Honoré de Balzac

La Comédie humaine
Études de mœurs
Scènes de la vie privée
Une fille d’Ève
{p. 195} À MADAME LA COMTESSE BOLOGNINI,
NÉE VIMERCATI

Si vous vous souvenez, Madame, du plaisir que votre conversation procurait à un voyageur en lui rappelant Paris à Milan, vous ne vous étonnerez pas de le voir vous témoignant sa reconnaissance pour tant de bonnes soirées passées auprès de vous, en apportant une de ses œuvres à vos pieds, et vous priant de la protéger de votre nom, comme autrefois ce nom protégea plusieurs contes d’un de vos vieux auteurs, cher aux Milanais. Vous avez une Eugénie, déjà belle, dont le spirituel sourire annonce qu’elle tiendra de vous les dons les plus précieux de la femme, et qui, certes, aura dans son enfance tous les bonheurs qu’une triste mère refusait à l’Eugénie mise en scène dans cette œuvre. Vous voyez que si les français sont taxés de légèreté, d’oubli, je suis italien par la constance et par le souvenir. En écrivant le nom d’Eugénie, ma pensée m’a souvent reporté dans ce frais salon en stuc et dans ce petit jardin, au Vicolo dei Capuccini, témoin des rires de cette chère enfant, de nos querelles, de nos récits. Vous avez quitté le Corso pour les Tre Monasteri, je ne sais point comment vous y êtes, et suis obligé de vous voir, non plus au milieu des jolies choses qui sans doute vous y entourent, mais comme une de ces belles figures dues à Carlo Dolci, Raphaël, Titien, Allori, et qui semblent abstraites, tant elles sont loin de nous.

Si ce livre peut sauter par-dessus les Alpes, il vous prouvera donc la vive reconnaissance et l’amitié respectueuse

De votre humble serviteur,
de Balzac.

Dans un des plus beaux hôtels de la rue Neuve-des-Mathurins, à onze heures et demie du soir, deux femmes étaient assises devant la cheminée d’un boudoir tendu de ce velours bleu à reflets tendres et chatoyants que l’industrie française n’a su fabriquer que dans ces dernières années. Aux portes, aux croisées, un de ces tapissiers qui sont de vrais artistes {p. 196} avait drapé de moelleux rideaux en cachemire d’un bleu pareil à celui de la tenture. Une lampe d’argent ornée de turquoises et suspendue par trois chaînes d’un beau travail, descend d’une jolie rosace placée au milieu du plafond. Le système de la décoration est poursuivi dans les plus petits détails et jusque dans ce plafond en soie bleue, étoilé de cachemire blanc dont les longues bandes plissées retombent à d’égales distances sur la tenture, agrafées par des nœuds de perles. Les pieds rencontrent le chaud tissu d’un tapis belge, épais comme un gazon et à fond gris de lin semé de bouquets bleus. Le mobilier, sculpté en plein bois de palissandre d’après les plus beaux modèles du vieux temps, rehausse par ses tons riches la fadeur de cet ensemble, un peu trop flou, dirait un peintre. Le dos des chaises et des fauteuils offre à l’œil des pages menues en belle étoffe de soie blanche, brochée de fleurs bleues et largement encadrées par des feuillages finement découpés dans le bois. De chaque côté de la croisée, deux étagères montrent leurs mille bagatelles précieuses, les fleurs des arts mécaniques écloses au feu de la pensée. Sur la cheminée en marbre turquin, les porcelaines les plus folles du vieux Saxe, ces bergers qui vont à des noces éternelles en tenant de délicats bouquets à la main, espèces de chinoiseries allemandes, entourent une pendule en platine, niellée d’arabesques. Au-dessus, brillent les tailles côtelées d’une glace de Venise encadrée d’un ébène chargé de figures en relief, et venue de quelque vieille résidence royale. Deux jardinières étalaient alors le luxe malade des serres, de pâles et divines fleurs, les perles de la botanique. Dans ce boudoir froid, rangé, propre comme s’il eût été à vendre, vous n’eussiez pas trouvé ce malin et capricieux désordre qui révèle le bonheur. Là, tout était alors en harmonie, car les deux femmes y pleuraient. Tout y paraissait souffrant. Le nom du propriétaire, Ferdinand du Tillet, un des plus riches banquiers de Paris, justifie le luxe effréné qui orne l’hôtel, et auquel ce boudoir peut servir de programme. Quoique sans famille, quoique parvenu, Dieu sait comment ! du Tillet avait épousé en 1831 la dernière fille du comte de Granville, l’un des plus célèbres noms de la magistrature française, et devenu pair de France après la révolution de juillet. Ce mariage d’ambition fut acheté par la quittance au contrat d’une dot non touchée, aussi {p. 197} considérable que celle de la sœur aînée mariée au comte Félix de Vandenesse. [ill.] De leur côté, les Granville avaient jadis obtenu cette alliance avec les Vandenesse par l’énormité de la dot. Ainsi, la Banque avait réparé la brèche faite à la Magistrature par la Noblesse. Si le comte de Vandenesse s’était pu voir, à trois ans de distance, beau-frère d’un sieur Ferdinand dit du Tillet, il n’eût peut-être pas épousé sa femme ; mais quel homme aurait, vers la fin de 1828, prévu les étranges bouleversements que 1830 devait apporter dans l’état politique, dans les fortunes et dans la morale de la France ? Il eût passé pour fou, celui qui aurait dit au comte Félix de Vandenesse que, dans ce chassez-croisez, il perdrait sa couronne de pair et qu’elle se retrouverait sur la tête de son beau-père.

Ramassée sur une de ces chaises basses appelées chauffeuses, dans la pose d’une femme attentive, madame du Tillet pressait sur sa poitrine avec une tendresse maternelle et baisait parfois la main de sa sœur, madame Félix de Vandenesse. Dans le monde, on joignait au nom de famille le nom de baptême, pour distinguer la comtesse de sa belle-sœur, la marquise, femme de l’ancien ambassadeur Charles de Vandenesse, qui avait épousé la riche veuve du comte de Kergarouët, une demoiselle de Fontaine. À demi renversée sur une causeuse, un mouchoir dans l’autre main, la respiration embarrassée par des sanglots réprimés, les yeux mouillés, la comtesse venait de faire de ces confidences qui ne se font que de sœur à sœur, quand deux sœurs s’aiment ; et ces deux sœurs s’aimaient tendrement. Nous vivons dans un temps où deux sœurs si bizarrement mariées peuvent si bien ne pas s’aimer qu’un historien est tenu de rapporter les causes de cette tendresse, conservée sans accrocs ni taches au milieu des dédains de leurs maris l’un pour l’autre et des désunions sociales. Un rapide aperçu de leur enfance expliquera leur situation respective.

