit-elle, je me suis cachée, aussi honteuse qu’heureuse, sans m’expliquer pourquoi j’avais honte de ce bonheur. Ce mouvement qui m’éblouissait l’âme en y amenant je ne sais quelle puissance, s’est renouvelé toutes les fois qu’en moi-même je revoyais cette jeune figure. Enfin je me plaisais à retrouver cette émotion quelque violente qu’elle fût. En allant à la messe, une force invincible m’a poussée à regarder monsieur Savinien donnant le bras à sa mère : sa démarche, ses vêtements, tout jusqu’au bruit de ses bottes sur le pavé me paraissait joli. La moindre chose de lui, sa main si finement gantée, exerçait sur moi comme un charme. Cependant j’ai eu la force de ne pas penser à lui pendant la messe. À la sortie, je suis restée dans l’église de manière à laisser partir madame de Portenduère la première et à marcher ainsi après lui. Je ne saurais vous exprimer combien ces petits arrangements m’intéressaient. En rentrant, quand je me suis retournée pour fermer la grille…
– Et la Bougival ?… dit le docteur.
– Oh ! je l’avais laissée aller à sa cuisine, dit naïvement Ursule. J’ai donc pu voir naturellement monsieur Savinien planté sur ses jambes et me contemplant. Oh ! parrain, je me suis sentie si fière {p. 83} en croyant remarquer dans ses yeux une sorte de surprise et d’admiration, que je ne sais pas ce que j’aurais fait pour lui fournir l’occasion de me regarder. Il m’a semblé que je ne devais plus désormais m’occuper que de lui plaire. Son regard est maintenant la plus douce récompense de mes bonnes actions. Depuis ce moment, je songe à lui sans cesse et malgré moi. Monsieur Savinien est reparti le soir, je ne l’ai plus revu, la rue des Bourgeois m’a paru vide, et il a comme emporté mon cœur avec lui sans le savoir.
– Voilà tout ? dit le docteur.
– Tout, mon parrain, dit-elle avec un soupir où le regret de ne pas avoir à en dire davantage était étouffé sous la douleur du moment.
– Ma chère petite, dit le docteur en asseyant Ursule sur ses genoux, tu vas attraper tes seize ans bientôt, et ta vie de femme va commencer. Tu es entre ton enfance bénie qui cesse, et les agitations de l’amour qui te feront une existence orageuse, car tu as le système nerveux d’une exquise sensibilité. Ce qui t’arrive, c’est l’amour, ma fille, dit le vieillard avec une expression de profonde tristesse, c’est l’amour dans sa sainte naïveté, l’amour comme il doit être : involontaire, rapide, venu comme un voleur qui prend tout… oui, tout ! Et je m’y attendais. J’ai bien observé les femmes, et sais que, si chez la plupart l’amour ne s’empare d’elles qu’après bien des témoignages, des miracles d’affection, si celles-là ne rompent leur silence et ne cèdent que vaincues ; il en est d’autres qui, sous l’empire d’une sympathie explicable aujourd’hui par les fluides magnétiques, sont envahies en un instant. Je puis te le dire aujourd’hui : aussitôt que j’ai vu la charmante femme qui portait ton nom, j’ai senti que je l’aimerais uniquement et fidèlement sans savoir si nos caractères, si nos personnes se conviendraient. Y a-t-il en amour une seconde vue ? Quelle réponse faire, après avoir vu tant d’unions célébrées sous les auspices d’un si céleste contrat, plus tard brisées, engendrant des haines presque éternelles, des répulsions absolues ? Les sens peuvent, pour ainsi dire, s’appréhender et les idées être en désaccord : et peut-être certaines personnes vivent-elles plus par les idées que par le corps ? Au contraire, souvent les caractères s’accordent et les personnes se déplaisent. Ces deux phénomènes si différents, qui rendraient raison de bien des malheurs, démontrent la sagesse des lois qui laissent aux parents la haute main sur le mariage de leurs enfants ; car une jeune fille est {p. 84} souvent la dupe de l’une de ces deux hallucinations. Aussi ne te blâmé-je pas. Les sensations que tu éprouves, ce mouvement de ta sensibilité qui se précipite de son centre encore inconnu sur ton cœur et sur ton intelligence, ce bonheur avec lequel tu penses à Savinien, tout est naturel. Mais, mon enfant adoré, comme te l’a dit notre bon abbé Chaperon, la Société demande le sacrifice de beaucoup de penchants naturels. Autres sont les destinées de l’homme, autres sont celles de la femme. J’ai pu choisir Ursule Mirouët pour femme, et venir à elle en lui disant combien je l’aimais ; tandis qu’une jeune fille ment à ses vertus en sollicitant l’amour de celui qu’elle aime : la femme n’a pas comme nous la faculté de poursuivre au grand jour l’accomplissement de ses vœux9. Aussi la pudeur est-elle chez vous, et surtout chez toi, la barrière infranchissable qui garde les secrets de votre cœur. Ton hésitation à me confier tes premières émotions m’a dit assez que tu souffrirais les plus cruelles tortures plutôt que d’avouer à Savinien…
– Oh ! oui, dit-elle.
– Mais, mon enfant, tu dois faire plus : tu dois réprimer les mouvements de ton cœur, les oublier.
– Pourquoi ?
– Parce que, mon petit ange, tu ne dois aimer que l’homme qui sera ton mari ; et quand même monsieur Savinien de Portenduère t’aimerait…
– Je n’y ai pas encore pensé.
– Écoute-moi ? Quand même il t’aimerait, quand sa mère me demanderait ta main pour lui, je ne consentirais à ce mariage qu’après avoir soumis Savinien à un long et mûr examen. Sa conduite vient de le rendre suspect à toutes les familles, et de mettre entre les héritières et lui des barrières qui tomberont difficilement.
Un sourire d’ange sécha les pleurs d’Ursule, qui dit : – À quelque chose malheur est bon ! Le docteur fut sans réponse à cette naïveté. – Qu’a-t-il fait, mon parrain ? reprit-elle.
– En deux ans, mon petit ange, il a fait à Paris pour cent vingt mille francs de dettes ! Il a eu la sottise de se laisser coffrer à Sainte-Pélagie, maladresse qui déconsidère à jamais un jeune homme par le temps qui court. Un dissipateur capable de plonger une pauvre mère dans la douleur et la misère fait, comme ton pauvre père, mourir sa femme de désespoir !
– Croyez-vous qu’il puisse se corriger ? demanda-t-elle.
{p. 85} – Si sa mère paye pour lui, il se sera mis sur la paille, et je ne sais pas de pire correction pour un noble que d’être sans fortune.
Cette réponse rendit Ursule pensive : elle essuya ses larmes et dit à son parrain : – Si vous pouvez le sauver, sauvez-le, mon parrain ; ce service vous donnera le droit de le conseiller : vous lui ferez des remontrances…
– Et, dit le docteur en imitant le parler d’Ursule, il pourra venir ici, la vieille dame y viendra, nous les verrons, et…
– Je ne songe en ce moment qu’à lui-même, répondit Ursule en rougissant.
– Ne pense plus à lui, ma pauvre enfant ; c’est une folie ! dit gravement le docteur. Jamais madame de Portenduère, une Kergarouët, n’eût-elle que trois cents livres par an pour vivre, ne consentirait au mariage du vicomte Savinien de Portenduère, petit-neveu du feu comte de Portenduère, lieutenant-général des armées navales du roi et fils du vicomte de Portenduère, capitaine de vaisseau, avec qui ? avec Ursule Mirouët, fille d’un musicien de régiment, sans fortune, et dont le père, hélas ! voici le moment de te le dire, était le bâtard d’un organiste, de mon beau-père.
– Ô mon parrain ! vous avez raison : nous ne sommes égaux que devant Dieu. Je ne songerai plus à lui que dans mes prières, dit-elle au milieu des sanglots que cette révélation excita. Donnez-lui tout ce que vous me destinez. De quoi peut avoir besoin une pauvre fille comme moi ? En prison, lui !
– Offre à Dieu toutes tes mortifications, et peut-être nous viendra-t-il en aide.
Le silence régna pendant quelques instants. Quand Ursule, qui n’osait regarder son parrain, leva les yeux sur lui, son cœur fut profondément remué lorsqu’elle vit des larmes roulant sur ses joues flétries. Les pleurs des vieillards sont aussi terribles que ceux des enfants sont naturels.
– Qu’avez-vous ? mon Dieu ! dit-elle en se jetant à ses pieds et lui baisant les mains. N’êtes-vous pas sûr de moi ?
– Moi qui voudrais satisfaire à tous tes vœux, je suis obligé de te causer la première grande douleur de ta vie ! Je souffre autant que toi. Je n’ai pleuré qu’à la mort de mes enfants et à celle d’Ursule. Tiens, je ferai tout ce que tu voudras, s’écria-t-il.
À travers ses larmes, Ursule jeta sur son parrain un regard qui fut comme un éclair. Elle sourit.
{p. 86} – Allons au salon, et sache te garder le secret à toi-même sur tout ceci, ma petite, dit le docteur en laissant sa filleule dans son cabinet.
Ce père se sentit si faible contre ce divin sourire qu’il allait dire un mot d’espérance et tromper ainsi sa filleule.
En ce moment madame de Portenduère, seule avec le curé dans sa froide petite salle au rez-de-chaussée, avait fini de confier ses douleurs à ce bon prêtre, son seul ami. Elle tenait à la main des lettres que l’abbé Chaperon venait de lui rendre après les avoir lues, et qui avaient mis ses misères au comble. Assise dans sa bergère d’un côté de la table carrée où se voyaient les restes du dessert, la vieille dame regardait le curé, qui de l’autre côté, ramassé dans son fauteuil, se caressait le menton par ce geste commun aux valets de théâtre, aux mathématiciens, aux prêtres, et qui trahit quelque méditation sur un problème difficile à résoudre.
Cette petite salle, éclairée par deux fenêtres sur la rue et garnie de boiseries peintes en gris, était si humide que les panneaux du bas offraient aux regards les fendillements géométriques du bois pourri quand il n’est plus maintenu que par la peinture. Le carreau, rouge et frotté par l’unique servante de la vieille dame, exigeait devant chaque siège de petits ronds en sparteries sur l’un desquels l’abbé tenait ses pieds. Les rideaux, de vieux damas vert-clair à fleurs vertes, étaient tirés, et les persiennes avaient été fermées. Deux bougies éclairaient la table, tout en laissant la chambre dans le clair-obscur. Est-il besoin de dire qu’entre les deux fenêtres un beau pastel de Latour montrait le fameux amiral de Portenduère, le rival des Suffren, des Kergarouët, des Guichen et des Simeuse. Sur la boiserie en face de la cheminée, on apercevait le vicomte de Portenduère et la mère de la vieille dame, une Kergarouët-Ploëgat. Savinien avait donc pour grand-oncle le vice-amiral de Kergarouët, et pour cousin le comte de Portenduère, petit-fils de l’amiral, l’un et l’autre fort riches. Le vice-amiral de Kergarouët habitait Paris, et le comte de Portenduère le château de ce nom dans le Dauphiné. Son cousin le comte représentait la branche aînée, et Savinien était le seul rejeton du cadet de Portenduère. Le comte, âgé de plus de quarante ans, marié à une femme riche, avait trois enfants. Sa fortune, accrue de plusieurs héritages, se montait, dit-on, à soixante mille livres de rentes. Député de l’Isère, il passait ses hivers à Paris où il avait racheté l’hôtel de {p. 87} Portenduère avec les indemnités que lui valait la loi Villèle. Le vice-amiral de Kergarouët avait récemment épousé sa nièce, mademoiselle de Fontaine, uniquement pour lui assurer sa fortune. Les fautes du vicomte devaient donc lui faire perdre deux puissantes protections. Jeune et joli garçon, si Savinien fût entré dans la marine, avec son nom et appuyé par un amiral, par un député, peut-être à vingt-trois ans eût-il été déjà lieutenant de vaisseau ; mais sa mère, opposée à ce que son fils unique se destinât à l’état militaire, l’avait fait élever à Nemours par un vicaire de l’abbé Chaperon, et s’était flattée de pouvoir conserver jusqu’à sa mort son fils près d’elle. Elle voulait sagement le marier avec une demoiselle d’Aiglemont, riche de douze mille livres de rentes, à la main de laquelle le nom de Portenduère et la ferme des Bordières permettaient de prétendre. Ce plan restreint, mais sage, et qui pouvait relever la famille à la seconde génération, eût été déjoué par les événements. Les d’Aiglemont étaient alors ruinés, et une de leurs filles, l’aînée, Hélène, avait disparu sans que la famille expliquât ce mystère. L’ennui d’une vie sans air, sans issue et sans action, sans autre aliment que l’amour des fils pour leurs mères, fatigua tellement Savinien qu’il rompit ses chaînes, quelque douces qu’elles fussent, et jura de ne jamais vivre en province, en comprenant un peu tard que son avenir n’était pas rue des Bourgeois. À vingt-un ans il avait donc quitté sa mère pour se faire reconnaître de ses parents et tenter la fortune à Paris. Ce devait être un funeste contraste que celui de la vie de Nemours et de la vie de Paris pour un jeune homme de vingt-un ans, libre, sans contradicteur, nécessairement affamé de plaisirs et à qui le nom de Portenduère et sa parenté si riche ouvraient les salons. Certain que sa mère gardait les économies de vingt années amassées dans quelque cachette, Savinien eut bientôt dépensé les six mille francs qu’elle lui donna pour voir Paris. Cette somme ne défraya pas ses six premiers mois, et il dut alors le double de cette somme à son hôtel, à son tailleur, à son bottier, à son loueur de voitures et de chevaux, à un bijoutier, à tous les marchands qui concourent au luxe des jeunes gens. À peine avait-il réussi à se faire connaître, à peine savait-il parler, se présenter, porter ses gilets et les choisir, commander ses habits et mettre sa cravate, qu’il se trouvait à la tête de trente mille francs de dettes et n’en était encore qu’à chercher une tournure délicate pour déclarer son amour à la sœur du marquis de Ronquerolles, madame de Sérizy, {p. 88} femme élégante, mais dont la jeunesse avait brillé sous l’Empire.
– Comment vous en êtes-vous tirés, vous autres ? dit un jour à la fin d’un déjeuner Savinien à quelques élégants avec lesquels il s’était lié comme se lient aujourd’hui des jeunes gens dont les prétentions en toute chose visent au même but et qui réclament une impossible égalité. Vous n’étiez pas plus riches que moi, vous marchez sans soucis, vous vous maintenez, et moi j’ai déjà des dettes !
– Nous avons tous commencé par là, lui dirent en riant Rastignac, Lucien de Rubempré, Maxime de Trailles, Émile Blondet, les dandies d’alors.
– Si de Marsay s’est trouvé riche au début de la vie, c’est un hasard ! dit l’amphitryon, un parvenu nommé Finot qui tentait de frayer avec ces jeunes gens. Et s’il n’eût pas été lui-même, ajouta-t-il en le saluant, sa fortune pouvait le ruiner.
– Le mot y est, dit Maxime de Trailles.
– Et l’idée aussi, répliqua Rastignac.
– Mon cher, dit gravement de Marsay à Savinien, les dettes sont la commandite de l’expérience. Une bonne éducation universitaire avec maîtres d’agréments et de désagréments, qui ne vous apprend rien, coûte soixante mille francs. Si l’éducation par le monde coûte le double, elle vous apprend la vie, les affaires, la politique, les hommes et quelquefois les femmes.
Blondet acheva cette leçon par cette traduction d’un vers de La Fontaine :
Le monde vend très-cher ce qu’on pense qu’il donne !
Au lieu de réfléchir à ce que les plus habiles pilotes de l’archipel parisien lui disaient de sensé, Savinien n’y vit que des plaisanteries.
– Prenez garde, mon cher, lui dit de Marsay, vous avez un beau nom, et si vous n’acquérez pas la fortune qu’exige votre nom, vous pourrez aller finir vos jours sous un habit de maréchal-des-logis10 dans un régiment de cavalerie.
Nous avons vu tomber de plus illustres têtes !
ajouta-t-il en déclamant ce vers de Corneille et prenant le bras de Savinien. – Il nous est venu, reprit-il, voici bientôt six ans, un jeune comte d’Esgrignon qui n’a pas vécu plus de deux ans dans le paradis du grand monde. Hélas ! il a vécu ce que vivent les fusées. Il s’est élevé jusqu’à la duchesse de Maufrigneuse, et il est {p. 89} retombé dans sa ville natale, où il expie ses fautes entre un vieux père à catarrhes et une partie de whist à deux sous la fiche. Dites votre situation à madame de Sérizy tout naïvement, sans honte, elle vous sera très-utile ; tandis que si vous jouez avec elle la charade du premier amour, elle se posera en madone de Raphaël, jouera aux jeux innocents, et vous fera voyager à grands frais dans le pays de Tendre !
Savinien, trop jeune encore, tout au pur honneur du gentilhomme, n’osa pas avouer sa position de fortune à madame de Sérizy. Madame de Portenduère, dans un moment où son fils ne savait où donner de la tête, envoya vingt mille francs, tout ce qu’elle possédait, sur une lettre où Savinien, instruit par ses amis dans la balistique des ruses dirigées par les enfants contre les coffres-forts paternels, parlait de billets à payer et du déshonneur de laisser protester sa signature. Il atteignit, avec ce secours, à la fin de la première année. Pendant la seconde, attaché au char de madame de Sérizy sérieusement éprise de lui, et qui d’ailleurs le formait, il usa de la dangereuse ressource des usuriers. Un député de ses amis, un ami de son cousin de Portenduère, Des Lupeaulx l’adressa, dans un jour de détresse, à Gobseck, à Gigonnet et à Palma qui, bien et dûment informés de la valeur des biens de sa mère, lui rendirent l’escompte doux et facile. L’usure et le trompeur secours des renouvellements lui firent mener une vie heureuse pendant environ dix-huit mois. Sans oser quitter madame de Sérizy, le pauvre enfant devint amoureux fou de la belle comtesse de Kergarouët, prude comme toutes les jeunes personnes qui attendent la mort d’un vieux mari, et qui font l’habile report de leur vertu sur un second mariage. Incapable de comprendre qu’une vertu raisonnée est invincible, Savinien faisait la cour à Émilie de Kergarouët en grande tenue d’homme riche : il ne manquait ni un bal ni un spectacle où elle devait se trouver.
– Mon petit, tu n’as pas assez de poudre pour faire sauter ce rocher-là, lui dit un soir en riant de Marsay.
Ce jeune roi de la fashion parisienne eut beau, par commisération, expliquer Émilie de Fontaine à cet enfant, il fallut les sombres clartés du malheur et les ténèbres de la prison pour éclairer Savinien. Une lettre de change, imprudemment souscrite à un bijoutier, d’accord avec les usuriers qui ne voulaient pas avoir l’odieux de l’arrestation, fit écrouer, pour cent dix-sept mille francs, {p. 90} Savinien de Portenduère à Sainte-Pélagie, à l’insu de ses amis. Aussitôt que cette nouvelle fut sue par Rastignac, par de Marsay et par Lucien de Rubempré, tous trois vinrent voir Savinien et lui offrirent chacun un billet de mille francs en le trouvant dénué de tout. Le valet de chambre, acheté par deux créanciers, avait indiqué l’appartement secret où Savinien logeait, et tout y avait été saisi, moins les habits et le peu de bijoux qu’il portait. Les trois jeunes gens, munis d’un excellent dîner, et tout en buvant le vin de Xérès apporté par de Marsay, s’informèrent de la situation de Savinien, en apparence afin d’organiser son avenir, mais sans doute pour le juger.
– Quand on s’appelle Savinien de Portenduère, s’était écrié Rastignac, quand on a pour cousin un futur pair de France et pour grand-oncle l’amiral Kergarouët, si l’on commet l’énorme faute de se laisser mettre à Sainte-Pélagie, il ne faut pas y rester, mon cher !
– Pourquoi ne m’avoir rien dit ? s’écria de Marsay. Vous aviez à vos ordres ma voiture de voyage, dix mille francs et des lettres pour l’Allemagne. Nous connaissons Gobseck, Gigonnet et autres crocodiles, nous les aurions fait capituler. Et d’abord quel âne vous a mené boire à cette source mortelle ? demanda de Marsay.
– Des Lupeaulx.
Les trois jeunes gens se regardèrent en se communiquant ainsi la même pensée, un soupçon, mais sans l’exprimer.
– Expliquez-moi vos ressources, montrez-moi votre jeu, demanda de Marsay.
Lorsque Savinien eut dépeint sa mère et ses bonnets à coques, sa petite maison à trois croisées dans la rue des Bourgeois, sans autre jardin qu’une cour à puits et à hangar pour serrer le bois ; qu’il leur eut chiffré la valeur de cette maison, bâtie en grès, crépie en mortier rougeâtre, et prisé la ferme des Bordières, les trois dandies se regardèrent et dirent d’un air profond le mot de l’abbé dans les Marrons du feu d’Alfred de Musset dont les Contes d’Espagne venaient de paraître : – Triste !
– Votre mère payera sur une lettre habilement écrite, dit Rastignac.
– Oui, mais après ?… s’écria de Marsay.
– Si vous n’aviez été que mis dans le fiacre, dit Lucien, le gouvernement du roi vous mettrait dans la diplomatie ; mais Sainte-Pélagie n’est pas l’antichambre d’une ambassade.
{p. 91} – Vous n’êtes pas assez fort pour la vie de Paris, dit Rastignac.
– Voyons ? reprit de Marsay qui toisa Savinien comme un maquignon estime un cheval. Vous avez de beaux yeux bleus, bien fendus, vous avez un front blanc bien dessiné, des cheveux noirs magnifiques, de petites moustaches qui font bien sur votre joue pâle, et une taille svelte ; vous avez un pied qui annonce de la race, des épaules et une poitrine pas trop commissionnaires et cependant solides. Vous êtes ce que j’appelle un brun élégant. Votre figure est dans le genre de celle de Louis XIII, peu de couleurs, le nez d’une jolie forme ; et vous avez de plus ce qui plaît aux femmes, un je ne sais quoi dont ne se rendent pas compte les hommes eux-mêmes et qui tient à l’air, à la démarche, au son de voix, au lancer du regard, au geste, à une foule de petites choses que les femmes voient et auxquelles elles attachent un certain sens qui nous échappe. Vous ne vous connaissez pas, mon cher. Avec un peu de tenue, en six mois, vous enchanteriez une Anglaise de cent mille livres, en prenant surtout le titre de vicomte de Portenduère auquel vous avez droit. Ma charmante belle-mère lady Dudley, qui n’a pas sa pareille pour embrocher deux cœurs, vous la découvrirait dans quelques-uns des terrains d’alluvion de la Grande-Bretagne. Mais il faudrait pouvoir et savoir reporter vos dettes à quatre-vingt-dix jours par une habile manœuvre de haute banque. Pourquoi ne m’avoir rien dit ? À Bade, les usuriers vous auraient respecté, servi peut-être ; mais après vous avoir mis en prison, ils vous méprisent. L’usurier est comme la Société, comme le Peuple, à genoux devant l’homme assez fort pour se jouer de lui, et sans pitié pour les agneaux. Aux yeux d’un certain monde, Sainte-Pélagie est une diablesse qui roussit furieusement l’âme des jeunes gens. Voulez-vous mon avis, mon cher enfant ? je vous dirai comme au petit d’Esgrignon : Payez vos dettes avec mesure en gardant de quoi vivre pendant trois ans, et mariez-vous en province avec la première fille qui aura trente mille livres de rentes. En trois ans, vous aurez trouvé quelque sage héritière qui voudra se nommer madame de Portenduère. Voilà la sagesse. Buvons donc. Je vous porte ce toast : – À la fille d’argent !
Les jeunes gens ne quittèrent leur ex-ami qu’à l’heure officielle des adieux, et sur le pas de la porte ils se dirent : – Il n’est pas fort ! – Il est bien abattu ! – Se11 relèvera-t-il ?
Le lendemain, Savinien écrivit à sa mère une confession générale {p. 92} en vingt-deux pages. Après avoir pleuré pendant toute une journée, madame de Portenduère écrivit d’abord à son fils, en lui promettant de le tirer de prison ; puis aux comtes de Portenduère et de Kergarouët.
Les lettres que le curé venait de lire et que la pauvre mère tenait à la main, humides de ses larmes, étaient arrivées le matin même et lui avaient brisé le cœur.
À madame de Portenduère
Vous ne pouvez pas douter de l’intérêt que l’amiral et moi nous prenons à vos peines. Ce que vous mandez à monsieur de Kergarouët m’afflige d’autant plus que ma maison était celle de votre fils : nous étions fiers de lui. Si Savinien avait eu plus de confiance en l’amiral, nous l’eussions pris avec nous, il serait déjà placé convenablement ; mais il ne nous a rien dit, le malheureux enfant ! L’amiral ne saurait payer cent mille francs ; il est endetté lui-même, et s’est obéré pour moi qui ne savais rien de sa position pécuniaire. Il est d’autant plus désespéré que Savinien nous a, pour le moment, lié les mains en se laissant arrêter. Si mon beau neveu n’avait pas eu pour moi je ne sais quelle sotte passion qui étouffait la voix du parent par l’orgueil de l’amoureux, nous l’eussions fait voyager en Allemagne pendant que ses affaires se seraient accommodées ici. Monsieur de Kergarouët aurait pu demander une place pour son petit neveu dans les bureaux de la marine ; mais un emprisonnement pour dettes va sans doute paralyser les démarches de l’amiral. Payez les dettes de Savinien, qu’il serve dans la marine, il fera son chemin en vrai Portenduère, il a leur feu dans ses beaux yeux noirs, et nous l’aiderons tous.
Ne vous désespérez donc pas, madame ; il vous reste des amis au nombre desquels je veux être comprise comme une des plus sincères, et je vous envoie mes vœux avec les respects de votre
{p. 93} À madame de Portenduère
Ma chère tante, je suis aussi contrarié qu’affligé des escapades de Savinien. Marié, père de deux fils et d’une fille, ma fortune, déjà si médiocre relativement à ma position et à mes espérances, ne me permet pas de l’amoindrir d’une somme de cent mille francs pour payer la rançon d’un Portenduère pris par les Lombards. Vendez votre ferme, payez ses dettes et venez à Portenduère, vous y trouverez l’accueil que nous vous devons, quand même nos cœurs ne seraient pas entièrement à vous. Vous vivrez heureuse, et nous finirons par marier Savinien, que ma femme trouve charmant. Cette frasque n’est rien, ne vous désolez pas, elle ne se saura jamais dans notre province où nous connaissons plusieurs filles d’argent très-riches, et qui seront enchantées de nous appartenir.
Ma femme se joint à moi pour vous dire toute la joie que vous nous ferez, et vous prie d’agréer ses vœux pour la réalisation de ce projet et l’assurance de nos respects affectueux.
– Quelles lettres pour une Kergarouët ! s’écria la vieille Bretonne en essuyant ses yeux.
– L’amiral ne sait pas que son neveu est en prison, dit enfin l’abbé Chaperon ; la comtesse a seule lu votre lettre, et seule a répondu. Mais il faut prendre un parti, reprit-il après une pause, et voici ce que j’ai l’honneur de vous conseiller. Ne vendez pas votre ferme. Le bail est à fin, et voici vingt-quatre ans qu’il dure ; dans quelques mois, vous pourrez porter son fermage à six mille francs, et vous faire donner un pot-de-vin d’une valeur de deux années. Empruntez à un honnête homme, et non aux gens de la ville qui font le commerce des hypothèques. Votre voisin est un digne homme, un homme de bonne compagnie, qui a vu le beau monde avant la Révolution, et qui d’athée est devenu catholique. N’ayez point de répugnance à le venir voir ce soir, il sera très-sensible à votre démarche ; oubliez un moment que vous êtes Kergarouët.
– Jamais ! dit la vieille mère d’un son de voix strident.
{p. 94} – Enfin soyez une Kergarouët aimable ; venez quand il sera seul, il ne vous prêtera qu’à trois et demi, peut-être à trois pour cent, et vous rendra service avec délicatesse, vous en serez contente ; il ira délivrer lui-même Savinien, car il sera forcé de vendre des rentes, et vous le ramènera.
– Vous parlez donc de ce petit Minoret ?
– Ce petit a quatre-vingt-trois ans, reprit l’abbé Chaperon en souriant. Ma chère dame, ayez un peu de charité chrétienne, ne le blessez pas, il peut vous être utile de plus d’une manière.
– Et comment ?
– Mais il a un ange auprès de lui, la plus céleste jeune fille.
– Oui, cette petite Ursule… Eh ! bien, après ?
Le pauvre curé n’osa poursuivre en entendant cet : Eh ! bien, après ? dont la sécheresse et l’âpreté tranchaient d’avance la proposition qu’il voulait faire.
– Je crois le docteur Minoret puissamment riche…
– Tant mieux pour lui.
– Vous avez déjà très-indirectement causé les malheurs actuels de votre fils en ne lui donnant pas de carrière, prenez garde à l’avenir ! dit sévèrement le curé. Dois-je annoncer votre visite à votre voisin ?
– Mais pourquoi, sachant que j’ai besoin de lui, ne viendrait-il pas ?
– Ah ! madame, en allant chez lui, vous payerez trois pour cent ; et, s’il vient chez vous, vous payerez cinq, dit le curé qui trouva cette belle raison afin de décider la vieille dame. Et si vous étiez forcée de vendre votre ferme par Dionis le notaire, par le greffier Massin, qui vous refuseraient des fonds en espérant profiter de votre désastre, vous perdriez la moitié de la valeur des Bordières. Je n’ai pas la moindre influence sur des Dionis, des Massin, des Levrault, les gens riches du pays qui convoitent votre ferme et savent votre fils en prison.
– Ils le savent, ils le savent, s’écria-t-elle en levant les bras. Oh ! mon pauvre curé, vous avez laissé12 refroidir votre café… Tiennette ! Tiennette !
Tiennette, une vieille Bretonne à casaquin et à bonnet breton, âgée de soixante ans, entra lestement et prit, pour le faire chauffer, le café du curé.
– Soyez paisible, monsieur le recteur, dit-elle en voyant que le {p. 95} curé voulait boire, je le mettrai dans le bain-marie, il ne deviendra point mauvais.
– Eh ! bien, reprit le curé de sa voix insinuante, j’irai prévenir monsieur le docteur de votre visite, et vous viendrez.
La vieille mère ne céda qu’après une heure de discussion, pendant laquelle le curé fut obligé de répéter dix fois ses arguments. Et encore l’altière Kergarouët ne fut-elle vaincue que par ces derniers mots : – Savinien irait !
– Il vaut mieux alors que ce soit moi, dit-elle.
Neuf heures sonnaient quand la petite porte ménagée dans la grande se fermait sur le curé, qui sonna vivement à la grille du docteur. L’abbé Chaperon tomba de Tiennette en Bougival, car la vieille nourrice lui dit : – Vous venez bien tard, monsieur le curé ! comme l’autre lui avait dit : – Pourquoi quittez-vous sitôt madame quand elle a du chagrin ?
Le curé trouva nombreuse compagnie dans le salon vert et brun du docteur, car Dionis était allé rassurer les héritiers en passant chez Massin pour leur répéter les paroles de leur oncle.
– Ursule, dit-il, a, je crois, un amour au cœur qui ne lui donnera que peine et soucis ; elle paraît romanesque (l’excessive sensibilité s’appelle ainsi chez les notaires), et nous la verrons long-temps fille. Ainsi, pas de défiance : soyez aux petits soins avec elle, et soyez les serviteurs de votre oncle, car il est plus fin que cent Goupils, ajouta le notaire, sans savoir que Goupil est la corruption du mot latin vulpes, renard.
Donc, mesdames Massin et Crémière, leurs maris, le maître de poste et Désiré formaient avec le médecin de Nemours et Bongrand une assemblée inaccoutumée et turbulente chez le docteur. L’abbé Chaperon entendit en entrant les sons du piano. La pauvre Ursule achevait la symphonie en la de Beethoven. Avec la ruse permise à l’innocence, l’enfant, que son parrain avait éclairée et à qui les héritiers déplaisaient, choisit cette musique grandiose et qui doit être étudiée pour être comprise, afin de dégoûter ces femmes de leur envie. Plus la musique est belle, moins les ignorants la goûtent. Aussi, quand la porte s’ouvrit et que l’abbé Chaperon montra sa tête vénérable : – Ah ! voilà monsieur le curé, s’écrièrent les héritiers heureux de se lever tous et de mettre un terme à leur supplice.
L’exclamation trouva un écho à la table de jeu où Bongrand, le {p. 96} médecin de Nemours et le vieillard étaient victimes de l’outrecuidance13 avec laquelle le percepteur, pour plaire à son grand-oncle, avait proposé de faire le quatrième au whist. Ursule quitta le forté. Le docteur se leva comme pour saluer le curé, mais bien pour arrêter la partie. Après de grands compliments adressés à leur oncle sur le talent de sa filleule, les héritiers tirèrent leur révérence.
– Bonsoir, mes amis, s’écria le docteur quand la grille retentit.
– Ah ! voilà ce qui coûte si cher, dit madame Crémière à madame Massin quand elles furent à quelques pas.
– Dieu me garde de donner de l’argent pour que ma petite Aline me fasse des charivaris pareils dans la maison, répondit madame Massin.
– Elle dit que c’est de Bethovan, qui passe cependant pour un grand musicien, dit le receveur, il a de la réputation.
– Ma foi, ce ne sera pas à Nemours, reprit madame Crémière, et il est bien nommé Bête à vent.
– Je crois que notre oncle l’a fait exprès pour que nous n’y revenions plus, dit Massin, car il a cligné des yeux en montrant le volume vert à sa petite mijaurée.
– Si c’est avec ce carillon-là qu’ils s’amusent, reprit le maître de poste, ils font bien de rester entre eux.
– Il faut que monsieur le juge de paix aime bien à jouer pour entendre ces sonacles, dit madame Crémière.
– Je ne saurai jamais jouer devant des personnes qui ne comprennent pas la musique, dit Ursule en venant s’asseoir auprès de la table de jeu.
– Les sentiments chez les personnes richement organisées ne peuvent se développer que dans une sphère amie, dit le curé de Nemours. De même que le prêtre ne saurait bénir en présence du Mauvais Esprit, que le châtaignier meurt dans une terre grasse, un musicien de génie éprouve une défaite intérieure quand il est entouré d’ignorants. Dans les arts, nous devons recevoir des âmes qui servent de milieu à notre âme autant de force que nous leur en communiquons. Cet axiome qui régit les affections humaines a dicté les proverbes : – Il faut hurler avec les loups. – Qui se ressemble s’assemble. Mais la souffrance que vous devez avoir éprouvée n’atteint que les natures tendres et délicates.
– Aussi, mes amis, dit le docteur, une chose qui ne ferait que de la peine à une femme pourrait-elle tuer ma petite Ursule. Ah ! {p. 97} quand je ne serai plus, élevez entre cette chère fleur et le monde cette haie protectrice dont parlent les vers de Catulle : ut flos, etc.
– Ces dames ont été cependant bien flatteuses pour vous, Ursule, dit le juge de paix en souriant.
– Grossièrement flatteuses, fit observer le médecin de Nemours.
– J’ai toujours remarqué de la grossièreté dans les flatteries de commande, répondit le vieux Minoret. Et pourquoi ?
– Une pensée vraie porte avec elle sa finesse, dit l’abbé.
– Vous avez dîné chez madame de Portenduère14 ? dit alors Ursule qui interrogea l’abbé Chaperon en lui jetant un regard plein d’inquiète curiosité.
– Oui ; la pauvre dame est bien affligée, et il ne serait pas impossible qu’elle vînt vous voir ce soir, monsieur Minoret.
– Si elle est dans le chagrin et qu’elle ait besoin de moi, j’irai chez elle, s’écria le docteur. Achevons le dernier rubber.
Par-dessous la table, Ursule pressa la main du vieillard.
– Son fils, dit le juge de paix, était un peu trop simple pour habiter Paris sans un mentor. Quand j’ai su qu’on prenait ici, près du notaire, des renseignements sur la ferme de la vieille dame, j’ai deviné qu’il escomptait la mort de sa mère.
– L’en croyez-vous capable ? dit Ursule en lançant un regard terrible à monsieur Bongrand, qui se dit en lui-même : Hélas ! oui, elle l’aime.
– Oui et non, dit le médecin de Nemours. Savinien a du bon, et la raison en est qu’il est en prison : les fripons n’y vont jamais.
– Mes amis, s’écria le vieux Minoret, en voici bien assez pour ce soir, il ne faut pas laisser pleurer une pauvre mère une minute de plus quand on peut sécher ses larmes.
Les quatre amis se levèrent et sortirent, Ursule les accompagna jusqu’à la grille, regarda son parrain et le curé frappant à la porte en face ; et quand Tiennette les eut introduits, elle s’assit sur une des bornes extérieures de la maison, ayant la Bougival près d’elle.