Élevées dans un sombre hôtel du Marais par une femme dévote et d’une intelligence étroite qui pénétrée de ses devoirs (la phrase classique) avait accompli la première tâche d’une mère envers ses filles, Marie-Angélique et Marie-Eugénie atteignirent le moment de leur mariage, la première à vingt ans, la seconde à dix-sept, sans jamais être sorties de la zone domestique où planait le regard maternel. Jusqu’alors elles n’étaient allées à aucun spectacle, les églises de Paris furent leurs théâtres. Enfin leur éducation {p. 198} avait été aussi rigoureuse à l’hôtel de leur mère qu’elle aurait pu l’être dans un cloître. Depuis l’âge de raison, elles avaient toujours couché dans une chambre contiguë à celle de la comtesse de Granville, et dont la porte restait ouverte pendant la nuit. Le temps que ne prenaient pas le soin de leurs personnes, les devoirs religieux ou les études indispensables à des filles bien nées se passait en travaux à l’aiguille faits pour les pauvres, en promenades accomplies dans le genre de celles que se permettent les Anglais, le dimanche, en disant : « N’allons pas si vite, nous aurions l’air de nous amuser. » Leur instruction ne dépassa point les limites imposées par des confesseurs élus parmi les ecclésiastiques les moins tolérants et les plus jansénistes. Jamais filles ne furent livrées à des maris ni plus pures ni plus vierges : leur mère semblait avoir vu dans ce point, assez essentiel d’ailleurs, l’accomplissement de tous ses devoirs envers le ciel et les hommes. Ces deux pauvres créatures n’avaient, avant leur mariage, ni lu des romans ni dessiné autre chose que des figures dont l’anatomie eût paru le chef-d’œuvre de l’impossible à Cuvier, et gravées de manière à féminiser l’Hercule Farnèse lui-même. Une vieille fille leur apprit le dessin. Un respectable prêtre leur enseigna la grammaire, la langue française, l’histoire, la géographie et le peu d’arithmétique nécessaire aux femmes. Leurs lectures, choisies dans les livres autorisés, comme les Lettres édifiantes et les Leçons de Littérature de Noël, se faisaient le soir à haute voix, mais en compagnie du directeur de leur mère, car il pouvait s’y rencontrer des passages qui, sans de sages commentaires, eussent éveillé leur imagination. Le Télémaque de Fénelon parut dangereux. La comtesse de Granville aimait assez ses filles pour en vouloir faire des anges à la façon de Marie Alacoque, mais ses filles auraient préféré une mère moins vertueuse et plus aimable. Cette éducation porta ses fruits. Imposée comme un joug et présentée sous des formes austères, la Religion lassa de ses pratiques ces jeunes cœurs innocents, traités comme s’ils eussent été criminels ; elle y comprima les sentiments, et quoiqu’elle y jetât de profondes racines, elle ne fut pas aimée. Les deux Marie devaient ou devenir imbéciles ou souhaiter leur indépendance, elles souhaitèrent de se marier dès qu’elles purent entrevoir le monde et comparer quelques idées ; mais leurs grâces touchantes et leur valeur, elles l’ignorèrent. Elles ignoraient leur propre candeur, comment auraient-elles su la vie ? {p. 199} Sans armes contre le malheur, comme sans expérience pour apprécier le bonheur, elles ne tirèrent d’autre consolation que d’elles-mêmes au fond de cette geôle maternelle. Leurs douces confidences, le soir, à voix basse, ou les quelques phrases échangées quand leur mère les quittait pour un moment, contint parfois plus d’idées que les mots n’en pouvaient exprimer. Souvent un regard dérobé à tous les yeux et par lequel elles se communiquaient leurs émotions fut comme un poème d’amère mélancolie. La vue du ciel sans nuages, le parfum des fleurs, le tour du jardin fait bras dessus bras dessous, leur offrirent des plaisirs inouïs. L’achèvement d’une broderie leur causait d’innocentes joies. La société de leur mère, loin de présenter quelques ressources à leur cœur ou de stimuler leur esprit, ne pouvait qu’assombrir leurs idées et contrister leurs sentiments ; car elle se composait de vieilles femmes droites, sèches, sans grâce, dont la conversation roulait sur les différences qui distinguaient les prédicateurs ou les directeurs de conscience, sur leurs petites indispositions et sur les événements religieux les plus imperceptibles pour la Quotidienne ou pour l’Ami de la Religion. Quant aux hommes, ils eussent éteint les flambeaux de l’amour, tant leurs figures étaient froides et tristement résignées ; ils avaient tous cet âge où l’homme est maussade et chagrin, où sa sensibilité ne s’exerce plus qu’à table et ne s’attache qu’aux choses qui concernent le bien-être. L’égoïsme religieux avait desséché ces cœurs voués au devoir et retranchés derrière la pratique. De silencieuses séances de jeu les occupaient presque toute la soirée. Les deux petites, mises comme au ban de ce sanhédrin qui maintenait la sévérité maternelle, se surprenaient à haïr ces désolants personnages aux yeux creux, aux figures refrognées. Sur les ténèbres de cette vie se dessina vigoureusement une seule figure d’homme, celle d’un maître de musique. Les confesseurs avaient décidé que la musique était un art chrétien, né dans l’Église catholique et développé par elle. On permit donc aux deux petites filles d’apprendre la musique. Une demoiselle à lunettes, qui montrait le solfége et le piano dans un couvent voisin, les fatigua d’exercices. Mais quand l’aînée de ses filles atteignit dix ans, le comte de Granville démontra la nécessité de prendre un maître. Madame de Granville donna toute la valeur d’une conjugale obéissance à cette concession nécessaire : il est dans l’esprit {p. 200} des dévotes de se faire un mérite des devoirs accomplis. Le maître fut un Allemand catholique, un de ces hommes nés vieux, qui auront toujours cinquante ans, même à quatre-vingts. Sa figure creusée, ridée, brune, conservait quelque chose d’enfantin et de naïf dans ses fonds noirs. Le bleu de l’innocence animait ses yeux et le gai sourire du printemps habitait ses lèvres. Ses vieux cheveux gris, arrangés naturellement comme ceux de Jésus-Christ, ajoutaient à son air extatique je ne sais quoi de solennel qui trompait sur son caractère : il eût fait une sottise avec la plus exemplaire gravité. Ses habits étaient une enveloppe nécessaire à laquelle il ne prêtait aucune attention, car ses yeux allaient trop haut dans les nues pour jamais se commettre avec les matérialités. Aussi ce grand artiste inconnu tenait-il à la classe aimable des oublieurs, qui donnent leur temps et leur âme à autrui comme ils laissent leurs gants sur toutes les tables et leur parapluie à toutes les portes. Ses mains étaient de celles qui sont sales après les avoir été lavées. Enfin, son vieux corps, mal assis sur ses vieilles jambes nouées et qui démontrait jusqu’à quel point l’homme peut en faire l’accessoire de son âme, appartenait à ces étranges créations qui n’ont été bien dépeintes que par un allemand, par Hoffmann, le poète de ce qui n’a pas l’air d’exister et qui néanmoins a vie. Tel était Schmuke, ancien maître de chapelle du margrave d’Anspach, savant qui passa par un conseil de dévotion et à qui l’on demanda s’il faisait maigre. Le maître eut envie de répondre : « regardez-moi. » mais comment badiner avec des dévotes et des directeurs jansénistes ? Ce vieillard apocryphe tint tant de place dans la vie des deux Marie, elles prirent tant d’amitié pour ce candide et grand artiste qui se contentait de comprendre l’art, qu’après leur mariage, chacune lui constitua trois cents francs de rente viagère, somme qui suffisait pour son logement, sa bière, sa pipe et ses vêtements. Six cents francs de rente et ses leçons lui firent un Éden. Schmuke ne s’était senti le courage de confier sa misère et ses vœux qu’à ces deux adorables jeunes filles, à ces cœurs fleuris sous la neige des rigueurs maternelles, et sous la glace de la dévotion. Ce fait explique tout Schmuke et l’enfance des deux Marie. Personne ne sut, plus tard, quel abbé, quelle vieille dévote avait découvert cet Allemand égaré dans Paris. Dès que les mères de famille apprirent que la comtesse de Granville avait trouvé pour ses filles un maître de musique, toutes {p. 201} demandèrent son nom et son adresse. Schmuke eut trente maisons dans le Marais. Son succès tardif se manifesta par des souliers à boucles d’acier bronzé, fourrés de semelles en crin, et par du linge plus souvent renouvelé. Sa gaieté d’ingénu, long-temps comprimée par une noble et décente misère, reparut. Il laissa échapper de petites phrases spirituelles comme : « Mesdemoiselles, les chats ont mangé la crotte dans Paris cette nuit » quand pendant la nuit la gelée avait séché les rues ; boueuses la veille ; mais il les disait en patois germanico-gallique : Montemisselle, lé chas honte manché lâ grôttenne tan Bâri sti nouitte ! Satisfait d’apporter à ces deux anges cette espèce de vergis mein nicht choisi parmi les fleurs de son esprit, il prenait, en l’offrant, un air fin et spirituel qui désarmait la raillerie. Il était si heureux de faire éclore le rire sur les lèvres de ses deux écolières, dont la malheureuse vie avait été pénétrée par lui, qu’il se fût rendu ridicule exprès, s’il ne l’eût pas été naturellement ; mais son cœur eût renouvelé les vulgarités les plus populaires ; il eût, suivant une belle expression de feu Saint-Martin, doré de la boue avec son céleste sourire. D’après une des plus nobles idées de l’éducation religieuse, les deux Marie reconduisaient leur maître avec respect jusqu’à la porte de l’appartement. Là, les deux pauvres filles lui disaient quelques douces phrases, heureuses de rendre cet homme heureux : elles ne pouvaient se montrer femmes que pour lui ! Jusqu’à leur mariage, la musique devint donc pour elles une autre vie dans la vie, de même que le paysan russe prend, dit-on, ses rêves pour la réalité, sa vie pour un mauvais sommeil. Dans leur désir de se défendre contre les petitesses qui menaçaient de les envahir, contre les dévorantes idées ascétiques, elles se jetèrent dans les difficultés de l’art musical à s’y briser. La Mélodie, l’Harmonie, la Composition, ces trois filles du ciel dont le chœur fut mené par ce vieux Faune catholique ivre de musique, les récompensèrent de leurs travaux et leur firent un rempart de leurs danses aériennes. Mozart, Beethoven, Haydn, Paësiello, Cimarosa, Hummel et les génies secondaires développèrent en elles mille sentiments qui ne dépassèrent pas la chaste enceinte de leurs cœurs voilés, mais qui pénétrèrent dans la Création où elles volèrent à toutes ailes. Quand elles avaient exécuté quelques morceaux en atteignant à la perfection, elles se serraient les mains, s’embrassaient en proie à une vive extase, et leur vieux maître les appelait ses Saintes-Céciles.

{p. 202} Les deux Marie n’allèrent au bal qu’à l’âge de seize ans, et quatre fois seulement par année, dans quelques maisons choisies. Elles ne quittaient les côtés de leur mère que munies d’instructions sur la conduite à suivre avec leurs danseurs, et si sévères qu’elles ne pouvaient répondre que oui ou non à leurs partenaires. L’œil de la comtesse n’abandonnait point ses filles et semblait deviner les paroles au seul mouvement des lèvres. Les pauvres petites avaient des toilettes de bal irréprochables, des robes de mousseline montant jusqu’au menton, avec une infinité de ruches excessivement fournies, et des manches longues. En tenant leurs grâces comprimées et leurs beautés voilées, cette toilette leur donnait une vague ressemblance avec les gaînes égyptiennes ; néanmoins il sortait de ces blocs de coton deux figures délicieuses de mélancolie. Elles enrageaient en se voyant l’objet d’une pitié douce. Quelle est la femme, si candide qu’elle soit, qui ne souhaite faire envie ? Aucune idée dangereuse, malsaine ou seulement équivoque, ne souilla donc la pulpe blanche de leur cerveau : leurs cœurs étaient purs, leurs mains étaient horriblement rouges, elles crevaient de santé. Ève ne sortit pas plus innocente des mains de Dieu que ces deux filles ne le furent en sortant du logis maternel pour aller à la Mairie et à l’Église, avec la simple mais épouvantable recommandation d’obéir en toute chose à des hommes auprès desquels elles devaient dormir ou veiller pendant la nuit. À leur sens, elles ne pouvaient se trouver plus mal dans la maison étrangère où elles seraient déportées que dans le couvent maternel. Pourquoi le père de ces deux filles, le comte de Granville, ce grand, savant et intègre magistrat, quoique parfois entraîné par la politique, ne protégeait-il pas ces deux petites créatures contre cet écrasant despotisme ? Hélas ! par une mémorable transaction, convenue après dix ans de mariage, les époux vivaient séparés dans leur propre maison. Le père s’était réservé l’éducation de ses fils, en laissant à sa femme l’éducation des filles. Il vit beaucoup moins de danger pour des femmes que pour des hommes à l’application de ce système oppresseur. Les deux Marie, destinées à subir quelque tyrannie, celle de l’amour ou celle du mariage, y perdaient moins que des garçons chez qui l’intelligence devait rester libre, et dont les qualités se seraient détériorées sous la compression violente des idées religieuses poussées à toutes leurs conséquences. De quatre victimes, le comte en avait sauvé deux. La comtesse regardait ses deux fils, {p. 203} l’un voué à la magistrature assise, et l’autre à la magistrature amovible, comme trop mal élevés pour leur permettre la moindre intimité avec leurs sœurs. Les communications étaient sévèrement gardées entre ces pauvres enfants. D’ailleurs, quand le comte faisait sortir ses fils du collége, il se gardait bien de les tenir au logis. Ces deux garçons y venaient déjeuner avec leur mère et leurs sœurs ; puis le magistrat les amusait par quelque partie au dehors : le restaurateur, les théâtres, les musées, la campagne dans la saison, défrayaient leurs plaisirs. Excepté les jours solennels dans la vie de famille, comme la fête de la comtesse ou celle du père, les premiers jours de l’an, ceux de distribution des prix où les deux garçons demeuraient au logis paternel et y couchaient, fort gênés, n’osant pas embrasser leurs sœurs surveillées par la comtesse qui ne les laissait pas un instant ensemble, les deux pauvres filles virent si rarement leurs frères qu’il ne put y avoir aucun lien entre eux. Ces jours-là, les interrogations : – Où est Angélique ? – Que fait Eugénie ? – Où sont mes enfants ? s’entendaient à tout propos. Lorsqu’il était question de ses deux fils, la comtesse levait au ciel ses yeux froids et macérés comme pour demander pardon à Dieu de ne pas les avoir arrachés à l’impiété. Ses exclamations, ses réticences à leur égard, équivalaient aux plus lamentables versets de Jérémie et trompaient les deux sœurs qui croyaient leurs frères pervertis et à jamais perdus. Quand ses fils eurent dix-huit ans, le comte leur donna deux chambres dans son appartement, et leur fit faire leur droit en les plaçant sous la surveillance d’un avocat, son secrétaire, chargé de les initier aux secrets de leur avenir. Les deux Marie ne connurent donc la fraternité qu’abstraitement. À l’époque des mariages de leurs sœurs, l’un Avocat-Général à une cour éloignée, l’autre à son début en province, furent retenus chaque fois par un grave procès. Dans beaucoup de familles, la vie intérieure, qu’on pourrait imaginer intime, unie, cohérente, se passe ainsi : les frères sont au loin, occupés à leur fortune, à leur avancement, pris par le service du pays ; les sœurs sont enveloppées dans un tourbillon d’intérêts de familles étrangères à la leur. Tous les membres vivent alors dans la désunion, dans l’oubli les uns des autres, reliés seulement par les faibles liens du souvenir jusqu’au moment où l’orgueil les rappelle, où l’intérêt les rassemble et quelquefois les sépare de cœur comme ils l’ont été de fait. Une famille vivant unie de corps et {p. 204} d’esprit est une rare exception. La loi moderne, en multipliant la famille par la famille, a créé le plus horrible de tous les maux : l’individualisme.