– Madame la vicomtesse, dit le curé qui entra le premier dans la petite salle, monsieur le docteur Minoret n’a point voulu que vous prissiez la peine de venir chez lui…
– Je suis trop de l’ancien temps, madame, reprit le docteur, pour ne pas savoir tout ce qu’un homme doit à une personne de votre {p. 98} qualité, et je suis trop heureux, d’après ce que m’a dit monsieur le curé, de pouvoir vous servir en quelque chose.
Madame de Portenduère, à qui la démarche convenue pesait tant que depuis le départ de l’abbé Chaperon elle voulait s’adresser au notaire de Nemours, fut si surprise de la délicatesse de Minoret, qu’elle se leva pour répondre à son salut et lui montra un fauteuil.
– Asseyez-vous, monsieur, dit-elle d’un air royal. Notre cher curé vous aura dit que le vicomte est en prison pour quelques dettes de jeune homme, cent mille livres… Si vous pouviez les lui prêter, je vous donnerais une garantie sur ma ferme des Bordières.
– Nous en parlerons, madame la vicomtesse, quand je vous aurai ramené monsieur votre fils, si vous me permettez d’être votre intendant en cette circonstance.
– Très-bien, monsieur le docteur, répondit la vieille dame en inclinant la tête et regardant le curé d’un air qui voulait dire : Vous avez raison, il est homme de bonne compagnie.
– Mon ami le docteur, dit alors le curé, vous le voyez, madame, est plein de dévouement pour votre maison.
– Nous vous en aurons de la reconnaissance, monsieur, dit madame de Portenduère en faisant visiblement un effort ; car à votre âge s’aventurer dans Paris à la piste des méfaits d’un étourdi…
– Madame, en soixante-cinq, j’eus l’honneur de voir l’illustre amiral de Portenduère chez cet excellent monsieur de Malesherbes, et chez monsieur le comte de Buffon, qui désirait le questionner sur plusieurs faits curieux de ses voyages. Il n’est pas impossible que feu monsieur de Portenduère, votre mari, s’y soit trouvé. La marine française était alors glorieuse, elle tenait tête à l’Angleterre, et le capitaine apportait dans cette partie sa quote-part de courage. Avec quelle impatience, en quatre-vingt-trois et quatre, attendait-on des nouvelles du camp de Saint-Roch ! J’ai failli partir comme médecin des armées du roi. Votre grand-oncle, qui vit encore, l’amiral Kergarouët a soutenu dans ce temps-là son fameux combat, car il était sur la Belle-Poule.
– Ah ! s’il savait son petit-neveu en prison !
– Monsieur le vicomte n’y sera plus dans deux jours, dit le vieux Minoret en se levant.
Il tendit la main pour prendre celle de la vieille dame, qui se la {p. 99} laissa prendre, il y déposa un baiser respectueux, la salua profondément et sortit ; mais il rentra pour dire au curé : – Voulez-vous, mon cher abbé, m’arrêter une place à la diligence pour demain matin ?
Le curé resta pendant une demi-heure environ à chanter les louanges du docteur Minoret, qui avait voulu faire et avait fait la conquête de la vieille dame.
– Il est étonnant pour son âge, dit-elle ; il parle d’aller à Paris et de faire les affaires de mon fils, comme s’il n’avait que vingt-cinq ans. Il a vu la bonne compagnie.
– La meilleure, madame ; et aujourd’hui plus d’un fils de pair de France pauvre serait bien heureux d’épouser sa pupille avec un million. Ah ! si cette idée passait par le cœur de Savinien, les temps sont si changés que ce n’est pas de votre côté que seraient les plus grandes difficultés, après la conduite de votre fils.
L’étonnement profond où cette dernière phrase jeta la vieille dame permit au curé de l’achever.
– Vous avez perdu le sens, mon cher abbé Chaperon.
– Vous y penserez, madame, et Dieu veuille que votre fils se conduise désormais de manière à conquérir l’estime de ce vieillard !
– Si ce n’était pas vous, monsieur le curé, dit madame de Portenduère, si c’était un autre qui me parlât ainsi…
– Vous ne le verriez plus, dit en souriant l’abbé Chaperon. Espérons que votre cher fils vous apprendra ce qui se passe à Paris en fait d’alliances. Vous songerez au bonheur de Savinien, et après avoir déjà compromis son avenir ne l’empêchez pas de se faire une position.
– Et c’est vous qui me dites cela ?
– Si je ne vous le disais point, qui donc vous le dirait ? s’écria le prêtre en se levant et faisant une prompte retraite.
Le curé vit Ursule et son parrain tournant sur eux-mêmes dans la cour. Le faible docteur avait été tant tourmenté par sa filleule qu’il venait de céder : elle voulait aller à Paris et lui donnait mille prétextes. Il appela le curé, qui vint, et le pria de retenir tout le coupé pour lui le soir même si le bureau de la diligence était encore ouvert. Le lendemain, à six heures et demie du soir, le vieillard et la jeune fille arrivèrent à Paris, où, dans la soirée même, le docteur alla consulter son notaire. Les événements politiques étaient menaçants. Le juge de paix de Nemours avait dit plusieurs {p. 100} fois la veille au docteur, pendant sa conversation, qu’il fallait être fou pour conserver un sou de rente dans les fonds tant que la querelle élevée entre la Presse et la Cour ne serait pas vidée. Le notaire de Minoret approuva le conseil indirectement donné par le juge de paix. Le docteur profita donc de son voyage pour réaliser ses actions industrielles et ses rentes, qui toutes se trouvaient en hausse, et déposer ses capitaux à la Banque. Le notaire engagea son vieux client à vendre aussi les fonds laissés par monsieur de Jordy à Ursule, et qu’il avait fait valoir en bon père de famille. Il promit de mettre en campagne un agent d’affaires excessivement rusé pour traiter avec les créanciers de Savinien ; mais il fallait, pour réussir, que le jeune homme eût le courage de rester quelques jours encore en prison.
– La précipitation dans ces sortes d’affaires coûte au moins quinze pour cent, dit le notaire au docteur. Et d’abord vous n’aurez pas vos fonds avant sept ou huit jours.
Quand Ursule apprit que Savinien serait encore au moins une semaine en prison, elle pria son tuteur de la laisser l’y accompagner une seule fois. Le vieux Minoret refusa. L’oncle et la nièce étaient logés dans un hôtel de la rue Croix-des-Petits-Champs, où le docteur avait pris tout un appartement convenable ; et, connaissant la religion de sa pupille, il lui fit promettre de n’en point sortir quand il serait dehors pour ses affaires. Le bonhomme promenait Ursule dans Paris, lui faisait voir les passages, les boutiques, les boulevards ; mais rien ne l’amusait ni ne l’intéressait.
– Que veux-tu ? lui disait le vieillard.
– Voir Sainte-Pélagie, répondait-elle avec obstination.
Minoret prit alors un fiacre et la mena jusqu’à la rue de la Clef, où la voiture stationna devant l’ignoble façade de cet ancien couvent transformé en prison. La vue de ces hautes murailles grisâtres dont toutes les fenêtres sont grillées, celle de ce guichet où l’on ne peut entrer qu’en se baissant (horrible leçon !), cette masse sombre dans un quartier plein de misères et où elle se dresse entourée de rues désertes comme une misère suprême : cet ensemble de choses tristes saisit Ursule et lui fit verser quelques larmes.
– Comment, dit-elle, emprisonne-t-on des jeunes gens pour de l’argent ? comment une dette donne-t-elle à un usurier un pouvoir que le roi lui-même n’a pas ? Il est donc là ! s’écria-t-elle. Et où, mon parrain ? ajouta-t-elle en regardant de fenêtre en fenêtre.
{p. 101} – Ursule, dit le vieillard, tu me fais faire des folies. Ce n’est pas l’oublier, cela.
– Mais, reprit-elle, s’il faut renoncer à lui, dois-je aussi ne lui porter aucun intérêt ? Je puis l’aimer et ne me marier à personne.
– Ah ! s’écria le bonhomme, il y a tant de raison dans ta déraison que je me repens de t’avoir amenée.
Trois jours après, le vieillard avait les quittances en règle, les titres et toutes les pièces établissant la libération de Savinien. Cette liquidation, y compris les honoraires de l’homme d’affaires, s’était opérée pour une somme de quatre-vingt mille francs. Il restait au docteur huit cent mille francs, que son notaire lui fit mettre en bons du trésor, afin de ne pas perdre trop d’intérêts. Il gardait vingt mille francs en billets de banque pour Savinien. Le docteur alla lui-même lever l’écrou le samedi à deux heures, et le jeune vicomte, instruit déjà par une lettre de sa mère, remercia son libérateur avec une sincère effusion de cœur.
– Vous ne devez pas tarder à venir voir votre mère, lui dit le vieux Minoret.
Savinien répondit avec une sorte de confusion qu’il avait contracté dans sa prison une dette d’honneur, et raconta la visite de ses amis.
– Je vous soupçonnais quelque dette privilégiée, s’écria le docteur en souriant. Votre mère m’emprunte cent mille francs, mais je n’en ai payé que quatre-vingt mille : voici le reste, ménagez-le bien, monsieur, et considérez ce que vous en garderez comme votre enjeu au tapis vert de la fortune.
Pendant les huit derniers jours Savinien avait fait des réflexions sur l’époque actuelle. La concurrence en toute chose exige de grands travaux à qui veut une fortune. Les moyens illégaux demandent plus de talent et de pratiques souterraines qu’une recherche à ciel ouvert. Les succès dans le monde, loin de donner une position, dévorent le temps et veulent énormément d’argent. Le nom de Portenduère, que sa mère lui disait tout-puissant, n’était rien à Paris. Son cousin le député, le comte de Portenduère, faisait petite figure au sein de la Chambre élective en présence de la Pairie, de la Cour, et n’avait pas trop de son crédit pour lui-même. L’amiral de Kergarouët n’existait que par sa femme. Il avait vu des orateurs, des gens venus du milieu social inférieur à la noblesse ou de petits {p. 102} gentilshommes être des personnages influents. Enfin l’argent était le pivot, l’unique moyen, l’unique mobile d’une Société que Louis XVIII avait voulu créer à l’instar de celle d’Angleterre. De la rue de la Clef à la rue Croix-des-Petits-Champs, le gentilhomme développa le résumé de ses méditations, en harmonie d’ailleurs avec le conseil de de Marsay, au vieux médecin.
– Je dois, dit-il, me faire oublier pendant trois ou quatre ans, et chercher une carrière. Peut-être me ferais-je un nom par un livre de haute politique ou de statistique morale, par quelque traité sur une des grandes questions actuelles. Enfin, tout en cherchant à me marier avec une jeune personne qui me donne l’éligibilité, je travaillerai dans l’ombre et le silence.
En étudiant avec soin la figure du jeune homme, le docteur y reconnut le sérieux de l’homme blessé qui veut une revanche. Il approuva beaucoup ce plan.
– Mon voisin, lui dit-il en terminant, si vous avez dépouillé la peau de la vieille noblesse, qui n’est plus de mise aujourd’hui ; après trois ou quatre ans de vie sage et appliquée, je me charge de vous trouver une jeune personne supérieure, belle, aimable, pieuse, et riche de sept à huit cent mille francs, qui vous rendra heureux et de laquelle vous serez fier, mais qui ne sera noble que par le cœur.
– Eh ! docteur, s’écria le jeune homme, il n’y a plus de noblesse aujourd’hui, il n’y a plus qu’une aristocratie.
– Allez payer vos dettes d’honneur, et revenez ici ; je vais retenir le coupé de la diligence, car ma pupille est avec moi, dit le vieillard.
Le soir, à six heures, les trois voyageurs partirent par la Ducler de la rue Dauphine. Ursule, qui avait mis un voile, ne dit pas un mot. Après avoir envoyé, par un mouvement de galanterie superficielle, ce baiser qui fit chez Ursule autant de ravages qu’en aurait fait un livre d’amour, Savinien avait entièrement oublié la pupille du docteur dans l’enfer de ses dettes à Paris, et d’ailleurs son amour sans espoir pour Émilie de Kergarouët ne lui permettait pas d’accorder un souvenir à quelques regards échangés avec une petite fille de Nemours ; il ne la reconnut donc pas quand le vieillard la fit monter la première et se mit auprès d’elle pour la séparer du jeune vicomte.
– J’aurai des comptes à vous rendre, dit le docteur au jeune homme, je vous apporte toutes vos paperasses.
– J’ai failli ne pas partir, dit Savinien, car il m’a fallu me {p. 103} commander des habits et du linge ; les Philistins m’ont tout pris, et j’arrive en enfant prodigue.
Quelque intéressants que fussent les sujets de conversation entre le jeune homme et le vieillard, quelque spirituelles que fussent certaines réponses de Savinien, la jeune fille resta muette jusqu’au crépuscule, son voile vert baissé, ses mains croisées sur son châle.
– Mademoiselle n’a pas l’air d’être enchantée de Paris ? dit enfin Savinien piqué.
– Je reviens à Nemours avec plaisir, répondit-elle d’une voix émue en levant son voile.
Malgré l’obscurité, Savinien la reconnut alors à la grosseur de ses nattes et à ses brillants yeux bleus.
– Et moi je quitte Paris sans regret pour venir m’enterrer à Nemours, puisque j’y retrouve ma belle voisine, dit-il. J’espère, monsieur le docteur, que vous me recevrez chez vous ; j’aime la musique, et je me souviens d’avoir entendu le piano de mademoiselle Ursule.
– Je ne sais pas, monsieur, dit gravement le docteur, si madame votre mère vous verrait avec plaisir chez un vieillard qui doit avoir pour cette chère enfant toute la sollicitude d’une mère.
Cette réponse mesurée fit beaucoup penser Savinien, qui se souvint alors du baiser si légèrement envoyé. La nuit était venue, la chaleur était lourde, Savinien et le docteur s’endormirent les premiers. Ursule, qui veilla long-temps en faisant des projets, succomba vers minuit. Elle avait ôté son petit chapeau de paille commune tressée. Sa tête couverte d’un bonnet brodé se posa bientôt sur l’épaule de son parrain. Au petit jour, à Bouron, Savinien s’éveilla le premier. Il aperçut alors Ursule dans le désordre où les cahots avaient mis sa tête : le bonnet s’était chiffonné, retroussé ; les nattes déroulées tombaient de chaque côté de ce visage animé par la chaleur de la voiture ; mais dans cette situation, horrible pour les femmes auxquelles la toilette est nécessaire, la jeunesse et la beauté triomphent. L’innocence a toujours un beau sommeil. Les lèvres entr’ouvertes laissaient voir de jolies dents, le châle défait permettait de remarquer, sans offenser Ursule, sous les plis d’une robe de mousseline peinte, toutes les grâces du corsage. Enfin, la pureté de cette âme vierge brillait sur cette physionomie et se laissait voir d’autant mieux qu’aucune autre expression ne la troublait. Le vieux Minoret, qui s’éveilla, replaça la tête de sa fille dans le coin de la {p. 104} voiture pour qu’elle fût plus à son aise ; elle se laissa faire sans s’en apercevoir, tant elle dormait profondément après toutes les nuits employées à penser au malheur de Savinien.
– Pauvre petite ! dit-il à son voisin, elle dort comme un enfant qu’elle est.
– Vous devez en être fier, reprit Savinien, car elle paraît être aussi bonne qu’elle est belle !
– Ah ! c’est la joie de la maison. Elle serait ma fille, je ne l’aimerais pas davantage. Elle aura seize ans le 5 février prochain. Dieu veuille que je vive assez pour la marier à un homme qui la rende heureuse. J’ai voulu la mener au spectacle à Paris où elle venait pour la première fois ; elle n’a pas voulu, le curé de Nemours le lui avait défendu. – Mais, lui ai-je dit, quand tu seras mariée, si ton mari veut t’y conduire ? – Je ferai tout ce que désirera mon mari, m’a-t-elle répondu. S’il me demande quelque chose de mal et que je sois assez faible pour lui obéir, il sera chargé de ces fautes-là devant Dieu ; aussi puiserai-je la force de résister, dans son intérêt bien entendu.
En entrant à Nemours, à cinq heures du matin, Ursule s’éveilla toute honteuse de son désordre, et de rencontrer le regard plein d’admiration de Savinien. Pendant l’heure que la diligence mit à venir de Bouron, où elle s’arrêta quelques minutes, le jeune homme s’était épris d’Ursule. Il avait étudié la candeur de cette âme, la beauté du corps, la blancheur du teint, la finesse des traits, le charme de la voix qui avait prononcé la phrase si courte et si expressive où la pauvre enfant disait tout en ne voulant rien dire. Enfin je ne sais quel pressentiment lui fit voir dans Ursule la femme que le docteur lui avait dépeinte en l’encadrant d’or avec ces mots magiques : sept à huit cent mille francs !
– Dans trois ou quatre ans, elle aura vingt ans, j’en aurai vingt-sept ; le bonhomme a parlé d’épreuves, de travail, de bonne conduite ! Quelque fin qu’il paraisse, il finira par me dire son secret.
Les trois voisins se séparèrent en face de leurs maisons, et Savinien mit de la coquetterie dans ses adieux en lançant à Ursule un regard plein de sollicitations. Madame de Portenduère laissa son fils dormir jusqu’à midi. Malgré la fatigue du voyage, le docteur et Ursule allèrent à la grand’messe. La délivrance de Savinien et son retour en compagnie du docteur avaient expliqué le but de son absence aux politiques de la ville et aux héritiers réunis sur la place {p. 105} en un conciliabule semblable à celui qu’ils y tenaient quinze jours auparavant. Au grand étonnement des groupes, à la sortie de la messe, madame de Portenduère arrêta le vieux Minoret, qui lui offrit le bras et la reconduisit. La vieille dame voulait le prier à dîner, ainsi que sa pupille, aujourd’hui même, en lui disant que monsieur le curé serait l’autre convive.
– Il aura voulu montrer Paris à Ursule, dit Minoret-Levrault.
– Peste ! le bonhomme ne fait pas un pas sans sa petite bonne, s’écria Crémière.
– Pour que la bonne femme Portenduère lui ait donné le bras, il doit se passer des choses bien intimes entre eux, dit Massin.
– Et vous n’avez pas deviné que votre oncle a vendu ses rentes et débloqué le petit Portenduère ! s’écria Goupil. Il avait refusé mon patron, mais il n’a pas refusé sa patronne… Ah ! vous êtes cuits. Le vicomte proposera de faire un contrat au lieu d’une obligation, et le docteur fera reconnaître à son bijou de filleule par le mari tout ce qu’il sera nécessaire de donner pour conclure une pareille alliance.
– Ce ne serait pas une maladresse que de marier Ursule avec monsieur Savinien, dit le boucher. La vieille dame donne à dîner aujourd’hui à monsieur Minoret, Tiennette est venue dès cinq heures me retenir un filet de bœuf.
– Eh ! bien, Dionis, il se fait de belle besogne ?… dit Massin en courant au-devant du notaire qui venait sur la place.
– Eh ! bien, quoi ? tout va bien, répliqua le notaire. Votre oncle a vendu ses rentes, et madame de Portenduère m’a prié de passer chez elle pour signer une obligation de cent mille francs hypothéqués sur ses biens et prêtés par votre oncle.
– Oui ; mais si les jeunes gens allaient se marier ?
– C’est comme si vous me disiez que Goupil est mon successeur, répondit le notaire.
– Les deux choses ne sont pas impossibles, dit Goupil.
En revenant de la messe, la vieille dame fit dire par Tiennette à son fils de passer chez elle.
Cette petite maison avait trois chambres au premier étage. Celle de madame de Portenduère et celle de feu son mari se trouvaient du même côté, séparées par un grand cabinet de toilette qu’éclairait un jour de souffrance, et réunies par une petite antichambre qui donnait sur l’escalier. La fenêtre de l’autre chambre, habitée de {p. 106} tout temps par Savinien, était, comme celle de son père, sur la rue. L’escalier se développait derrière de manière à laisser pour cette chambre un petit cabinet éclairé par un œil-de-bœuf sur la cour. La chambre de madame de Portenduère, la plus triste de toute la maison, avait vue sur la cour ; mais la veuve passait sa vie dans la salle au rez-de-chaussée, qui communiquait par un passage avec la cuisine, bâtie au fond de la cour ; en sorte que cette salle servait à la fois de salon et de salle à manger. Cette chambre de feu monsieur de Portenduère restait dans l’état où elle fut au jour de sa mort : il n’y avait que le défunt de moins. Madame de Portenduère avait fait elle-même le lit, en mettant dessus l’habit de capitaine de vaisseau, l’épée, le cordon rouge, les ordres et le chapeau de son mari. La tabatière d’or dans laquelle le vicomte prisa pour la dernière fois se trouvait sur la table de nuit avec son livre de prières, avec sa montre et la tasse dans laquelle il avait bu. Ses cheveux blancs, encadrés et disposés en une seule mèche roulée, étaient suspendus au-dessus du crucifix à bénitier placé dans l’alcôve. Enfin les babioles dont il se servait, ses journaux, ses meubles, son crachoir hollandais, sa longue-vue de campagne accrochée à sa cheminée, rien n’y manquait. La veuve avait arrêté le vieux cartel à l’heure de la mort, qu’il indiquait ainsi à jamais. On y sentait encore la poudre et le tabac du défunt. Le foyer était comme il l’avait laissé. Entrer là, c’était le revoir en retrouvant toutes les choses qui parlaient de ses habitudes. Sa grande canne à pomme d’or restait où il l’avait posée, ainsi que ses gros gants de daim tout auprès. Sur la console brillait un vase d’or grossièrement sculpté, mais d’une valeur de mille écus, offert par la Havane, que, lors de la guerre de l’indépendance américaine, il avait préservée d’une attaque des Anglais en se battant contre des forces supérieures après avoir fait entrer à bon port le convoi qu’il protégeait. Pour le récompenser, le roi d’Espagne l’avait fait chevalier de ses ordres. Porté pour ce fait dans la première promotion au grade de chef d’escadre, il eut le cordon rouge. Sûr alors de la première vacance, il épousa sa femme, riche de deux cent mille francs. Mais la Révolution empêcha la promotion, et monsieur de Portenduère émigra.
– Où est ma mère ? dit Savinien à Tiennette.
– Elle vous attend dans la chambre de votre père, répondit la vieille servante bretonne.
Savinien ne put retenir un tressaillement. Il connaissait la {p. 107} rigidité des principes de sa mère, son culte de l’honneur, sa loyauté, sa foi dans la noblesse, et il prévit une scène. Aussi alla-t-il comme à un assaut, le cœur agité, le visage presque pâle. Dans le demi-jour qui filtrait à travers les persiennes, il aperçut sa mère vêtue de noir et qui avait arboré un air solennel en harmonie avec cette chambre mortuaire. [ill.]
– Monsieur le vicomte, lui dit-elle en le voyant, se levant et lui saisissant la main pour l’amener devant le lit paternel, là a expiré votre père, homme d’honneur, mort sans avoir un reproche à se faire. Son esprit est là. Certes, il a dû gémir là-haut en apercevant son fils souillé par un emprisonnement pour dettes. Sous l’ancienne monarchie, on vous eût épargné cette tache de boue en sollicitant une lettre de cachet et vous enfermant pour quelques jours dans une prison d’État. Mais enfin vous voilà devant votre père qui vous entend. Vous qui savez tout ce que vous avez fait avant d’aller dans cette ignoble prison, pouvez-vous me jurer devant cette ombre et devant Dieu qui voit tout, que vous n’avez commis aucune action déshonorante, que vos dettes ont été la suite de l’entraînement de la jeunesse, et qu’enfin l’honneur est sauf ! Si votre irréprochable père était là, vivant dans ce fauteuil, s’il vous demandait compte de votre conduite, après vous avoir écouté vous embrasserait-il ?
– Oui, ma mère, dit le jeune homme avec une gravité pleine de respect.
Elle ouvrit alors ses bras et serra son fils sur son cœur en versant quelques larmes.
– Oublions donc tout, dit-elle, ce n’est que l’argent de moins, je prierai Dieu qu’il nous le fasse retrouver et, puisque tu es toujours digne de ton nom, embrasse-moi, car j’ai bien souffert !
– Je jure, ma chère mère, dit-il en étendant la main sur ce lit, de ne plus te donner le moindre chagrin de ce genre, et de tout faire pour réparer mes premières fautes.
– Viens déjeuner, mon enfant, dit-elle en sortant de la chambre.
S’il faut appliquer les lois de la Scène au Récit, l’arrivée de Savinien, en introduisant à Nemours le seul personnage qui manquât encore à ceux qui doivent être en présence dans ce petit drame, termine ici l’exposition.
Deuxième partie
La succession Minoret §
L’action commença par le jeu d’un ressort tellement usé dans la vieille comme dans la nouvelle littérature, que personne ne pourrait croire à ses effets en 1829, s’il ne s’agissait pas d’une vieille Bretonne, d’une Kergarouët, d’une émigrée ! Mais, hâtons-nous de le reconnaître ; en 1829, la noblesse avait reconquis dans les mœurs un peu du terrain perdu dans la politique. D’ailleurs, le sentiment qui gouverne les grands parents dès qu’il s’agit des convenances matrimoniales est un sentiment impérissable, lié très-étroitement à l’existence des sociétés civilisées et puisé dans l’esprit de famille. Il règne à Genève comme à Vienne, comme à Nemours où Zélie Levrault refusait naguère à son fils de consentir à son mariage avec la fille d’un bâtard. Néanmoins toute loi sociale a ses exceptions. Savinien pensait donc à faire plier l’orgueil de sa mère devant la noblesse innée d’Ursule. L’engagement eut lieu sur-le-champ. Dès que Savinien fut attablé, sa mère lui parla des lettres horribles, selon elle, que les Kergarouët et les Portenduère lui avaient écrites.
– Il n’y a plus de Famille aujourd’hui, ma mère, lui répondit Savinien, il n’y a plus que des individus ! Les nobles ne sont plus solidaires. Aujourd’hui on ne vous demande pas si vous êtes un Portenduère, si vous êtes brave, si vous êtes homme d’État, tout le monde vous dit : Combien payez-vous de contributions ?
– Et le roi ? demanda la vieille dame.
– Le roi se trouve pris entre les deux Chambres comme un homme entre sa femme légitime et sa maîtresse. Aussi dois-je me marier avec une fille riche, à quelque famille qu’elle appartienne, avec la fille d’un paysan si elle a un million de dot et si elle est suffisamment bien élevée, c’est-à-dire si elle sort d’un pensionnat.
– Ceci est autre chose ! fit la vieille dame.
Savinien fronça les sourcils en entendant cette parole. Il connaissait cette volonté granitique appelée l’entêtement breton qui distinguait sa mère, et voulut savoir aussitôt son opinion sur ce point délicat.
– Ainsi, dit-il, si j’aimais une jeune personne, comme par {p. 109} exemple la pupille de notre voisin, la petite Ursule, vous vous opposeriez donc à mon mariage ?
– Tant que je vivrai, dit-elle. Après ma mort, tu seras seul responsable de l’honneur et du sang des Portenduère et des Kergarouët.
– Ainsi vous me laisseriez mourir de faim et de désespoir pour une chimère qui ne devient aujourd’hui une réalité que par le lustre de la fortune.
– Tu servirais la France et tu te fierais à Dieu !
– Vous ajourneriez mon bonheur au lendemain de votre mort ?
– Ce serait horrible de ta part, voilà tout.
– Louis XIV a failli épouser la nièce de Mazarin, un parvenu.
– Mazarin lui-même s’y est opposé.
– Et la veuve de Scarron ?
– C’était une d’Aubigné ! D’ailleurs le mariage a été secret. Mais je suis bien vieille, mon fils, dit-elle en hochant la tête. Quand je ne serai plus, vous vous marierez à votre fantaisie.
Savinien aimait et respectait à la fois sa mère ; il opposa sur-le-champ, mais silencieusement, à l’entêtement de la vieille Kergarouët, un entêtement égal, et résolut de ne jamais avoir d’autre femme qu’Ursule à qui cette opposition donna, comme il arrive toujours en semblable occurrence, le mérite de la chose défendue.
Lorsque, après vêpres, le docteur Minoret et Ursule, mise en blanc et rose, entrèrent dans cette froide salle, l’enfant fut saisie d’un tremblement nerveux comme si elle se fût trouvée en présence de la reine de France et qu’elle eût une grâce à lui demander. Depuis son explication avec le docteur, cette petite maison avait pris les proportions d’un palais, et la vieille dame toute la valeur sociale qu’une duchesse devait avoir au Moyen Âge aux yeux de la fille d’un vilain. Jamais Ursule ne mesura plus désespérément qu’en ce moment la distance qui séparait un vicomte de Portenduère de la fille d’un capitaine de musique, ancien chanteur aux Italiens, fils naturel d’un organiste, et dont l’existence tenait aux bontés d’un médecin.
– Qu’avez-vous, mon enfant ? lui dit la vieille dame en la faisant asseoir près d’elle.
– Madame, je suis confuse de l’honneur que vous daignez me faire…
– Hé ! ma petite, répliqua madame de Portenduère de son ton {p. 110} le plus aigre, je sais combien votre tuteur vous aime et veux lui être agréable, car il m’a ramené l’enfant prodigue.
– Mais, ma chère mère, dit Savinien atteint au cœur en voyant la vive rougeur d’Ursule et la contraction horrible par laquelle elle réprima ses larmes, quand même vous n’auriez aucune obligation à monsieur le chevalier Minoret, il me semble que nous pourrions toujours être heureux du plaisir que mademoiselle veut bien nous donner en acceptant votre invitation. Et le jeune gentilhomme serra la main du docteur d’une façon significative en ajoutant : – Vous portez, monsieur, l’ordre de Saint-Michel, le plus vieil ordre de France et qui confère toujours la noblesse.
L’excessive beauté d’Ursule, à qui son amour presque sans espoir avait prêté depuis quelques jours cette profondeur que les grands peintres ont imprimée à ceux de leurs portraits où l’âme est fortement mise en relief, avait soudain frappé madame de Portenduère en lui faisant soupçonner un calcul d’ambitieux sous la générosité du docteur. Aussi la phrase à laquelle répondait alors Savinien fut-elle dite avec une intention qui blessa le vieillard en ce qu’il avait de plus cher ; mais il ne put réprimer un sourire en s’entendant nommer chevalier par Savinien, et reconnut dans cette exagération l’audace des amoureux qui ne reculent devant aucun ridicule.
– L’ordre de Saint-Michel, qui jadis fit commettre tant de folies pour être obtenu, est tombé, monsieur le vicomte, répondit l’ancien médecin du roi, comme sont tombés tant de priviléges ! Il ne se donne plus aujourd’hui qu’à des médecins, à de pauvres artistes. Aussi les rois ont-ils bien fait de le réunir à celui de Saint-Lazare qui, je crois, était un pauvre diable rappelé à la vie par un miracle ! Sous ce rapport, l’ordre de Saint-Michel et Saint-Lazare serait, pour nous, un symbole.
Après cette réponse à la fois empreinte de moquerie et de dignité, le silence régna sans que personne le voulût rompre, et il était devenu gênant quand on frappa.
– Voici notre cher curé, dit la vieille dame qui se leva laissant Ursule seule et allant au-devant de l’abbé Chaperon, honneur qu’elle n’avait fait ni à Ursule ni au docteur.
Le vieillard sourit en regardant tour à tour sa pupille et Savinien. Se plaindre des manières de madame de Portenduère ou s’en offenser était un écueil sur lequel un homme d’un petit esprit aurait {p. 111} touché ; mais Minoret avait trop d’acquis pour ne pas l’éviter : il se mit à causer avec le vicomte du danger que courait alors Charles X, après avoir confié la direction des affaires au prince de Polignac. Lorsqu’il y eut assez de temps écoulé pour qu’en parlant d’affaires le docteur n’eût point l’air de se venger, il présenta, presque en plaisantant, à la vieille dame les dossiers de poursuites et les mémoires acquittés qui appuyaient un compte fait par son notaire.
– Mon fils l’a reconnu ? dit-elle en jetant à Savinien un regard auquel il répondit en inclinant la tête. Eh ! bien, c’est l’affaire de Dionis, ajouta-t-elle en repoussant les papiers et traitant cette affaire avec le dédain qu’à ses yeux méritait l’argent.
Rabaisser la richesse, c’était, dans les idées de madame de Portenduère, élever la Noblesse et ôter toute son importance à la Bourgeoisie. Quelques instants après, Goupil vint de la part de son patron demander les comptes entre Savinien et monsieur Minoret.
– Et pourquoi ? dit la vieille dame.
– Pour en faire la base de l’obligation, il n’y a pas délivrance d’espèces, répondit le premier clerc en jetant autour de lui des regards effrontés.
Ursule et Savinien, qui pour la première fois échangèrent un coup d’œil avec cet horrible personnage, éprouvèrent la sensation que cause un crapaud, mais aggravée par un sinistre pressentiment. Tous deux ils eurent cette indéfinissable et confuse vision de l’avenir sans nom dans la langue, mais qui serait explicable par une action de l’être intérieur dont avait parlé le swedenborgiste au docteur Minoret. La certitude que ce venimeux Goupil leur serait fatal fit trembler Ursule, mais elle se remit de son trouble en sentant un indicible plaisir à voir Savinien partageant son émotion.
– Il n’est pas beau, le clerc de monsieur Dionis ! dit Savinien quand Goupil eut fermé la porte.
– Et qu’est-ce que cela fait que ces gens-là soient beaux ou laids ? dit madame de Portenduère.
– Je ne lui en veux pas de sa laideur, reprit le curé, mais de sa méchanceté qui passe les bornes ; il y met de la scélératesse.
Malgré son désir d’être aimable, le docteur devint digne et froid. Les deux amoureux furent gênés. Sans la bonhomie de l’abbé Chaperon, dont la gaieté douce anima le dîner, la situation du docteur et de sa pupille eût été presque intolérable. Au dessert, en voyant {p. 112} pâlir Ursule, il lui dit : – Si tu ne te trouves pas bien, mon enfant, tu n’as que la rue à traverser.
– Qu’avez-vous, mon cœur ? dit la vieille dame à la jeune fille.
– Hélas ! madame, reprit sévèrement le docteur, son âme a froid, habituée comme elle l’est à ne rencontrer que des sourires.
– Une bien mauvaise éducation, monsieur le docteur, dit madame de Portenduère. N’est-ce pas, monsieur le curé ?
– Oui, madame, répondit Minoret en jetant un regard au curé qui se trouva sans parole. J’ai rendu, je le vois, la vie impossible à cette nature angélique si elle devait aller dans le monde ; mais je ne mourrai pas sans l’avoir mise à l’abri de la froideur, de l’indifférence ou de la haine.
– Mon parrain ?… je vous en prie !… assez. Je ne souffre pas ici, dit-elle en affrontant le regard de madame de Portenduère plutôt que de donner trop de signification à ses paroles en regardant Savinien.
– Je ne sais pas, madame, dit alors Savinien à sa mère, si mademoiselle Ursule souffre, mais je sais que vous me mettez au supplice.
En entendant ce mot arraché par les façons de sa mère à ce généreux jeune homme, Ursule pâlit et pria madame de Portenduère de l’excuser ; elle se leva, prit le bras de son tuteur, salua, sortit, revint chez elle, entra précipitamment dans le salon de son parrain où elle s’assit près de son piano, mit sa tête dans ses mains et fondit en larmes.
– Pourquoi ne laisses-tu pas la conduite de tes sentiments à ma vieille expérience, cruelle enfant ?… s’écria le docteur au désespoir. Les nobles ne se croient jamais obligés par nous autres bourgeois. En les servant nous faisons notre devoir, voilà tout. D’ailleurs la vieille dame a vu que Savinien te regardait avec plaisir, elle a peur qu’il ne t’aime.
– Enfin, il est sauvé ? dit-elle. Mais essayer d’humilier un homme comme vous ?…
– Attends-moi, ma petite.
Quand le docteur revint chez madame de Portenduère, il y trouva Dionis accompagné de messieurs Bongrand et Levrault le maire, témoins exigés par la loi pour la validité des actes passés dans les communes où il n’existe qu’un notaire. Minoret prit à part monsieur Dionis et lui dit un mot à l’oreille, après lequel le {p. 113} notaire fit la lecture de l’obligation : madame de Portenduère y donnait une hypothèque sur tous ses biens jusqu’au remboursement des cent mille francs prêtés par le docteur au vicomte, et les intérêts y étaient stipulés à cinq pour cent. À la lecture de cette clause, le curé regarda Minoret, qui répondit à l’abbé par un léger coup de tête approbatif. Le pauvre prêtre alla dire à l’oreille de sa pénitente quelques mots auxquels elle répondit à mi-voix : – Je ne veux rien devoir à ces gens-là.
– Ma mère, monsieur me laisse le beau rôle, dit Savinien au docteur ; elle vous rendra tout l’argent et me charge de la reconnaissance.
– Mais il vous faudra trouver onze mille francs la première année, à cause des frais du contrat, reprit le curé.