Au milieu de la profonde solitude où s’écoula leur jeunesse, Angélique et Eugénie virent rarement leur père, qui d’ailleurs apportait dans le grand appartement habité par sa femme au rez-de-chaussée de l’hôtel une figure attristée. Il gardait au logis la physionomie grave et solennelle du magistrat sur le siége. Quand les deux petites filles eurent dépassé l’âge des joujoux et des poupées, quand elles commencèrent à user de leur raison, vers douze ans, à l’époque où elles ne riaient déjà plus du vieux Schmuke, elles surprirent le secret des soucis qui sillonnaient le front du comte, elles reconnurent sous son masque sévère les vestiges d’une bonne nature et d’un charmant caractère. Elles comprirent qu’il avait cédé la place à la Religion dans son ménage, trompé dans ses espérances de mari, comme il avait été blessé dans les fibres les plus délicates de la paternité, l’amour des pères pour leurs filles. De semblables douleurs émeuvent singulièrement des jeunes filles sevrées de tendresse. Quelquefois, en faisant le tour du jardin entre elles, chaque bras passé autour de chaque petite taille, se mettant à leur pas enfantin, le père les arrêtait dans un massif, et les baisait l’une après l’autre au front. Ses yeux, sa bouche et sa physionomie exprimaient alors la plus profonde compassion. – Vous n’êtes pas très-heureuses, mes chères petites, leur disait-il, mais je vous marierai de bonne heure, et je serai content en vous voyant quitter la maison. – Papa, disait Eugénie, nous sommes décidées à prendre pour mari le premier homme venu. – Voilà, s’écriait-il, le fruit amer d’un semblable système ! On veut faire des saintes, on obtient des… Il n’achevait pas. Souvent ces deux filles sentaient une bien vive tendresse dans les adieux de leur père, ou dans ses regards quand, par hasard, il dînait au logis. Ce père si rarement vu, elles le plaignaient, et l’on aime ceux que l’on plaint.

Cette sévère et religieuse éducation fut la cause des mariages de ces deux sœurs, soudées ensemble par le malheur, comme Rita-Christina par la nature. Beaucoup d’hommes, poussés au mariage, préfèrent une fille prise au couvent et saturée de dévotion à une fille élevée dans les doctrines mondaines. Il n’y a pas de milieu. Un {p. 205} homme doit épouser une fille très-instruite qui a lu les annonces des journaux et les a commentées, qui a valsé et dansé le galop avec mille jeunes gens, qui est allée à tous les spectacles, qui a dévoré des romans, à qui un maître de danse a brisé les genoux en les appuyant sur les siens, qui de religion ne se soucie guère, et s’est fait à elle-même sa morale ; ou une jeune fille ignorante et pure, comme étaient Marie-Angélique et Marie-Eugénie. Peut-être y a-t-il autant de danger avec les unes qu’avec les autres. Cependant l’immense majorité des gens qui n’ont pas l’âge d’Arnolphe aiment encore mieux une Agnès religieuse qu’une Célimène en herbe.

Les deux Marie, petites et minces, avaient la même taille, le même pied, la même main. Eugénie, la plus jeune, était blonde comme sa mère. Angélique était brune comme le père. Mais toutes deux avaient le même teint : une peau de ce blanc nacré qui annonce la richesse et la pureté du sang, jaspée par des couleurs vivement détachées sur un tissu nourri comme celui du jasmin, comme lui fin, lisse et tendre au toucher. Les yeux bleus d’Eugénie, les yeux bruns d’Angélique avaient une expression de naïve insouciance, d’étonnement non prémédité, bien rendue par la manière vague dont flottaient leurs prunelles sur le blanc fluide de l’œil. Elles étaient bien faites : leurs épaules un peu maigres devaient se modeler plus tard. Leurs gorges, si long-temps voilées, étonnèrent le regard par leurs perfections quand leurs maris les prièrent de se décolleter pour le bal : l’un et l’autre jouirent alors de cette charmante honte qui fit rougir d’abord à huis-clos et pendant toute une soirée ces deux ignorantes créatures. Au moment où commence cette scène, où l’aînée pleurait et se laissait consoler par sa cadette, leurs mains et leurs bras étaient devenus d’une blancheur de lait. Toutes deux, elles avaient nourri, l’une un garçon, l’autre une fille. Eugénie avait paru très-espiègle à sa mère, qui pour elle avait redoublé d’attention et de sévérité. Aux yeux de cette mère redoutée, Angélique, noble et fière, semblait avoir une âme pleine d’exaltation qui se garderait toute seule, tandis que la lutine Eugénie paraissait avoir besoin d’être contenue. Il est de charmantes créatures méconnues par le sort, à qui tout devrait réussir dans la vie, mais qui vivent et meurent malheureuses, tourmentées par un mauvais génie, victimes de circonstances imprévues. Ainsi l’innocente, la gaie Eugénie était tombée sous le malicieux despotisme d’un parvenu au sortir de la prison maternelle. Angélique, {p. 206} disposée aux grandes luttes du sentiment, avait été jetée dans les plus hautes sphères de la société parisienne, la bride sur le cou.

Madame de Vandenesse, qui succombait évidemment sous le poids de peines trop lourdes pour son âme, encore naïve après six ans de mariage, était étendue, les jambes à demi fléchies, le corps plié, la tête comme égarée sur le dos de la causeuse. Accourue chez sa sœur après une courte apparition aux Italiens, elle avait encore dans ses nattes quelques fleurs, mais d’autres gisaient éparses sur le tapis avec ses gants, sa pelisse de soie garnie de fourrures, son manchon et son capuchon. Des larmes brillantes mêlées à ses perles sur sa blanche poitrine, ses yeux mouillés annonçaient d’étranges confidences. Au milieu de ce luxe, n’était-ce pas horrible ? La comtesse ne se sentait pas le courage de parler.

– Pauvre chérie, dit madame du Tillet, quelle fausse idée as-tu de mon mariage pour avoir imaginé de me demander du secours !

En entendant cette phrase arrachée au fond du cœur de sa sœur par la violence de l’orage qu’elle y avait versé, de même que la fonte des neiges soulève les pierres les mieux enfoncées au lit des torrents, la comtesse regarda d’un air stupide la femme du banquier, le feu de la terreur sécha ses larmes, et ses yeux demeurèrent fixes.

– Es-tu donc aussi dans un abîme, mon ange ? dit-elle à voix basse.

– Mes maux ne calmeront pas tes douleurs.

– Dis-les, chère enfant. Je ne suis pas encore assez égoïste pour ne pas t’écouter ! Nous souffrons donc encore ensemble comme dans notre jeunesse ?

– Mais nous souffrons séparées, répondit mélancoliquement la femme du banquier. Nous vivons dans deux sociétés ennemies. Je vais aux Tuileries quand tu n’y vas plus. Nos maris appartiennent à deux partis contraires. Je suis la femme d’un banquier ambitieux, d’un mauvais homme, mon cher trésor ! toi, tu es celle d’un bon être, noble, généreux…

– Oh ! pas de reproches, dit la comtesse. Pour m’en faire, une femme devrait avoir subi les ennuis d’une vie terne et décolorée, en être sortie pour entrer dans le paradis de l’amour ; il lui faudrait connaître le bonheur qu’on éprouve à sentir toute sa vie chez un autre, à épouser les émotions infinies d’une âme de poète, à vivre {p. 207} doublement : aller, venir avec lui dans ses courses à travers les espaces, dans le monde de l’ambition ; souffrir de ses chagrins, monter sur les ailes de ses immenses plaisirs, se déployer sur un vaste théâtre, et tout cela pendant que l’on est calme, froide, sereine devant un monde observateur. Oui, ma chère, on doit soutenir souvent tout un océan dans son cœur en se trouvant, comme nous sommes ici, devant le feu, chez soi, sur une causeuse. Quel bonheur, cependant, que d’avoir à toute minute un intérêt énorme qui multiplie les fibres du cœur et les étend, de n’être froide à rien, de trouver sa vie attachée à une promenade où l’on verra dans la foule un œil scintillant qui fait pâlir le soleil, d’être émue par un retard, d’avoir envie de tuer un importun qui vole un de ces rares moments où le bonheur palpite dans les plus petites veines ! Quelle ivresse que de vivre enfin ! Ah ! chère, vivre quand tant de femmes demandent à genoux des émotions qui les fuient ! Songe, mon enfant, que pour ces poèmes il n’est qu’un temps, la jeunesse. Dans quelques années, vient l’hiver, le froid. Ah ! si tu possédais ces vivantes richesses du cœur et que tu fusses menacée de les perdre…

Madame du Tillet effrayée s’était voilé la figure avec ses mains en entendant cette horrible antienne.