– Monsieur, dit Minoret à Dionis, comme monsieur et madame de Portenduère sont hors d’état de payer l’enregistrement, joignez les frais de l’acte au capital, je vous les payerai.
Dionis fit des renvois, et le capital fut alors fixé à cent sept mille francs. Quand15 tout fut signé, Minoret prétexta de sa fatigue pour se retirer en même temps que le notaire et les témoins.
– Madame, dit le curé qui resta seul avec le vicomte, pourquoi choquer cet excellent monsieur Minoret qui vous a sauvé cependant au moins vingt-cinq mille francs à Paris, et qui a eu la délicatesse d’en laisser vingt mille à votre fils pour ses dettes d’honneur ?…
– Votre Minoret est un sournois, dit-elle en prenant une pincée de tabac, il sait bien ce qu’il fait.
– Ma mère croit qu’il veut m’obliger à épouser sa pupille en englobant notre ferme, comme si l’on pouvait forcer un Portenduère, fils d’une Kergarouët, à se marier contre son gré.
Une heure après, Savinien se présenta chez le docteur où les héritiers se trouvaient, amenés par la curiosité. L’apparition du jeune vicomte produisit une sensation d’autant plus vive que, chez chacun des assistants, elle excita des émotions différentes. Mesdemoiselles Crémière et Massin chuchotèrent en regardant Ursule qui rougissait. Les mères dirent à Désiré que Goupil pouvait bien avoir raison à l’égard de ce mariage. Les yeux de toutes les personnes présentes se tournèrent alors sur le docteur qui ne se leva point pour recevoir le gentilhomme et se contenta de le saluer par une inclination de tête sans quitter le cornet, car il faisait une {p. 114} partie de trictrac avec monsieur Bongrand. L’air froid du docteur surprit tout le monde.
– Ursule, mon enfant, dit-il, fais-nous un peu de musique.
En voyant la jeune fille, heureuse d’avoir une contenance, sauter sur l’instrument et remuer les volumes reliés en vert, les héritiers acceptèrent avec des démonstrations de plaisir le supplice et le silence qui allaient leur être infligés, tant ils tenaient à savoir ce qui se tramait entre leur oncle et les Portenduère.
Il arrive souvent qu’un morceau pauvre en lui-même, mais exécuté par une jeune fille sous l’empire d’un sentiment profond, fasse plus d’impression qu’une grande ouverture pompeusement dite par un orchestre habile. Il existe en toute musique, outre la pensée du compositeur, l’âme de l’exécutant, qui, par un privilége acquis seulement à cet art, peut donner du sens et de la poésie à des phrases sans grande valeur. Chopin prouve aujourd’hui pour l’ingrat piano la vérité de ce fait déjà démontré par Paganini pour le violon. Ce beau génie est moins un musicien qu’une âme qui se rend sensible et qui se communiquerait par toute espèce de musique, même par de simples accords. Par sa sublime et périlleuse organisation, Ursule appartenait à cette école de génies si rares ; mais le vieux Schmucke, le maître qui venait chaque samedi et qui pendant le séjour d’Ursule à Paris la vit tous les jours, avait porté le talent de son élève à toute sa perfection. Le Songe de Rousseau, morceau choisi par Ursule, une des compositions de la jeunesse d’Hérold, ne manque pas d’ailleurs d’une certaine profondeur qui peut se développer à l’exécution ; elle y jeta les sentiments qui l’agitaient et justifia bien le titre de Caprice que porte ce fragment. Par un jeu à la fois suave et rêveur, son âme parlait à l’âme du jeune homme et l’enveloppait comme d’un nuage par des idées presque visibles. Assis au bout du piano, le coude appuyé sur le couvercle et la tête dans sa main gauche, Savinien admirait Ursule dont les yeux arrêtés sur la boiserie semblaient interroger un monde mystérieux. On serait devenu profondément amoureux à moins. Les sentiments vrais ont leur magnétisme, et Ursule voulait en quelque sorte montrer son âme, comme une coquette se pare pour plaire. Savinien pénétra donc dans ce délicieux royaume, entraîné par ce cœur qui, pour s’interpréter lui-même, empruntait la puissance du seul art qui parle à la pensée par la pensée même, sans le secours de la parole, des couleurs ou de la forme. La candeur a sur l’homme {p. 115} le même pouvoir que l’enfance, elle en a les attraits et les irrésistibles séductions ; or, jamais Ursule ne fut plus candide qu’en ce moment où elle naissait à une nouvelle vie. Le curé vint arracher le gentilhomme à son rêve, en lui demandant de faire le quatrième au whist. Ursule continua de jouer, les héritiers partirent, à l’exception de Désiré qui cherchait à connaître les intentions de son grand-oncle, du vicomte et d’Ursule.
– Vous avez autant de talent que d’âme, mademoiselle, dit Savinien quand la jeune fille ferma son piano pour venir s’asseoir à côté de son parrain. Quel est donc votre maître ?
– Un Allemand logé précisément auprès de la rue Dauphine, sur le quai Conti, dit le docteur. S’il n’avait pas donné tous les jours une leçon à Ursule pendant notre séjour à Paris, il serait venu ce matin.
– C’est non-seulement un grand musicien, dit Ursule, mais un homme adorable de naïveté.
– Ces leçons-là doivent coûter cher, s’écria Désiré.
Un sourire d’ironie fut échangé par les joueurs. Quand la partie se termina, le docteur, soucieux jusqu’alors, prit en regardant Savinien l’air d’un homme peiné d’avoir à remplir une obligation.
– Monsieur, lui dit-il, je vous sais beaucoup de gré du sentiment qui vous a porté à me faire si promptement visite ; mais madame votre mère me suppose des arrière-pensées très-peu nobles, et je lui donnerais le droit de les croire vraies si je ne vous priais pas de ne plus venir me voir, malgré l’honneur que me feraient vos visites et le plaisir que j’aurais à cultiver votre société. Mon honneur et mon repos exigent que nous cessions toute relation de voisinage. Dites à madame votre mère que si je ne vais point la prier de nous faire l’honneur, à ma pupille et à moi, d’accepter à dîner dimanche prochain, c’est à cause de la certitude où je suis qu’elle serait indisposée ce jour-là.
Le vieillard tendit la main au jeune vicomte, qui la lui serra respectueusement, en lui disant : – Vous avez raison, monsieur ! Et il se retira non sans faire à Ursule un salut qui révélait plus de mélancolie que de désappointement.
Désiré sortit en même temps que le gentilhomme ; mais il lui fut impossible d’échanger un mot, car Savinien se précipita chez lui.
Le désaccord des Portenduère et du docteur Minoret défraya, pendant deux jours, la conversation des héritiers qui rendirent {p. 116} hommage au génie de Dionis, et regardèrent alors leur succession comme sauvée. Ainsi, dans un siècle où les rangs se nivellent, où la manie de l’égalité met de plain-pied tous les individus et menace tout, jusqu’à la subordination militaire, dernier retranchement du pouvoir en France ; où par conséquent les passions n’ont plus d’autres obstacles à vaincre que les antipathies personnelles ou le défaut d’équilibre entre les fortunes, l’obstination d’une vieille Bretonne et la dignité du docteur Minoret élevaient entre ces deux amants des barrières destinées, comme autrefois, moins à détruire qu’à fortifier l’amour. Pour un homme passionné, toute femme vaut ce qu’elle lui coûte ; or, Savinien apercevait une lutte, des efforts, des incertitudes qui lui rendaient déjà cette jeune fille chère : il voulait la conquérir. Peut-être nos sentiments obéissent-ils aux lois de la nature sur la durée de ses créations : à longue vie, longue enfance !
Le lendemain matin, en se levant, Ursule et Savinien eurent une même pensée. Cette entente ferait naître l’amour si elle n’en était pas déjà la plus délicieuse preuve. Lorsque la jeune fille écarta légèrement ses rideaux afin de donner à ses yeux l’espace strictement nécessaire pour voir chez Savinien, elle aperçut la figure de son amant au-dessus de l’espagnolette en face. Quand on songe aux immenses services que rendent les fenêtres aux amoureux, il semble assez naturel d’en faire l’objet d’une contribution. Après avoir ainsi protesté contre la dureté de son parrain, Ursule laissa retomber les rideaux, et ouvrit ses fenêtres pour fermer ses persiennes à travers lesquelles elle pourrait désormais voir sans être vue. Elle monta bien sept ou huit fois pendant la journée à sa chambre, et trouva toujours le jeune vicomte écrivant, déchirant des papiers et recommençant à écrire, à elle sans doute !
Le lendemain matin, au réveil d’Ursule, la Bougival lui monta la lettre suivante.
À mademoiselle Ursule
Je ne me fais point illusion sur la défiance que doit inspirer un jeune homme qui s’est mis dans la position d’où je ne suis sorti que par l’intervention de votre tuteur : il me faut donner désormais plus de garanties que tout autre ; aussi, mademoiselle, est-ce avec {p. 117} une profonde humilité que je me mets à vos pieds pour vous avouer mon amour. Cette déclaration n’est pas dictée par une passion ; elle vient d’une certitude qui embrasse la vie entière. Une folle passion pour ma jeune tante, madame de Kergarouët, m’a jeté en prison, ne trouverez-vous pas une marque de sincère amour dans la complète disparition de mes souvenirs, et de cette image effacée de mon cœur par la vôtre ? Dès que je vous ai vue endormie et si gracieuse dans votre sommeil d’enfant à Bouron, vous avez occupé mon âme en reine qui prend possession de son empire. Je ne veux pas d’autre femme que vous. Vous avez toutes les distinctions que je souhaite dans celle qui doit porter mon nom. L’éducation que vous avez reçue et la dignité de votre cœur vous mettent à la hauteur des situations les plus élevées. Mais je doute trop de moi-même pour essayer de vous bien peindre à vous-même, je ne puis que vous aimer. Après vous avoir entendue hier, je me suis souvenu de ces phrases qui semblent écrites pour vous :
Faite pour attirer les cœurs et charmer les yeux, à la fois douce et indulgente, spirituelle et raisonnable, polie comme si elle avait passé sa vie dans les cours, simple comme le solitaire qui n’a jamais connu le monde, le feu de son âme est tempéré dans ses yeux par une divine modestie.
J’ai senti le prix de cette belle âme qui se révèle en vous dans les plus petites choses. Voilà ce qui me donne la hardiesse de vous demander, si vous n’aimez encore personne, de me laisser vous prouver par mes soins et par ma conduite que je suis digne de vous. Il s’agit de ma vie, vous ne pouvez douter que toutes mes forces ne soient employées non-seulement à vous plaire, mais encore à mériter votre estime, qui peut tenir lieu de celle de toute la terre. Avec cet espoir, Ursule, et si vous me permettez de vous nommer dans mon cœur comme une adorée, Nemours sera pour moi le paradis, et les plus difficiles entreprises ne m’offriront que des jouissances qui vous seront rapportées comme on rapporte tout à Dieu. Dites-moi donc que je puis me dire
Ursule baisa cette lettre ; puis, après l’avoir relue et tenue avec des mouvements insensés, elle s’habilla pour aller la montrer à son parrain.
{p. 118} – Mon Dieu ! j’ai failli sortir sans faire mes prières, dit-elle en rentrant pour s’agenouiller à son prie-Dieu.
Quelques instants après, elle descendit au jardin et y trouva son tuteur à qui elle fit lire la lettre de Savinien. Tous deux ils s’assirent sur le banc, sous le massif de plantes grimpantes, en face du pavillon chinois : Ursule attendait un mot du vieillard, et le vieillard réfléchissait beaucoup trop long-temps pour une fille impatiente. Enfin, de leur entretien secret il résulta la lettre suivante, que le docteur avait sans doute en partie dictée.
Je ne puis être que fort honorée de la lettre par laquelle vous m’offrez votre main ; mais, à mon âge, et d’après les lois de mon éducation, j’ai dû la communiquer à mon tuteur, qui est toute ma famille, et que j’aime à la fois comme un père et comme un ami. Voici donc les cruelles objections qu’il m’a faites et qui doivent me servir de réponse.
Je suis, monsieur le vicomte, une pauvre fille dont la fortune à venir dépend entièrement non-seulement des bons vouloirs de mon parrain, mais encore des mesures chanceuses qu’il prendra pour éluder les mauvais vouloirs de ses héritiers à mon égard. Quoique fille légitime de Joseph Mirouët, capitaine de musique au 45e régiment d’infanterie ; comme il est le beau-frère naturel de mon tuteur, on pourrait, quoique sans raison, faire un procès à une jeune fille qui resterait sans défense. Vous voyez, monsieur, que mon peu de fortune n’est pas mon plus grand malheur. J’ai bien des raisons d’être humble. C’est pour vous et non pour moi que je vous soumets de pareilles observations qui sont souvent d’un poids léger pour des cœurs aimants et dévoués. Mais considérez aussi, monsieur, que si je ne vous les soumettais pas, je serais soupçonnée de vouloir faire passer votre tendresse par-dessus des obstacles que le monde et surtout votre mère trouveraient invincibles. J’aurai seize ans dans quatre mois. Peut-être reconnaîtrez-vous que nous sommes l’un et l’autre trop jeunes et trop inexpérimentés pour combattre les misères d’une vie commencée sans autre fortune que ce que je tiens de la bonté de feu monsieur de Jordy. Mon tuteur désire d’ailleurs ne pas me marier avant que j’aie atteint vingt ans. Qui sait ce que le sort vous réserve durant {p. 119} ces quatre années, les plus belles de votre vie ? ne la brisez donc pas pour une pauvre fille.
Après vous avoir exposé, monsieur, les raisons de mon cher tuteur qui, loin de s’opposer à mon bonheur, veut y contribuer de toutes ses forces et souhaite voir sa protection, bientôt débile, remplacée par une tendresse égale à la sienne ; il me reste à vous dire combien je suis touchée et de votre offre et des compliments affectueux qui l’accompagnent. La prudence qui dicte cette réponse est d’un vieillard à qui la vie est bien connue ; mais la reconnaissance que je vous exprime est d’une jeune fille à qui nul autre sentiment n’est entré dans l’âme.
Ainsi, monsieur, je puis me dire, en toute vérité,
Savinien ne répondit pas. Faisait-il des tentatives auprès de sa mère ? Cette lettre avait-elle éteint son amour ? Mille questions semblables, toutes insolubles, tourmentaient horriblement Ursule et par ricochet le docteur qui souffrait des moindres agitations de sa chère enfant. Ursule montait souvent à sa chambre et regardait chez Savinien qu’elle voyait pensif, assis devant sa table et tournant souvent les yeux sur ses fenêtres à elle. À la fin de la semaine, pas plus tôt, elle reçut la lettre suivante de Savinien dont le retard s’expliquait par un surcroît d’amour.
À mademoiselle Ursule Mirouët
Chère Ursule, je suis un peu Breton ; et, une fois mon parti pris, rien ne m’en fait changer. Votre tuteur, que Dieu conserve encore long-temps, a raison ; mais ai-je donc tort de vous aimer ? Aussi voudrais-je seulement savoir de vous si vous m’aimez. Dites-le-moi, ne fût-ce que par un signe, et c’est alors que ces quatre années deviendront les plus belles de ma vie !
Un de mes amis a remis à mon grand-oncle, le vice-amiral de Kergarouët, une lettre où je lui demande sa protection pour entrer dans la marine. Ce bon vieillard, ému par mes malheurs, m’a répondu que la bonne volonté du roi serait contre-carrée par les règlements dans le cas où je voudrais un grade. Néanmoins, après trois mois d’études à Toulon, le ministre me fera partir comme {p. 120} maître de timonerie ; puis, après une croisière contre les Algériens, avec lesquels nous sommes en guerre, je puis subir un examen et devenir aspirant. Enfin, si je me distingue dans l’expédition qui se prépare contre Alger, je serai certainement enseigne ; mais dans combien de temps ?… Personne ne peut le dire. Seulement on rendra les ordonnances aussi élastiques qu’il sera possible pour réintégrer le nom de Portenduère à la marine. Je ne dois vous obtenir que de votre parrain, je le vois ; et votre respect pour lui vous rend plus chère à mon cœur. Avant de répondre, je vais donc avoir une entrevue avec lui : de sa réponse dépendra tout mon avenir. Quoi qu’il advienne, sachez que, riche ou pauvre, fille d’un capitaine de musique ou fille d’un roi, vous êtes pour moi celle que la voix de mon cœur a désignée. Chère Ursule, nous sommes dans un temps où les préjugés, qui jadis nous eussent séparés, n’ont pas assez de force pour empêcher notre mariage. À vous donc tous les sentiments de mon cœur, et à votre oncle des garanties qui lui répondent de votre félicité ! Il ne sait pas que je vous ai dans quelques instants plus aimée qu’il ne vous aime depuis quinze ans. À ce soir.
– Tenez, mon parrain, dit Ursule en lui tendant cette lettre par un mouvement d’orgueil.
– Ah ! mon enfant, s’écria le docteur après avoir lu la lettre, je suis plus content que toi. Le gentilhomme a par cette résolution réparé toutes ses fautes.
Après le dîner Savinien se présenta chez le docteur, qui se promenait alors avec Ursule le long de la balustrade de la terrasse sur la rivière. Le vicomte avait reçu ses habits de Paris, et l’amoureux n’avait pas manqué de rehausser ses avantages naturels par une mise aussi soignée, aussi élégante que s’il se fût agi de plaire à la belle et fière comtesse de Kergarouët. En le voyant venir du perron vers eux, la pauvre petite serra le bras de son oncle absolument comme si elle se retenait pour ne pas tomber dans un précipice, et le docteur entendit de profondes et sourdes palpitations qui lui donnèrent le frisson.
– Laisse-nous, mon enfant, dit-il à sa pupille qui s’assit sur les marches du pavillon chinois après avoir laissé prendre sa main par Savinien, qui y déposa un baiser respectueux.
– Monsieur, donnerez-vous cette chère personne à un capitaine de vaisseau ? dit le jeune vicomte à voix basse au docteur.
{p. 121} – Non, dit Minoret en souriant ; nous pourrions attendre trop long-temps ; mais… à un lieutenant de vaisseau.
Des larmes de joie humectèrent les yeux du jeune homme, qui serra très-affectueusement la main du vieillard.
– Je vais donc partir, répondit-il, aller étudier et tâcher d’apprendre en six mois ce que les élèves de l’école de marine ont appris en six ans.
– Partir ? dit Ursule en s’élançant du perron vers eux.
– Oui, mademoiselle, pour vous mériter. Ainsi, plus j’y mettrai d’empressement, plus d’affection je vous témoignerai.
– Nous sommes aujourd’hui le 3 octobre, dit-elle en le regardant avec une tendresse infinie, partez après le 19.
– Oui, dit le vieillard, nous fêterons la Saint-Savinien.
– Adieu donc, s’écria le jeune homme. Je dois aller passer cette semaine à Paris, y faire les démarches nécessaires, mes préparatifs et mes acquisitions de livres, d’instruments de mathématiques, me concilier la faveur du ministre et obtenir les meilleures conditions possibles.
Ursule et son parrain reconduisirent Savinien jusqu’à la grille. Après l’avoir vu rentrant chez sa mère, ils le virent sortir accompagné de Tiennette, qui portait une petite malle.
– Pourquoi, si vous êtes riche, le forcez-vous à servir dans la marine ? dit Ursule à son parrain.
– Je crois que ce sera bientôt moi qui aurai fait ses dettes, dit le docteur en souriant. Je ne le force point ; mais l’uniforme, mon cher cœur, et la croix de la Légion-d’Honneur gagnée dans un combat effaceront bien des taches. En six ans il peut arriver à commander un bâtiment, et voilà tout ce que je lui demande.
– Mais il peut périr, dit-elle en montrant au docteur un visage pâle.
– Les amoureux ont, comme les ivrognes, un dieu pour eux, répondit le docteur en plaisantant.
À l’insu de son parrain, la pauvre petite, aidée par la Bougival, coupa pendant la nuit une quantité suffisante de ses longs et beaux cheveux blonds pour faire une chaîne ; puis le surlendemain elle séduisit son maître de musique, le vieux Schmucke, qui lui promit de veiller à ce que les cheveux ne fussent pas changés et que la chaîne fût achevée pour le dimanche suivant. À son retour, Savinien apprit au docteur et à sa pupille qu’il avait signé son {p. 122} engagement. Il devait être rendu le 25 à Brest. Invité par le docteur à dîner pour le 18, il passa ces deux journées presque entières chez le docteur ; et, malgré les plus sages recommandations, les deux amoureux ne purent s’empêcher de trahir leur bonne intelligence aux yeux du curé, du juge de paix, du médecin de Nemours et de la Bougival.
– Enfants, leur dit le vieillard, vous jouez votre bonheur en ne vous gardant pas le secret à vous-mêmes.
Enfin, le jour de sa fête, après la messe, pendant laquelle il y eut quelques regards échangés, Savinien, épié par Ursule, traversa la rue et vint dans ce petit jardin où tous deux se trouvèrent presque seuls. Par indulgence, le bonhomme lisait ses journaux dans le pavillon chinois.
– Chère Ursule, dit Savinien, voulez-vous me faire une fête plus grande que ne pourrait me la faire ma mère en me donnant une seconde fois la vie ?…
– Je sais ce que vous voulez me demander, dit Ursule en l’interrompant. Tenez, voici ma réponse, ajouta-t-elle en prenant dans la poche de son tablier la chaîne faite de ses cheveux et la lui présentant dans un tremblement nerveux qui accusait une joie illimitée. Portez ceci, dit-elle, pour l’amour de moi. Puisse mon présent écarter de vous tous les périls en vous rappelant que ma vie est attachée à la vôtre !
– Ah ! la petite masque, elle lui donne une chaîne de ses cheveux, se disait le docteur. Comment s’y est-elle prise ? Couper dans ses belles tresses blondes !… mais elle lui donnerait donc mon sang.
– Ne trouverez-vous pas bien mauvais de vous demander, avant de partir, une promesse formelle de n’avoir jamais d’autre mari que moi ? dit Savinien en baisant cette chaîne et regardant Ursule sans pouvoir retenir une larme.
– Si je ne vous l’ai pas trop dit déjà, moi qui suis venue contempler les murs de Sainte-Pélagie quand vous y étiez, répondit-elle en rougissant ; je vous le répète, Savinien : je n’aimerai jamais que vous et ne serai jamais qu’à vous.
En voyant Ursule à demi cachée dans le massif, le jeune homme ne tint pas contre le plaisir de la serrer sur son cœur et de l’embrasser au front ; mais elle jeta comme un cri faible, se laissa tomber sur le banc, et, lorsque Savinien se mit auprès d’elle en lui demandant pardon, il vit le docteur debout devant eux.
{p. 123} – Mon ami, dit-il, Ursule est une véritable sensitive qu’une parole amère tuerait. Pour elle, vous devrez modérer l’éclat de l’amour. Ah ! si vous l’eussiez aimée depuis seize ans, vous vous seriez contenté de sa parole, ajouta-t-il pour se venger du mot par lequel Savinien avait terminé sa dernière lettre.
Deux jours après, Savinien partit. Malgré les lettres qu’il écrivit régulièrement à Ursule, elle fut en proie à une maladie sans cause sensible. Semblable à ces beaux fruits attaqués par un ver, une pensée lui rongeait le cœur. Elle perdit l’appétit et ses belles couleurs. Quand son parrain lui demanda la première fois ce qu’elle éprouvait : – Je voudrais voir la mer, dit-elle.
– Il est difficile de te mener en décembre voir un port de mer, lui répondit le vieillard.
– Irais-je donc ? dit-elle.
De grands vents s’élevaient-ils, Ursule éprouvait des commotions en croyant, malgré les savantes distinctions de son parrain, du curé, du juge de paix entre les vents de mer et ceux de terre, que Savinien se trouvait aux prises avec un ouragan. Le juge de paix la rendit heureuse pour quelques jours avec une gravure qui représentait un aspirant en costume. Elle lisait les journaux en imaginant qu’ils donneraient des nouvelles de la croisière pour laquelle Savinien était parti. Elle dévora les romans maritimes de Cooper, et voulut apprendre les termes de marine. Ces preuves de la fixité de la pensée, souvent jouées par les autres femmes, furent si naturelles chez Ursule qu’elle vit en rêve chacune des lettres de Savinien, et ne manqua jamais à les annoncer le matin même en racontant le songe avant-coureur.
– Maintenant, dit-elle au docteur, la quatrième fois que ce fait eut lieu sans que le curé et le médecin en fussent surpris, je suis tranquille : à quelque distance que Savinien soit, s’il est blessé, je le sentirai dans le même instant.
Le vieux médecin resta plongé dans une profonde méditation que le juge de paix et le curé jugèrent douloureuse, à voir l’expression de son visage.
– Qu’avez-vous ? lui demandèrent-ils quand Ursule les eut laissés seuls.
– Vivra-t-elle ? répondit le vieux médecin. Une si délicate et si tendre fleur résistera-t-elle à des peines de cœur ?
Néanmoins la petite rêveuse, comme la surnomma le curé, {p. 124} travaillait avec ardeur ; elle comprenait l’importance d’une grande instruction pour une femme du monde, et tout le temps qu’elle ne donnait pas au chant, à l’étude de l’Harmonie et de la Composition, elle le passait à lire les livres que lui choisissait l’abbé Chaperon dans la riche bibliothèque de son parrain. Tout en menant cette vie occupée, elle souffrait, mais sans se plaindre. Parfois elle restait des heures entières à regarder la fenêtre de Savinien. Le dimanche, à la sortie de la messe, elle suivait madame de Portenduère en la contemplant avec tendresse, car, malgré ses duretés, elle aimait en elle la mère de Savinien. Sa piété redoublait, elle allait à la messe tous les matins, car elle crut fermement que ses rêves étaient une faveur de Dieu. Effrayé des ravages produits par cette nostalgie de l’amour, le jour de la naissance d’Ursule son parrain lui promit de la conduire à Toulon voir le départ de l’expédition d’Alger sans que Savinien, qui en faisait partie, en fût instruit. Le juge de paix et le curé gardèrent le secret au docteur sur le but de ce voyage, qui parut être entrepris pour la santé d’Ursule, et qui intrigua beaucoup les héritiers Minoret. Après avoir revu Savinien en uniforme d’aspirant, après avoir monté sur le beau vaisseau de l’amiral, à qui le ministre avait recommandé le jeune Portenduère, Ursule, à la prière de son ami, alla respirer l’air de Nice, et parcourut la côte de la Méditerranée jusqu’à Gênes, où elle apprit l’arrivée de la flotte devant Alger et les heureuses nouvelles du débarquement. Le docteur aurait voulu continuer ce voyage à travers l’Italie, autant pour distraire Ursule que pour achever en quelque sorte son éducation en agrandissant ses idées par la comparaison des mœurs, des pays, et par les enchantements de la terre où vivent les chefs-d’œuvre de l’art, et où tant de civilisations ont laissé leurs traces brillantes ; mais la nouvelle de la résistance opposée par le trône aux électeurs de la fameuse Chambre de 1830 ramena le docteur en France, où il ramena sa pupille dans un état de santé florissante et riche d’un charmant petit modèle du vaisseau sur lequel servait Savinien.
Les Élections de 1830 donnèrent de la consistance aux héritiers qui, par les soins de Désiré Minoret et de Goupil, formèrent à Nemours un comité dont les efforts firent nommer à Fontainebleau le candidat libéral. Massin exerçait une énorme influence sur les électeurs de la campagne. Cinq des fermiers du maître de poste étaient électeurs. Dionis représentait plus de onze voix. En se réunissant chez le notaire, Crémière, Massin, le maître de poste et leurs {p. 125} adhérents finirent par prendre l’habitude de s’y voir. Au retour du docteur, le salon de Dionis était donc devenu le camp des héritiers. Le juge de paix et le maire qui se lièrent alors pour résister aux libéraux de Nemours, battus par l’Opposition malgré les efforts des châteaux situés aux environs, furent étroitement unis par leur défaite. Lorsque Bongrand et l’abbé Chaperon apprirent au docteur le résultat de cet antagonisme qui dessina, pour la première fois, deux partis dans Nemours, et donna de l’importance aux héritiers Minoret, Charles X partait de Rambouillet pour Cherbourg. Désiré Minoret, qui partageait les opinions du Barreau de Paris, avait fait venir de Nemours quinze de ses amis commandés par Goupil, et à qui le maître de poste donna des chevaux pour courir à Paris, où ils arrivèrent chez Désiré dans la nuit du 28. Goupil et Désiré coopérèrent avec cette troupe à la prise de l’Hôtel-de-Ville. Désiré Minoret fut décoré de la Légion-d’Honneur, et nommé substitut du procureur du roi à Fontainebleau. Goupil eut la croix de Juillet. Dionis fut élu maire de Nemours en remplacement du sieur Levrault, et le conseil municipal se composa de Minoret-Levrault, adjoint ; de Massin, de Crémière et de tous les adhérents du salon de Dionis. Bongrand ne garda sa place que par l’influence de son fils, fait procureur du roi à Melun, et dont le mariage avec mademoiselle Levrault parut alors probable. En voyant le trois pour cent à quarante-cinq, le docteur partit en poste pour Paris, et plaça cinq cent quarante mille francs en inscriptions au porteur. Le reste de sa fortune, qui allait environ à deux cent soixante-dix mille francs, lui donna, mis à son nom dans le même fonds, ostensiblement quinze mille francs de rente. Il employa de la même manière le capital légué par le vieux professeur à Ursule, ainsi que les huit mille francs produits en neuf ans par les intérêts, ce qui fit à sa pupille quatorze cents francs de rente, au moyen d’une petite somme qu’il ajouta pour arrondir ce léger revenu. D’après les conseils de son maître, la vieille Bougival eut trois cent cinquante francs de rente en plaçant ainsi cinq mille et quelques cents francs d’économies. Ces sages opérations, méditées entre le docteur et le juge de paix, furent accomplies dans le plus profond secret à la faveur des troubles politiques. Quand le calme fut à peu près rétabli, le docteur acheta une petite maison contiguë à la sienne, et l’abattit ainsi que le mur de sa cour pour faire construire à la place une remise et une écurie. Employer le capital de mille francs de rente à se donner des {p. 126} communs parut une folie à tous les héritiers Minoret. Cette prétendue folie fut le commencement d’une ère nouvelle dans la vie du docteur qui, par un moment où les chevaux et les voitures se donnaient presque, ramena de Paris trois superbes chevaux et une calèche.
Quand, au commencement de novembre 1830, le vieillard vint pour la première fois par un temps pluvieux en calèche à la messe, et descendit pour donner la main à Ursule, tous les habitants accoururent sur la place, autant pour voir la voiture du docteur et questionner son cocher que pour gloser sur la pupille à l’excessive ambition de laquelle Massin, Crémière, le maître de poste et leurs femmes attribuaient les folies de leur oncle.
– La calèche ! hé, Massin ? cria Goupil. Votre succession va bon train, hein ?
– Tu dois avoir demandé de bons gages, Cabirolle ? dit le maître de poste au fils d’un de ses conducteurs qui restait auprès des chevaux, car il faut espérer que tu n’useras pas beaucoup de fers chez un homme de quatre-vingt-quatre ans. Combien les chevaux ont-ils coûté ?
– Quatre mille francs. La calèche, quoique de hasard, a été payée deux mille francs ; mais elle est belle, les roues sont à patente.
– Comment dites-vous, Cabirolle ? demanda madame Crémière.
– Il dit à ma tante, répondit Goupil, c’est une idée des Anglais, qui ont inventé ces roues-là. Tenez ! voyez-vous, l’on ne voit rien du tout, c’est emboîté, c’est joli, l’on n’accroche pas, il n’y a plus ce vilain bout de fer carré qui dépassait l’essieu.
– À quoi rime ma tante ? dit alors innocemment madame Crémière.
– Comment ! dit Goupil, ça ne vous tente donc pas ?
– Ah ! je comprends, dit-elle.
– Eh ! bien, non, vous êtes une honnête femme, dit Goupil, il ne faut pas vous tromper, le vrai mot c’est à patte entre, parce que la fiche est cachée.
– Oui, madame, dit Cabirolle qui fut la dupe de l’explication de Goupil, tant le clerc la donna sérieusement.
– C’est une belle voiture, tout de même, s’écria Crémière, et il faut être riche pour prendre un pareil genre.
– Elle va bien, la petite, dit Goupil. Mais elle a raison, elle vous apprend à jouir de la vie. Pourquoi n’avez-vous pas de beaux {p. 127} chevaux et des calèches, vous, papa Minoret ? Vous laisserez-vous humilier ? À votre place, moi ! j’aurais une voiture de prince.
– Voyons, Cabirolle, dit Massin, est-ce la petite qui lance notre oncle dans ces luxes-là ?
– Je ne sais pas, répondit Cabirolle, mais elle est quasiment la maîtresse au logis. Il vient maintenant maître sur maître de Paris. Elle va, dit-on, étudier la peinture.
– Je saisirai cette occasion pour faire tirer mon portrait, dit madame Crémière.
En province, on dit encore tirer au lieu de faire un portrait.
– Le vieil Allemand n’est cependant pas renvoyé, dit madame Massin.
– Il y est encore aujourd’hui, répondit Cabirolle.
– Abondance de chiens ne nuit pas, dit madame Crémière qui fit rire tout le monde.
– Maintenant, s’écria Goupil, vous ne devez plus compter sur la succession. Ursule a bientôt dix-sept ans, elle est plus jolie que jamais ; les voyages forment la jeunesse, et la petite farceuse tient votre oncle par le bon bout. Il y a cinq à six paquets pour elle aux voitures par semaine, et les couturières, les modistes viennent lui essayer ici ses robes et ses affaires. Aussi ma patronne est-elle furieuse. Attendez Ursule à la sortie et regardez son petit châle de cou, un vrai cachemire de six cents francs.
La foudre serait tombée au milieu du groupe des héritiers, elle n’aurait pas produit plus d’effet que les derniers mots de Goupil, qui se frottait les mains.
Le vieux salon vert du docteur fut renouvelé par un tapissier de Paris. Jugé sur le luxe qu’il déployait, le vieillard était tantôt accusé d’avoir celé sa fortune et de posséder soixante mille livres de rentes, tantôt de dépenser ses capitaux pour plaire à Ursule. On faisait de lui tour à tour un richard et un libertin. Ce mot : – C’est un vieux fou ! résuma l’opinion du pays. Cette fausse direction des jugements de la petite ville eut pour avantage de tromper les héritiers, qui ne soupçonnèrent point l’amour de Savinien pour Ursule, véritable cause des dépenses du docteur, enchanté d’habituer sa pupille à son rôle de vicomtesse, et qui, riche de plus de cinquante mille francs de rente, se donnait le plaisir de parer son idole.
Au mois de février 1832, le jour où Ursule avait dix-sept ans, {p. 128} le matin même en se levant, elle vit Savinien en costume d’enseigne à sa fenêtre.
– Comment n’en ai-je rien su ? se dit-elle.
Depuis la prise d’Alger, où Savinien se distingua par un trait de courage qui lui valut la croix, la corvette sur laquelle il servait étant restée pendant plusieurs mois à la mer il lui avait été tout à fait impossible d’écrire au docteur, et il ne voulait pas quitter le service sans l’avoir consulté. Jaloux de conserver à la marine un nom illustre, le nouveau gouvernement avait profité du remue-ménage de Juillet pour donner le grade d’enseigne à Savinien. Après avoir obtenu un congé de quinze jours, le nouvel enseigne arrivait de Toulon par la malle-poste pour la fête d’Ursule et pour prendre en même temps l’avis du docteur.
– Il est arrivé, cria la filleule en se précipitant dans la chambre de son parrain.
– Très-bien ! répondit-il. Je devine le motif qui lui fait quitter le service, et il peut maintenant rester à Nemours.
– Ah ! voilà ma fête : elle est toute dans ce mot, dit-elle en embrassant le docteur.
Sur un signe qu’elle alla faire au gentilhomme, Savinien vint aussitôt ; elle voulait l’admirer, car il lui semblait changé en mieux. En effet, le service militaire imprime aux gestes, à la démarche, à l’air des hommes une décision mêlée de gravité, je ne sais quelle rectitude qui permet au plus superficiel observateur de reconnaître un militaire sous l’habit bourgeois : rien ne démontre mieux que l’homme est fait pour commander. Ursule en aima mieux encore Savinien, et ressentit une joie d’enfant à se promener dans le petit jardin en lui donnant le bras et lui faisant raconter la part qu’il avait eue, en sa qualité d’aspirant, à la prise d’Alger. Évidemment Savinien avait pris Alger. Elle voyait, disait-elle, tout en rouge, quand elle regardait la décoration de Savinien. Le docteur, qui, de sa chambre, les surveillait en s’habillant, vint les retrouver. Sans s’ouvrir entièrement au vicomte, il lui dit alors qu’au cas où madame de Portenduère consentirait à son mariage avec Ursule, la fortune de sa filleule rendait superflu le traitement des grades qu’il pouvait acquérir.
– Hélas ! dit Savinien, il faudra bien du temps pour vaincre l’opposition de ma mère. Avant mon départ, placée entre l’alternative de me voir rester près d’elle si elle consentait à mon mariage {p. 129} avec Ursule, ou de ne plus me revoir que de loin en loin et de me savoir exposé aux dangers de ma carrière, elle m’a laissé partir…
– Mais, Savinien, nous serons ensemble, dit Ursule en lui prenant la main et la lui secouant avec une espèce d’impatience.
Se voir et ne plus se quitter, c’était pour elle tout l’amour ; elle ne voyait rien au delà ; et son joli geste, la mutinerie de son accent exprimèrent tant d’innocence, que Savinien et le docteur en furent attendris. La démission fut envoyée, et la fête d’Ursule reçut de la présence de son fiancé le plus bel éclat. Quelques mois après, vers le mois de mai, la vie intérieure reprit chez le docteur Minoret le calme d’autrefois, mais avec un habitué de plus. Les assiduités du jeune vicomte furent d’autant plus promptement interprétées comme celles d’un futur, que, soit à la messe, soit à la promenade, ses manières et celles d’Ursule, quoique réservées, trahissaient l’entente de leurs cœurs. Dionis fit observer aux héritiers que le bonhomme ne demandait point ses intérêts à madame de Portenduère, et que la vieille dame lui devait déjà trois années.
– Elle sera forcée de céder, de consentir à la mésalliance de son fils, dit le notaire. Si ce malheur arrive, il est probable qu’une grande partie de la fortune de votre oncle servira, selon Basile, d’argument irrésistible.
L’irritation des héritiers, en devinant que leur oncle leur préférait trop Ursule pour ne pas assurer son bonheur à leurs dépens, devint alors aussi sourde que profonde. Réunis tous les soirs chez Dionis depuis la révolution de Juillet, ils y maudissaient les deux amants, et la soirée ne s’y terminait guère sans qu’ils eussent cherché, mais vainement, les moyens de contre-carrer le vieillard. Zélie, qui sans doute avait profité comme le docteur de la baisse des rentes pour placer avantageusement ses énormes capitaux, était la plus acharnée après l’orpheline et les Portenduère. Un soir où Goupil, qui se gardait cependant de s’ennuyer dans ces soirées, était venu pour se tenir au courant des affaires de la ville qui se discutaient là, Zélie eut une recrudescence de haine : elle avait vu le matin le docteur, Ursule et Savinien revenant en calèche d’une promenade aux environs, dans une intimité qui disait tout.
– Je donnerais bien trente mille francs pour que Dieu rappelât à lui notre oncle avant que le mariage de ce Portenduère et de la mijaurée se fasse, dit-elle.
Goupil reconduisit monsieur et madame Minoret jusqu’au milieu {p. 130} de leur grande cour, et leur dit en regardant autour de lui pour savoir s’ils étaient bien seuls : – Voulez-vous me donner les moyens d’acheter l’étude de Dionis, et je ferai rompre le mariage de monsieur Portenduère et d’Ursule ?
– Comment ? demanda le colosse.
– Me croyez-vous assez niais pour vous dire mon projet ? répondit le maître clerc.
– Eh ! bien, mon garçon, brouille-les, et nous verrons, dit Zélie.
– Je ne m’embarque point dans de pareils tracas sur un : nous verrons ! Le jeune homme est un crâne qui pourrait me tuer, et je dois être ferré à glace, être de sa force à l’épée et au pistolet. Établissez-moi, je vous tiendrai parole.
– Empêche ce mariage et je t’établirai, répondit le maître de poste.
– Voici neuf mois que vous regardez à me prêter quinze malheureux mille francs pour acheter l’Étude de Lecœur l’huissier, et vous voulez que je me fie à cette parole ! Allez, vous perdrez la succession de votre oncle, et ce sera bien fait.
– S’il ne s’agissait que de quinze mille francs et de l’Étude de Lecœur, je ne dis pas, répondit Zélie ; mais vous cautionner pour cinquante mille écus !….
– Mais je payerai, dit Goupil en lançant à Zélie un regard fascinateur qui rencontra le regard impérieux de la maîtresse de poste. Ce fut comme du venin sur de l’acier.
– Nous attendrons, dit Zélie.
– Ayez donc le génie du mal ! pensa Goupil. Si jamais je les tiens, ceux-là, se dit-il en sortant, je les presserai comme des citrons.
En cultivant la société du docteur, du juge de paix et du curé, Savinien leur prouva l’excellence de son caractère. L’amour de ce jeune homme pour Ursule, si dégagé de tout intérêt, si persistant, intéressa si vivement les trois amis, qu’ils ne séparaient plus ces deux enfants dans leurs pensées. Bientôt la monotonie de cette vie patriarcale et la certitude que les amants avaient de leur avenir finirent par donner à leur affection une apparence de fraternité. Souvent le docteur laissait Ursule et Savinien seuls. Il avait bien jugé ce charmant jeune homme qui baisait la main d’Ursule en arrivant et ne la lui eût pas demandée seul avec elle, tant il était pénétré de respect pour {p. 131} l’innocence, pour la candeur de cette enfant dont l’excessive sensibilité, souvent éprouvée, lui avait appris qu’une expression dure, un air froid ou des alternatives de douceur et de brusquerie pouvaient la tuer. Les grandes hardiesses des deux amants se commettaient en présence des vieillards, le soir. Deux années, pleines de joies secrètes, se passèrent ainsi, sans autre événement que les tentatives inutiles du jeune homme pour obtenir le consentement de sa mère à son mariage avec Ursule. Il parlait quelquefois des matinées entières, sa mère l’écoutait sans répondre à ses raisons et à ses prières, autrement que par un silence de Bretonne ou par des refus. À dix-neuf ans, Ursule élégante, excellente musicienne et bien élevée n’avait plus rien à acquérir : elle était parfaite. Aussi obtint-elle une renommée de beauté, de grâce et d’instruction qui s’étendit au loin. Un jour, le docteur eut à refuser la marquise d’Aiglemont qui pensait à Ursule pour son fils aîné. Six mois plus tard, malgré le profond secret gardé par Ursule, par le docteur et par madame d’Aiglemont, Savinien fut instruit par hasard de cette circonstance. Touché de tant de délicatesse, il argua de ce procédé pour vaincre l’obstination de sa mère qui lui répondit : – Si les d’Aiglemont veulent se mésallier, est-ce une raison pour nous ?
Au mois de décembre 1834, le pieux et bon vieillard déclina visiblement. En le voyant sortir de l’église, la figure jaune et grippée, les yeux pâles, toute la ville parla de la mort prochaine du bonhomme, alors âgé de quatre-vingt-huit ans. – Vous saurez ce qui en est, disait-on aux héritiers. En effet, le décès du vieillard avait l’attrait d’un problème. Mais le docteur ne se savait pas malade, il avait des illusions, et ni la pauvre Ursule, ni Savinien, ni le juge de paix, ni le curé ne voulaient par délicatesse l’éclairer sur sa position ; le médecin de Nemours, qui le venait voir tous les soirs, n’osait lui rien prescrire. Le vieux Minoret ne sentait aucune douleur, il s’éteignait doucement. Chez lui l’intelligence demeurait ferme, nette et puissante. Chez les vieillards ainsi constitués, l’âme domine le corps et lui donne la force de mourir debout. Le curé, pour ne pas avancer le terme fatal, dispensa son paroissien de venir entendre la messe à l’église, et lui permit de lire les offices chez lui ; car le docteur accomplissait minutieusement ses devoirs de religion : plus il alla vers la tombe, plus il aima Dieu. Les clartés éternelles lui expliquaient de plus en plus les difficultés de tout genre. Au {p. 132} commencement de la nouvelle année, Ursule obtint de lui qu’il vendît ses chevaux, sa voiture, et qu’il congédiât Cabirolle. Le juge de paix, dont les inquiétudes sur l’avenir d’Ursule étaient loin de se calmer par les demi-confidences du vieillard, entama la question délicate de l’héritage, en démontrant un soir à son vieil ami la nécessité d’émanciper Ursule. La pupille serait alors habile à recevoir un compte de tutelle et à posséder ; ce qui permettrait de l’avantager. Malgré cette ouverture, le vieillard, qui cependant avait déjà consulté le juge de paix, ne lui confia point le secret de ses dispositions envers Ursule ; mais il adopta le parti de l’émancipation. Plus le juge de paix mettait d’insistance à vouloir connaître les moyens choisis par son vieil ami pour enrichir Ursule, plus le docteur devenait défiant. Enfin Minoret craignit positivement de confier au juge de paix ses trente-six mille francs de rente au porteur.
– Pourquoi, lui dit Bongrand, mettre contre vous le hasard ?
– Entre deux hasards, répondit le docteur, on évite le plus chanceux.
Bongrand mena l’affaire de l’émancipation assez rondement pour qu’elle fût terminée le jour où mademoiselle Mirouët eût ses vingt ans. Cet anniversaire devait être la dernière fête du vieux docteur qui, pris sans doute d’un pressentiment de sa fin prochaine, célébra somptueusement cette journée en donnant un petit bal auquel il invita les jeunes personnes et les jeunes gens des quatre familles Dionis, Crémière, Minoret et Massin. Savinien, Bongrand, le curé, ses deux vicaires, le médecin de Nemours et mesdames Zélie Minoret, Massin et Crémière, ainsi que Schmucke furent les convives du grand dîner qui précéda le bal.
– Je sens que je m’en vais, dit le vieillard au notaire à la fin de la soirée. Je vous prie donc de venir demain pour rédiger le compte de tutelle que je dois rendre à Ursule, afin de ne pas en compliquer ma succession. Dieu merci ! je n’ai pas fait tort d’une obole à mes héritiers, et n’ai disposé que de mes revenus. Messieurs Crémière, Massin et Minoret, mon neveu, sont membres du conseil de famille institué pour Ursule ; ils assisteront à cette reddition de comptes.
Ces paroles entendues par Massin et colportées dans le bal y répandirent la joie parmi les trois familles, qui depuis quatre ans vivaient en de continuelles alternatives, se croyant tantôt riches, tantôt déshéritées.
{p. 133} – C’est une langue qui s’éteint, dit madame Crémière.
Quand, vers deux heures du matin, il ne resta plus dans le salon que Savinien, Bongrand et le curé Chaperon, le vieux docteur dit en leur montrant Ursule, charmante en habit de bal, qui venait de dire adieu aux jeunes demoiselles Crémière et Massin : – C’est à vous, mes amis, que je la confie ! Dans quelques jours je ne serai plus là pour la protéger ; mettez-vous tous entre elle et le monde, jusqu’à ce qu’elle soit mariée… J’ai peur pour elle.
Ces paroles firent une impression pénible. Le compte, rendu quelques jours après en conseil de famille, établissait le docteur Minoret reliquataire de dix mille six cents francs, tant pour les arrérages de l’inscription de quatorze cents francs de rente dont l’acquisition16 était expliquée par l’emploi du legs du capitaine de Jordy que pour un petit capital de cinq mille francs provenant des dons faits, depuis quinze ans, par le docteur à sa pupille, à leurs jours de fête ou anniversaires de naissance respectifs.
Cette authentique reddition de compte avait été recommandée par le juge de paix qui redoutait les effets de la mort du docteur Minoret, et qui, malheureusement, avait raison. Le lendemain de l’acceptation du compte de tutelle qui rendait Ursule riche de dix mille six cents francs et de quatorze cents francs de rente, le vieillard fut pris d’une faiblesse qui le contraignit à garder le lit. Malgré la discrétion qui enveloppait la maison du docteur, le bruit de sa mort se répandit en ville où les héritiers coururent par les rues comme les grains d’un chapelet dont le fil est rompu. Massin, qui vint savoir les nouvelles, apprit d’Ursule elle-même que le bonhomme était au lit. Malheureusement le médecin de Nemours avait déclaré que le moment où Minoret s’aliterait serait celui de sa mort. Dès lors, malgré le froid, les héritiers stationnèrent dans les rues, sur la place ou sur le pas de leurs portes, occupés à causer de cet événement attendu depuis si long-temps, et à épier le moment où le curé porterait au vieux docteur les sacrements dans l’appareil en usage dans les villes de province. Aussi, quand, deux jours après, l’abbé Chaperon, accompagné de son vicaire et des enfants de chœur, précédé du sacristain portant la croix, traversa la Grand’rue, les héritiers se joignirent-ils à lui pour occuper la maison, empêcher toute soustraction et jeter leurs mains avides sur les trésors présumés. Lorsque le docteur aperçut, à travers le clergé, ses héritiers agenouillés qui, loin de prier, l’observaient par des regards {p. 134} aussi vifs que les lueurs des cierges, il ne put retenir un malicieux sourire. Le curé se retourna, les vit et dit alors assez lentement les prières. Le maître de poste, le premier, quitta sa gênante posture, sa femme le suivit ; Massin craignit que Zélie et son mari ne missent la main sur quelque bagatelle, il les rejoignit au salon, et bientôt tous les héritiers s’y trouvèrent réunis.
– Il est trop honnête homme pour voler l’extrême-onction, dit Crémière, ainsi nous voilà bien tranquilles.
– Oui, nous allons avoir chacun environ vingt mille francs de rente, répondit madame Massin.
– J’ai dans l’idée, dit Zélie, que depuis trois ans il ne plaçait plus, il aimait à thésauriser…
– Le trésor est sans doute dans sa cave ? disait Massin à Crémière.
– Pourvu que nous trouvions quelque chose, dit Minoret-Levrault.
– Mais après ses déclarations au bal, s’écria madame Massin, il n’y a plus de doute.
– En tout cas, dit Crémière, comment ferons-nous ? partagerons-nous ? liciterons-nous ? ou distribuerons-nous par lots ? car enfin nous sommes tous majeurs.
Une discussion, qui s’envenima promptement, s’éleva sur la manière de procéder. Au bout d’une demi-heure, un bruit de voix confus, sur lequel se détachait l’organe criard de Zélie, retentissait dans la cour et jusque dans la rue.
– Il doit être mort, dirent alors les curieux attroupés dans la rue.
Ce tapage parvint aux oreilles du docteur qui entendit ces mots : – Mais la maison, la maison vaut trente mille francs ! Je la prends, moi, pour trente mille francs ! criés ou plutôt beuglés par Crémière.
– Eh ! bien, nous la payerons ce qu’elle vaudra, répondit aigrement Zélie.
– Monsieur le curé, dit le vieillard à l’abbé Chaperon qui demeura auprès de son ami après l’avoir administré, faites que je demeure en paix. Mes héritiers, comme ceux du cardinal Ximénès, sont capables de piller ma maison avant ma mort, et je n’ai pas de singe pour me rétablir. Allez leur signifier que je ne veux personne chez moi.
Le curé, le médecin descendirent, répétèrent l’ordre du moribond, et, dans un accès d’indignation, y ajoutèrent de vives paroles pleines de blâme.
{p. 135} – Madame Bougival, dit le médecin, fermez la grille et ne laissez entrer personne ; il semble qu’on ne puisse pas mourir tranquille. Vous préparerez un cataplasme de farine de moutarde, afin d’appliquer des sinapismes aux pieds de monsieur.
– Votre oncle n’est pas mort, et il peut vivre encore long-temps, disait l’abbé Chaperon en congédiant les héritiers venus avec leurs enfants. Il réclame le plus profond silence et ne veut que sa pupille auprès de lui. Quelle différence entre la conduite de cette jeune fille et la vôtre !
– Vieux cafard ! s’écria Crémière. Je vais faire sentinelle. Il est bien possible qu’il se machine quelque chose contre nos intérêts.
Le maître de poste avait déjà disparu dans le jardin avec l’intention de veiller son oncle en compagnie d’Ursule et de se faire admettre dans la maison comme un aide. Il revint à pas de loup sans que ses bottes fissent le moindre bruit, car il y avait des tapis dans le corridor et sur les marches de l’escalier. Il put alors arriver jusqu’à la porte de la chambre de son oncle sans être entendu. Le curé, le médecin étaient partis, la Bougival préparait le sinapisme.
– Sommes-nous bien seuls ? dit le vieillard à sa pupille.
Ursule se haussa sur la pointe des pieds pour voir dans la cour.
– Oui, dit-elle ; monsieur le curé a tiré la grille lui-même en s’en allant.
– Mon enfant aimé, dit le mourant, mes heures, mes minutes mêmes sont comptées. Je n’ai pas été médecin pour rien : le sinapisme du docteur ne me fera pas aller jusqu’à ce soir. Ne pleure pas, Ursule, dit-il en se voyant interrompu par les pleurs de sa filleule ; mais écoute-moi bien : il s’agit d’épouser Savinien. Aussitôt que la Bougival sera montée avec le sinapisme, descends au pavillon chinois, en voici la clef ; soulève le marbre du buffet de Boulle, et dessous tu trouveras une lettre cachetée à ton adresse : prends-la, reviens me la montrer, car je ne mourrai tranquille qu’en te la voyant entre les mains. Quand je serai mort, tu ne le diras pas sur-le-champ ; tu feras venir monsieur de Portenduère, vous lirez la lettre ensemble, et tu me jures en son nom et au tien d’exécuter mes dernières volontés. Quand il m’aura obéi, vous annoncerez ma mort, et la comédie des héritiers commencera. Dieu veuille que ces monstres ne te maltraitent pas !
– Oui, mon parrain.
{p. 136} Le maître de poste n’écouta point le reste de la scène ; il détala sur la pointe des pieds, en se souvenant que la serrure du cabinet se trouvait du côté de la bibliothèque. Il avait assisté dans le temps au débat de l’architecte et du serrurier, qui prétendait que, si l’on s’introduisait dans la maison par la fenêtre donnant sur la rivière, il fallait par prudence mettre la serrure du côté de la bibliothèque, le cabinet devant être une pièce de plaisance pour l’été. Ébloui par l’intérêt et les oreilles pleines de sang, Minoret dévissa la serrure au moyen d’un couteau avec la prestesse des voleurs. Il entra dans le cabinet, y prit le paquet de papiers sans s’amuser à le décacheter, revissa la serrure, remit les choses en état, et alla s’asseoir dans la salle à manger en attendant que la Bougival montât le sinapisme pour quitter la maison. Il opéra sa fuite avec d’autant plus de facilité que la pauvre Ursule trouva plus urgent de voir appliquer le sinapisme que d’obéir aux recommandations de son parrain.
– La lettre ! la lettre ! cria d’une voix mourante le vieillard, obéis-moi, voici la clef. Je veux te voir la lettre à la main.
Ces paroles furent jetées avec des regards si égarés que la Bougival dit à Ursule : – Mais faites donc ce que veut votre parrain, ou vous allez causer sa mort.
Elle le baisa sur le front, prit la clef et descendit ; mais, bientôt rappelée par les cris perçants de la Bougival, elle accourut. Le vieillard l’embrassa par un regard, lui vit les mains vides, se dressa sur son séant, voulut parler, et mourut en faisant un horrible dernier soupir, les yeux hagards de terreur ! La pauvre petite, qui voyait la mort pour la première fois, tomba sur ses genoux et fondit en larmes. La Bougival ferma les yeux du vieillard et le disposa dans son lit. Quand, selon son expression, elle eut paré le mort, la vieille nourrice courut prévenir monsieur Savinien ; mais les héritiers, qui se tenaient au bout de la rue entourés de curieux et absolument comme des corbeaux qui attendent qu’un cheval soit enterré pour venir gratter la terre et la fouiller de leurs pattes et du bec, accoururent avec la célérité de ces oiseaux de proie.
Pendant ces événements, le maître de poste était allé chez lui pour savoir ce que contenait le mystérieux paquet. Voici ce qu’il trouva.
À ma chère Ursule Mirouët, fille de mon beau-frère naturel, Joseph Mirouët, et de Dinah Grollman
Mon petit ange, mon affection paternelle, que tu as si bien justifiée, a eu pour principe non seulement le serment que j’ai fait à ton pauvre père de le remplacer, mais encore ta ressemblance avec Ursule Mirouët, ma femme, de qui tu m’as sans cesse rappelé les grâces, l’esprit, la candeur et le charme. Ta qualité de fille du fils naturel de mon beau-père pourrait rendre des dispositions testamentaires faites en ta faveur sujettes à contestation…
– Le vieux gueux ! cria le maître de poste.
Ton adoption aurait été l’objet d’un procès. Enfin, j’ai toujours reculé devant l’idée de t’épouser pour te transmettre ma fortune ; car j’aurais pu vivre long-temps et déranger l’avenir de ton bonheur qui n’est retardé que par la vie de madame de Portenduère. Ces difficultés mûrement pesées, et voulant te laisser la fortune nécessaire à une belle existence…
– Le scélérat, il a pensé à tout !
Sans nuire en rien à mes héritiers…
– Le jésuite ! comme s’il ne nous devait pas toute sa fortune !
Je t’ai destiné le fruit des économies que j’ai faites pendant dix-huit années et que j’ai constamment fait valoir, par les soins de mon notaire, en vue de te rendre aussi heureuse qu’on peut l’être par la richesse. Sans argent, ton éducation et tes idées élevées feraient ton malheur. D’ailleurs, tu dois une belle dot au charmant jeune homme qui t’aime. Tu trouveras donc dans le milieu du troisième volume des Pandectes, in-folio, reliées en maroquin rouge, et qui est le dernier volume du premier rang, au-dessus de la tablette de la bibliothèque, dans le dernier corps, du côté du salon, trois inscriptions de rentes en trois pour cent, au porteur, de chacune douze mille francs…
– Quelle profondeur de scélératesse ! s’écria le maître de poste. Ah ! Dieu ne permettra pas que je sois ainsi frustré.
Prends-les aussitôt, ainsi que le peu d’arrérages économisés au moment de ma mort, et qui seront dans le volume précédent. {p. 138} Songe, mon enfant adoré, que tu dois obéir aveuglément à une pensée qui a fait le bonheur de toute ma vie, et qui m’obligerait à demander le secours de Dieu, si tu me désobéissais. Mais, en prévision d’un scrupule de ta chère conscience, que je sais ingénieuse à se tourmenter, tu trouveras ci-joint un testament en bonne forme de ces inscriptions au profit de monsieur Savinien de Portenduère. Ainsi, soit que tu les possèdes toi-même, soit qu’elles te viennent de celui que tu aimes, elles seront ta légitime propriété.
À cette lettre était jointe, sur un carré de papier timbré, la pièce suivante :
CECI EST MON TESTAMENT.
Moi, Denis Minoret, docteur en médecine, domicilié à Nemours, sain d’esprit et de corps, ainsi que la date de ce testament le démontre, lègue mon âme à Dieu, le priant de me pardonner mes longues erreurs en faveur de mon sincère repentir. Puis, ayant reconnu en monsieur le vicomte Savinien de Portenduère une véritable affection pour moi, je lui lègue trente-six mille francs de rente perpétuelle trois pour cent, à prendre dans ma succession, par préférence à tous mes héritiers.
Fait et écrit en entier de ma main, à Nemours, le onze janvier mil huit cent trente et un.
Sans hésiter, le maître de poste, qui pour être bien seul s’était enfermé dans la chambre de sa femme, y chercha le briquet phosphorique et reçut deux avis du ciel par l’extinction de deux allumettes qui successivement ne voulurent pas s’allumer. La troisième prit feu. Il brûla dans la cheminée et la lettre et le testament. Par une précaution superflue, il enterra les vestiges du papier et de la cire dans les cendres. Puis, affriolé par l’idée de posséder trente-six mille francs de rente à l’insu de sa femme, il revint au pas de course chez son oncle, aiguillonné par la seule idée, idée simple et nette, qui pouvait traverser sa lourde tête. En voyant la maison de son oncle envahie par les trois familles enfin maîtresses de la place, {p. 139} il trembla de ne pouvoir accomplir un projet sur lequel il ne se donnait pas le temps de réfléchir en ne pensant qu’aux obstacles.
– Que faites-vous donc là ? dit-il à Massin et à Crémière. Croyez-vous que nous allons laisser la maison et les valeurs au pillage ? Nous sommes trois héritiers, nous ne pouvons pas camper là ! Vous, Crémière, courez donc chez Dionis et dites-lui de venir constater le décès. Je ne puis pas, quoique adjoint, dresser l’acte mortuaire de mon oncle… Vous, Massin, allez prier le père Bongrand d’apposer les scellés. Et vous, tenez donc compagnie à Ursule, mesdames, dit-il à sa femme, à mesdames Massin et Crémière. Ainsi rien ne se perdra. Surtout fermez la grille, que personne ne sorte !
Les femmes, qui sentirent la justesse de cette observation, coururent dans la chambre d’Ursule et trouvèrent cette noble créature, déjà si cruellement soupçonnée, agenouillée et priant Dieu, le visage couvert de larmes. Minoret, devinant que les17 trois héritières ne resteraient pas long-temps avec Ursule, et craignant la défiance de ses cohéritiers, alla dans la bibliothèque, y vit le volume, l’ouvrit, prit les trois inscriptions, et trouva dans l’autre une trentaine de billets de banque. En dépit de sa nature brutale, le colosse crut entendre un carillon à chacune de ses oreilles, le sang lui sifflait aux tempes en accomplissant ce vol. Malgré la rigueur de la saison, il eut sa chemise mouillée dans le dos. Enfin ses jambes flageolaient au point qu’il tomba sur un fauteuil du salon comme s’il eût reçu quelque coup de massue à la tête.
– Ah ! comme une succession délie la langue au grand Minoret, avait dit Massin en courant par la ville. L’avez-vous entendu ? disait-il à Crémière. Allez ici ! allez là ! Comme il connaît la manœuvre.
– Oui, pour une grosse bête, il avait un certain air…
– Tenez, dit Massin alarmé, sa femme y est, ils sont trop de deux ! Faites les commissions, j’y retourne.
Au moment où le maître de poste s’asseyait, il aperçut donc à la grille la figure allumée du greffier qui revenait avec une célérité de fouine à la maison mortuaire.
– Hé ! bien, qu’y a-t-il ? demanda le maître de poste en allant ouvrir à son cohéritier.
– Rien, je reviens pour les scellés, lui répondit Massin en lui lançant un regard de chat sauvage.
{p. 140} – Je voudrais qu’ils fussent déjà posés, et nous pourrions tous revenir chacun chez nous, répondit Minoret.
– Ma foi, nous mettrons un gardien des scellés, répondit le greffier. La Bougival est capable de tout dans l’intérêt de la mijaurée. Nous y placerons Goupil.
– Lui ! dit le maître de poste, il prendrait la grenouille et nous n’y verrions que du feu.
– Voyons, reprit Massin. Ce soir on veillera le mort, et nous aurons fini d’apposer les scellés dans une heure ; ainsi nos femmes les garderont elles-mêmes. Nous aurons demain, à midi, l’enterrement. L’on ne peut procéder à l’inventaire que dans huit jours.
– Mais, dit le colosse en souriant, faisons déguerpir cette mijaurée, et nous commettrons le tambour de la mairie à la garde des scellés et de la maison.
– Bien ! s’écria le greffier. Chargez-vous de cette expédition, vous êtes le chef des Minoret.
– Mesdames, mesdames, dit Minoret, veuillez rester toutes au salon ; il ne s’agit pas d’aller dîner, mais de procéder à l’apposition des scellés pour la conservation de tous les intérêts.
Puis il prit sa femme à part pour lui communiquer les idées de Massin relativement à Ursule. Aussitôt les femmes, dont le cœur était rempli de vengeance et qui souhaitaient prendre une revanche sur la mijaurée, accueillirent avec enthousiasme le projet de la chasser. Bongrand parut et fut indigné de la proposition que Zélie et madame Massin lui firent, en qualité d’ami du défunt, de prier Ursule de quitter la maison.
– Allez vous-mêmes la chasser de chez son père, de chez son parrain, de chez son oncle, de chez son bienfaiteur, de chez son tuteur ! Allez-y, vous qui ne devez cette succession qu’à la noblesse de son âme, prenez-la par les épaules et jetez-la dans la rue, à la face de toute la ville ! Vous la croyez capable de vous voler ? Eh ! bien, constituez un gardien des scellés, vous serez dans votre droit. Sachez d’abord que je n’apposerai pas les scellés sur sa chambre ; elle y est chez elle, tout ce qui s’y trouve est sa propriété ; je vais l’instruire de ses droits, et lui dire d’y rassembler tout ce qui lui appartient… Oh ! en votre présence, ajouta-t-il en entendant un grognement d’héritiers.
– Hein ? dit le percepteur au maître de poste et aux femmes stupéfaites de la colérique allocution de Bongrand.
{p. 141} – En voilà un de magistrat ! s’écria le maître de poste.
Assise sur une petite causeuse, à demi évanouie, la tête renversée, ses nattes défaites, Ursule laissait échapper un sanglot de temps en temps. Ses yeux étaient troubles, elle avait les paupières enflées, enfin elle se trouvait en proie à une prostration morale et physique qui eût attendri les êtres les plus féroces, excepté des héritiers.
– Ah ! monsieur Bongrand, après ma fête la mort et le deuil, dit-elle avec cette poésie naturelle aux belles âmes. Vous savez, vous, ce qu’il était : en vingt ans, pas une parole d’impatience avec moi ! J’ai cru qu’il vivrait cent ans ! Il a été ma mère, cria-t-elle, et une bonne mère.
Ce peu d’idées exprimées attira deux torrents de larmes entrecoupées de sanglots, puis elle retomba comme une masse.
– Mon enfant, reprit le juge de paix en entendant les héritiers dans l’escalier, vous avez toute la vie pour le pleurer, et vous n’avez qu’un instant pour vos affaires : réunissez dans votre chambre tout ce qui dans la maison est à vous. Les héritiers me forcent à mettre les scellés…
– Ah ! ses héritiers peuvent bien tout prendre, s’écria Ursule en se dressant dans un accès d’indignation sauvage. J’ai là tout ce qu’il y a de précieux, dit-elle en se frappant la poitrine.
– Et quoi ? demanda le maître de poste qui de même que Massin montra sa terrible face.
– Le souvenir de ses vertus, de sa vie, de toutes ses paroles, une image de son âme céleste, dit-elle les yeux et le visage étincelants en levant une main par un superbe mouvement.
– Et vous y avez aussi une clef ! s’écria Massin en se coulant comme un chat et allant saisir une clef qui tomba chassée des plis du corsage par le mouvement d’Ursule.
– C’est, dit-elle en rougissant, la clef de son cabinet, il m’y envoyait au moment d’expirer.
Après avoir échangé d’affreux sourires, les deux héritiers regardèrent le juge de paix en exprimant un flétrissant soupçon. Ursule, qui surprit et devina ce regard calculé chez le maître de poste, involontaire chez Massin, se dressa sur ses pieds, devint pâle comme si son sang la quittait ; ses yeux lancèrent cette foudre qui peut-être ne jaillit qu’aux dépens de la vie, et, d’une voix étranglée : – Ah ! monsieur Bongrand, dit-elle, tout ce qui est dans cette chambre {p. 142} me vient des bontés de mon parrain, on peut tout me prendre, je n’ai sur moi que mes vêtements, je vais sortir et n’y rentrerai plus.
Elle alla dans la chambre de son tuteur d’où nulle supplication ne put l’arracher, car les héritiers eurent un peu honte de leur conduite. Elle dit à la Bougival de lui retenir deux chambres à l’auberge de la Vieille-Poste, jusqu’à ce qu’elle eût trouvé quelque logement en ville où elles pussent vivre toutes les deux. Elle rentra chez elle pour y chercher son livre de prières, et resta presque toute la nuit avec le curé, le vicaire et Savinien, à prier et à pleurer. Le gentilhomme vint après le coucher de sa mère, et s’agenouilla sans mot dire auprès d’Ursule, qui lui jeta le plus triste sourire en le remerciant d’être fidèlement venu prendre une part de ses douleurs.
– Mon enfant, dit monsieur Bongrand en apportant à Ursule un paquet volumineux, une des héritières de votre oncle a pris dans votre commode tout ce qui vous était nécessaire, car on ne lèvera les scellés que dans quelques jours, et vous recouvrerez alors ce qui vous appartient. Dans votre intérêt, j’ai mis les scellés à votre chambre.
– Merci, monsieur, répondit-elle en allant à lui et lui serrant la main. Voyez-le donc encore une fois : ne dirait-on pas qu’il dort ?
Le vieillard offrait en ce moment cette fleur de beauté passagère qui se pose sur la figure des morts expirés sans douleurs, il semblait rayonner.
– Ne vous a-t-il rien remis en secret avant de mourir ? dit le juge de paix à l’oreille d’Ursule.
– Rien, dit-elle ; il m’a seulement parlé d’une lettre…
– Bon ! elle se trouvera, reprit Bongrand. Il est alors très-heureux pour vous qu’ils aient voulu les scellés.
Au petit jour, Ursule fit ses adieux à cette maison où son heureuse enfance s’était écoulée, surtout à cette modeste chambre où son amour avait commencé, et qui lui était si chère, qu’au milieu de son noir chagrin elle eut des larmes de regret pour cette paisible et douce demeure. Après avoir une dernière fois contemplé tour à tour ses fenêtres et Savinien, elle sortit pour se rendre à l’auberge, accompagnée de la Bougival qui portait son paquet, du juge de paix qui lui donnait le bras, et de Savinien, son doux protecteur. Ainsi, malgré les plus sages précautions, le défiant {p. 143} jurisconsulte se trouvait avoir raison : il allait voir Ursule sans fortune et aux prises avec les héritiers.
Le lendemain soir, toute la ville était aux obsèques du docteur Minoret. Quand on y apprit la conduite des héritiers envers sa fille d’adoption, l’immense majorité la trouva naturelle et nécessaire : il s’agissait d’une succession, le bonhomme était cachotier, Ursule pouvait se croire des droits, les héritiers défendaient leur bien, et d’ailleurs elle les avait assez humiliés pendant la vie de leur oncle qui les recevait comme des chiens dans un jeu de quilles. Désiré Minoret, qui ne faisait pas merveille dans sa place, disaient les envieux du maître de poste, arriva pour le service. Hors d’état d’assister au convoi, Ursule était au lit en proie à une fièvre nerveuse autant causée par l’insulte que les héritiers lui avaient faite que par sa profonde affliction.
– Voyez donc cet hypocrite qui pleure ! disaient quelques-uns des héritiers en se montrant Savinien vivement affligé de la mort du docteur.
– La question est de savoir s’il a raison de pleurer, répondit Goupil. Ne vous pressez pas de rire, les scellés ne sont pas levés.
– Bah ! dit Minoret qui savait à quoi s’en tenir, vous nous avez toujours effrayés pour rien.
Au moment où le convoi partit de l’église pour se rendre au cimetière, Goupil eut un amer déboire : il voulut prendre le bras de Désiré ; mais en le lui refusant, le substitut renia son camarade en présence de tout Nemours.
– Ne nous fâchons point, je ne pourrais plus me venger, pensa le maître clerc dont le cœur sec se gonfla comme une éponge dans sa poitrine.
Avant de lever les scellés et de procéder à l’inventaire, il fallut le temps au procureur du roi, tuteur légal des orphelins, de commettre Bongrand pour le représenter. La succession Minoret, de laquelle on parla pendant dix jours, s’ouvrit alors, et fut constatée avec la rigueur des formalités judiciaires. Dionis y trouvait son compte, Goupil aimait assez à faire le mal ; et comme l’affaire était bonne, les vacations se multiplièrent. On déjeunait presque toujours après la première vacation. Notaire, clerc, héritiers et témoins buvaient les vins les plus précieux de la cave.