– Je n’ai pas eu la pensée de te faire le moindre reproche, ma bien-aimée, dit-elle enfin en voyant le visage de sa sœur baigné de larmes chaudes. Tu viens de jeter dans mon âme, en un moment, plus de brandons que n’en ont éteint mes larmes. Oui, la vie que je mène légitimerait dans mon cœur un amour comme celui que tu viens de me peindre. Laisse-moi croire que si nous nous étions vues plus souvent nous ne serions pas où nous en sommes. Si tu avais su mes souffrances, tu aurais apprécié ton bonheur, tu m’aurais peut-être enhardie à la résistance et je serais heureuse. Ton malheur est un accident auquel un hasard obviera, tandis que mon malheur est de tous les moments. Pour mon mari, je suis le portemanteau de son luxe, l’enseigne de ses ambitions, une de ses vaniteuses satisfactions. Il n’a pour moi ni affection vraie ni confiance. Ferdinand est sec et poli comme ce marbre, dit-elle en frappant le manteau de la cheminée. Il se défie de moi. Tout ce que je demanderais pour moi-même est refusé d’avance ; mais quant à ce qui le flatte et annonce sa fortune, je n’ai pas même à désirer : il décore mes appartements, il dépense des sommes exorbitantes pour ma {p. 208} table. Mes gens, mes loges au théâtre, tout ce qui est extérieur est du dernier goût. Sa vanité n’épargne rien, il mettra des dentelles aux langes de ses enfants, mais il n’entendra pas leurs cris, ne devinera pas leurs besoins. Me comprends-tu ? Je suis couverte de diamants quand je vais à la cour ; à la ville, je porte les bagatelles les plus riches ; mais je ne dispose pas d’un liard. Madame du Tillet, qui peut-être excite des jalousies, qui paraît nager dans l’or, n’a pas cent francs à elle. Si le père ne se soucie pas de ses enfants, il se soucie bien moins de leur mère. Ah ! il m’a fait bien rudement sentir qu’il m’a payée, et que ma fortune personnelle, dont je ne dispose point, lui a été arrachée. Si je n’avais qu’à me rendre maîtresse de lui, peut-être le séduirais-je ; mais je subis une influence étrangère, celle d’une femme de cinquante ans passés qui a des prétentions et qui le domine, la veuve d’un notaire. Je le sens, je ne serai libre qu’à sa mort. Ici ma vie est réglée comme celle d’une reine : on sonne mon déjeuner et mon dîner comme à ton château. Je sors infailliblement à une certaine heure pour aller au bois. Je suis toujours accompagnée de deux domestiques en grande tenue, et dois être revenue à la même heure. Au lieu de donner des ordres, j’en reçois. Au bal, au théâtre, un valet vient me dire : « La voiture de madame est avancée », et je dois partir souvent au milieu de mon plaisir. Ferdinand se fâcherait si je n’obéissais pas à l’étiquette créée pour sa femme, et il me fait peur. Au milieu de cette opulence maudite, je conçois des regrets et trouve notre mère une bonne mère : elle nous laissait les nuits et je pouvais causer avec toi. Enfin je vivais près d’une créature qui m’aimait et souffrait avec moi ; tandis qu’ici, dans cette somptueuse maison, je suis au milieu d’un désert.

À ce terrible aveu, la comtesse saisit à son tour la main de sa sœur et la baisa en pleurant.

– Comment puis-je t’aider ? dit Eugénie à voix basse à Angélique. S’il nous surprenait, il entrerait en défiance et voudrait savoir ce que tu m’as dit depuis une heure ; il faudrait lui mentir, chose difficile avec un homme fin et traître : il me tendrait des piéges. Mais laissons mes malheurs et pensons à toi. Tes quarante mille francs, ma chère, ne seraient rien pour Ferdinand qui remue des millions avec un autre gros banquier, le baron de Nucingen. Quelquefois j’assiste à des dîners où ils disent des choses à faire frémir. Du Tillet connaît ma discrétion, et l’on parle devant moi sans se {p. 209} gêner : on est sûr de mon silence. Hé ! bien, les assassinats sur la grande route me semblent des actes de charité comparés à certaines combinaisons financières. Nucingen et lui se soucient de ruiner les gens comme je me soucie de leurs profusions. Souvent je reçois de pauvres dupes de qui j’ai entendu faire le compte la veille, et qui se lancent dans des affaires où ils doivent laisser leur fortune : il me prend envie, comme à Léonarde dans la caverne des brigands, de leur dire : prenez garde ! Mais que deviendrais-je ? je me tais. Ce somptueux hôtel est un coupe-gorge. Et du Tillet, Nucingen jettent les billets de mille francs par poignées pour leurs caprices. Ferdinand achète au Tillet l’emplacement de l’ancien château pour le rebâtir, il veut y joindre une forêt et de magnifiques domaines. Il prétend que son fils sera comte, et qu’à la troisième génération il sera noble. Nucingen, las de son hôtel de la rue Saint-Lazare, construit un palais. Sa femme est une de mes amies… Ah ! s’écria-t-elle, elle peut nous être utile, elle est hardie avec son mari, elle a la disposition de sa fortune, elle te sauvera.

– Chère minette, je n’ai plus que quelques heures, allons-y ce soir, à l’instant, dit madame de Vandenesse en se jetant dans les bras de madame du Tillet et y fondant en larmes.

– Et puis-je sortir à onze heures du soir ?

– J’ai ma voiture.

– Que complotez-vous donc là ? dit du Tillet en poussant la porte du boudoir.

Il montrait aux deux sœurs un visage anodin éclairé par un air faussement aimable. Les tapis avaient assourdi ses pas, et la préoccupation des deux femmes les avait empêchées d’entendre le bruit que fit la voiture de du Tillet en entrant. La comtesse, chez qui l’usage du monde et la liberté que lui laissait Félix avaient développé l’esprit et la finesse, encore comprimés chez sa sœur par le despotisme marital qui continuait celui de leur mère, aperçut chez Eugénie une terreur près de se trahir, et la sauva par une réponse franche.

– Je croyais ma sœur plus riche qu’elle ne l’est, répondit la comtesse en regardant son beau-frère. Les femmes sont parfois dans des embarras qu’elles ne veulent pas dire à leurs maris, comme Joséphine avec Napoléon, et je venais lui demander un service.

– Elle peut vous le rendre facilement, ma sœur. Eugénie est très-riche, répondit du Tillet avec une mielleuse aigreur.

{p. 210} – Elle ne l’est que pour vous, mon frère, répliqua la comtesse en souriant avec amertume.

– Que vous faut-il ? dit du Tillet qui n’était pas fâché d’enlacer sa belle-sœur.

– Nigaud, ne vous ai-je pas dit que nous ne voulons pas nous commettre avec nos maris ? répondit sagement madame de Vandenesse en comprenant qu’elle se mettait à la merci de l’homme dont le portrait venait heureusement de lui être tracé par sa sœur. Je viendrai chercher Eugénie demain.

– Demain, répondit froidement le banquier, non. Madame du Tillet dîne demain chez un futur pair de France, le baron de Nucingen qui me laisse sa place à la Chambre des députés.

– Ne lui permettrez-vous pas d’accepter ma loge à l’Opéra ? dit la comtesse sans même échanger un regard avec sa sœur, tant elle craignait de lui voir trahir leur secret.

– Elle a la sienne, ma sœur, dit du Tillet piqué.

– Eh ! bien, je l’y verrai, répliqua la comtesse.

– Ce sera la première fois que vous nous ferez cet honneur, dit du Tillet.

La comtesse sentit le reproche et se mit à rire.

– Soyez tranquille, on ne vous fera rien payer cette fois-ci, dit-elle. Adieu, ma chérie.

– L’impertinente ! s’écria du Tillet en ramassant les fleurs tombées de la coiffure de la comtesse. Vous devriez, dit-il à sa femme, étudier madame de Vandenesse. Je voudrais vous voir dans le monde impertinente comme votre sœur vient de l’être ici. Vous avez un air bourgeois et niais qui me désole.

Eugénie leva les yeux au ciel, pour toute réponse.