En province, et surtout dans les petites villes, où chacun possède sa maison, il est assez difficile de se loger. Aussi, quand on y achète {p. 144} un établissement quelconque, la maison fait-elle presque toujours partie de la vente. Le juge de paix, à qui le procureur du roi recommanda les intérêts de l’orpheline, ne vit d’autre moyen, pour la retirer de l’auberge, que de lui faire acquérir dans la Grand’rue, à l’encoignure du pont sur le Loing, une petite maison à porte bâtarde ouvrant sur un corridor, et n’ayant au rez-de-chaussée qu’une salle à deux croisées sur la rue, et derrière laquelle il y avait une cuisine dont la porte-fenêtre donnait sur une cour intérieure d’environ trente pieds carrés. Un petit escalier éclairé sur la rivière par des jours de souffrance menait au premier étage, composé de trois chambres, et au-dessus duquel se trouvaient deux mansardes. Le juge de paix prit à la Bougival deux mille francs d’économies pour payer la première portion du prix de cette maison, qui valait six mille francs, et il obtint des termes pour le surplus. Pour pouvoir placer les livres qu’Ursule voulait racheter, Bongrand fit détruire la cloison intérieure de deux pièces au premier étage, après avoir observé que la profondeur de la maison répondait à la longueur du corps de bibliothèque. Savinien et le juge de paix pressèrent si bien les ouvriers qui nettoyaient cette maisonnette, la peignaient et y mettaient tout à neuf, que vers la fin du mois de mars, l’orpheline put quitter son auberge, et retrouva dans cette laide maison une chambre pareille à celle d’où les héritiers l’avaient chassée, car elle fut meublée de ses meubles repris par le juge de paix à la levée des scellés. La Bougival, logée au-dessus, pouvait descendre à l’appel d’une sonnette placée au chevet du lit de sa jeune maîtresse. La pièce destinée à la bibliothèque, la salle du rez-de-chaussée et la cuisine encore vides, mises en couleur seulement, tendues de papier frais et repeintes, attendaient les acquisitions que la filleule ferait à la vente du mobilier de son parrain. Quoique le caractère d’Ursule leur fût connu, le juge de paix et le curé craignirent pour elle ce passage si subit à une vie dénuée des recherches et du luxe auxquels le défunt docteur avait voulu l’habituer. Quant à Savinien, il en pleurait. Aussi avait-il donné secrètement aux ouvriers et au tapissier plus d’une soulte afin qu’Ursule ne trouvât aucune différence, à l’intérieur du moins, entre l’ancienne et la nouvelle chambre. Mais la jeune fille, qui puisait tout son bonheur dans les yeux de Savinien, montra la plus douce résignation. En cette circonstance, elle charma ses deux vieux amis et leur prouva, pour la millième fois, que les peines du cœur pouvaient seules la faire {p. 145} souffrir. La douleur que lui causait la perte de son parrain était trop profonde pour qu’elle sentît l’amertume de ce changement de fortune, qui cependant apportait de nouveaux obstacles à son mariage. La tristesse de Savinien, en la voyant si réduite, lui fit tant de mal, qu’elle fut obligée de lui dire à l’oreille en sortant de la messe, le matin de son entrée dans sa nouvelle maison : – L’amour ne va pas sans la patience, nous attendrons !
Dès que l’intitulé de l’inventaire fut dressé, Massin, conseillé par Goupil, qui se tourna vers lui par haine secrète contre Minoret en espérant mieux du calcul de cet usurier que de la prudence de Zélie, fit mettre en demeure madame et monsieur de Portenduère, dont le remboursement était échu. La vieille dame fut étourdie par une sommation de payer cent vingt-neuf mille cinq cent dix-sept francs cinquante-cinq centimes aux héritiers dans les vingt-quatre heures, et les intérêts à compter du jour de la demande, à peine de saisie immobilière. Emprunter pour payer était une chose impossible. Savinien alla consulter un avoué à Fontainebleau.
– Vous avez affaire à de mauvaises gens qui ne transigeront point, ils veulent poursuivre à outrance pour avoir la ferme des Bordières, lui dit l’avoué. Le mieux serait de laisser convertir la vente en vente volontaire, afin d’éviter les frais.
Cette triste nouvelle abattit la vieille Bretonne, à qui son fils fit observer doucement que si elle avait voulu consentir à son mariage du vivant de Minoret, le docteur aurait donné ses biens au mari d’Ursule. Aujourd’hui leur maison serait dans l’opulence au lieu d’être dans la misère. Quoique dite sans reproche, cette argumentation tua la vieille dame tout autant que l’idée d’une prochaine et violente dépossession. En apprenant ce désastre, Ursule, à peine remise de la fièvre et du coup que les héritiers lui avaient porté, resta stupide d’accablement. Aimer et se trouver impuissante à secourir celui qu’on aime est une des plus effroyables souffrances qui puissent ravager l’âme des femmes nobles et délicates.
– Je voulais acheter la maison de mon oncle, j’achèterai celle de votre mère, lui dit-elle.
– Est-ce possible ? dit Savinien. Vous êtes mineure et ne pouvez vendre votre inscription de rente sans des formalités auxquelles le procureur du roi ne se prêterait point. Nous n’essaierons d’ailleurs pas de résister. Toute la ville voit avec plaisir la déconfiture d’une maison noble. Ces bourgeois sont comme des chiens à la curée. Il {p. 146} me reste heureusement dix mille francs avec lesquels je pourrai faire vivre ma mère jusqu’à la fin de ces déplorables affaires. Enfin, l’inventaire de votre parrain n’est pas encore terminé, monsieur Bongrand espère encore trouver quelque chose pour vous. Il est aussi étonné que moi de vous savoir sans aucune fortune. Le docteur s’est si souvent expliqué, soit avec lui, soit avec moi, sur le bel avenir qu’il vous avait arrangé, que nous ne comprenons rien à ce dénoûment.
– Bah ! dit-elle, pourvu que je puisse acheter la bibliothèque et les meubles de mon parrain pour éviter qu’ils ne se dispersent ou n’aillent en des mains étrangères, je suis contente de mon sort.
– Mais qui sait le prix que mettront ces infâmes héritiers à ce que vous voudrez avoir ?
On ne parlait, de Montargis à Fontainebleau, que des héritiers Minoret et du million qu’ils cherchaient ; mais les plus minutieuses recherches, faites dans la maison depuis la levée des scellés, n’amenaient aucune découverte. Les cent vingt-neuf mille francs de la créance Portenduère, les quinze mille francs de rente dans le trois pour cent, alors à soixante-seize, et qui donnaient un capital de trois cent quatre-vingt mille francs, la maison estimée quarante mille francs et son riche mobilier produisaient un total d’environ six cent mille francs qui semblaient à tout le monde une assez jolie fiche de consolation. Minoret eut alors quelques inquiétudes mordantes. La Bougival et Savinien, qui persistaient à croire, aussi bien que le juge de paix, à l’existence de quelque testament, arrivaient à la fin de chaque vacation et venaient demander à Bongrand le résultat des perquisitions. L’ami du vieillard s’écriait quelquefois au moment où les gens d’affaires et les héritiers sortaient : – Je n’y comprends rien ! Comme, pour beaucoup de gens superficiels, deux cent mille francs constituaient à chaque héritier une belle fortune de province, personne ne s’avisa de rechercher comment le docteur avait pu mener son train de maison avec quinze mille francs seulement, puisqu’il laissait intacts les intérêts de la créance Portenduère. Bongrand, Savinien et le curé se posaient seuls cette question dans l’intérêt d’Ursule, et firent, en l’exprimant, plus d’une fois pâlir le maître de poste.
– Ils ont pourtant bien tout fouillé, eux pour trouver de l’argent, moi pour trouver un testament qui devait être en faveur de monsieur de Portenduère18, dit le juge de paix le jour où l’inventaire {p. 147} fut clos. On a éparpillé les cendres, soulevé les marbres, tâté les pantoufles, percé les bois de lit, vidé les matelas, piqué les couvertures, les couvre-pieds, retourné son édredon, visité les papiers pièce à pièce, les tiroirs, bouleversé le sol de la cave, et je les poussais à ces dévastations !
– Que pensez-vous ? disait le curé.
– Le testament a été supprimé par un héritier.
– Et les valeurs ?
– Courez donc après ! Devinez donc quelque chose à la conduite de gens aussi sournois, aussi rusés, aussi avares que les Massin, que les Crémière ? Voyez donc clair dans une fortune comme celle de Minoret qui touche deux cent mille francs de la succession, qui va, dit-on, vendre son brevet, sa maison et ses intérêts dans les messageries, trois cent cinquante mille francs ?… Quelles sommes ! sans compter les économies de ses trente et quelques mille livres de rente en fonds de terre. Pauvre docteur !
– Le testament aura peut-être été caché dans la bibliothèque, dit Savinien.
– Aussi, ne détourné-je pas la petite de l’acheter ! Sans cela, ne serait-ce pas une folie que de lui laisser mettre son seul argent comptant à des livres qu’elle n’ouvrira jamais ?
La ville entière croyait la filleule du docteur nantie des capitaux introuvables ; mais quand on sut positivement que ses quatorze cents francs de rente et ses reprises constituaient toute sa fortune, la maison du docteur et son mobilier excitèrent alors une curiosité générale. Les uns pensèrent qu’il se trouverait des sommes en billets de banque cachés dans les meubles ; les autres, que le vieillard en avait fourré dans ses livres. Aussi la vente offrit-elle le spectacle des étranges précautions prises par les héritiers. Dionis, faisant les fonctions d’huissier priseur, déclarait à chaque objet crié que les héritiers n’entendaient vendre que le meuble et non ce qu’il pourrait contenir de valeurs ; puis, avant de le livrer, tous ils le soumettaient à des investigations crochues, le faisaient sonner et sonder ; enfin, ils le suivaient des mêmes regards qu’un père jette à son fils unique en le voyant partir pour les Indes.
– Ah ! mademoiselle, dit la Bougival consternée en revenant de la première vacation, je n’irai plus. Et monsieur Bongrand a raison, vous ne pourriez pas soutenir un pareil spectacle. Tout est par places. On va et on vient partout comme dans la rue, les plus beaux {p. 148} meubles servent à tout, ils montent dessus, et c’est un fouillis où une poule ne retrouverait pas ses poussins ! On se croirait à un incendie. Les affaires sont dans la cour, les armoires sont ouvertes, rien dedans ! Oh ! le pauvre cher homme, il a bien fait de mourir, sa vente l’aurait tué.
Bongrand, qui rachetait pour Ursule les meubles affectionnés par le défunt et de nature à parer la petite maison, ne parut point à la vente de la bibliothèque. Plus fin que les héritiers, dont l’avidité pouvait lui faire payer les livres trop cher, il avait donné commission à un fripier-bouquiniste de Melun, venu exprès à Nemours, et qui déjà s’était fait adjuger plusieurs lots. Par suite de la défiance des héritiers, la bibliothèque se vendit ouvrage par ouvrage. Trois mille volumes furent examinés, fouillés un à un, tenus par les deux côtés de la couverture relevée et agités pour en faire sortir des papiers qui pouvaient y être cachés ; enfin leurs couvertures furent interrogées, et les gardes examinées. Le total des adjudications s’éleva, pour Ursule, à six mille cinq cents francs environ, la moitié de ses répétitions contre la succession. Le corps de la bibliothèque ne fut livré qu’après avoir été soigneusement examiné par un ébéniste célèbre pour les secrets, mandé de Paris. Lorsque le juge de paix donna l’ordre de transporter le corps de bibliothèque et les livres chez mademoiselle Mirouët, il y eut chez les héritiers des craintes vagues, qui plus tard furent dissipées quand on la vit tout aussi pauvre qu’auparavant. Minoret acheta la maison de son oncle, que ses cohéritiers poussèrent jusqu’à cinquante mille francs, en imaginant que le maître de poste espérait trouver un trésor dans les murs. Aussi le cahier des charges contenait-il des réserves à ce sujet. Quinze jours après la liquidation de la succession, Minoret, qui vendit son relais et ses établissements au fils d’un riche fermier, s’installa dans la maison de son oncle, où il dépensa des sommes considérables en ameublements et en restaurations. Ainsi Minoret se condamnait lui-même à vivre à quelques pas d’Ursule.
– J’espère, avait-il dit chez Dionis le jour où la mise en demeure fut signifiée à Savinien et à sa mère, que nous serons débarrassés de ces nobliaux-là ! Nous chasserons les autres après.
– La vieille aux quatorze quartiers, lui répondit Goupil, ne voudra pas être témoin de son désastre ; elle ira mourir en Bretagne, où elle trouvera sans doute une femme pour son fils.
– Je ne le crois pas, répondit le notaire qui le matin avait {p. 149} rédigé le contrat de l’acquisition faite par Bongrand. Ursule vient d’acheter la maison de la veuve Ricard.
– Cette maudite pécore ne sait quoi s’inventer pour nous ennuyer, s’écria très-imprudemment le maître de poste.
– Et qu’est-ce que cela vous fait qu’elle demeure à Nemours ? demanda Goupil surpris par le mouvement de contrariété qui échappait au colosse imbécile.
– Vous ne savez pas, répondit Minoret en devenant rouge comme un coquelicot, que mon fils a la bêtise d’être amoureux d’elle. Aussi donnerais-je bien cent écus pour qu’Ursule quittât Nemours.
Sur ce premier mouvement, chacun comprend combien Ursule, pauvre et résignée, allait gêner le riche Minoret. Les tracas d’une succession à liquider, la vente de ses établissements et les courses nécessitées par des affaires insolites, ses débats avec sa femme à propos des plus légers détails et de l’acquisition de la maison du docteur, où Zélie voulut vivre bourgeoisement dans l’intérêt de son fils ; cet hourvari qui contrastait avec la tranquillité de sa vie ordinaire, empêcha le grand Minoret de songer à sa victime. Mais quelques jours après son installation rue des Bourgeois, vers le milieu du mois de mai, au retour d’une promenade, il entendit la voix du piano, vit la Bougival assise à la fenêtre comme un dragon gardant un trésor, et entendit soudain en lui-même une voix importune.
Expliquer pourquoi, chez un homme de la trempe de l’ancien maître de poste, la vue d’Ursule, qui ne soupçonnait même pas le vol commis à son préjudice, devint aussitôt insupportable ; comment le spectacle de cette grandeur dans l’infortune lui inspira le désir de renvoyer de la ville cette jeune fille ; et comment ce désir prit les caractères de la haine et de la passion, ce serait peut-être faire tout un traité de morale. Peut-être ne se croyait-il pas le légitime possesseur des trente-six mille livres de rente, tant que celle à qui elles appartenaient serait à deux pas de lui ? Peut-être croyait-il vaguement à un hasard qui ferait découvrir son vol, tant que ceux qu’il avait dépouillés seraient là19 ? Peut-être, chez cette nature en quelque sorte primitive, presque grossière, et qui jusqu’alors n’avait rien fait que de légal, la présence d’Ursule éveillait-elle des remords ? Peut-être ces remords le poignaient-ils d’autant plus qu’il avait plus de bien légitimement acquis ? Il attribua sans doute ces mouvements de sa conscience à la seule présence d’Ursule, en imaginant que, la jeune fille disparue, ces troubles gênants {p. 150} disparaîtraient aussi. Enfin peut-être le crime a-t-il sa doctrine de perfection ? Un commencement de mal veut sa fin, une première blessure appelle le coup qui tue. Peut-être le vol conduit-il fatalement à l’assassinat ? Minoret avait commis la spoliation sans la moindre réflexion, tant les faits s’étaient succédé rapidement : la réflexion vint après. Or, si vous avez bien saisi la physionomie et l’encolure de cet homme, vous comprendrez le prodigieux effet qu’y devait produire une pensée. Le remords est plus qu’une pensée, il provient d’un sentiment qui ne se cache pas plus que l’amour, et qui a sa tyrannie. Mais de même que Minoret n’avait pas fait la moindre réflexion en s’emparant de la fortune destinée à Ursule, de même il voulut machinalement la chasser de Nemours quand il se sentit blessé par le spectacle de cette innocence trompée. En sa qualité d’imbécile, il ne songea point aux conséquences, il alla de péril en péril, poussé par son instinct cupide, comme un animal fauve qui ne prévoit aucune ruse du chasseur, et qui compte sur sa vélocité, sur sa force. Bientôt les riches bourgeois qui se réunissaient chez le notaire Dionis remarquèrent un changement dans les manières, dans l’attitude de cet homme jadis sans soucis.
– Je ne sais pas ce qu’a Minoret, il est tout chose ! disait sa femme à laquelle il avait résolu de cacher son hardi coup de main.
Tout le monde expliqua l’ennui de Minoret, car la pensée sur cette figure ressemblait à de l’ennui, par la cessation absolue de toute occupation, par le passage subit de la vie active à la vie bourgeoise. Pendant que Minoret songeait à briser la vie d’Ursule, la Bougival ne passait pas une journée sans faire à sa fille de lait quelque allusion à la fortune qu’elle aurait dû avoir, ou sans comparer son misérable sort à celui que feu monsieur lui réservait et dont il lui avait parlé, à elle, la Bougival.
– Enfin, disait-elle, ce n’est pas par intérêt ce que j’en dis, mais est-ce que feu monsieur, bon comme il était, ne m’aurait pas laissé quelque petite chose…
– Ne suis-je pas là, répondit Ursule en défendant à la Bougival de lui dire un mot à ce sujet.
Elle ne voulut pas salir par des pensées d’intérêt les affectueux, tristes et doux souvenirs qui accompagnaient la noble figure du vieux docteur dont une esquisse au crayon noir et blanc, faite par son maître de dessin, ornait sa petite salle. Pour sa neuve et belle imagination, l’aspect de ce croquis lui suffisait pour toujours revoir {p. 151} son parrain à qui elle pensait sans cesse, surtout entourée des objets qu’il affectionnait : sa grande bergère à la duchesse, les meubles de son cabinet et son trictrac, ainsi que le piano donné par lui. Les deux vieux amis qui lui restaient, l’abbé Chaperon et monsieur Bongrand, les seules personnes qu’elle voulût recevoir, étaient, au milieu de ces choses presque animées par ses regrets, comme deux vivants souvenirs de sa vie passée à laquelle elle rattacha son présent par l’amour que son parrain avait béni. Bientôt la mélancolie de ses pensées insensiblement adoucie teignit en quelque sorte ses heures, et relia toutes ces choses par une indéfinissable harmonie : ce fut une exquise propreté, la plus exacte symétrie dans la disposition des meubles, quelques fleurs données chaque jour par Savinien, des riens élégants, une paix que les habitudes de la jeune fille communiquaient aux choses et qui rendit son chez-soi aimable. Après le déjeuner et après la messe, elle continuait à étudier et à chanter ; puis elle brodait, assise à sa fenêtre sur la rue. À quatre heures, Savinien, au retour d’une promenade qu’il faisait par tous les temps, trouvait la fenêtre entr’ouverte, et s’asseyait sur le bord extérieur de la fenêtre pour causer une demi-heure avec elle. Le soir, le curé, le juge de paix la venaient voir, mais elle ne voulut jamais que Savinien les accompagnât. Enfin elle n’accepta point la proposition de madame de Portenduère que son fils avait amenée à prendre Ursule chez elle. La jeune personne et la Bougival vécurent d’ailleurs avec la plus sordide économie : elles ne dépensaient pas, tout compris, plus de soixante francs par mois. La vieille nourrice était infatigable : elle savonnait et repassait, elle ne faisait la cuisine que deux fois par semaine, elle gardait les viandes cuites, que la maîtresse et la servante mangeaient froides ; car Ursule voulait économiser sept cents francs par an pour payer le reste du prix de sa maison. Cette sévérité de conduite, cette modestie, et sa résignation à une vie pauvre et dénuée après avoir joui d’une existence de luxe où ses moindres caprices étaient adorés, eut du succès auprès de quelques personnes. Ursule gagna d’être respectée et de n’encourir aucun propos. Une fois satisfaits, les héritiers lui rendirent d’ailleurs justice. Savinien admirait cette force de caractère chez une si jeune fille. De temps en temps, au sortir de la messe, madame de Portenduère adressa quelques paroles bienveillantes à Ursule, elle l’invita deux fois à dîner et la vint chercher elle-même. Si ce n’était pas encore le bonheur, du moins ce fut la tranquillité. {p. 152} Mais un succès où le juge de paix montra sa vieille science d’avoué fit éclater la persécution encore sourde et à l’état de vœu que Minoret méditait contre Ursule. Dès que toutes les affaires de la succession furent finies, le juge de paix, supplié par Ursule, prit en main la cause des Portenduère et lui promit de les tirer d’embarras ; mais en allant chez la vieille dame dont la résistance au bonheur d’Ursule le rendait furieux, il ne lui laissa point ignorer qu’il se vouait à ses intérêts uniquement pour plaire à mademoiselle Mirouët. Il choisit l’un de ses anciens clercs pour avoué des Portenduère à Fontainebleau, et dirigea lui-même la demande en nullité de la procédure. Il voulait profiter de l’intervalle qui s’écoulerait entre l’annulation de la poursuite et la nouvelle instance de Massin, pour renouveler le bail de la ferme à six mille francs, tirer des fermiers un pot-de-vin et le payement anticipé de la dernière année. Dès lors la partie de whist se réorganisa chez madame de Portenduère, entre lui, le curé, Savinien et Ursule, que Bongrand et l’abbé Chaperon allaient prendre et ramenaient tous les soirs. En juin, Bongrand fit prononcer la nullité de la procédure suivie par Massin contre les Portenduère. Aussitôt il signa le nouveau bail, obtint trente-deux mille francs du fermier, et un fermage de six mille francs pour dix-huit ans ; puis le soir, avant que ces opérations ne s’ébruitassent, il alla chez Zélie, qu’il savait assez embarrassée de placer ses fonds, et lui proposa l’acquisition des Bordières pour deux cent vingt mille francs.
– Je ferais immédiatement affaire, dit Minoret, si je savais que les Portenduère allassent vivre ailleurs qu’à Nemours.
– Mais, répondit le juge de paix, pourquoi ?
– Nous voulons nous passer de nobles à Nemours.
– Je crois avoir entendu dire à la vieille dame que, si ses affaires s’arrangeaient, elle ne pourrait plus guère vivre qu’en Bretagne avec ce qui lui resterait. Elle parle de vendre sa maison.
– Eh ! bien, vendez-la-moi, dit Minoret.
– Mais tu parles comme si tu étais le maître, dit Zélie. Que veux-tu faire de deux maisons ?
– Si je ne termine pas ce soir avec vous pour les Bordières, reprit le juge de paix, notre bail sera connu, nous serons saisis de nouveau dans trois jours, et je manquerai20 cette liquidation, qui me tient au cœur. Aussi vais-je de ce pas à Melun, où des fermiers que j’y connais m’achèteront les Bordières les yeux fermés. Vous {p. 153} perdrez ainsi l’occasion de placer en terre à trois pour cent dans les terroirs du Rouvre.
– Eh ! bien, pourquoi venez-vous nous trouver ? dit Zélie.
– Parce que vous avez l’argent, tandis que mes anciens clients auront besoin de quelques jours pour me cracher cent vingt-neuf mille francs. Je ne veux pas de difficultés.
– Qu’elle quitte Nemours, et je vous les donne ! dit encore Minoret.
– Vous comprenez que je ne puis pas engager la volonté des Portenduère, répondit Bongrand ; mais je suis certain qu’ils ne resteront pas à Nemours.
Sur cette assurance, Minoret, à qui d’ailleurs Zélie poussa le coude, promit les fonds pour solder la dette des Portenduère envers la succession du docteur. Le contrat de vente fut alors passé chez Dionis, et l’heureux juge de paix y fit accepter les conditions du nouveau bail à Minoret qui s’aperçut un peu tard, ainsi que Zélie, de la perte de la dernière année payée à l’avance. Vers la fin de juin, Bongrand apporta le quitus de sa fortune à madame de Portenduère, cent vingt-neuf mille francs, en l’engageant à les placer sur l’État qui lui donnerait six mille francs de rente dans le cinq pour cent en y joignant les dix mille francs de Savinien. Ainsi, loin de perdre sur ses revenus, la vieille dame gagnait deux mille francs de rente à sa liquidation. La famille de Portenduère demeura donc à Nemours. Minoret crut avoir été joué, comme si le juge de paix avait dû savoir que la présence d’Ursule lui était insupportable, et il en conçut un vif ressentiment qui accrut sa haine contre sa victime. Alors commença le drame secret, mais terrible en ses effets, de la lutte de deux sentiments, celui qui poussait Minoret à chasser Ursule de Nemours, et celui qui donnait à Ursule la force de supporter des persécutions dont la cause fut pendant un certain temps impénétrable : situation étrange et bizarre, vers laquelle tous les événements antérieurs avaient marché, qu’ils avaient préparée et à laquelle ils servent de préface.
Madame Minoret, à qui son mari fit cadeau d’une argenterie et d’un service de table complet d’environ vingt mille francs, donnait un superbe dîner tous les dimanches, le jour où son fils le substitut amenait quelques amis de Fontainebleau. Pour ces dîners somptueux, Zélie faisait venir quelques raretés de Paris, en obligeant ainsi le notaire Dionis à imiter son faste. Goupil, que les Minoret {p. 154} s’efforçaient de bannir de leur société comme une personne tarée qui tachait leur splendeur, ne fut invité que vers la fin du mois de juillet, un mois après l’inauguration de la vie bourgeoise menée par les anciens maîtres de poste. Le maître-clerc, déjà sensible à cet oubli calculé, fut obligé de dire vous à Désiré qui, depuis l’exercice de ses fonctions, avait pris un air grave et rogue jusque dans sa famille.
– Vous ne vous souvenez donc plus de Florine21, pour aimer ainsi mademoiselle Mirouët ? dit Goupil au substitut.
– D’abord Florine22 est morte, monsieur. Puis je n’ai jamais pensé à Ursule, répondit le magistrat.
– Eh ! bien, que me disiez-vous donc, papa Minoret ? s’écria très-insolemment Goupil.
Minoret, pris en flagrant délit de mensonge par un homme si redoutable, eût perdu contenance sans le projet pour lequel il avait invité Goupil à dîner, en se souvenant de la proposition jadis faite par le maître-clerc d’empêcher le mariage d’Ursule et du jeune Portenduère. Pour toute réponse, il emmena brusquement le clerc au fond de son jardin.
– Vous avez bientôt vingt-huit ans, mon cher, lui dit-il, et je ne vous vois pas encore sur le chemin de la fortune. Je vous veux du bien, car enfin vous avez été le camarade de mon fils. Écoutez-moi ? Si vous décidez la petite Mirouët, qui d’ailleurs possède quarante mille francs, à devenir votre femme, aussi vrai que je m’appelle Minoret je vous donnerai les moyens d’acheter une charge de notaire à Orléans.
– Non, dit Goupil, je ne serais pas assez en vue ; mais à Montargis…
– Non, reprit Minoret, mais à Sens…
– Va pour Sens ! reprit le hideux premier clerc. Il y a un archevêque, je ne hais pas un pays de dévotion : avec un peu d’hypocrisie on y fait mieux son chemin. D’ailleurs la petite est dévote, elle y réussira.
– Il est bien entendu, reprit Minoret, que je ne donne les cent mille francs qu’au mariage de notre parente, à qui je veux faire un sort par considération pour défunt mon oncle.
– Et pourquoi pas un peu pour moi ? dit malicieusement Goupil en soupçonnant quelque secret dans la conduite de Minoret. N’est-ce pas à mes renseignements que vous devez d’avoir pu {p. 155} réunir vingt-quatre mille francs de rente d’un seul tenant, sans enclaves, autour du château du Rouvre ? Avec vos prairies et votre moulin qui sont de l’autre côté du Loing, vous y ajouteriez seize mille francs ! Voyons, gros père, voulez-vous jouer avec moi franc jeu ?
– Oui.
– Eh ! bien, afin de vous faire sentir mes crocs, je mijotais pour Massin l’acquisition du Rouvre, ses parcs, ses jardins, ses réserves et son bois.
– Avise-toi de cela ? dit Zélie en intervenant.
– Eh ! bien, dit Goupil en lui lançant un regard de vipère, si je veux, demain Massin aura tout cela pour deux cent mille francs.
– Laisse-nous, ma femme, dit alors le colosse en prenant Zélie par le bras et la renvoyant, je m’entends avec lui… Nous avons eu tant d’affaires, reprit Minoret en revenant à Goupil, que nous n’avons pu penser à vous ; mais je compte bien sur votre amitié pour nous avoir le Rouvre.
– Un ancien marquisat, dit malicieusement Goupil, et qui vaudrait bientôt entre vos mains cinquante mille livres de rente, plus de deux millions au prix où sont les biens.
– Et notre substitut épouserait alors la fille d’un maréchal de France, ou l’héritière d’une vieille famille qui le pousserait dans la magistrature à Paris, dit le maître de poste en ouvrant sa large tabatière et offrant une prise à Goupil.
– Eh ! bien, jouons-nous franc jeu ? s’écria Goupil en se secouant les doigts.
Minoret serra les mains de Goupil en lui répondant : – Parole d’honneur !
Comme tous les gens rusés, le maître-clerc crut, heureusement pour Minoret, que son mariage avec Ursule était un prétexte pour se raccommoder avec lui depuis qu’il leur opposait Massin.
– Ce n’est pas lui, se dit-il, qui a trouvé cette bourde, je reconnais ma Zélie, elle lui a dicté son rôle. Bah ! lâchons Massin. Avant trois ans je serai, moi, le député de Sens, pensa-t-il. En apercevant alors Bongrand qui allait faire son whist en face, il se précipita dans la rue.
– Vous vous intéressez beaucoup à Ursule Mirouët, mon cher monsieur Bongrand, lui dit-il ; vous ne pouvez pas être indifférent {p. 156} à son avenir. Voici le programme : elle épouserait un notaire dont l’Étude serait dans un chef-lieu d’arrondissement. Ce notaire, qui sera nécessairement député dans trois ans, lui reconnaîtrait cent mille francs de dot.
– Elle a mieux, dit sèchement Bongrand. Madame de Portenduère depuis ses malheurs ne va guère bien ; hier encore elle était horriblement changée, le chagrin la tue ; il reste à Savinien six mille francs de rente, Ursule a quarante mille francs, je leur ferai valoir leurs capitaux à la Massin, mais honnêtement, et dans dix ans ils auront une petite fortune.
– Savinien ferait une sottise, il peut épouser quand il voudra mademoiselle du Rouvre, une fille unique à qui son oncle et sa tante veulent laisser deux héritages superbes.
– Quand l’amour nous tient, adieu la prudence, a dit La Fontaine. Mais qui est-ce, votre notaire ? car après tout… reprit Bongrand par curiosité.
– Moi, répondit Goupil qui fit tressaillir le juge de paix.
– Vous ?… répondit Bongrand sans cacher son dégoût.
– Ah ! bien, votre serviteur, monsieur, répliqua Goupil en lançant un regard plein de fiel, de haine et de défi.
– Voulez-vous être la femme d’un notaire qui vous reconnaîtrait cent mille francs de dot ? s’écria Bongrand en entrant dans la petite salle et s’adressant à Ursule qui se trouvait assise auprès de madame de Portenduère.
Ursule et Savinien tressaillirent par un même mouvement, et se regardèrent : elle en souriant, lui sans oser se montrer inquiet.
– Je ne suis pas maîtresse de mes actions, répondit Ursule en tendant la main à Savinien sans que la vieille mère pût voir ce geste.
– Aussi ai-je refusé sans seulement vous consulter.
– Et pourquoi, dit madame de Portenduère, il me semble, ma petite, que c’est un bel état que celui de notaire ?
– J’aime mieux ma douce misère, répondit-elle, car, relativement à ce que je devais attendre de la vie, c’est pour moi l’opulence. Ma vieille nourrice m’épargne d’ailleurs bien des soucis, et je n’irai pas troquer le présent, qui me plaît, contre un avenir inconnu.
Le lendemain, la poste versa dans deux cœurs le poison de deux lettres anonymes : une à madame de Portenduère et l’autre à Ursule. Voici celle que reçut la vieille dame :
{p. 157} Vous aimez votre fils, vous voulez l’établir comme l’exige le nom qu’il porte, et vous favorisez son caprice pour une petite ambitieuse sans fortune, en recevant chez vous une Ursule, la fille d’un musicien de régiment ; tandis que vous pourriez le marier avec mademoiselle du Rouvre, dont les deux oncles, messieurs le marquis de Ronquerolles et le chevalier du Rouvre, riches chacun de trente mille livres de rente, pour ne pas laisser leur fortune à ce vieux fou de monsieur du Rouvre qui mange tout, sont dans l’intention d’en avantager leur nièce au contrat. Madame de Sérizy, tante de Clémentine du Rouvre, qui vient de perdre son fils unique dans la campagne d’Alger, adoptera sans doute aussi sa nièce. Quelqu’un qui vous veut du bien croit savoir que Savinien serait accepté.
Voici la lettre faite pour Ursule :
Chère Ursule, il est dans Nemours un jeune homme qui vous idolâtre, il ne peut pas vous voir travaillant à votre fenêtre sans des émotions qui lui prouvent que son amour est pour la vie. Ce jeune homme est doué d’une volonté de fer et d’une persévérance que rien ne décourage : accueillez donc favorablement son amour, car il n’a que des intentions pures et vous demande humblement votre main, dans le désir de vous rendre heureuse. Sa fortune, quoique déjà convenable, n’est rien comparée à celle qu’il vous fera quand vous serez sa femme. Vous serez un jour reçue à la cour comme la femme d’un ministre et l’une des premières du pays. Comme il vous voit tous les jours, sans que vous puissiez le voir, mettez sur votre fenêtre un des pots d’œillets de la Bougival, vous lui aurez dit ainsi qu’il peut se présenter.
Ursule brûla cette lettre sans en parler à Savinien. Deux jours après, elle reçut une autre lettre ainsi conçue :
Vous avez eu tort, chère Ursule, de ne pas répondre à celui qui vous aime plus que sa vie. Vous croyez épouser Savinien, vous vous trompez étrangement. Ce mariage n’aura pas lieu. Madame de Portenduère, qui ne vous recevra plus chez elle, va ce matin au Rouvre, à pied, malgré l’état de souffrance où elle est, y demander pour Savinien la main de mademoiselle du Rouvre. Savinien finira par céder. Que peut-il objecter ? les oncles de la demoiselle assurent par le contrat leurs fortunes à leur nièce. Cette fortune consiste en soixante mille livres de rente.
Cette lettre ravagea le cœur d’Ursule en lui faisant connaître les {p. 158} tortures de la jalousie, une souffrance jusqu’alors inconnue qui, dans cette organisation si riche, si facile à la douleur, couvrit de deuil le présent, l’avenir et même le passé. Depuis le moment où elle eut ce fatal papier, elle resta dans la bergère du docteur, le regard arrêté sur l’espace, et perdue dans un rêve douloureux. En un instant elle sentit le froid de la mort substitué aux ardeurs d’une belle vie. Hélas ! ce fut pis : ce fut en réalité l’atroce réveil des morts apprenant qu’il n’y a pas de Dieu, le chef-d’œuvre de cet étrange génie appelé Jean-Paul. Quatre fois la Bougival essaya de faire déjeuner Ursule, elle lui vit prendre et quitter son pain sans pouvoir le porter à ses lèvres. Quand elle voulait hasarder une remontrance, Ursule lui répondait par un geste de main et par un terrible mot : – Chut ! aussi despotiquement dit que jusqu’alors sa parole avait été douce. La Bougival, qui surveillait sa maîtresse à travers le vitrage de la porte de communication, l’aperçut alternativement rouge comme si la fièvre la dévorait, et violette comme si le frisson succédait à la fièvre. Cet état s’empira sur les quatre heures, alors que, de moment en moment, Ursule se leva pour regarder si Savinien venait, et que Savinien ne vint pas. La jalousie et le doute ôtent à l’amour toute sa pudeur. Ursule, qui jusqu’alors ne se serait pas permis un geste où l’on pût deviner sa passion, mit son chapeau, son petit châle, et s’élança dans son corridor pour aller au-devant de Savinien, mais un reste de pudeur la fit rentrer dans sa petite salle. Elle y pleura. Quand le curé se présenta le soir, la pauvre nourrice l’arrêta sur le seuil de la porte.
– Ah ! monsieur le curé, je ne sais pas ce qu’a mademoiselle ; elle…
– Je le sais, répondit tristement le prêtre en fermant ainsi la bouche à la nourrice effrayée.
L’abbé Chaperon apprit alors à Ursule ce qu’elle n’avait pas osé faire vérifier : madame de Portenduère était allée dîner au Rouvre.
– Et Savinien ?
– Aussi.
Ursule eut un petit tressaillement nerveux qui fit frissonner l’abbé Chaperon comme s’il avait reçu la décharge d’une bouteille de Leyde, et il éprouva de plus une durable commotion au cœur.
– Ainsi nous n’irons pas ce soir chez elle, dit le curé ; mais, mon enfant, il sera sage à vous de n’y plus retourner. La vieille dame vous recevrait de manière à blesser votre fierté. Nous qui {p. 159} l’avions amenée à entendre parler de votre mariage, nous ignorons d’où souffle le vent par lequel elle a été changée en un moment.
– Je m’attends à tout, et rien ne peut plus m’étonner, dit Ursule d’un ton pénétré. Dans ces sortes d’extrémités on éprouve une grande consolation à savoir que l’on n’a pas offensé Dieu.
– Soumettez-vous, ma chère fille, sans jamais sonder les voies de la Providence, dit le curé.
– Je ne voudrais pas soupçonner injustement le caractère de monsieur de Portenduère…
– Pourquoi ne dites-vous plus Savinien ? demanda le curé qui remarqua quelque légère aigreur dans l’accent d’Ursule.