– Ah çà ! madame, qu’avez-vous donc fait toutes deux ici ? dit le banquier après une pause en lui montrant les fleurs. Que se passe-t-il pour que votre sœur vienne demain dans votre loge ?

La pauvre ilote se rejeta sur une envie de dormir et sortit pour se faire déshabiller en craignant un interrogatoire. Du Tillet prit alors sa femme par le bras, la ramena devant lui sous le feu des bougies qui flambaient dans des bras de vermeil, entre deux délicieux bouquets de fleurs nouées, et il plongea son regard clair dans les yeux de sa femme.

– Votre sœur est venue pour emprunter quarante mille francs que doit un homme à qui elle s’intéresse et qui dans trois jours {p. 211} sera coffré comme une chose précieuse, rue de Clichy, dit-il froidement.

La pauvre femme fut saisie par un tremblement nerveux qu’elle réprima.

– Vous m’avez effrayée, dit-elle. Mais ma sœur est trop bien élevée, elle aime trop son mari pour s’intéresser à ce point à un homme.

– Au contraire, répondit-il sèchement. Les filles élevées comme vous l’avez été, dans la contrainte et les pratiques religieuses, ont soif de la liberté, désirent le bonheur, et le bonheur dont elles jouissent n’est jamais aussi grand ni aussi beau que celui qu’elles ont rêvé. De pareilles filles font de mauvaises femmes.

– Parlez pour moi, dit la pauvre Eugénie avec un ton de raillerie amère, mais respectez ma sœur. La comtesse de Vandenesse est trop heureuse, son mari la laisse trop libre pour qu’elle ne lui soit pas attachée. D’ailleurs, si votre supposition était vraie, elle ne me l’aurait pas dit.

– Cela est, dit du Tillet. Je vous défends de faire quoi que ce soit dans cette affaire. Il est dans mes intérêts que cet homme aille en prison. Tenez-vous-le pour dit.

Madame du Tillet sortit.

– Elle me désobéira sans doute, et je pourrai savoir tout ce qu’elles feront en les surveillant, se dit du Tillet resté seul dans le boudoir. Ces pauvres sottes veulent lutter avec nous.

Il haussa les épaules et rejoignit sa femme, ou, pour être vrai, son esclave.

La confidence faite à madame du Tillet par madame Félix de Vandenesse tenait à tant de points de son histoire depuis six ans, qu’elle serait inintelligible, sans le récit succinct des principaux événements de sa vie.

Parmi les hommes remarquables qui durent leur destinée à la Restauration et que, malheureusement pour elle, elle mit avec Martignac en dehors des secrets du gouvernement, on comptait Félix de Vandenesse, déporté comme plusieurs autres à la chambre des pairs aux derniers jours de Charles X. Cette disgrâce, quoique momentanée à ses yeux, le fit songer au mariage, vers lequel il fut conduit, comme beaucoup d’hommes le sont, par une sorte de dégoût pour les aventures galantes, ces folles fleurs de la jeunesse. Il est un moment suprême où la vie sociale apparaît dans sa {p. 212} gravité. Félix de Vandenesse avait été tour à tour heureux et malheureux, plus souvent malheureux qu’heureux, comme les hommes qui, dès leur début dans le monde, ont rencontré l’amour sous sa plus belle forme. Ces privilégiés deviennent difficiles. Puis, après avoir expérimenté la vie et comparé les caractères, ils arrivent à se contenter d’un à peu près et se réfugient dans une indulgence absolue. On ne les trompe point, car ils ne se détrompent plus ; mais ils mettent de la grâce à leur résignation ; en s’attendant à tout, ils souffrent moins. Cependant Félix pouvait encore passer pour un des plus jolis et des plus agréables hommes de Paris. Il avait été surtout recommandé auprès des femmes par une des plus nobles créatures de ce siècle, morte, disait-on, de douleur et d’amour pour lui ; mais il avait été formé spécialement par la belle lady Dudley. Aux yeux de beaucoup de Parisiennes, Félix, espèce de héros de roman, avait dû plusieurs conquêtes à tout le mal qu’on disait de lui. Madame de Manerville avait clos la carrière de ses aventures. Sans être un don Juan, il remportait du monde amoureux le désenchantement qu’il remportait du monde politique. Cet idéal de la femme et de la passion, dont, pour son malheur, le type avait éclairé, dominé sa jeunesse, il désespérait de jamais pouvoir le rencontrer. Vers trente ans, le comte Félix résolut d’en finir avec les ennuis de ses félicités par un mariage. Sur ce point, il était fixé : il voulait une jeune fille élevée dans les données les plus sévères du catholicisme. Il lui suffit d’apprendre comment la comtesse de Granville tenait ses filles pour rechercher la main de l’aînée. Il avait, lui aussi, subi le despotisme d’une mère ; il se souvenait encore assez de sa cruelle jeunesse pour reconnaître, à travers les dissimulations de la pudeur féminine, en quel état le joug aurait mis le cœur d’une jeune fille : si ce cœur était aigri, chagrin, révolté ; s’il était demeuré paisible, aimable, prêt à s’ouvrir aux beaux sentiments. La tyrannie produit deux effets contraires dont les symboles existent dans deux grandes figures de l’esclavage antique : Épictète et Spartacus, la haine et ses sentiments mauvais, la résignation et ses tendresses chrétiennes. Le comte de Vandenesse se reconnut dans Marie-Angélique de Granville. En prenant pour femme une jeune fille naïve, innocente et pure, il avait résolu d’avance, en jeune vieillard qu’il était, de mêler le sentiment paternel au sentiment conjugal. Il se sentait le {p. 213} cœur desséché par le monde, par la politique, et savait qu’en échange d’une vie adolescente, il allait donner les restes d’une vie usée. Auprès des fleurs du printemps, il mettrait les glaces de l’hiver, l’expérience chenue auprès de la pimpante, de l’insouciante imprudence. Après avoir ainsi jugé sainement sa position, il se cantonna dans ses quartiers conjugaux avec d’amples provisions. L’indulgence et la confiance furent les deux ancres sur lesquelles il s’amarra. Les mères de famille devraient rechercher de pareils hommes pour leurs filles : l’Esprit est protecteur comme la Divinité, le Désenchantement est perspicace comme un chirurgien, l’Expérience est prévoyante comme une mère. Ces trois sentiments sont les vertus théologales du mariage. Les recherches, les délices que ses habitudes d’homme à bonnes fortunes et d’homme élégant avaient apprises à Félix de Vandenesse, les enseignements de la haute politique, les observations de sa vie tour à tour occupée, pensive, littéraire, toutes ses forces furent employées à rendre sa femme heureuse, et il y appliqua son esprit. Au sortir du purgatoire maternel, Marie-Angélique monta tout à coup au paradis conjugal que lui avait élevé Félix, rue du Rocher, dans un hôtel où les moindres choses avaient un parfum d’aristocratie, mais où le vernis de la bonne compagnie ne gênait pas cet harmonieux laissez-aller que souhaitent les cœurs aimants et jeunes. Marie-Angélique savoura d’abord les jouissances de la vie matérielle dans leur entier, son mari se fit pendant deux ans son intendant. Félix expliqua lentement et avec beaucoup d’art à sa femme les choses de la vie, l’initia par degrés aux mystères de la haute société, lui apprit les généalogies de toutes les maisons nobles, lui enseigna le monde, la guida dans l’art de la toilette et de la conversation, la mena de théâtre en théâtre, lui fit faire un cours de littérature et d’histoire. Il acheva cette éducation avec un soin d’amant, de père, de maître et de mari ; mais avec une sobriété bien entendue, il ménageait les jouissances et les leçons, sans détruire les idées religieuses. Enfin, il s’acquitta de son entreprise en grand maître. Au bout de quatre années, il eut le bonheur d’avoir formé dans la comtesse de Vandenesse une des femmes les plus aimables et les plus remarquables du temps actuel. Marie-Angélique éprouva précisément pour Félix le sentiment que Félix souhaitait de lui inspirer : une amitié vraie, une reconnaissance bien sentie, un amour fraternel qui se mélangeait {p. 214} à propos de tendresse noble et digne comme elle doit être entre mari et femme. Elle était mère, et bonne mère. Félix s’attachait donc sa femme par tous les liens possibles sans avoir l’air de la garrotter, comptant pour être heureux sans nuage sur les attraits de l’habitude. Il n’y a que les hommes rompus au manége de la vie et qui ont parcouru le cercle des désillusionnements politiques et amoureux, pour avoir cette science et se conduire ainsi. Félix trouvait d’ailleurs dans son œuvre les plaisirs que rencontrent dans leurs créations les peintres, les écrivains, les architectes qui élèvent des monuments ; il jouissait doublement en s’occupant de l’œuvre et en voyant le succès, en admirant sa femme instruite et naïve, spirituelle et naturelle, aimable et chaste, jeune fille et mère, parfaitement libre et enchaînée. L’histoire des bons ménages est comme celle des peuples heureux, elle s’écrit en deux lignes et n’a rien de littéraire. Aussi, comme le bonheur ne s’explique que par lui-même, ces quatre années ne peuvent-elles rien fournir qui ne soit tendre comme le gris de lin des éternelles amours, fade comme la manne, et amusant comme le roman de l’Astrée.