– De mon cher Savinien, reprit-elle en pleurant. Oui, mon bon ami, reprit-elle en sanglotant, une voix me crie encore qu’il est aussi noble de cœur que de race. Il ne m’a pas seulement avoué qu’il m’aimait uniquement, il me l’a prouvé par des délicatesses infinies et en contenant avec héroïsme son ardente passion. Dernièrement, lorsqu’il a pris la main que je lui tendais, quand monsieur Bongrand me proposait ce notaire pour mari, je vous jure que je la lui donnais pour la première fois. S’il a débuté par une plaisanterie en m’envoyant un baiser à travers la rue, depuis, cette affection n’est jamais sortie, vous le savez, des limites les plus étroites ; mais je puis vous le dire, à vous qui lisez dans mon âme, excepté dans ce coin dont la vue était réservée aux anges, eh ! bien, ce sentiment est chez moi le principe de bien des mérites : il m’a fait accepter mes misères, il m’a peut-être adouci l’amertume de la perte irréparable dont le deuil est plus dans mes vêtements que dans mon âme ! Oh ! j’ai eu tort. Oui, l’amour était chez moi plus fort que ma reconnaissance envers mon parrain, et Dieu l’a vengé. Que voulez-vous ! je respectais en moi la femme de Savinien ; j’étais trop fière, et peut-être est-ce cet orgueil que Dieu punit. Dieu seul, comme vous me l’avez dit, doit être le principe et la fin de nos actions.
Le curé fut attendri en voyant les larmes qui roulaient sur ce visage déjà pâli. Plus la sécurité de la pauvre fille avait été grande, plus bas elle tombait.
– Mais, dit-elle en continuant, revenue à ma condition d’orpheline, je saurai en reprendre les sentiments. Après tout, puis-je être une pierre au cou de celui que j’aime ? Que fait-il ici ? Qui suis-je pour prétendre à lui ? Ne l’aimé-je pas d’ailleurs d’une {p. 160} amitié si divine qu’elle va jusqu’à l’entier sacrifice de mon bonheur, de mes espérances ?… Et vous savez que je me suis souvent reproché d’asseoir mon amour sur un tombeau, de le savoir ajourné au lendemain de la mort de cette vieille dame. Si Savinien est riche et heureux par une autre, j’ai précisément assez pour payer ma dot au couvent où j’entrerai promptement. Il ne doit pas plus y avoir dans le cœur d’une femme deux amours qu’il n’y a deux maîtres dans le ciel. La vie religieuse aura des attraits pour moi.
– Il ne pouvait pas laisser aller sa mère seule au Rouvre, dit doucement le bon prêtre.
– N’en parlons plus, mon bon monsieur Chaperon, je lui écrirai ce soir pour lui donner sa liberté. Je suis enchantée d’avoir à fermer les fenêtres de cette salle.
Et elle mit le vieillard au fait des lettres anonymes en lui disant qu’elle ne voulait pas autoriser les poursuites de son amant inconnu.
– Eh ! c’est une lettre anonyme adressée à madame de Portenduère qui l’a fait aller au Rouvre, s’écria le curé. Vous êtes sans doute persécutée par de méchantes gens.
– Et pourquoi ? Ni Savinien ni moi, nous n’avons fait de mal à personne, et nous ne blessons plus aucun intérêt ici.
– Enfin, ma petite, nous profiterons de cette bourrasque, qui disperse notre société, pour ranger la bibliothèque de notre pauvre ami. Les livres restent en tas, Bongrand et moi nous les mettrons en ordre, car nous pensons à y faire des recherches. Placez votre confiance en Dieu ; mais songez aussi que vous avez dans le bon juge de paix et en moi deux amis dévoués.
– C’est beaucoup, dit-elle en reconduisant le curé jusque sur le seuil de son allée en tendant le cou comme un oiseau qui regarde hors de son nid, espérant encore apercevoir Savinien.
En ce moment Minoret et Goupil, au retour de quelque promenade dans les prairies, s’arrêtèrent en passant, et l’héritier du docteur dit à Ursule : – Qu’avez-vous, ma cousine ? car nous sommes toujours cousins, n’est-ce pas ? vous paraissez changée.
Goupil jetait à Ursule des regards si ardents qu’elle en fut effrayée : elle rentra sans répondre.
– Elle est farouche, dit Minoret au curé.
– Mademoiselle Mirouët a raison de ne pas causer sur le pas de sa porte avec des hommes ; elle est trop jeune…
{p. 161} – Oh ! fit Goupil, vous devez savoir qu’elle ne manque pas d’amoureux.
Le curé s’était hâté de saluer, et se dirigeait à pas précipités vers la rue des Bourgeois.
– Eh ! bien, dit le premier clerc à Minoret, ça chauffe ! Elle est déjà pâle comme une morte ; mais avant quinze jours elle aura quitté la ville. Vous verrez.
– Il vaut mieux vous avoir pour ami que pour ennemi, s’écria Minoret effrayé de l’atroce sourire qui donnait au visage de Goupil l’expression diabolique prêtée par Joseph Bridau au Méphistophélès de Gœthe.
– Je le crois bien, répondit Goupil. Si elle ne m’épouse pas, je la ferai crever de chagrin.
– Fais-le, petit, et je te donne les fonds pour être notaire à Paris. Tu pourras alors épouser une femme riche…
– Pauvre fille ! Que vous a-t-elle donc fait ? demanda le clerc surpris.
– Elle m’embête ! dit grossièrement Minoret.
– Attendez à lundi, et vous verrez alors comment je la scierai, reprit Goupil en étudiant la physionomie de l’ancien maître de poste.
Le lendemain la vieille Bougival alla chez Savinien et dit en lui tendant une lettre : – Je ne sais pas ce que vous écrit la chère enfant ; mais elle est ce matin comme une morte.
Qui par cette lettre écrite à Savinien n’imaginerait pas les souffrances qui avaient assailli Ursule pendant la nuit ?
Mon cher Savinien, votre mère veut vous marier à mademoiselle du Rouvre, m’a-t-on dit, et peut-être a-t-elle raison. Vous vous trouvez entre une vie presque misérable et une vie opulente, entre la fiancée de votre cœur et une femme selon le monde, entre obéir à votre mère et à votre choix, car je crois encore que vous m’avez choisie. Savinien, si vous avez une détermination à prendre, je veux qu’elle soit prise en toute liberté : je vous rends la parole que vous vous étiez donnée à vous-même et non à moi dans un moment qui ne s’effacera jamais de ma mémoire, et qui fut, comme tous les jours qui se sont succédé {p. 162} depuis, d’une pureté, d’une douceur angéliques. Ce souvenir suffit à toute ma vie. Si vous persistez dans votre serment, désormais une noire et terrible idée troublerait mes félicités. Au milieu de nos privations, acceptées si gaiement aujourd’hui, vous pourriez penser plus tard que, si vous eussiez observé les lois du monde, il en eût été bien autrement pour vous. Si vous étiez homme à exprimer cette pensée, elle serait pour moi l’arrêt d’une mort douloureuse ; et, si vous ne la disiez pas, je soupçonnerais les moindres nuages qui couvriraient votre front. Cher Savinien, je vous ai toujours préféré à tout sur cette terre. Je le pouvais, puisque mon parrain, quoique jaloux, me disait : « Aime-le, ma fille ! vous serez bien certainement l’un à l’autre un jour. » Quand je suis allée à Paris, je vous aimais sans espoir, et ce sentiment me contentait. Je ne sais si je puis y revenir, mais je le tenterai. Que sommes-nous d’ailleurs en ce moment ? un frère et une sœur. Restons ainsi. Épousez cette heureuse fille, qui aura la joie de rendre à votre nom le lustre qu’il doit avoir, et que, selon votre mère, je diminuerais. Vous n’entendrez jamais parler de moi. Le monde vous approuvera. Moi, je ne vous blâmerai jamais, et je vous aimerai toujours. Adieu donc.
– Attendez ! s’écria le gentilhomme.
Il fit signe à la Bougival de s’asseoir, et il griffonna ce peu de mots :
Ma chère Ursule, votre lettre me brise le cœur en ce que vous vous êtes fait inutilement beaucoup de mal, et que pour la première fois nos cœurs ont cessé de s’entendre. Si vous n’êtes pas ma femme, c’est que je ne puis encore me marier sans le consentement de ma mère. Enfin, huit mille livres de rente dans un joli cottage, sur les bords du Loing, n’est-ce pas une fortune ? Nous avons calculé qu’avec la Bougival nous économiserions cinq mille francs par an ! Vous m’avez permis un soir, dans le jardin de votre oncle, de vous regarder comme ma fiancée, et vous ne pouvez briser à vous seule des liens qui nous sont communs. Ai-je donc besoin de vous dire qu’hier j’ai nettement déclaré à monsieur du Rouvre que, si j’étais libre, je ne voudrais pas recevoir ma fortune d’une jeune personne qui me serait inconnue ! Ma mère ne veut plus vous voir, je perds le bonheur de nos soirées, mais ne me retranchez pas le court moment pendant lequel je vous parle à votre fenêtre… À ce soir. Rien ne peut nous séparer.
{p. 163} – Allez, ma vieille. Elle ne doit pas être inquiète un moment de trop…
Le soir, à quatre heures, au retour de la promenade qu’il faisait tous les jours exprès pour passer devant la maison d’Ursule, Savinien trouva sa maîtresse un peu pâlie par des bouleversements si subits.
– Il me semble que jusqu’à présent je n’ai pas su ce que c’était que le plaisir de vous voir, lui dit-elle.
– Vous m’avez dit, répondit Savinien en souriant, car je me souviens de toutes vos paroles : « L’amour ne va pas sans la patience, j’attendrai ! » Vous avez donc, chère enfant, séparé l’amour de la foi ?… Ah ! voici qui termine nos querelles. Vous prétendiez me mieux aimer que je ne vous aime. Ai-je jamais douté de vous ? lui demanda-t-il en lui présentant un bouquet composé de fleurs des champs dont l’arrangement exprimait ses pensées.
– Vous n’avez aucune raison pour douter de moi, répondit-elle. Et d’ailleurs, vous ne savez pas tout, ajouta-t-elle d’une voix troublée.
Elle avait fait refuser à la poste toutes ses lettres. Mais, sans qu’elle eût pu deviner par quel sortilége la chose avait eu lieu, quelques instants après la sortie de Savinien qu’elle avait regardé tournant de la rue des Bourgeois dans la Grand’rue, elle avait trouvé sur sa bergère un papier où était écrit : « Tremblez ! l’amant dédaigné deviendra pire qu’un tigre. » Malgré les supplications de Savinien, elle ne voulut pas, par prudence, lui confier le terrible secret de sa peur. Le plaisir ineffable de revoir Savinien après l’avoir cru perdu pouvait seul lui faire oublier le froid mortel qui venait de la saisir. Pour tout le monde, attendre un malheur indéfini constitue un horrible supplice. La souffrance prend alors les proportions de l’inconnu, qui certes est l’infini de l’âme. Mais, pour Ursule, ce fut la plus grande douleur. Elle éprouvait en elle-même d’affreux sursauts au moindre bruit, elle se défiait du silence, elle soupçonnait ses murailles de complicité. Enfin son heureux sommeil fut troublé. Goupil, sans rien savoir de cette constitution délicate comme celle d’une fleur, avait trouvé, par l’instinct du méchant, le poison qui devait la flétrir, la tuer. Cependant la journée du lendemain se passa sans surprise. Ursule joua du piano fort tard, elle se coucha presque rassurée et accablée de sommeil. À minuit environ, elle fut réveillée par un concert composé d’une clarinette, {p. 164} d’un hautbois, d’une flûte, d’un cornet à piston, d’un trombone, d’un basson, d’un flageolet et d’un triangle. Tous les voisins étaient aux fenêtres. La pauvre enfant, déjà saisie en voyant du monde dans la rue, reçut un coup terrible au cœur en entendant une voix d’homme enrouée, ignoble, qui cria : « Pour la belle Ursule Mirouët, de la part de son amant. » Le lendemain, dimanche, toute la ville fut en rumeur, et, à l’entrée comme à la sortie d’Ursule à l’église, elle vit sur la place des groupes nombreux occupés d’elle et manifestant une horrible curiosité. La sérénade mettait toutes les langues en mouvement, car chacun se perdait en conjectures. Ursule revint chez elle plus morte que vive et ne sortit plus, le curé lui avait conseillé de dire ses vêpres chez elle. En rentrant elle vit dans le corridor carrelé en briques qui menait de la rue à la cour une lettre glissée sous la porte ; elle la ramassa, la lut poussée par le désir d’y trouver une explication. Les êtres les moins sensibles peuvent deviner ce qu’elle dut éprouver en lisant ces terribles lignes :
Résignez-vous à devenir ma femme, riche et adorée. Je vous veux. Si je ne vous ai vivante, je vous aurai morte. Attribuez à vos refus les malheurs qui n’atteindront pas que vous.
Chose étrange ! au moment où la douce et tendre victime de cette machination était abattue comme une fleur coupée, mesdemoiselles Massin, Dionis et Crémière enviaient son sort.
– Elle est bien heureuse, disaient-elles. On s’occupe d’elle, on flatte ses goûts, on se la dispute ! La sérénade était, à ce qu’il paraît, charmante ! Il y avait un cornet à piston !
– Qu’est-ce qu’un piston ?
– Un nouvel instrument de musique ! tiens, grand comme ça, disait Angéline Crémière à Paméla Massin.
Dès le matin, Savinien était allé jusqu’à Fontainebleau tâcher de savoir qui avait demandé des musiciens du régiment en garnison ; mais comme il y avait deux hommes pour chaque instrument, il fut impossible de connaître ceux qui étaient allés à Nemours. Le colonel fit défendre aux musiciens de jouer chez des particuliers sans sa permission. Le gentilhomme eut une entrevue avec le procureur du roi, tuteur d’Ursule, et lui expliqua la gravité de ces sortes de scènes sur une jeune fille si délicate et si frêle, en le priant de rechercher l’auteur de cette sérénade par les moyens dont {p. 165} dispose le Parquet. Trois jours après, au milieu de la nuit, trois violons, une flûte, une guitare et un hautbois donnèrent une seconde sérénade. Cette fois les musiciens se sauvèrent du côté de Montargis, où se trouvait alors une troupe de comédiens. Une voix stridente et liquoreuse avait crié entre deux morceaux : « À la fille du capitaine de musique Mirouët ! » Tout Nemours apprit ainsi la profession du père d’Ursule, ce secret si soigneusement gardé par le vieux docteur Minoret.
Savinien n’alla point cette fois à Montargis ; il reçut dans la journée une lettre anonyme venue de Paris, où il lut cette horrible prophétie :
Tu n’épouseras pas Ursule. Si tu veux qu’elle vive, hâte-toi de la céder à celui qui l’aime plus que tu ne l’aimes ; car il s’est fait musicien et artiste pour lui plaire, et préfère la voir morte à la savoir ta femme.
Le médecin de Nemours venait alors trois fois par jour chez Ursule, que ces poursuites occultes avaient mise en danger de mort. En se sentant plongée par une main infernale dans un bourbier, cette suave jeune fille gardait une attitude de martyre : elle restait dans un profond silence, levait les yeux au ciel et ne pleurait plus, elle attendait les coups en priant avec ferveur et en implorant celui qui lui donnerait la mort.
– Je suis heureuse de ne pas pouvoir descendre dans la salle, disait-elle à messieurs Bongrand et Chaperon, qui la quittaient le moins possible ; il y viendrait, et je me sens indigne de recevoir les regards par lesquels il a coutume de me bénir ! Croyez-vous qu’il me soupçonne ?
– Mais si Savinien ne trouve pas l’auteur de ces infamies, il compte aller requérir l’intervention de la police de Paris, dit Bongrand.
– Les inconnus doivent me savoir frappée à mort, répondit-elle ; ils vont se tenir tranquilles.
Le curé, Bongrand et Savinien se perdaient en conjectures et en suppositions. Savinien, Tiennette, la Bougival et deux personnes dévouées au curé se firent espions et se tinrent sur leurs gardes pendant une semaine ; mais aucune indiscrétion ne pouvait trahir Goupil, qui machinait tout à lui seul. Le juge de paix, le premier, pensa que l’auteur du mal était effrayé de son ouvrage. Ursule arrivait à la pâleur, à la faiblesse des jeunes Anglaises en consomption. {p. 166} Chacun se relâcha de ses soins. Il n’y eut plus de sérénades ni de lettres. Savinien attribua l’abandon de ces moyens odieux aux recherches secrètes du Parquet, auquel il avait envoyé les lettres reçues par Ursule, celle reçue par sa mère et la sienne. Cet armistice ne fut pas de longue durée. Quand le médecin eut arrêté la fièvre nerveuse d’Ursule, au moment où elle avait repris courage, un matin, vers la mi-juillet, on trouva une échelle de corde attachée à sa fenêtre. Le postillon qui, pendant la nuit, avait conduit la Malle, déclara qu’un petit homme était en train de descendre au moment où il passait ; et, malgré son désir de s’arrêter, ses chevaux, lancés à la descente du pont, au coin duquel se trouvait la maison d’Ursule, l’avaient emporté bien au delà de Nemours. Une opinion partie du salon Dionis attribuait ces manœuvres au marquis du Rouvre, alors excessivement gêné, sur qui Massin avait des lettres de change, et qui, par un prompt mariage de sa fille avec Savinien, devait, disait-on, soustraire le château du Rouvre à ses créanciers. Madame de Portenduère voyait aussi avec plaisir, disait-on, tout ce qui pouvait afficher, déconsidérer et déshonorer Ursule ; mais en présence de cette jeune mort, la vieille dame se trouvait quasi vaincue. Le curé Chaperon fut si vivement affecté de cette dernière méchanceté, qu’il en tomba malade assez sérieusement pour rester chez lui durant quelques jours. La pauvre Ursule, à qui cette odieuse attaque avait causé une rechute, reçut par la poste une lettre du curé, qu’on ne refusa point en reconnaissant l’écriture.
Mon enfant, quittez Nemours, et déjouez ainsi la malice de vos ennemis inconnus. Peut-être cherche-t-on à mettre en danger la vie de Savinien. Je vous en dirai davantage quand je pourrai vous aller voir.
Ce billet était signé : Votre dévoué Chaperon.
Lorsque Savinien, qui devint comme fou, alla voir le curé, le pauvre prêtre relut la lettre, tant il fut épouvanté de la perfection avec laquelle son écriture et sa signature étaient imitées ; car il n’avait rien écrit ; et s’il avait écrit, il ne se serait point servi de la poste pour envoyer sa lettre chez Ursule. L’état mortel où cette dernière atrocité mit Ursule, obligea Savinien à recourir de nouveau au procureur du roi en lui portant la fausse lettre du curé.
– Il se commet un assassinat par des moyens que la loi n’a point prévus, et sur une orpheline que le Code vous donne pour pupille, dit le gentilhomme au magistrat.
{p. 167} – Si vous trouvez des moyens de répression, lui répondit le procureur du roi, je les adopterai ; mais je n’en connais pas ! L’infâme anonyme a donné le meilleur avis. Il faut envoyer ici mademoiselle Mirouët chez les dames de l’Adoration du Saint-Sacrement. En attendant, le commissaire de police de Fontainebleau, sur ma demande, vous autorisera à porter des armes pour votre défense. Je suis allé moi-même au Rouvre, et monsieur du Rouvre a été justement indigné des soupçons qui planaient sur lui. Minoret, le père de mon substitut, est en marché pour son château. Mademoiselle du Rouvre épouse un riche comte polonais. Enfin, monsieur du Rouvre quittait la campagne, le jour où je m’y suis transporté, pour éviter les effets d’une contrainte par corps.
Désiré, que son chef questionna, n’osa lui dire sa pensée : il reconnaissait Goupil ! Goupil était seul capable de conduire une œuvre qui côtoyait le Code pénal sans tomber dans le précipice d’aucun article. L’impunité, le secret, le succès accrurent l’audace de Goupil. Le terrible clerc faisait poursuivre par Massin, devenu sa dupe, le marquis du Rouvre, afin de forcer le gentilhomme à vendre les restes de sa terre à Minoret. Après avoir entamé des négociations avec un notaire de Sens, il résolut de tenter un dernier coup pour avoir Ursule. Il voulait imiter quelques jeunes gens de Paris qui ont dû leur femme et leur fortune à un enlèvement. Les services rendus à Minoret, à Massin et à Crémière, la protection de Dionis, maire de Nemours, lui permettaient d’assoupir l’affaire. Il se décida sur-le-champ à lever le masque, en croyant Ursule incapable de lui résister dans l’état de faiblesse où il l’avait mise. Néanmoins, avant de risquer le dernier coup de son ignoble partie, il jugea nécessaire d’avoir une explication au Rouvre, où il accompagna Minoret, qui s’y rendait pour la première fois depuis la signature du contrat. Minoret venait de recevoir une lettre confidentielle où son fils lui demandait des renseignements sur ce qui se passait à propos d’Ursule, avant de l’aller chercher lui-même avec le procureur du roi pour la mettre dans un couvent à l’abri de quelque nouvelle infamie. Le substitut engageait son père, au cas où cette persécution serait l’ouvrage d’un de leurs amis, à lui donner de sages conseils. Si la justice ne pouvait pas toujours tout punir, elle finirait par tout savoir et en garder bonne note. Minoret avait atteint un grand but. Désormais propriétaire incommutable du château du Rouvre, un des plus beaux du Gâtinais, il réunissait pour quarante et quelques mille {p. 168} francs de revenus en beaux et riches domaines autour du parc. Le colosse pouvait se moquer de Goupil. Enfin, il comptait vivre à la campagne, où le souvenir d’Ursule ne l’importunerait plus.
– Mon petit, dit-il à Goupil en se promenant sur la terrasse, laisse ma cousine en repos !
– Bah ?… dit le clerc ne pouvant rien deviner dans cette conduite bizarre, car la bêtise a aussi sa profondeur.
– Oh ! je ne suis pas ingrat, tu m’as fait avoir pour deux cent quatre-vingt mille francs ce beau château en briques et en pierre de taille qui ne se bâtirait pas aujourd’hui pour deux cent mille écus, la ferme du château, les réserves, le parc, les jardins, et les bois… Eh ! bien,... oui, ma foi ! je te donne dix pour cent, vingt mille francs, avec lesquels tu peux acheter une étude d’huissier à Nemours. Je te garantis ton mariage avec une des petites Crémière, avec l’aînée.
– Celle qui parle piston ? s’écria Goupil.
– Mais ma cousine lui donne trente mille francs, reprit Minoret. Vois-tu, mon petit, tu es né pour être huissier, comme moi j’étais fait pour être maître de poste, et il faut toujours suivre sa vocation.
– Eh ! bien, reprit Goupil tombé du haut de ses espérances, voici des timbres, signez-moi vingt mille francs d’acceptations, afin que je puisse traiter argent sur table.
Minoret avait dix-huit mille francs à recevoir pour le semestre des inscriptions que sa femme ne connaissait pas ; il crut se débarrasser ainsi de Goupil, et signa. Le premier clerc, en voyant l’imbécile et colossal Machiavel de la rue des Bourgeois dans un accès de fièvre seigneuriale, lui jeta pour adieux un : – Au revoir ! et un regard qui eussent fait trembler tout autre qu’un niais parvenu, regardant du haut d’une terrasse les jardins et les magnifiques toits d’un château bâti dans le style à la mode sous Louis XIII.
– Tu ne m’attends pas ? cria-t-il en voyant Goupil s’en allant à pied.
– Vous me retrouverez sur votre chemin, papa ! lui répondit le futur huissier altéré de vengeance et qui voulut savoir le mot de l’énigme offerte à son esprit par les étranges zigzags de la conduite du gros Minoret.
Depuis le jour où la plus infâme calomnie avait souillé sa vie, Ursule, en proie à l’une de ces maladies inexplicables dont le siége est dans l’âme, marchait rapidement à la mort. D’une pâleur {p. 169} mortelle, disant à de rares intervalles des paroles faibles et lentes, jetant des regards d’une douceur tiède, tout en elle, même son front, trahissait une pensée dévorante. Elle la croyait tombée, cette idéale couronne de fleurs chastes que, de tout temps, les peuples ont voulu voir sur la tête des vierges. Elle écoutait, dans le vide et dans le silence, les propos déshonorants, les commentaires malicieux, les rires de la petite ville. Cette charge était trop pesante pour elle, et son innocence avait trop de délicatesse pour survivre à une pareille meurtrissure. Elle ne se plaignait plus, elle gardait un douloureux sourire sur les lèvres, et ses yeux se levaient souvent vers le ciel comme pour appeler de l’injustice des hommes au Souverain des anges. Quand Goupil entra dans Nemours, Ursule avait été descendue de sa chambre au rez-de-chaussée sur les bras de la Bougival et du médecin de Nemours. Il s’agissait d’un événement immense. Après avoir appris que cette jeune fille se mourait comme une hermine, encore qu’elle fût moins atteinte dans son honneur que ne le fut Clarisse Harlowe, madame de Portenduère allait venir la voir et la consoler. Le spectacle de son fils, qui pendant toute la nuit précédente avait parlé de se tuer, fit plier la vieille Bretonne. Madame de Portenduère trouva d’ailleurs de sa dignité de rendre le courage à une jeune fille si pure, et vit dans sa visite un contre-poids à tout le mal fait par la petite ville. Son opinion, sans doute plus puissante que celle de la foule, consacrerait le pouvoir de la noblesse. Cette démarche annoncée par l’abbé Chaperon avait opéré chez Ursule une révolution et rendit de l’espoir au médecin désespéré, qui parlait de demander une consultation aux plus illustres docteurs de Paris. On avait mis Ursule sur la bergère de son tuteur, et tel était le caractère de sa beauté, que, dans son deuil et dans sa souffrance, elle parut plus belle qu’en aucun moment de sa vie heureuse. Quand Savinien, donnant le bras à sa mère, se montra, la jeune malade reprit de belles couleurs.
– Ne vous levez pas, mon enfant, dit la vieille dame d’une voix impérative ; quelque malade et faible que je sois moi-même, j’ai voulu vous venir voir pour vous dire ma pensée sur ce qui se passe : je vous estime comme la plus pure, la plus sainte et la plus charmante fille du Gâtinais, et vous trouve digne de faire le bonheur d’un gentilhomme.
D’abord Ursule ne put répondre, elle prit les mains desséchées de la mère de Savinien et les baisa en y laissant des pleurs.
{p. 170} – Ah ! madame, répondit-elle d’une voix affaiblie, je n’aurais jamais eu la hardiesse de penser à m’élever au-dessus de ma condition si je n’y avais été encouragée par des promesses, et mon seul titre était une affection sans bornes ; mais on a trouvé les moyens de me séparer à jamais de celui que j’aime : on m’a rendue indigne de lui… Jamais, dit-elle avec un éclat dans la voix qui frappa douloureusement les spectateurs, jamais je ne consentirai à donner à qui que ce soit une main avilie, une réputation flétrie. J’aimais trop… je puis le dire en l’état où je suis : j’aime une créature presque autant que Dieu. Aussi Dieu…
– Allons, allons, ma petite, ne calomniez pas Dieu ! Allons, ma fille, dit la vieille dame en faisant un effort, ne vous exagérez pas la portée d’une infâme plaisanterie à laquelle personne ne croit. Moi, je vous le promets, vous vivrez et vous serez heureuse.
– Tu seras heureuse ! dit Savinien en se mettant à genoux devant Ursule et lui baisant les mains, ma mère t’a nommée ma fille.
– Assez, dit le médecin qui vint prendre le pouls de sa malade, ne la tuez pas de plaisir.
En ce moment, Goupil, qui trouva la porte de l’allée entr’ouverte, poussa celle du petit salon et montra son horrible face animée par les pensées de vengeance qui avaient fleuri dans son cœur pendant le chemin.
– Monsieur de Portenduère, dit-il d’une voix qui ressemblait au sifflement d’une vipère forcée dans son trou.
– Que voulez-vous ? répondit Savinien en se relevant.
– J’ai deux mots à vous dire.
Savinien sortit dans l’allée, et Goupil l’amena dans la petite cour.
– Jurez-moi par la vie d’Ursule que vous aimez, et par votre honneur de gentilhomme auquel vous tenez, de faire qu’il soit entre nous comme si je ne vous avais rien dit de ce que je vais vous dire, et je vais vous éclairer sur la cause des persécutions dirigées contre mademoiselle Mirouët.
– Pourrais-je les faire cesser ?
– Oui.
– Pourrais-je me venger ?
– Sur l’auteur, oui ; mais sur l’instrument, non.
– Pourquoi ?
– Mais… l’instrument, c’est moi…
Savinien pâlit.
{p. 171} – Je viens d’entrevoir Ursule… reprit le clerc.
– Ursule ? dit le gentilhomme en regardant Goupil.
– Mademoiselle Mirouët, reprit Goupil que l’accent de Savinien rendit respectueux, et je voudrais racheter de tout mon sang ce qui a été fait. Je me repens… Quand vous me tueriez en duel ou autrement, à quoi vous servirait mon sang ? Le boiriez-vous ? il vous empoisonnerait en ce moment.
La froide raison de cet homme et la curiosité domptèrent les bouillonnements du sang de Savinien, il le regardait fixement d’un air qui fit baisser les yeux à ce bossu manqué.
– Qui donc t’a mis en œuvre ? dit le jeune homme.
– Jurez-vous ?
– Tu veux qu’il ne te soit rien fait ?
– Je veux que vous et mademoiselle Mirouët vous me pardonniez.
– Elle te pardonnera ; mais moi, jamais !
– Enfin vous oublierez ?
Quelle terrible puissance a le raisonnement appuyé sur l’intérêt ? Deux hommes dont l’un voulait déchirer l’autre étaient là dans une petite cour, à deux doigts l’un de l’autre, obligés de se parler, réunis par un même sentiment !
– Je te pardonnerai, mais je n’oublierai pas.
– Rien de fait, dit froidement Goupil.
Savinien perdit patience, il appliqua sur cette face un soufflet qui retentit dans la cour, qui faillit renverser Goupil, et après lequel il chancela lui-même.
– Je n’ai que ce que je mérite, dit Goupil ; j’ai fait une bêtise. Je vous croyais plus noble que vous ne l’êtes. Vous avez abusé d’un avantage que je vous donnais… Vous êtes en ma puissance, maintenant ! dit-il en lançant un regard haineux à Savinien.
– Vous êtes un assassin, dit le gentilhomme.
– Pas plus que le couteau n’est le meurtrier, répliqua Goupil.
– Je vous demande pardon, fit Savinien.
– Vous êtes-vous assez vengé ? dit Goupil avec une féroce ironie. En resterez-vous là ?
– Pardon et oubli réciproque, reprit Savinien.
– Votre main ? dit le clerc en tendant la sienne au gentilhomme.
– La voici, répondit Savinien en dévorant cette honte par amour pour Ursule. Mais, parlez, qui vous poussait ?
{p. 172} Goupil regardait pour ainsi dire les deux plateaux où pesaient, d’un côté le soufflet de Savinien, de l’autre sa haine contre Minoret. Il resta deux secondes indécis, mais enfin une voix lui cria : – Tu seras notaire ! Et il répondit : – Pardon et oubli ? Oui, de part et d’autre, monsieur, en serrant la main du gentilhomme.
– Qui donc persécute Ursule ? fit Savinien.
– Minoret ! Il aurait voulu la voir enterrée… Pourquoi ? je ne le sais pas ; mais nous en chercherons la raison. Ne me mêlez point à tout ceci, je ne pourrais plus rien pour vous si l’on se défiait de moi. Au lieu d’attaquer Ursule, je la défendrai ; au lieu de servir Minoret, je tâcherai de déjouer ses plans. Je ne vis que pour le ruiner, pour le détruire. Et je le foulerai aux pieds, je danserai sur son cadavre, je me ferai de ses os un jeu de dominos ! Demain, sur toutes les murailles de Nemours, de Fontainebleau, du Rouvre on lira au crayon rouge : Minoret est un voleur. Oh ! je le ferai, nom de… nom ! éclater comme un mortier. Maintenant, nous sommes alliés par une indiscrétion ; eh ! bien, si vous le voulez, je vais me mettre à genoux devant mademoiselle Mirouët, lui déclarer que je maudis la passion insensée qui me poussait à la tuer, je la supplierai de me pardonner. Ça lui fera du bien ! Le juge de paix et le curé sont là, ces deux témoins suffisent ; mais monsieur Bongrand s’engagera sur l’honneur à ne pas me nuire dans ma carrière. J’ai maintenant une carrière.
– Attendez un moment, répondit Savinien tout étourdi par cette révélation : – Ursule, mon enfant, dit-il en entrant au salon, l’auteur de tous vos maux a horreur de son ouvrage, se repent et veut vous demander pardon en présence de ces messieurs, à la condition que tout sera oublié.
– Comment, Goupil ? dirent à la fois le curé, le juge de paix et le médecin.
– Gardez-lui le secret, fit Ursule en levant un doigt à ses lèvres.
Goupil entendit cette parole, vit le mouvement d’Ursule et se sentit ému.
– Mademoiselle, dit-il d’un ton pénétré, je voudrais maintenant que tout Nemours pût m’entendre vous avouant qu’une fatale passion a égaré ma tête et m’a suggéré des crimes punissables par le blâme des honnêtes gens. Ce que je dis là, je le répéterai partout en déplorant le mal produit par de mauvaises plaisanteries, mais qui vous auront servi peut-être à hâter votre bonheur, dit-il avec {p. 173} un peu de malice en se relevant, puisque je vois ici madame de Portenduère…
– C’est très-bien, Goupil, dit le curé ; mademoiselle vous a pardonné ; mais vous ne devez jamais oublier que vous avez failli devenir un assassin.
– Monsieur Bongrand, reprit Goupil en s’adressant au juge de paix, je vais traiter ce soir avec Lecœur de son Étude, j’espère que cette réparation ne me nuira pas dans votre esprit, et que vous appuierez ma demande auprès du Parquet et du Ministère.
Le juge de paix fit une pensive inclination de tête, et Goupil sortit pour aller traiter de la meilleure des deux Études d’huissier à Nemours. Chacun resta chez Ursule, et s’appliqua pendant cette soirée à faire renaître le calme et la tranquillité dans son âme où la satisfaction que le clerc lui avait donnée opérait déjà des changements.
– Tout Nemours saura cela, disait Bongrand.
– Vous voyez, mon enfant, que Dieu ne vous en voulait point, disait le curé.
Minoret revint assez tard du Rouvre, et dîna tard. Vers neuf heures, à la tombée du jour, il était dans son pavillon chinois, digérant son dîner auprès de sa femme avec laquelle il faisait des projets pour l’avenir de Désiré. Désiré s’était bien rangé depuis qu’il appartenait à la magistrature ; il travaillait, il y avait chance de le voir succéder au procureur du roi de Fontainebleau qui, disait-on, passait à Melun. Il fallait lui chercher une femme, une fille pauvre appartenant à une vieille et noble famille ; il pourrait alors arriver à la magistrature de Paris. Peut-être pourraient-ils le faire élire député de Fontainebleau, où Zélie était d’avis d’aller s’établir l’hiver après avoir habité le Rouvre pendant la belle saison. En s’applaudissant intérieurement d’avoir tout arrangé pour le mieux, Minoret ne pensait plus à Ursule au moment même où le drame, si niaisement ouvert par lui, se nouait d’une façon terrible.
– Monsieur de Portenduère est là qui veut vous parler, vint dire Cabirolle.
– Faites entrer, répondit Zélie.
Les ombres du crépuscule empêchèrent madame Minoret d’apercevoir la pâleur subite de son mari, qui frissonna en entendant les bottes de Savinien craquant sur le parquet de la galerie où jadis était la bibliothèque du docteur. Un vague pressentiment de {p. 174} malheur courait dans les veines du spoliateur. Savinien parut, resta debout, garda son chapeau sur la tête, sa canne à la main, ses mains croisées sur la poitrine, immobile devant les deux époux.
– Je viens savoir, monsieur et madame Minoret, les raisons que vous avez eues pour tourmenter d’une manière infâme une jeune fille qui est, au su de toute la ville de Nemours, ma future épouse ? pourquoi vous avez essayé de flétrir son honneur ? pourquoi vous vouliez sa mort, et pourquoi vous l’avez livrée aux insultes d’un Goupil ?… Répondez.
– Êtes-vous drôle, monsieur Savinien, dit Zélie, de venir nous demander les raisons d’une chose qui nous semble inexplicable ! Je me soucie d’Ursule comme de l’an quarante. Depuis la mort de l’oncle Minoret, je n’y ai jamais plus pensé qu’à ma première chemise ! Je n’ai pas soufflé mot d’elle à Goupil, encore un singulier drôle à qui je ne confierais pas les intérêts de mon chien. Eh ! bien, répondras-tu, Minoret ? Vas-tu te laisser manquer par monsieur, et accuser d’infamies qui sont au-dessous de toi ? Comme si un homme qui a quarante-huit mille livres de rente en fonds de terre autour d’un château digne d’un prince, descendait à de pareilles sottises ! Lève-toi donc, que tu es là comme une chiffe !
– Je ne sais pas ce que monsieur veut dire, répondit enfin Minoret de sa petite voix dont le tremblement fut d’autant plus facile à remarquer qu’elle était claire. Quelle raison aurais-je de persécuter cette petite ? J’ai dit peut-être à Goupil combien j’étais contrarié de la voir à Nemours ; mon fils Désiré s’en amourachait, et je ne la lui voulais point pour femme, voilà.
– Goupil m’a tout avoué, monsieur Minoret.
Il y eut un moment de silence, mais terrible, pendant lequel les trois personnages s’examinèrent. Zélie avait vu, dans la grosse figure de son colosse, un mouvement nerveux.
– Quoique vous ne soyez que des insectes, je veux tirer de vous une vengeance éclatante, et je saurai la prendre, reprit le gentilhomme. Ce n’est pas à vous, homme de soixante-sept ans, que je demanderai raison des insultes faites à mademoiselle Mirouët, mais à votre fils. La première fois que monsieur Minoret fils mettra les pieds à Nemours, nous nous rencontrerons, il faudra bien qu’il se batte avec moi, et il se battra ! ou il sera si bien déshonoré qu’il ne se présentera jamais nulle part ; s’il ne vient pas à Nemours, j’irai à Fontainebleau, moi ! J’aurai satisfaction. Il ne sera pas dit que {p. 175} vous aurez lâchement essayé de déshonorer une pauvre jeune fille sans défense.
– Mais les calomnies d’un Goupil… ne… sont… dit Minoret.
– Voulez-vous, s’écria Savinien en l’interrompant, que je vous mette face à face avec lui ? Croyez-moi, n’ébruitez pas l’affaire ! elle est entre vous, Goupil et moi ; laissez-la comme elle est, et Dieu la décidera dans le duel que je ferai l’honneur de proposer à votre fils.
– Mais cela ne se passera pas comme ça ! s’écria Zélie. Ah ! vous croyez que je laisserai Désiré se battre avec vous, avec un ancien marin qui fait métier de tirer l’épée et le pistolet ! Si vous avez à vous plaindre de Minoret, voilà Minoret, prenez Minoret, battez-vous avec Minoret ! Mais mon garçon qui, de votre aveu, est innocent de tout cela, en porterait la peine ?… Vous auriez auparavant un chien de ma chienne dans les jambes, mon petit monsieur ! Allons, Minoret, tu restes là tout hébété comme un grand serin ? Tu es chez toi et tu laisses monsieur son chapeau sur la tête devant ta femme ! Vous allez, mon petit monsieur, commencer par détaler. Charbonnier est maître chez lui. Je ne sais pas ce que vous voulez avec vos bibus ; mais tournez-moi les talons ; et si vous touchez à Désiré, vous aurez affaire à moi, vous et votre pécore d’Ursule.
Et elle sonna vivement en appelant ses gens.
– Songez bien à ce que je vous ai dit ! répéta Savinien, qui, sans se soucier de la tirade de Zélie, sortit en laissant cette épée de Damoclès suspendue au-dessus du couple.
– Ah ! çà, Minoret, dit Zélie à son mari, m’expliqueras-tu ce que cela signifie ? Un jeune homme ne vient pas sans motif dans une maison bourgeoise faire ce bacchanal sterling et demander le sang d’un fils de famille.
– C’est quelque tour de ce vilain singe de Goupil à qui j’avais promis de l’aider à se faire notaire s’il me procurait à bon compte le Rouvre. Je lui ai donné dix pour cent, vingt mille francs en lettres de change, et il n’est sans doute pas content.
– Oui, mais quelle raison aurait-il eue auparavant de machiner des sérénades et des infamies contre Ursule ?
– Il la voulait pour femme.
– Une fille sans le sou, lui ? la chatte ! Tiens, Minoret, tu me lâches des bêtises ! et tu es trop bête naturellement pour les faire prendre, mon fils. Il y a là-dessous quelque chose, et tu me le diras.
{p. 176} – Il n’y a rien.
– Il n’y a rien ? Et moi je te dis que tu mens, et nous allons voir !
– Veux-tu me laisser tranquille ?
– Je tournerai le robinet de cette fontaine de venin que tu sais, Goupil, tu n’en seras pas le bon marchand !
– Comme tu voudras.
– Je sais bien que cela sera comme je voudrai ! Et ce que je veux surtout, c’est qu’on ne touche pas à Désiré ; s’il lui arrivait malheur, vois-tu, je ferais un coup qui m’enverrait sur l’échafaud. Désiré !… Mais… Et tu ne te remues pas plus que ça !
Une querelle ainsi commencée entre Minoret et sa femme ne devait pas se terminer sans de longs déchirements intérieurs. Ainsi le sot spoliateur apercevait sa lutte avec lui-même et avec Ursule, agrandie par sa faute et compliquée d’un nouveau, d’un terrible adversaire. Le lendemain, quand il sortit pour aller trouver Goupil, en pensant l’apaiser à force d’argent, il lut sur les murailles : Minoret est un voleur ! Tous ceux qu’il rencontra le plaignirent en lui demandant à lui-même quel était l’auteur de cette publication anonyme, et chacun lui pardonna les entortillages de ses réponses en songeant à sa nullité. Les sots recueillent plus d’avantages de leur faiblesse que les gens d’esprit n’en obtiennent de leur force. On regarde sans l’aider un grand homme luttant contre le sort, et l’on commandite un épicier qui fera faillite. Savez-vous pourquoi ? on se croit supérieur en protégeant un imbécile, et l’on est fâché de n’être que l’égal d’un homme de génie. Un homme d’esprit eût été perdu s’il avait balbutié, comme Minoret, d’absurdes réponses d’un air effaré. Zélie et ses domestiques effacèrent l’inscription vengeresse partout où elle se trouvait ; mais elle resta sur la conscience de Minoret. Quoique Goupil eût échangé la veille sa parole avec l’huissier, il se refusa très-impudemment à réaliser son traité.
– Mon cher Lecœur, j’ai pu, voyez-vous, acheter la charge de monsieur Dionis et suis en position de vous faire vendre à d’autres ! Rengaînez votre traité, ce n’est que deux carrés de papier timbrés de perdus, voici soixante-dix centimes.
Lecœur craignait trop Goupil pour se plaindre. Tout Nemours apprit aussitôt que Minoret avait donné sa garantie à Dionis pour faciliter à Goupil l’acquisition de sa charge. Le futur notaire écrivit à Savinien une lettre pour démentir ses aveux relativement à Minoret, en disant au jeune noble que sa nouvelle position, que la {p. 177} législation adoptée par la Cour suprême et son respect pour la justice lui défendaient de se battre. Il prévenait d’ailleurs le gentilhomme de se bien comporter avec lui désormais, car il savait admirablement tirer la savate ; et, à sa première agression, il se promettait de lui casser la jambe.
Les murs de Nemours ne parlèrent plus. Mais la querelle entre Minoret et sa femme subsistait, et Savinien gardait un farouche silence. Le mariage de mademoiselle Massin l’aînée avec le futur notaire était, dix jours après ces événements, à l’état de rumeur publique. Mademoiselle Massin avait quatre-vingt mille francs et sa laideur pour elle, Goupil avait ses difformités et sa Charge, cette union parut donc et probable et convenable.
Deux inconnus cachés saisirent Goupil dans la rue, à minuit, au moment où il sortait de chez Massin, lui donnèrent des coups de bâton et disparurent. Goupil garda le plus profond silence sur cette scène de nuit, et démentit une vieille femme qui croyait l’avoir reconnu en regardant par sa croisée.
Ces grands petits événements furent étudiés par le juge de paix, qui reconnut à Goupil un pouvoir mystérieux sur Minoret et se promit d’en deviner la cause.
Quoique l’opinion publique de la petite ville eût reconnu la parfaite innocence d’Ursule, Ursule se rétablissait lentement. Dans cet état de prostration corporelle qui laissait l’âme et l’esprit libres, elle devint le théâtre de phénomènes dont les effets furent d’ailleurs terribles et de nature à occuper la science, si la science avait été mise dans une pareille confidence. Dix jours après la visite de madame de Portenduère, Ursule subit un rêve qui présenta les caractères d’une vision surnaturelle autant par les faits moraux que par les circonstances pour ainsi dire physiques. Feu Minoret, son parrain, lui apparut et lui fit signe de venir avec lui ; elle s’habilla, le suivit au milieu des ténèbres jusque dans la maison de la rue des Bourgeois où elle retrouva les moindres choses comme elles étaient le jour de la mort de son parrain. Le vieillard portait les vêtements qu’il avait sur lui la veille de sa mort, sa figure était pâle, ses mouvements ne rendaient aucun son ; néanmoins Ursule entendit parfaitement sa voix, quoique faible et comme répétée par un écho lointain. Le docteur amena sa pupille jusque dans le cabinet du pavillon chinois où il lui fit soulever le marbre du petit meuble de Boule, comme elle l’avait soulevé le jour de sa mort ; mais au lieu de n’y rien trouver, elle vit la lettre que son parrain lui recommandait d’aller y prendre ; elle la décacheta, la lut ainsi que le {p. 178} testament en faveur de Savinien. – Les caractères de l’écriture, dit-elle au curé, brillaient comme s’ils eussent été tracés avec les rayons du soleil, ils me brûlaient les yeux. Quand elle regarda son oncle pour le remercier, elle aperçut sur ses lèvres décolorées un sourire bienveillant. Puis, de sa voix faible et néanmoins claire, le spectre lui montra Minoret écoutant la confidence dans le corridor, allant dévisser la serrure et prenant le paquet de papiers. Puis, de sa main droite, il saisit sa pupille et la contraignit à marcher du pas des morts afin de suivre Minoret jusqu’à la Poste. Ursule traversa la ville, entra à la Poste, dans l’ancienne chambre de Zélie, où le spectre lui fit voir le spoliateur décachetant les lettres, les lisant et les brûlant. – Il n’a pu, dit Ursule, allumer que la troisième allumette pour brûler les papiers, et il en a enterré les vestiges dans les cendres. Après, mon parrain m’a ramenée à notre maison et j’ai vu monsieur Minoret-Levrault se glissant dans la bibliothèque, où il a pris, dans le troisième volume des Pandectes, les trois inscriptions de chacune douze mille livres de rentes, ainsi que l’argent des arrérages en billets de banque. – Il est, m’a dit alors mon parrain, l’auteur des tourments qui t’ont mise à la porte du tombeau ; mais Dieu veut que tu sois heureuse. Tu ne mourras point encore, tu épouseras Savinien ! Si tu m’aimes, si tu aimes Savinien, tu redemanderas ta fortune à mon neveu. Jure-le moi ? En resplendissant comme le Sauveur pendant sa transfiguration, le spectre de Minoret avait alors causé, dans l’état d’oppression où se trouvait Ursule, une telle violence à son âme, qu’elle promit tout ce que voulait son oncle pour faire cesser le cauchemar. Elle s’était réveillée debout, au milieu de sa chambre, la face devant le portrait de son parrain qu’elle y avait mis depuis sa maladie. Elle se recoucha, se rendormit après une vive agitation et se souvint à son réveil de cette singulière vision ; mais elle n’osa pas en parler. Son jugement exquis et sa délicatesse s’offensèrent de la révélation d’un rêve dont la fin et la cause étaient ses intérêts pécuniaires, elle l’attribua naturellement à la causerie par laquelle la Bougival l’avait endormie, et où il était question des libéralités de son parrain pour elle et des certitudes que conservait sa nourrice à cet égard. Mais ce rêve revint avec des aggravations qui le lui rendirent excessivement redoutable. La seconde fois, la main glacée de son parrain se posa sur son épaule, et lui causa la plus cruelle douleur, une sensation indéfinissable. – Il faut obéir aux morts ! disait-il d’une voix {p. 179} sépulcrale. Et des larmes, dit-elle, tombaient de ses yeux blancs et vides. La troisième fois, le mort la prit par ses longues nattes et lui fit voir Minoret causant avec Goupil et lui promettant de l’argent s’il emmenait Ursule à Sens. Ursule prit alors le parti d’avouer ces trois rêves à l’abbé Chaperon.
– Monsieur le curé, lui dit-elle un soir, croyez-vous que les morts puissent apparaître ?
– Mon enfant, l’histoire sacrée, l’histoire profane, l’histoire moderne offrent plusieurs témoignages à ce sujet ; mais l’Église n’en a jamais fait un article de foi ; et, quant à la Science, en France elle s’en moque.
– Que croyez-vous ?
– La puissance de Dieu, mon enfant, est infinie.
– Mon parrain vous a-t-il parlé de ces sortes de choses ?
– Oui, souvent. Il avait entièrement changé d’avis sur ces matières. Sa conversion date du jour, il me l’a dit vingt fois, où dans Paris une femme vous a entendue à Nemours priant pour lui, et a vu le point rouge que vous aviez mis devant le jour de Saint-Savinien à votre almanach.
Ursule jeta un cri perçant qui fit frémir le prêtre : elle se souvenait de la scène où, de retour à Nemours, son parrain avait lu dans son âme et s’était emparé de son almanach.
– Si cela est, dit-elle, mes visions sont possibles. Mon parrain m’est apparu comme Jésus à ses disciples. Il est dans une enveloppe de lumière jaune, il parle ! Je voulais vous prier de dire une messe pour le repos de son âme et implorer le secours de Dieu afin de faire cesser ces apparitions qui me brisent.
Elle raconta dans les plus grands détails ses trois rêves en insistant sur la profonde vérité des faits, sur la liberté de ses mouvements, sur le somnambulisme d’un être intérieur, qui, dit-elle, se déplaçait sous la conduite du spectre de son oncle avec une excessive facilité. Ce qui surprit étrangement le prêtre, à qui la véracité d’Ursule était connue, fut la description exacte de la chambre autrefois occupée par Zélie Minoret à son établissement de la Poste, où jamais Ursule n’avait pénétré, de laquelle enfin elle n’avait jamais entendu parler.
– Par quels moyens ces étranges apparitions peuvent-elles donc avoir lieu ? dit Ursule. Que pensait mon parrain ?
– Votre parrain, mon enfant, procédait par hypothèses. Il avait {p. 180} reconnu la possibilité de l’existence d’un monde spirituel, d’un monde des idées. Si les idées sont une création propre à l’homme, si elles subsistent en vivant d’une vie qui leur soit propre ; elles doivent avoir des formes insaisissables à nos sens extérieurs, mais perceptibles à nos sens intérieurs quand ils sont dans certaines conditions. Ainsi les idées de votre parrain peuvent vous envelopper, et peut-être les avez-vous revêtues de son apparence. Puis, si Minoret a commis ces actions, elles se résolvent en idées ; car toute action est le résultat de plusieurs idées. Or, si les idées se meuvent dans le monde spirituel, votre esprit a pu les apercevoir en y pénétrant. Ces phénomènes ne sont pas plus étranges que ceux de la mémoire, et ceux de la mémoire sont aussi surprenants et inexplicables que ceux du parfum des plantes, qui sont peut-être les idées de la plante.
– Mon Dieu ! combien vous agrandissez le monde. Mais entendre parler un mort, le voir marchant, agissant, est-ce donc possible ?…
– En Suède, Swedenborg, répondit l’abbé Chaperon, a prouvé jusqu’à l’évidence qu’il communiquait avec les morts. Mais d’ailleurs venez dans la bibliothèque, et vous lirez dans la vie du fameux duc de Montmorency, décapité à Toulouse, et qui certes n’était pas homme à forger des sornettes, une aventure presque semblable à la vôtre, et qui cent ans auparavant était arrivée à Cardan.
Ursule et le curé montèrent au premier étage, et le bonhomme lui chercha une petite édition in-12, imprimée à Paris en 1666, de l’histoire de Henri de Montmorency, écrite par un ecclésiastique contemporain, et qui avait connu le prince.
– Lisez, dit le curé en lui donnant le volume aux pages 175 et 176. Votre parrain a souvent relu ce passage, et, tenez, il s’y trouve encore de son tabac.
– Et il n’est plus, lui ! dit Ursule en prenant le livre pour lire ce passage :
Le siége de Privas fut remarquable par la perte de quelques personnes de commandement : deux maréchaux de camp y moururent, à savoir, le marquis d’Uxelles, d’une blessure qu’il reçut aux approches, et le marquis de Portes, d’une mousquetade à la tête. Le jour qu’il fut tué il devait être fait maréchal de France. Environ le moment de la mort du marquis, le duc de {p. 181} Montmorency, qui dormait dans sa tente, fut éveillé par une voix semblable à celle du marquis qui lui disait adieu. L’amour qu’il avait pour une personne qui lui était si proche fit qu’il attribua l’illusion de ce songe à la force de son imagination ; et le travail de la nuit, qu’il avait passée, selon sa coutume, à la tranchée, fut cause qu’il se rendormit sans aucune crainte. Mais la même voix l’interrompit encore un coup, et le fantôme qu’il n’avait vu qu’en dormant le contraignit de s’éveiller de nouveau et d’ouïr distinctement les mêmes mots qu’il avait prononcés avant de disparaître. Le duc se ressouvint alors qu’un jour qu’ils entendaient discourir le philosophe Pitart sur la séparation de l’âme d’avec le corps, ils s’étaient promis de se dire adieu l’un à l’autre si le premier qui viendrait à mourir en avait la permission. Sur quoi, ne pouvant s’empêcher de craindre la vérité de cet avertissement, il envoya promptement un de ses domestiques au quartier du marquis, qui était éloigné du sien. Mais, avant que son homme fût de retour, on vint le querir de la part du roi, qui lui fit dire par des personnes propres à le consoler l’infortune qu’il avait appréhendée.
Je laisse à disputer aux docteurs sur la raison de cet événement, que j’ai ouï plusieurs fois réciter au duc de Montmorency, et dont j’ai cru que la merveille et la vérité étaient dignes d’être rapportées.
– Mais alors, dit Ursule, que dois-je faire ?
– Mon enfant, reprit le curé, il s’agit de choses si graves et qui vous sont si profitables que vous devez garder un silence absolu. Maintenant que vous m’avez confié les secrets de cette apparition, peut-être n’aura-t-elle plus lieu. D’ailleurs vous êtes assez forte pour aller à l’église ; eh ! bien, demain vous y viendrez remercier Dieu et le prier de donner le repos à votre parrain. Soyez d’ailleurs certaine que vous avez mis votre secret en des mains prudentes.
– Si vous saviez en quelles terreurs je m’endors ! quels regards me lance mon parrain ! La dernière fois il s’accrochait à ma robe pour me voir plus long-temps. Je me suis réveillée le visage tout en pleurs.
– Soyez en paix, il ne reviendra plus, lui dit le curé.
Sans perdre un instant, l’abbé Chaperon alla chez Minoret et le {p. 182} pria de lui accorder un moment d’audience dans le pavillon chinois en exigeant qu’ils fussent seuls.
– Personne ne peut-il nous écouter ? dit l’abbé Chaperon à Minoret.
– Personne, répondit Minoret.
– Monsieur, mon caractère doit vous être connu, dit le bonhomme en attachant sur la figure de Minoret un regard doux mais attentif, j’ai à vous parler de choses graves, extraordinaires, qui ne concernent que vous, et sur lesquelles vous pouvez compter que je garderai le plus profond secret ; mais il m’est impossible de ne pas vous en instruire. Dans le temps que vivait votre oncle, il y avait là, dit le prêtre en montrant la place du meuble, un petit buffet de Boulle23 à dessus de marbre (Minoret devint blême), et, sous ce marbre, votre oncle avait mis une lettre pour sa pupille…
Le curé raconta, sans omettre la moindre circonstance, la propre conduite de Minoret à Minoret. L’ancien maître de poste, en entendant le détail des deux allumettes qui s’étaient éteintes sans s’allumer, sentit ses cheveux frétillant dans leur cuir chevelu.
– Qui donc a pu forger de semblables sornettes ? dit-il au curé d’une voix étranglée quand le récit fut terminé.
– Le mort lui-même !
Cette réponse causa un léger frémissement à Minoret, qui voyait aussi le docteur en rêve.
– Dieu, monsieur le curé, est bien bon de faire des miracles pour moi, reprit Minoret à qui son danger inspira la seule plaisanterie qu’il fît dans toute sa vie.
– Tout ce que Dieu fait est naturel, répondit le prêtre.
– Votre fantasmagorie ne m’effraie point, dit le colosse en retrouvant un peu de sang-froid.
– Je ne viens pas vous effrayer, mon cher monsieur, car jamais je ne parlerai de ceci à qui que ce soit au monde, dit le curé. Vous seul savez la vérité. C’est une affaire entre vous et Dieu.
– Voyons, monsieur le curé, me croyez-vous capable d’un si horrible abus de confiance ?
– Je ne crois qu’aux crimes que l’on me confesse et desquels on se repent, dit le prêtre d’un ton apostolique.
– Un crime ?… s’écria Minoret.
– Un crime affreux dans ses conséquences.
– En quoi ?
{p. 183} – En ce qu’il échappe à la justice humaine. Les crimes qui ne sont pas expiés ici-bas le seront dans l’autre vie. Dieu venge lui-même l’innocence.
– Vous croyez que Dieu s’occupe de ces misères ?
– S’il ne voyait pas les mondes dans tous leurs détails et d’un seul regard, comme vous faites tenir tout un paysage dans votre œil, il ne serait pas Dieu.
– Monsieur le curé, vous me donnez votre parole que vous n’avez eu ces détails que de mon oncle ?
– Votre oncle est apparu trois fois à Ursule pour les lui répéter. Fatiguée de ses rêves, elle m’a confié ces révélations sous le secret, et les trouve si dénuées de raison qu’elle n’en parlera jamais. Aussi pouvez-vous être tranquille à ce sujet.
– Mais je suis tranquille de toute manière, monsieur Chaperon.
– Je le souhaite, dit le vieux prêtre. Quand même je taxerais d’absurdité ces avertissements donnés en rêve, je trouverais encore nécessaire de vous les communiquer, à cause de la singularité des détails. Vous êtes un honnête homme, et vous avez trop légalement gagné votre belle fortune pour vouloir y ajouter quelque chose par le vol. D’ailleurs, vous êtes un homme presque primitif, vous seriez trop tourmenté par les remords. Nous avons en nous un sentiment du juste, chez l’homme le plus civilisé comme chez le plus sauvage, qui ne nous permet pas de jouir en paix du bien mal acquis selon les lois de la société dans laquelle nous vivons, car les Sociétés bien constituées sont modelées sur l’ordre même imposé par Dieu aux mondes. Les Sociétés sont en ceci d’origine divine. L’homme ne trouve pas d’idées, il n’invente pas de formes, il imite les rapports éternels qui l’enveloppent de toutes parts. Aussi, voyez ce qui arrive ? Aucun criminel, allant à l’échafaud et pouvant emporter le secret de ses crimes, ne se laisse trancher la tête sans faire des aveux auxquels il est poussé par une mystérieuse puissance. Ainsi, mon cher monsieur Minoret, si vous êtes tranquille, je m’en vais heureux.
Minoret devint si stupide qu’il ne reconduisit pas le curé. Quand il se crut seul, il entra dans une colère d’homme sanguin : il lui échappait les plus étranges blasphèmes, et il donnait les noms les plus odieux à Ursule.
– Eh ! bien, que t’a-t-elle donc fait24 ? lui dit sa femme venue sur la pointe des pieds après avoir reconduit le curé.
{p. 184} Pour la première et unique fois de sa vie, Minoret, enivré par la colère et poussé à bout par les questions réitérées de sa femme, la battit si bien qu’il fut obligé, quand elle tomba meurtrie, de la prendre dans ses bras, et, tout honteux, de la coucher lui-même. Il fit une petite maladie : le médecin fut obligé de le saigner deux fois. Quand il fut sur pied, chacun, dans un temps donné, remarqua des changements chez lui. Minoret se promenait seul, et souvent il allait par les rues comme un homme inquiet. Il paraissait distrait en écoutant, lui qui n’avait jamais eu deux idées dans la tête. Enfin, un soir, il aborda dans la Grand’rue le juge de paix, qui, sans doute, venait chercher Ursule pour la conduire chez madame de Portenduère où la partie de whist avait recommencé.
– Monsieur Bongrand, j’ai quelque chose d’assez important à dire à ma cousine, fit-il en prenant le juge par le bras, et je suis assez aise que vous y soyez, vous pourrez lui servir de conseil.
Ils trouvèrent Ursule en train d’étudier, elle se leva d’un air imposant et froid en voyant Minoret.
– Mon enfant, monsieur Minoret veut vous parler d’affaires, dit le juge de paix. Par parenthèse, n’oubliez pas de me donner votre inscription de rente ; je vais à Paris, je toucherai votre semestre et celui de la Bougival.
– Ma cousine, dit Minoret, notre oncle vous avait accoutumée à plus d’aisance que vous n’en avez.
– On peut se trouver très-heureux avec peu d’argent, dit-elle.
– Je croyais que l’argent faciliterait votre bonheur, reprit Minoret, et je venais vous en offrir, par respect pour la mémoire de mon oncle.
– Vous aviez une manière naturelle de la respecter, dit sévèrement Ursule. Vous pouviez laisser sa maison telle qu’elle était et me la vendre, car vous ne l’avez mise à si haut prix que dans l’espoir d’y trouver des trésors…
– Enfin, dit Minoret évidemment oppressé, si vous aviez douze mille livres de rente, vous seriez en position de vous marier plus avantageusement.
– Je ne les ai pas.
– Mais si je vous les donnais, à la condition d’acheter une terre en Bretagne, dans le pays de madame de Portenduère qui consentirait alors à votre mariage avec son fils ?…
– Monsieur Minoret, dit Ursule, je n’ai point de droits à une {p. 185} somme si considérable, et je ne saurais l’accepter de vous. Nous sommes très-peu parents et encore moins amis. J’ai trop subi déjà les malheurs de la calomnie pour vouloir donner lieu à la médisance. Qu’ai-je fait pour mériter cet argent ? Sur quoi vous fonderiez-vous pour me faire un tel présent ? Ces questions, que j’ai le droit de vous adresser, chacun y répondrait à sa manière, on y verrait une réparation de quelque dommage, et je ne veux point en avoir reçu. Votre oncle ne m’a point élevée dans des sentiments ignobles. On ne doit accepter que de ses amis : je ne saurais avoir d’affection pour vous, et je serais nécessairement ingrate, je ne veux pas m’exposer à manquer de reconnaissance.
– Vous refusez ? s’écria le colosse à qui jamais l’idée ne serait venue en tête qu’on pouvait refuser une fortune.
– Je refuse, répéta Ursule.
– Mais à quel titre offririez-vous une pareille fortune à mademoiselle ? demanda l’ancien avoué qui regarda fixement Minoret. Vous avez une idée, avez-vous une idée ?
– Eh ! bien, l’idée de la renvoyer de Nemours afin que mon fils me laisse tranquille, il est amoureux d’elle et veut l’épouser.
– Eh ! bien, nous verrons cela, répondit le juge de paix en raffermissant ses lunettes, laissez-nous le temps de réfléchir.
Il reconduisit Minoret jusque chez lui, tout en approuvant les sollicitudes que lui inspirait l’avenir de Désiré, blâmant un peu la précipitation d’Ursule et promettant de lui faire entendre raison. Aussitôt que Minoret fut rentré, Bongrand alla chez le maître de poste, lui emprunta son cabriolet et son cheval, courut jusqu’à Fontainebleau, demanda le substitut et apprit qu’il devait être chez le sous-préfet en soirée. Le juge de paix ravi s’y présenta. Désiré faisait une partie de whist avec la femme du procureur du roi, la femme du sous-préfet et le colonel du régiment en garnison.
– Je viens vous apprendre une heureuse nouvelle, dit monsieur Bongrand à Désiré : vous aimez votre cousine Ursule Mirouët, et votre père ne s’oppose plus à votre mariage.
– J’aime Ursule Mirouët ? s’écria Désiré en riant. Où prenez-vous Ursule Mirouët ? Je me souviens d’avoir vu quelquefois chez feu Minoret, mon archi-grand-oncle, cette petite fille, qui certes est d’une grande beauté ; mais elle est d’une dévotion outrée ; et si j’ai, comme tout le monde, rendu justice à ses charmes, je n’ai jamais eu la tête troublée pour cette blonde un peu fadasse, dit-il en {p. 186} souriant à la sous-préfète (la sous-préfète était une brune piquante, selon la vieille expression du dernier siècle). D’où venez-vous, mon cher monsieur Bongrand ? Tout le monde sait que mon père est seigneur suzerain de quarante-huit mille livres de rente en terres groupées autour de son château du Rouvre, et tout le monde me connaît quarante-huit mille raisons perpétuelles et foncières pour ne pas aimer la pupille du Parquet. Si j’épousais une fille de rien, ces dames me prendraient pour un grand sot.
– Vous n’avez jamais tourmenté votre père au sujet d’Ursule ?
– Jamais.
– Vous l’entendez, monsieur le procureur du roi ? dit le juge de paix à ce magistrat qui les avait écoutés et qu’il emmena dans une embrasure où ils restèrent environ un quart d’heure à causer.
Une heure après, le juge de paix, de retour à Nemours chez Ursule, envoyait la Bougival chercher Minoret qui vint aussitôt.
– Mademoiselle… dit Bongrand à Minoret en le voyant entrer.
– Accepte ? dit Minoret en interrompant.
– Non, pas encore, répondit le juge en touchant à ses lunettes, elle a eu des scrupules sur l’état de votre fils ; car elle a été bien maltraitée à propos d’une passion semblable, et connaît le prix de la tranquillité. Pouvez-vous lui jurer que votre fils est fou d’amour, et que vous n’avez pas d’autre intention que celle de préserver notre chère Ursule de quelques nouvelles goupilleries ?
– Oh ! je le jure, fit Minoret.
– Halte là, papa Minoret ! dit le juge de paix en sortant une de ses mains du gousset de son pantalon pour frapper sur l’épaule de Minoret qui tressaillit. Ne faites pas si légèrement un faux serment.
– Un faux serment ?
– Il est entre vous et votre fils, qui vient de jurer à Fontainebleau, chez le sous-préfet, en présence de quatre personnes et du procureur du roi, que jamais il n’avait songé à sa cousine Ursule Mirouët. Vous avez donc d’autres raisons pour lui offrir un si énorme capital ? J’ai vu que vous aviez avancé des faits hasardés, je suis allé moi-même à Fontainebleau.
Minoret resta tout ébahi de sa propre sottise.
– Mais il n’y a pas de mal, monsieur Bongrand, à offrir à une parente de rendre possible un mariage qui paraît devoir faire son bonheur, et de chercher des prétextes pour vaincre sa modestie.
Minoret, à qui son danger venait de conseiller une excuse {p. 187} presque admissible, s’essuya le front où se voyaient de grosses gouttes de sueur.
– Vous connaissez les motifs de mon refus, lui répondit Ursule, je vous prie de ne plus revenir ici. Sans que monsieur de Portenduère m’ait confié ses raisons, il a pour vous des sentiments de mépris, de haine même qui me défendent de vous recevoir. Mon bonheur est toute ma fortune, je ne rougis pas de l’avouer ; je ne veux donc point le compromettre, car monsieur de Portenduère n’attend plus que l’époque de ma majorité pour m’épouser.
– Le proverbe Monnaie fait tout est bien menteur, dit le gros et grand Minoret en regardant le juge de paix dont les yeux observateurs le gênaient beaucoup.
Il se leva, sortit, mais dehors il trouva l’atmosphère aussi lourde que dans la petite salle.
– Il faut pourtant que cela finisse, se dit-il en revenant chez lui.
– Votre inscription, ma petite, dit le juge de paix assez étonné de la tranquillité d’Ursule après un événement si bizarre.
En apportant son inscription et celle de la Bougival, Ursule trouva le juge de paix qui se promenait à grands pas.
– Vous n’avez aucune idée sur le but de la démarche de ce gros butor ? dit-il.
– Aucune que je puisse dire, répondit-elle.
Monsieur Bongrand la regarda d’un air surpris.
– Nous avons alors la même idée, répondit-il. Tenez, gardez les numéros de ces deux inscriptions en cas que je les perde : il faut toujours avoir ce soin-là.
Bongrand écrivit alors lui-même sur une carte le numéro de l’inscription d’Ursule et celui de la nourrice.
– Adieu, mon enfant ; je serai deux jours absent, mais j’arriverai le troisième pour mon audience.
Cette nuit même, Ursule eut une apparition qui se fit d’une façon étrange. Il lui sembla que son lit était dans le cimetière de Nemours, et que la fosse de son oncle se trouvait au bas de son lit. La pierre blanche où elle lut l’inscription tumulaire lui causa le plus violent éblouissement en s’ouvrant comme la couverture oblongue d’un album. Elle jeta des cris perçants, mais le spectre du docteur se dressa lentement. Elle vit d’abord la tête jaune et les cheveux blancs qui brillaient environnés par une espèce d’auréole. Sous le front nu les yeux étaient comme deux rayons, et il se levait, {p. 188} comme attiré par une force supérieure. Ursule tremblait horriblement dans son enveloppe corporelle, sa chair était comme un vêtement brûlant, et il y avait, dit-elle plus tard, comme une autre elle-même qui s’agitait au dedans. – Grâce, dit-elle, mon parrain ! – Grâce ! il n’est plus temps, dit-il d’une voix de mort selon l’inexplicable expression de la pauvre fille en racontant ce nouveau rêve au curé Chaperon. Il a été averti, il n’a pas tenu compte des avis. Les jours de son fils sont comptés. S’il n’a pas tout avoué, tout restitué dans quelque temps, il pleurera son fils, qui va mourir d’une mort horrible et violente. Qu’il le sache ! Le spectre montra une rangée de chiffres qui scintillèrent sur la muraille comme s’ils eussent été écrits avec du feu, et dit : – Voilà son arrêt ! Quand son oncle se recoucha dans sa tombe, Ursule entendit le bruit de la pierre qui retombait, puis dans le lointain un bruit étrange de chevaux et de cris d’homme.
Le lendemain, Ursule se trouva sans force. Elle ne put se lever, tant ce rêve l’avait accablée. Elle pria sa nourrice d’aller aussitôt chez l’abbé Chaperon et de le ramener. Le bonhomme vint après avoir dit sa messe ; mais il ne fut point surpris du récit d’Ursule : il tenait la spoliation pour vraie, et ne cherchait plus à s’expliquer la vie anormale de sa chère petite rêveuse. Il quitta promptement Ursule et courut chez Minoret.
– Mon Dieu, monsieur le curé, dit Zélie au prêtre, le caractère de mon mari s’est aigri, je ne sais ce qu’il a. Jusqu’à présent c’était un enfant ; mais depuis deux mois il n’est plus reconnaissable. Pour s’être emporté jusqu’à me frapper, moi qui suis si douce ! il faut que cet homme-là soit changé du tout au tout. Vous le trouverez dans les roches, il y passe sa vie ! À quoi faire ?
Malgré la chaleur, on était alors en septembre 1836, le prêtre passa le canal et prit par un sentier en apercevant Minoret assis au bas d’une des roches.
– Vous êtes bien tourmenté, monsieur Minoret, dit le prêtre en se montrant au coupable. Vous m’appartenez, car vous souffrez. Malheureusement, je viens sans doute augmenter vos appréhensions. Ursule a eu cette nuit un rêve terrible. Votre oncle a soulevé la pierre de sa tombe pour prophétiser des malheurs dans votre famille. Je ne viens certes pas vous faire peur, mais vous devez savoir si ce qu’il a dit…
– En vérité, monsieur le curé, je ne puis être tranquille nulle {p. 189} part, pas même sur ces roches… Je ne veux rien savoir de ce qui se passe dans l’autre monde.
– Je me retire, monsieur, je n’ai pas fait ce chemin par la chaleur pour mon plaisir, dit le prêtre en s’essuyant le front.
– Eh ! bien, qu’a-t-il dit, le bonhomme ? demanda Minoret.
– Vous êtes menacé de perdre votre fils. S’il a raconté des choses que vous seul saviez, c’est à faire frémir pour les choses que nous ne savons pas. Restituez, mon cher monsieur, restituez ? Ne vous damnez pas pour un peu d’or.
– Mais restituer quoi ?
– La fortune que le docteur destinait à Ursule. Vous avez pris ces trois inscriptions, je le sais maintenant. Vous avez commencé par persécuter la pauvre fille, et vous finissez par lui offrir une fortune ; vous tombez dans le mensonge, vous vous entortillez dans ses dédales et vous y faites des faux pas à tout moment. Vous êtes maladroit, vous avez été mal servi par votre complice Goupil qui se rit de vous. Dépêchez-vous, car vous êtes observé par des gens spirituels et perspicaces, par les amis d’Ursule. Restituez ? et si vous ne sauvez pas votre fils, qui peut-être n’est pas menacé, vous sauverez votre âme, vous sauverez votre honneur. Est-ce dans une société constituée comme la nôtre, est-ce dans une petite ville où vous avez tous les yeux les uns sur les autres, et où tout se devine quand tout ne se sait pas, que vous pourrez celer une fortune mal acquise ? Allons, mon cher enfant, un homme innocent ne me laisserait pas parler si long-temps.
– Allez au diable ! s’écria Minoret, je ne sais pas ce que vous avez tous après moi. J’aime mieux ces pierres, elles me laissent tranquille.