En 1833, l’édifice de bonheur cimenté par Félix fut près de crouler, miné dans ses bases sans qu’il s’en doutât. Le cœur d’une femme de vingt-cinq ans n’est pas plus celui de la jeune fille de dix-huit, que celui de la femme de quarante n’est celui de la femme de trente ans. Il y a quatre âges dans la vie des femmes. Chaque âge crée une nouvelle femme. Vandenesse connaissait sans doute les lois de ces transformations dues à nos mœurs modernes ; mais il les oublia pour son propre compte, comme le plus fort grammairien peut oublier les règles en composant un livre ; comme sur le champ de bataille, au milieu du feu, pris dans les accidents d’un site, le plus grand général oublie une règle absolue de l’art militaire. L’homme qui peut empreindre perpétuellement la pensée dans le fait est un homme de génie ; mais l’homme qui a le plus de génie ne le déploie pas à tous les instants, il ressemblerait trop à Dieu. Après quatre ans de cette vie sans un choc d’âme, sans une parole qui produisît la moindre discordance dans ce suave concert de sentiment, en se sentant parfaitement développée comme une belle plante dans un bon sol, sous les caresses d’un beau soleil qui rayonnait au milieu d’un éther constamment azuré, la comtesse eut comme un retour sur elle-même. Cette crise de sa vie, l’objet de {p. 215} cette scène, serait incompréhensible sans des explications qui peut-être atténueront, aux yeux des femmes, les torts de cette jeune comtesse, aussi heureuse femme qu’heureuse mère, et qui doit, au premier abord, paraître sans excuse. La vie résulte du jeu de deux principes opposés : quand l’un manque, l’être souffre. Vandenesse, en satisfaisant à tout, avait supprimé le Désir, ce roi de la création, qui emploie une somme énorme des forces morales. L’extrême chaleur, l’extrême malheur, le bonheur complet, tous les principes absolus trônent sur des espaces dénués de productions : ils veulent être seuls, ils étouffent tout ce qui n’est pas eux. Vandenesse n’était pas femme, et les femmes seules connaissent l’art de varier la félicité : de là procèdent leur coquetterie, leurs refus, leurs craintes, leurs querelles, et les savantes, les spirituelles niaiseries par lesquelles elles mettent le lendemain en question ce qui n’offrait aucune difficulté la veille. Les hommes peuvent fatiguer de leur constance, les femmes jamais. Vandenesse était une nature trop complétement bonne pour tourmenter par parti pris une femme aimée ; il la jeta dans l’infini le plus bleu, le moins nuageux de l’amour. Le problème de la béatitude éternelle est un de ceux dont la solution n’est connue que de Dieu dans l’autre vie. Ici-bas, des poètes sublimes ont éternellement ennuyé leurs lecteurs en abordant la peinture du paradis. L’écueil de Dante fut aussi l’écueil de Vandenesse : honneur au courage malheureux ! Sa femme finit par trouver quelque monotonie dans un Éden si bien arrangé, le parfait bonheur que la première femme éprouva dans le Paradis terrestre lui donna les nausées que donne à la longue l’emploi des choses douces, et fit souhaiter à la comtesse, comme à Rivarol lisant Florian, de rencontrer quelque loup dans la bergerie. Ceci, de tout temps, a semblé le sens du serpent emblématique auquel Ève s’adressa probablement par ennui. Cette morale paraîtra peut-être hasardée aux yeux des protestants qui prennent la Genèse plus au sérieux que ne la prennent les juifs eux-mêmes. Mais la situation de madame de Vandenesse peut s’expliquer sans figures bibliques : elle se sentait dans l’âme une force immense sans emploi, son bonheur ne la faisait pas souffrir, il allait sans soins ni inquiétudes, elle ne tremblait point de le perdre, il se produisait tous les matins avec le même bleu, le même sourire, la même parole charmante. Ce lac pur n’était ridé par aucun souffle, pas {p. 216} même par le zéphyr : elle aurait voulu voir onduler cette glace. Son désir comportait je ne sais quoi d’enfantin qui devrait la faire excuser ; mais la société n’est pas plus indulgente que ne le fut le dieu de la Genèse. Devenue spirituelle, la comtesse comprenait admirablement combien ce sentiment devait être offensant, et trouvait horrible de le confier à son cher petit mari. Dans sa simplicité, elle n’avait pas inventé d’autre mot d’amour, car on ne forge pas à froid la délicieuse langue d’exagération que l’amour apprend à ses victimes au milieu des flammes. Vandenesse, heureux de cette adorable réserve, maintenait par ses savants calculs sa femme dans les régions tempérées de l’amour conjugal. Ce mari-modèle trouvait, d’ailleurs, indignes d’une âme noble les ressources du charlatanisme qui l’eussent grandi, qui lui eussent valu des récompenses de cœur ; il voulait plaire par lui-même, et ne rien devoir aux artifices de la fortune. La comtesse Marie souriait en voyant au bois un équipage incomplet ou mal attelé, ses yeux se reportaient alors complaisamment sur le sien dont les chevaux à tenue anglaise, presque libres malgré les harnais, se tenaient chacun à sa distance. Félix ne descendait pas jusqu’à ramasser les bénéfices des peines qu’il se donnait, sa femme trouvait son luxe et son bon goût naturels ; elle ne lui savait aucun gré de ce qu’elle n’éprouvait aucune souffrance d’amour-propre. Il en était de tout ainsi. La bonté n’est pas sans écueils : on l’attribue au caractère, on veut rarement y reconnaître les efforts secrets d’une belle âme, tandis qu’on récompense les gens méchants du mal qu’ils ne font pas. Vers cette époque, madame Félix de Vandenesse était arrivée à un degré d’instruction mondaine qui lui permit de quitter le rôle assez insignifiant de comparse timide, observatrice, écouteuse, que joua, dit-on, pendant quelque temps, Giulia Grisi dans les chœurs au théâtre de la Scala. La jeune comtesse se sentait capable d’aborder l’emploi de prima donna, elle s’y hasarda plusieurs fois. Au grand contentement de Félix elle se mêla aux conversations. D’ingénieuses reparties et de fines observations semées dans son esprit par son commerce avec son mari la firent remarquer, et le succès l’enhardit. Vandenesse, à qui on avait accordé que sa femme était jolie, fut enchanté quand elle parut spirituelle. Au retour du bal, du concert, du raoût, où Marie avait brillé, quand elle quittait ses atours, elle prenait un petit air joyeux et délibéré pour dire à Félix : – Avez-vous été content de moi ce soir ?