– Adieu, vous avez été prévenu par moi, mon cher monsieur, sans que, ni la pauvre enfant ni moi, nous ayons dit un seul mot à qui que ce soit au monde. Mais prenez garde ?… il est un homme qui a les yeux sur vous. Dieu vous prenne en pitié !
Le curé s’éloigna, puis à quelques pas il se retourna pour regarder encore Minoret. Minoret se tenait la tête entre les mains, car sa tête le gênait. Minoret était un peu fou. D’abord, il avait gardé les trois inscriptions, il ne savait qu’en faire, il n’osait aller les toucher lui-même, il avait peur qu’on ne le remarquât ; il ne voulait pas les vendre, et cherchait un moyen de les transférer. Il faisait, lui ! des romans d’affaires dont le dénoûment était toujours {p. 190} la transmission des maudites inscriptions. Dans cette horrible situation, il pensa néanmoins à tout avouer à sa femme afin d’avoir un conseil. Zélie, qui avait si bien mené sa barque, saurait le retirer de ce pas difficile. Les rentes trois pour cent étaient alors à quatre-vingts francs, il s’agissait, avec les arrérages, d’une restitution de près d’un million ! Rendre un million, sans qu’il y ait contre nous aucune preuve qui dise qu’on l’a pris ?… ceci n’était pas une petite affaire. Aussi Minoret demeura-t-il pendant le mois de septembre et une partie de celui d’octobre en proie à ses remords, à ses irrésolutions. Au grand étonnement de toute la ville, il maigrit.
Une circonstance affreuse hâta la confidence que Minoret voulait faire à Zélie : l’épée de Damoclès se remua sur leurs têtes. Vers le milieu du mois d’octobre, monsieur et madame Minoret reçurent de leur fils Désiré la lettre suivante :
Ma chère mère, si je ne suis pas venu vous voir depuis les vacances, c’est que d’abord j’étais de service en l’absence de monsieur le procureur du roi, puis je savais que monsieur de Portenduère attendait mon séjour à Nemours pour m’y chercher querelle. Lassé peut-être de voir une vengeance qu’il veut tirer de notre famille toujours remise, le vicomte est venu à Fontainebleau, où il avait donné rendez-vous à l’un de ses amis de Paris, après s’être assuré du concours du vicomte de Soulanges, chef d’escadron des hussards que nous avons en garnison. Il s’est présenté très-poliment chez moi, accompagné de ces deux messieurs, et m’a dit que mon père était indubitablement l’auteur des persécutions infâmes exercées sur Ursule Mirouët, sa future ; il m’en a donné les preuves en m’expliquant les aveux de Goupil devant témoins, et la conduite de mon père, qui d’abord s’était refusé à exécuter les promesses faites à Goupil pour le récompenser de ses perfides inventions, et qui, après lui avoir fourni les fonds pour traiter de la charge d’huissier à Nemours, avait par peur offert sa garantie à monsieur Dionis pour le prix de son Étude, et enfin établi Goupil. Le vicomte, ne pouvant se battre avec un homme de soixante-sept ans, et voulant absolument venger les injures faites à Ursule, me demanda formellement une réparation. Son parti, pris et médité dans le silence, était inébranlable. Si je refusais le duel, il avait résolu de me rencontrer dans un salon en face des personnes à l’estime desquelles je tenais le plus, à m’y insulter si gravement que je devrais alors me battre, ou que ma {p. 191} carrière serait finie. En France, un lâche est unanimement repoussé. D’ailleurs ses motifs pour exiger une réparation seraient expliqués par des hommes honorables. Il s’est dit fâché d’en venir à de pareilles extrémités. Selon ses témoins, le plus sage à moi serait de régler une rencontre comme des gens d’honneur en avaient l’habitude, afin que la querelle n’eût pas Ursule Mirouët pour motif. Enfin, pour éviter tout scandale en France, nous pouvions faire avec nos témoins un voyage sur la frontière la plus rapprochée. Les choses s’arrangeraient ainsi pour le mieux. Son nom, a-t-il dit, valait dix fois ma fortune, et son bonheur à venir lui faisait risquer plus que je ne risquais dans ce combat, qui serait mortel. Il m’a engagé à choisir mes témoins et à faire décider ces questions. Mes témoins choisis se sont réunis aux siens hier, et ils ont à l’unanimité décidé que je devais une réparation. Dans huit jours donc, je partirai pour Genève avec deux de mes amis. Monsieur de Portenduère, monsieur de Soulanges et monsieur de Trailles y vont de leur côté. Nous nous battrons au pistolet ; toutes les conditions du duel sont arrêtées : nous tirerons chacun trois fois ; et après, quoi qu’il arrive, tout sera fini. Pour ne pas ébruiter une si sale affaire, car je suis dans l’impossibilité de justifier la conduite de mon père, je vous écris au dernier moment. Je ne veux pas vous aller voir à cause des violences auxquelles vous pourriez vous abandonner et qui ne seraient point convenables. Pour faire mon chemin dans le monde, je dois en suivre les lois ; et là où le fils d’un vicomte a dix raisons pour se battre, il y en a cent pour le fils d’un maître de poste. Je passerai de nuit à Nemours, et vous y ferai mes adieux.
Cette lettre lue, il y eut entre Zélie et Minoret une scène qui se termina par les aveux du vol, de toutes les circonstances qui s’y rattachaient et des étranges scènes auxquelles il donnait lieu partout, même dans le monde des rêves. Le million fascina Zélie tout autant qu’il avait fasciné Minoret.
– Tiens-toi tranquille ici, dit Zélie à son mari sans lui faire la moindre remontrance sur ses sottises, je me charge de tout. Nous garderons l’argent, et Désiré ne se battra pas.
Madame Minoret mit son châle et son chapeau, courut avec la lettre de son fils chez Ursule, et la trouva seule, car il était environ midi. Malgré son assurance, Zélie Minoret fut saisie par le regard {p. 192} froid que l’orpheline jeta ; mais elle se gourmanda pour ainsi dire de sa couardise et prit un ton dégagé.
– Tenez, mademoiselle Mirouët, faites-moi le plaisir de lire la lettre que voici, et dites-moi ce que vous en pensez ? cria-t-elle en tendant à Ursule la lettre du substitut.
Ursule éprouva mille sentiments contraires à la lecture de cette lettre, qui lui apprenait combien elle était aimée, quel soin Savinien avait de l’honneur de celle qu’il prenait pour femme ; mais elle avait à la fois trop de religion et trop de charité pour vouloir être la cause de la mort ou des souffrances de son plus cruel ennemi.
– Je vous promets, madame, d’empêcher ce duel, et vous pouvez être tranquille ; mais je vous prie de me laisser cette lettre.
– Voyons, mon petit ange, ne pouvons-nous pas faire mieux ? Écoutez-moi bien. Nous avons réuni quarante-huit mille livres de rente autour du Rouvre, un vrai château royal ; de plus, nous pouvons donner à Désiré vingt-quatre mille livres de rente sur le Grand-Livre, en tout soixante-douze mille francs par an. Vous conviendrez qu’il n’y a pas beaucoup de partis qui puissent lutter avec lui. Vous êtes une petite ambitieuse, et vous avez raison, dit Zélie en apercevant le geste de dénégation vive que fit Ursule. Je viens vous demander votre main pour Désiré ; vous porterez le nom de votre parrain, ce sera l’honorer. Désiré, comme vous l’avez pu voir, est un joli garçon ; il est très-bien vu à Fontainebleau, le voilà bientôt procureur du roi. Vous êtes une enjôleuse, vous le ferez venir à Paris. À Paris, nous vous donnerons un bel hôtel, vous brillerez, vous y jouerez un rôle, car avec soixante-douze mille francs de rente et les appointements d’une place, vous et Désiré vous serez de la plus haute société. Consultez vos amis, et vous verrez ce qu’ils vous diront.
– Je n’ai besoin que de consulter mon cœur, madame.
– Ta, ta, ta ! vous allez me parler de ce petit casse-cœur de Savinien ? Parbleu ! vous achèterez bien cher son nom, ses petites moustaches relevées comme deux crocs, et ses cheveux noirs. Encore un joli cadet ! Vous irez loin avec un ménage, avec sept mille francs de rente, et un homme qui a fait cent mille francs de dettes en deux ans à Paris. D’abord, vous ne savez pas ça encore, tous les hommes se ressemblent, mon enfant ! et, sans me flatter, mon Désiré vaut le fils d’un roi.
– Vous oubliez, madame, le danger que court monsieur votre {p. 193} fils en ce moment, et qui ne peut être détourné que par le désir qu’a monsieur de Portenduère de m’être agréable. Ce danger serait sans remède s’il apprenait que vous me faites des propositions déshonorantes… Sachez, madame, que je me trouverai plus heureuse dans la médiocre fortune à laquelle vous faites allusion que dans l’opulence par laquelle vous voulez m’éblouir. Par des raisons inconnues encore, car tout se saura, madame, monsieur Minoret a mis au jour, en me persécutant odieusement, l’affection qui m’unit à monsieur de Portenduère et qui peut s’avouer, car sa mère la bénira sans doute : je dois donc vous dire que cette affection, permise et légitime, est toute ma vie. Aucune destinée, quelque brillante, quelque élevée qu’elle puisse être, ne me fera changer. J’aime sans retour ni changement possibles. Ce serait donc un crime dont je serais punie que d’épouser un homme à qui j’apporterais une âme toute à Savinien. Maintenant, madame, puisque vous m’y forcez, je vous dirai plus : je n’aimerais point monsieur de Portenduère, je ne saurais encore me résoudre à porter les peines et les joies de la vie dans la compagnie de monsieur votre fils. Si monsieur Savinien a fait des dettes, vous avez souvent payé celles de monsieur Désiré. Nos caractères n’ont ni ces similitudes, ni ces différences qui permettent de vivre ensemble sans amertume cachée. Peut-être n’aurais-je pas avec lui la tolérance que les femmes doivent à un époux, je lui serais donc bientôt à charge. Cessez de penser à une alliance de laquelle je suis indigne et à laquelle je puis me refuser sans vous causer le moindre chagrin, car vous ne manquerez pas, avec de tels avantages, de trouver des jeunes filles plus belles que moi, d’une condition supérieure à la mienne et plus riches.
– Vous me jurez, ma petite, dit Zélie, d’empêcher que ces deux jeunes gens ne fassent leur voyage et se battent ?
– Ce sera, je le prévois, le plus grand sacrifice que monsieur de Portenduère puisse me faire ; mais ma couronne de mariée ne doit pas être prise par des mains ensanglantées.
– Eh ! bien, je vous remercie, ma cousine, et je souhaite que vous soyez heureuse.
– Et moi, madame, dit Ursule, je souhaite que vous puissiez réaliser le bel avenir de votre fils.
Cette réponse atteignit au cœur la mère du substitut, à la mémoire de qui les prédictions du dernier songe d’Ursule revinrent ; elle resta debout, ses petits yeux attachés sur la figure d’Ursule, si {p. 194} blanche, si pure et si belle dans sa robe de demi-deuil, car Ursule s’était levée pour faire partir sa prétendue cousine.
– Vous croyez donc aux rêves ? lui dit-elle.
– J’en souffre trop pour n’y pas croire.
– Mais alors… dit Zélie.
– Adieu, madame, fit Ursule qui salua madame Minoret en entendant les pas du curé.
L’abbé Chaperon fut surpris de trouver madame Minoret chez Ursule. L’inquiétude peinte sur le visage mince et grimé de l’ancienne régente de la Poste engagea naturellement le prêtre à observer tour à tour les deux femmes.
– Croyez-vous aux revenants ? dit Zélie au curé.
– Croyez-vous aux revenus ? répondit le prêtre en souriant.
– C’est des finauds, tout ce monde-là, pensa Zélie, ils veulent nous subtiliser. Ce vieux prêtre, ce vieux juge de paix et ce petit drôle de Savinien s’entendent. Il n’y a pas plus de rêves que je n’ai de cheveux dans le creux de la main.
Elle partit après deux révérences sèches et courtes.
– Je sais pourquoi Savinien allait à Fontainebleau, dit Ursule à l’abbé Chaperon en le mettant au fait du duel et le priant d’employer son ascendant à l’empêcher.
– Et madame Minoret vous a offert la main de son fils ? dit le vieux prêtre.
– Oui.
– Minoret a probablement avoué son crime à sa femme, ajouta le curé.
Le juge de paix, qui vint en ce moment, apprit la démarche et l’offre que venait de faire Zélie dont la haine contre Ursule lui était connue, et il regarda le curé comme pour lui dire : – Sortons, je veux vous parler d’Ursule sans qu’elle nous entende.
– Savinien saura que vous avez refusé quatre-vingt mille francs de rente et le coq de Nemours ! dit-il.
– Est-ce donc un sacrifice ? répondit-elle. Y a-t-il des sacrifices quand on aime véritablement ? Enfin ai-je un mérite quelconque à refuser le fils d’un homme que nous méprisons ? Que d’autres se fassent des vertus de leurs répugnances, ce ne doit pas être la morale d’une fille élevée par des Jordy, des abbé Chaperon, et par notre cher docteur ! dit-elle en regardant le portrait.
Bongrand prit la main d’Ursule et la baisa.
{p. 195} – Savez-vous, dit le juge de paix au curé quand ils furent dans la rue, ce que venait faire madame Minoret ?
– Quoi ? répondit le prêtre en regardant le juge d’un air fin qui paraissait purement curieux.
– Elle voulait faire une affaire d’une restitution.
– Vous croyez donc ?… reprit l’abbé Chaperon.
– Je ne crois pas, j’ai la certitude, et, tenez, voyez ?
Le juge de paix montra Minoret qui venait à eux en retournant chez lui, car en sortant de chez Ursule les deux vieux amis remontèrent la Grand’rue de Nemours.
– Obligé de plaider en cour d’assises, j’ai naturellement étudié bien des remords, mais je n’ai rien vu de pareil à celui-ci ! Qui donc a pu donner cette flaccidité, cette pâleur à des joues dont la peau tendue comme celle d’un tambour crevait de la bonne grosse santé des gens sans soucis ? Qui a cerné de noir ces yeux et amorti leur vivacité campagnarde ? Avez-vous jamais cru qu’il y aurait des plis sur ce front, et que ce colosse pourrait jamais être agité dans sa cervelle ? Il sent enfin son cœur ! Je me connais en remords, comme vous vous connaissez en repentirs, mon cher curé : ceux que j’ai jusqu’à présent observés attendaient leur peine ou allaient la subir pour s’acquitter avec le monde, ils étaient résignés ou respiraient la vengeance ; mais voici le remords sans l’expiation, le remords tout pur, avide de sa proie et la déchirant.
– Vous ne savez pas encore, dit le juge de paix en arrêtant Minoret, que mademoiselle Mirouët vient de refuser la main de votre fils ?
– Mais, dit le curé, soyez tranquille, elle empêchera son duel avec monsieur de Portenduère.
– Ah ! ma femme a réussi, dit Minoret, j’en suis bien aise, car je ne vivais pas.
– Vous êtes en effet si changé que vous ne vous ressemblez plus, dit le juge.
Minoret regardait alternativement Bongrand et le curé pour savoir si le prêtre avait commis une indiscrétion ; mais l’abbé Chaperon conservait une immobilité de visage, un calme triste qui rassura le coupable.
– Et c’est d’autant plus étonnant, disait toujours le juge de paix, que vous ne devriez éprouver que contentement. Enfin, vous êtes le seigneur du Rouvre, vous y avez réuni les Bordières, toutes vos {p. 196} fermes, vos moulins, vos prés… Vous avez cent mille livres de rente avec vos placements sur le Grand-Livre.
– Je n’ai rien sur le Grand-Livre, dit précipitamment Minoret.
– Bah ! fit le juge de paix. Tenez, il en est de cela comme de l’amour de votre fils pour Ursule, qui tantôt en fait fi, tantôt la demande en mariage. Après avoir essayé de faire mourir Ursule de chagrin, vous la voulez pour belle-fille ! Mon cher monsieur, vous avez quelque chose dans votre sac…
Minoret essaya de répondre, il chercha des paroles, et ne put trouver que : – Vous êtes drôle, monsieur le juge de paix. Adieu, messieurs.
Et il entra d’un pas lent dans la rue des Bourgeois.
– Il a volé la fortune de notre pauvre Ursule ! mais où pêcher des preuves ?
– Dieu veuille… dit le curé.
– Dieu a mis en nous un sentiment qui parle déjà dans cet homme, reprit le juge de paix ; mais nous appelons cela des présomptions, et la justice humaine exige quelque chose de plus.
L’abbé Chaperon garda le silence du prêtre. Comme il arrive en pareille circonstance, il pensait beaucoup plus souvent qu’il ne le voulait à la spoliation presque avouée par Minoret, et au bonheur de Savinien évidemment retardé par le peu de fortune d’Ursule ; car la vieille dame reconnaissait en secret avec son confesseur, combien elle avait eu tort en ne consentant pas au mariage de son fils pendant la vie du docteur. Le lendemain, en descendant de l’autel, après sa messe, il fut frappé par une pensée qui prit en lui-même la force d’un éclat de voix ; il fit signe à Ursule de l’attendre, et alla chez elle sans avoir déjeuné.
– Mon enfant, lui dit le curé, je veux voir les deux volumes où votre parrain des rêves prétend avoir mis ses inscriptions et ses billets.
Ursule et le curé montèrent à la bibliothèque et y prirent le troisième volume des Pandectes. En l’ouvrant, le vieillard remarqua, non sans étonnement, la marque faite par des papiers sur les feuillets qui, offrant moins de résistance que la couverture, gardaient encore l’empreinte des inscriptions. Puis dans l’autre volume, il reconnut l’espèce de bâillement produit par le long séjour d’un paquet et sa trace au milieu des deux pages in-folio.
{p. 197} – Montez donc, monsieur Bongrand ? cria la Bougival au juge de paix qui passait.
Bongrand arriva précisément au moment où le curé mettait ses lunettes pour lire trois numéros écrits de la main du défunt Minoret sur la garde en papier vélin coloré, collée intérieurement par le relieur sur la couverture, et qu’Ursule venait d’apercevoir.
– Qu’est-ce que cela signifie ? Notre cher docteur était bien trop bibliophile pour gâter la garde d’une couverture, disait l’abbé Chaperon ; voici trois numéros inscrits entre un premier numéro précédé d’un M, et un autre numéro précédé d’un U.
– Que dites-vous ? répondit Bongrand, laissez-moi voir cela. Mon Dieu ! s’écria le juge de paix, ceci n’ouvrirait-il pas les yeux à un athée en lui démontrant ta Providence ? La justice humaine est, je crois, le développement d’une pensée divine qui plane sur les mondes ! Il saisit Ursule et l’embrassa sur le front. – Oh ! mon enfant, vous serez heureuse, riche, et par moi !
– Qu’avez-vous ? dit le curé.
– Mon cher monsieur, s’écria la Bougival en prenant le juge par sa redingote bleue, oh ! laissez-moi vous embrasser pour ce que vous venez de dire.
– Expliquez-vous, pour ne pas nous donner une fausse joie, dit le curé.
– Si pour devenir riche je dois causer de la peine à quelqu’un, dit Ursule en entrevoyant un procès criminel, je…
– Et songez, dit le juge de paix en interrompant Ursule, à la joie que vous ferez à notre cher Savinien.
– Mais vous êtes fou ! dit le curé.
– Non, mon cher curé, dit le juge de paix, écoutez : Les inscriptions au Grand-Livre ont autant de séries qu’il y a de lettres dans l’alphabet, et chaque numéro porte la lettre de sa série ; mais les inscriptions de rente au porteur ne peuvent point avoir de lettres, puisqu’elles ne sont au nom de personne : ainsi ce que vous voyez prouve que le jour où le bonhomme a placé ses fonds sur l’État, il a pris note du numéro de son inscription de quinze mille livres de rente qui porte la lettre M (Minoret), des numéros sans lettres de trois inscriptions au porteur et de celle d’Ursule Mirouët dont le numéro est 23,534, et qui suit, comme vous le voyez, immédiatement celui de l’inscription de quinze mille francs. Cette coïncidence prouve que ces numéros sont ceux de cinq inscriptions acquises le même jour, {p. 198} et notées par le bonhomme en cas de perte. Je lui avais conseillé de mettre la fortune d’Ursule en inscriptions au porteur, et il a dû employer ses fonds, ceux qu’il destinait à Ursule et ceux qui appartenaient à sa pupille le même jour. Je vais chez Dionis consulter l’inventaire : et si le numéro de l’inscription qu’il a laissée en son nom est 23,533, lettre M, nous serons sûrs qu’il a placé, par le ministère du même agent de change, le même jour : primo, ses fonds en une seule inscription ; secundo, ses économies en trois inscriptions au porteur, numérotées sans lettre de série ; tertio, les fonds de sa pupille, le livre des transferts en offrira des preuves irrécusables. Ah ! Minoret le sournois, je vous pince. Motus, mes enfants !
Le juge de paix laissa le curé, la Bougival et Ursule en proie à une profonde admiration des voies par lesquelles Dieu conduisait l’innocence à son triomphe.
– Le doigt de Dieu est dans ceci, s’écria l’abbé Chaperon.
– Lui fera-t-on du mal ? dit Ursule.
– Ah ! mademoiselle, s’écria la Bougival, je donnerais une corde pour le pendre.
Le juge de paix était déjà chez Goupil, successeur désigné de Dionis, et entrait dans l’Étude d’un air assez indifférent.
– J’ai, dit-il à Goupil, un petit renseignement à prendre sur la succession Minoret.
– Qu’est-ce ? lui répondit Goupil.
– Le bonhomme a-t-il laissé une ou plusieurs inscriptions de rentes trois pour cent ?
– Il a laissé quinze mille livres de rente trois pour cent, dit Goupil, en une seule inscription, je l’ai décrite moi-même.
– Consultez donc l’inventaire, dit le juge.
Goupil prit un carton, y fouilla, ramena la minute, chercha, trouva et lut : Item, une inscription… Tenez, lisez ?… sous le numéro 23,533, lettre M.
– Faites-moi le plaisir de me délivrer un extrait de cet article de l’inventaire d’ici à une heure, je l’attends.
– À quoi cela peut-il vous servir ? demanda Goupil.
– Voulez-vous être notaire ? répondit le juge de paix en regardant avec sévérité le successeur désigné de Dionis.
– Je le crois bien ! s’écria Goupil, j’ai avalé assez de couleuvres pour arriver à me faire appeler Maître. Je vous prie de croire, {p. 199} monsieur le juge de paix, que le misérable premier clerc appelé Goupil n’a rien de commun avec Maître Jean-Sébastien-Marie Goupil, notaire à Nemours, époux de mademoiselle Massin. Ces deux êtres ne se connaissent pas, ils ne se ressemblent même plus ! Ne me voyez-vous point ?
Monsieur Bongrand fit alors attention au costume de Goupil qui portait une cravate blanche, une chemise étincelante de blancheur ornée de boutons en rubis, un gilet de velours rouge, un pantalon et un habit en beau drap noir faits à Paris. Il était chaussé de jolies bottes. Ses cheveux, rabattus et peignés avec soin, sentaient bon. Enfin il semblait avoir été métamorphosé.
– Le fait est que vous êtes un autre homme, dit Bongrand.
– Au moral comme au physique ? monsieur. La sagesse vient avec l’Étude ; et d’ailleurs la fortune est la source de la propreté…
– Au moral comme au physique, dit le juge en raffermissant ses lunettes.
– Eh ! monsieur, un homme de cent mille écus de rente est-il jamais un démocrate ? Prenez-moi donc pour un honnête homme qui se connaît en délicatesse, et disposé à aimer sa femme, ajouta-t-il en voyant entrer madame Goupil. Je suis si changé, dit-il, que je trouve beaucoup d’esprit à ma cousine Crémière, je la forme ; aussi sa fille ne parle-t-elle plus de pistons. Enfin hier, tenez ! elle a dit du chien de monsieur Savinien qu’il était superbe aux arrêts, eh ! bien, je ne répétai point ce mot, quelque joli qu’il soit, et je lui ai expliqué sur-le-champ la différence qui existe entre être à l’arrêt, en arrêt et aux arrêts. Ainsi, vous le voyez, je suis un tout autre homme, et j’empêcherais un client de faire une saleté.
– Hâtez-vous donc, dit alors Bongrand. Faites que j’aie cela dans une heure, et le notaire Goupil aura réparé quelques-uns des méfaits du premier clerc.
Après avoir prié le médecin de Nemours de lui prêter son cheval et son cabriolet, le juge de paix alla prendre les deux volumes accusateurs, l’inscription d’Ursule, et, muni de l’extrait de l’inventaire, il courut à Fontainebleau chez le procureur du roi. Bongrand démontra facilement la soustraction des trois inscriptions, faite par un héritier quelconque, et, subséquemment, la culpabilité de Minoret.
– Sa conduite s’explique, dit le procureur du roi.
Aussitôt, par mesure de prudence, le magistrat minuta pour le {p. 200} Trésor une opposition au transfert des trois inscriptions, chargea le juge de paix d’aller rechercher la quotité de rente des trois inscriptions, et de savoir si elles avaient été vendues. Pendant que le juge de paix opérait à Paris, le procureur du roi écrivit poliment à madame Minoret de passer au Parquet. Zélie, inquiète du duel de son fils, s’habilla, fit mettre les chevaux à sa voiture, et vint in fiocchi à Fontainebleau. Le plan du procureur du roi était simple et formidable. En séparant la femme du mari, il allait, par suite de la terreur que cause la Justice, apprendre la vérité. Zélie trouva le magistrat dans son cabinet, et fut entièrement foudroyée par ces paroles dites sans façon.
– Madame, je ne vous crois pas complice d’une soustraction faite dans la succession Minoret, et sur la trace de laquelle la Justice est en ce moment ; mais vous pouvez éviter la Cour d’Assises à votre mari par l’aveu complet de ce que vous en savez. Le châtiment qu’encourra votre mari n’est pas d’ailleurs la seule chose à redouter, il faut éviter la destitution de votre fils et ne pas lui casser le cou. Dans quelques instants, il ne serait plus temps, la gendarmerie est en selle et le mandat de dépôt va partir pour Nemours.
Zélie se trouva mal. Quand elle eut repris ses sens, elle avoua tout. Après avoir démontré facilement à cette femme qu’elle était complice, le magistrat lui dit que, pour ne perdre ni son fils ni son mari, il allait procéder avec prudence.
– Vous avez eu affaire à l’homme et non au magistrat, dit-il. Il n’y a ni plainte adressée par la victime ni publicité donnée au vol ; mais votre mari a commis d’horribles crimes, madame, qui ressortissent à un tribunal moins commode que je ne le suis. Dans l’état où se trouve cette affaire, vous serez obligée d’être prisonnière… Oh ! chez moi, et sur parole, fit-il en voyant Zélie près de s’évanouir. Songez que mon devoir rigoureux serait de requérir un mandat de dépôt et de faire commencer une instruction ; mais j’agis en ce moment comme tuteur de mademoiselle Ursule Mirouët, et ses intérêts bien entendus exigent une transaction.
– Ah ! dit Zélie.
– Écrivez à votre mari ces mots… Et il dicta la lettre suivante à Zélie, qu’il fit asseoir à son bureau.
Mone amit, geu suit arraité, et geai tou di. Remais lez haincequeripsiont que nautre honcque avet léssées à monsieur de Portenduère an verretu du tescetamand {p. 201} queue tu a brulai, carre monsieur le praucureure du roa vien de phaire haupozition o Traitsaur.
– Vous lui éviterez ainsi des dénégations qui le perdraient, dit le magistrat en souriant de l’orthographe. Nous allons voir à opérer convenablement la restitution. Ma femme vous rendra votre séjour chez moi le moins désagréable possible, et je vous engage à ne point dire un mot, et à ne point paraître affligée.
Une fois la mère de son substitut confessée et claquemurée, le magistrat fit venir Désiré, lui raconta de point en point le vol commis par son père occultement au préjudice d’Ursule, patemment au préjudice de ses cohéritiers, et lui montra la lettre écrite par Zélie. Désiré demanda le premier à se rendre à Nemours pour faire faire la restitution par son père.
– Tout est grave, dit le magistrat. Le testament ayant été détruit, si la chose s’ébruite, les héritiers Massin et Crémière, vos parents, peuvent intervenir. J’ai maintenant des preuves suffisantes contre votre père. Je vous rends votre mère, que cette petite cérémonie a suffisamment édifiée sur ses devoirs. Vis-à-vis d’elle, j’aurai l’air d’avoir cédé à vos supplications en la délivrant. Allez à Nemours avec elle et menez à bien toutes ces difficultés. Ne craignez rien de personne. Monsieur Bongrand aime trop mademoiselle Mirouët pour jamais commettre d’indiscrétion.
Zélie et Désiré partirent aussitôt pour Nemours. Trois heures après le départ de son substitut, le procureur du roi reçut par un exprès la lettre suivante, dont l’orthographe a été rétablie, afin de ne pas faire rire d’un homme atteint par le malheur.
À monsieur le procureur du roi près le tribunal de Fontainebleau
Dieu n’a pas été aussi indulgent que vous l’êtes pour nous, et nous sommes atteints par un malheur irréparable. En arrivant au pont de Nemours, un trait s’est décroché. Ma femme était sans domestique derrière la voiture, les chevaux sentaient l’écurie, mon fils craignant leur impatience n’a pas voulu que le cocher descendît et a mis pied à terre pour accrocher le trait. Au moment où il se retournait pour monter auprès de sa mère, les chevaux se sont emportés, Désiré ne s’est pas serré contre le parapet {p. 202} assez à temps, le marchepied lui a coupé les jambes, il est tombé, la roue de derrière lui a passé sur le corps. L’exprès qui court à Paris chercher les premiers chirurgiens vous fera parvenir cette lettre que mon fils, au milieu de ses douleurs, m’a dit de vous écrire, afin de vous faire savoir notre entière soumission à vos décisions pour l’affaire qui l’amenait dans sa famille.
Je vous serai, jusqu’à mon dernier soupir, reconnaissant de la manière dont vous procédez et je justifierai votre confiance.
Ce cruel événement bouleversait la ville de Nemours. La foule émue à la grille de la maison Minoret apprit à Savinien que sa vengeance avait été prise en main par un plus puissant que lui. Le gentilhomme alla promptement chez Ursule, où le curé de même que la jeune fille éprouvait plus de terreur que de surprise. Le lendemain, après les premiers pansements, quand les médecins et les chirurgiens de Paris eurent donné leur avis, qui fut unanime sur la nécessité de couper les deux jambes, Minoret vint, abattu, pâle, défait, accompagné du curé, chez Ursule, où se trouvaient Bongrand et Savinien.
– Mademoiselle, lui dit-il, je suis bien coupable envers vous ; mais si tous mes torts ne sont pas complétement réparables, il en est que je puis expier. Ma femme et moi, nous avons fait vœu de vous donner en toute propriété notre terre du Rouvre dans le cas où nous conserverions notre fils, comme dans celui où nous aurions le malheur affreux de le perdre.
Cet homme fondit en larmes à la fin de cette phrase.
– Je puis vous affirmer, ma chère Ursule, dit le curé, que vous pouvez et que vous devez accepter une partie de cette donation.
– Nous pardonnez-vous ? dit humblement le colosse en se mettant à genoux devant cette jeune fille étonnée. Dans quelques heures l’opération va se faire par le premier chirurgien de l’Hôtel-Dieu, mais je ne me fie point à la science humaine, je crois à la toute puissance de Dieu ! Si vous nous pardonniez, si vous alliez demander à Dieu de nous conserver notre fils, il aura la force de supporter ce supplice, et, j’en suis certain, nous aurons le bonheur de le conserver.
– Allons tous à l’église ! dit Ursule en se levant.
Une fois debout, elle jeta un cri perçant, retomba sur son {p. 203} fauteuil et s’évanouit. Quand elle eut repris ses sens, elle aperçut ses amis, moins Minoret qui s’était précipité dehors pour aller chercher un médecin, tous, les yeux arrêtés sur elle, inquiets, attendant un mot. Ce mot répandit un effroi dans tous les cœurs.
– J’ai vu mon parrain à la porte, dit-elle, et il m’a fait signe qu’il n’y avait aucun espoir.
Le lendemain de l’opération, Désiré mourut en effet, emporté par la fièvre et par la révulsion dans les humeurs qui succède à ces opérations. Madame Minoret, dont le cœur n’avait d’autre sentiment que la maternité, devint folle après l’enterrement de son fils, et fut conduite par son mari chez le docteur Blanche où elle est morte en 1841.
Trois mois après ces événements, en janvier 1837, Ursule épousa Savinien du consentement de madame de Portenduère. Minoret intervint au contrat pour donner à mademoiselle Mirouët sa terre du Rouvre et vingt-quatre mille francs de rente sur le grand-livre, en ne gardant de sa fortune que la maison de son oncle et six mille francs de rente. Il est devenu l’homme le plus charitable, le plus pieux de Nemours ; il est marguillier de la paroisse et s’est fait la providence des malheureux.
– Les pauvres ont remplacé mon enfant, dit-il.
Si vous avez remarqué sur le bord des chemins, dans les pays où l’on étête le chêne, quelque vieil arbre blanchi et comme foudroyé, poussant encore des jets, les flancs ouverts et implorant la hache, vous aurez une idée du vieux maître de poste, en cheveux blancs, cassé, maigre, dans qui les anciens du pays ne retrouvent rien de l’imbécile heureux que vous avez vu attendant son fils au commencement de cette histoire ; il ne prend plus son tabac de la même manière, il porte quelque chose de plus que son corps. Enfin, on sent en toute chose que le doigt de Dieu s’est appesanti sur cette figure pour en faire un exemple terrible. Après avoir tant haï la pupille de son oncle, ce vieillard a, comme le docteur Minoret, si bien concentré ses affections sur Ursule, qu’il s’est constitué le régisseur de ses biens à Nemours.
Monsieur et madame de Portenduère passent cinq mois de l’année à Paris, où ils ont acheté dans le faubourg Saint-Germain un magnifique hôtel. Après avoir donné sa maison de Nemours aux Sœurs de Charité pour y tenir une école gratuite, madame de Portenduère la mère est allée habiter le Rouvre, dont la concierge en chef est la {p. 204} Bougival. Le père de Cabirolle, l’ancien conducteur de la Ducler, homme de soixante ans, a épousé la Bougival qui possède douze cents francs de rente outre les amples revenus de sa place. Cabirolle fils est le cocher de monsieur de Portenduère.
Quand, en voyant passer aux Champs-Élysées une de ces charmantes petites voitures basses appelées escargots, doublée de soie gris de lin ornée d’agréments bleus, vous y admirerez une jolie femme blonde, la figure enveloppée comme d’un feuillage par des milliers de boucles, montrant des yeux semblables à des pervenches lumineuses et pleins d’amour, légèrement appuyée sur un beau jeune homme ; si vous étiez mordu par un désir envieux, pensez que ce beau couple, aimé de Dieu, a d’avance payé sa quote-part aux malheurs de la vie. Ces deux amants mariés seront vraisemblablement le vicomte de Portenduère et sa femme. Il n’y a pas deux ménages semblables dans Paris.
– C’est le plus joli bonheur que j’aie jamais vu, disait d’eux dernièrement madame la comtesse de l’Estorade.
Bénissez donc ces heureux enfants au lieu de les jalouser, et cherchez une Ursule Mirouët, une jeune fille élevée par trois vieillards et par la meilleure des mères, par l’Adversité.
Goupil, qui rend service à tout le monde et que l’on regarde à juste titre comme l’homme le plus spirituel de Nemours, a l’estime de sa petite ville ; mais il est puni dans ses enfants, qui sont horribles, rachitiques, hydrocéphales. Dionis, son prédécesseur, fleurit à la Chambre des Députés dont il est un des plus beaux ornements, à la grande satisfaction du roi des Français qui voit madame Dionis à tous ses bals. Madame Dionis raconte à toute la ville de Nemours les particularités de ses réceptions aux Tuileries et les grandeurs de la cour du roi des Français ; elle trône à Nemours, au moyen du trône qui certes devient alors populaire.
Bongrand est président au tribunal de Melun ; son fils est en voie de devenir un très-honnête procureur-général.
Madame Crémière dit toujours les plus jolies choses du monde. Elle ajoute un g à tambourg, soi-disant parce que sa plume crache. La veille du mariage de sa fille, elle lui a dit en terminant ses instructions « qu’une femme devait être la chenille ouvrière de sa maison, et y porter en toute chose des yeux de sphinx. » {p. 205} Goupil fait d’ailleurs un recueil des coqs-à-l’âne de sa cousine, un Crémiérana.
– Nous avons eu la douleur de perdre le bon abbé Chaperon, a dit cet hiver madame la vicomtesse de Portenduère qui l’avait soigné pendant sa maladie. Tout le canton était à son convoi. Nemours a du bonheur, car le successeur de ce saint homme est le vénérable curé de Saint-Lange.