La comtesse excita {p. 217} quelques jalousies, entre autres celle de la sœur de son mari, la marquise de Listomère, qui jusqu’alors l’avait patronnée, en croyant protéger une ombre destinée à la faire ressortir. Une comtesse, du nom de Marie, belle, spirituelle et vertueuse, musicienne et peu coquette, quelle proie pour le monde ! Félix de Vandenesse comptait dans la société plusieurs femmes avec lesquelles il avait rompu ou qui avaient rompu avec lui, mais qui ne furent pas indifférentes à son mariage. Quand ces femmes virent dans madame de Vandenesse une petite femme à mains rouges, assez embarrassée d’elle, parlant peu, n’ayant pas l’air de penser beaucoup, elles se crurent suffisamment vengées. Les désastres de juillet 1830 vinrent, la société fut dissoute pendant deux ans, les gens riches allèrent durant la tourmente dans leurs terres ou voyagèrent en Europe, et les salons ne s’ouvrirent guère qu’en 1833. Le faubourg Saint-Germain bouda, mais il considéra quelques maisons, celle entre autres de l’ambassadeur d’Autriche, comme des terrains neutres : la société légitimiste et la société nouvelle s’y rencontrèrent représentées par leurs sommités les plus élégantes. Attaché par mille liens de cœur et de reconnaissance à la famille exilée, mais fort de ses convictions, Vandenesse ne se crut pas obligé d’imiter les niaises exagérations de son parti. Dans le danger, il avait fait son devoir au péril de ses jours en traversant les flots populaires pour proposer des transactions, il mena donc sa femme dans le monde où sa fidélité ne pouvait jamais être compromise. Les anciennes amies de Vandenesse retrouvèrent difficilement la nouvelle mariée dans l’élégante, la spirituelle, la douce comtesse, qui se produisit elle-même avec les manières les plus exquises de l’aristocratie féminine. Mesdames d’Espard, de Manerville, lady Dudley, quelques autres moins connues sentirent au fond de leur cœur des serpents se réveiller ; elles entendirent les sifflements flûtés de l’orgueil en colère, elles furent jalouses du bonheur de Félix ; elles auraient volontiers donné leurs plus jolies pantoufles pour qu’il lui arrivât malheur. Au lieu d’être hostiles à la comtesse, ces bonnes mauvaises femmes l’entourèrent, lui témoignèrent une excessive amitié, la vantèrent aux hommes. Suffisamment édifié sur leurs intentions, Félix surveilla leurs rapports avec Marie en lui disant de se défier d’elles. Toutes devinèrent les inquiétudes que leur commerce causait au comte, elles ne lui pardonnèrent point sa défiance et redoublèrent de soins et de prévenances pour leur rivale, à laquelle elles firent un succès énorme au grand déplaisir de la {p. 218} marquise de Listomère qui n’y comprenait rien. On citait la comtesse Félix de Vandenesse comme la plus charmante, la plus spirituelle femme de Paris. L’autre belle-sœur de Marie, la marquise Charles de Vandenesse, éprouvait mille désappointements à cause de la confusion que le même nom produisait parfois et des comparaisons qu’il occasionnait. Quoique la marquise fût aussi très-belle femme et très-spirituelle, ses rivales lui opposaient d’autant mieux sa belle-sœur que la comtesse était de douze ans moins âgée. Ces femmes savaient combien d’aigreur le succès de la comtesse devrait mettre dans son commerce avec ses deux belles-sœurs, qui devinrent froides et désobligeantes pour la triomphante Marie-Angélique. Ce fut de dangereuses parentes, d’intimes ennemies. Chacun sait que la littérature se défendait alors contre l’insouciance générale engendrée par le drame politique, en produisant des œuvres plus ou moins byroniennes où il n’était question que des délits conjugaux. En ce temps, les infractions aux contrats de mariage défrayaient les revues, les livres et le théâtre. Cet éternel sujet fut plus que jamais à la mode. L’amant, ce cauchemar des maris, était partout, excepté peut-être dans les ménages, où, par cette bourgeoise époque, il donnait moins qu’en aucun temps. Est-ce quand tout le monde court à ses fenêtres, crie : À la garde ! éclaire les rues, que les voleurs s’y promènent ? Si, durant ces années fertiles en agitations urbaines, politiques et morales, il y eut des catastrophes matrimoniales, elles constituèrent des exceptions qui ne furent pas autant remarquées que sous la Restauration. Néanmoins, les femmes causaient beaucoup entre elles de ce qui occupait alors les deux formes de la poésie : le Livre et le Théâtre. Il était souvent question de l’amant, cet être si rare et si souhaité. Les aventures connues donnaient matière à des discussions, et ces discussions étaient, comme toujours, soutenues par des femmes irréprochables. Un fait digne de remarque est l’éloignement que manifestent pour ces sortes de conversations les femmes qui jouissent d’un bonheur illégal, elles gardent dans le monde une contenance prude, réservée et presque timide ; elles ont l’air de demander le silence à chacun, ou pardon de leur plaisir à tout le monde. Quand au contraire une femme se plaît à entendre parler de catastrophes, se laisse expliquer les voluptés qui justifient les coupables, croyez qu’elle est dans le carrefour de l’indécision, et ne sait quel chemin prendre. Pendant cet hiver, la comtesse de Vandenesse entendit mugir à ses oreilles la grande voix {p. 219} du monde, le vent des orages siffla autour d’elle. Ses prétendues amies, qui dominaient leur réputation de toute la hauteur de leurs noms et de leurs positions, lui dessinèrent à plusieurs reprises la séduisante figure de l’amant, et lui jetèrent dans l’âme des paroles ardentes sur l’amour, le mot de l’énigme que la vie offre aux femmes, la grande passion, suivant madame de Staël qui prêcha d’exemple. Quand la comtesse demandait naïvement en petit comité quelle différence il y avait entre un amant et un mari, jamais une des femmes qui souhaitaient quelque malheur à Vandenesse ne faillait à lui répondre de manière à piquer sa curiosité, à solliciter son imagination, à frapper son cœur, à intéresser son âme.

« – On vivotte avec son mari, ma chère, on ne vit qu’avec son amant, lui disait sa belle-sœur, la marquise de Vandenesse. – Le mariage, mon enfant, est notre purgatoire ; l’amour est le paradis, disait lady Dudley. – Ne la croyez pas, s’écriait mademoiselle des Touches, c’est l’enfer. – Mais c’est un enfer où l’on aime, faisait observer la marquise de Rochefide. On a souvent plus de plaisir dans la souffrance que dans le bonheur, voyez les martyrs ? – Avec un mari, petite niaise, nous vivons pour ainsi dire de notre vie ; mais aimer, c’est vivre de la vie d’un autre, lui disait la marquise d’Espard. – Un amant, c’est le fruit défendu, mot qui pour moi résume tout ! » disait en riant la jolie Moïna de Saint-Héréen. Quand elle n’allait pas à des raoûts diplomatiques ou au bal chez quelques riches étrangers, comme lady Dudley ou la princesse Galathionne, la comtesse allait presque tous les soirs dans le monde, après les Italiens ou l’Opéra, soit chez la marquise d’Espard, soit chez madame de Listomère, mademoiselle des Touches, la comtesse de Montcornet ou la vicomtesse de Grandlieu, les seules maisons aristocratiques ouvertes ; et jamais elle n’en sortait sans que de mauvaises graines n’eussent été semées dans son cœur. On lui parlait de compléter sa vie, un mot à la mode dans ce temps-là ; d’être comprise, autre mot auquel les femmes donnent d’étranges significations. Elle revenait chez elle inquiète, émue, curieuse, pensive. Elle trouvait je ne sais quoi de moins dans sa vie, mais elle n’allait pas jusqu’à la voir déserte.

La société la plus amusante, mais la plus mêlée, des salons où {p. 220} allait madame Félix de Vandenesse, se trouvait chez la comtesse de Montcornet, charmante petite femme qui recevait les artistes illustres, les sommités de la finance, les écrivains distingués, mais après les avoir soumis à un si sévère examen, que les plus difficiles en fait de bonne compagnie n’avaient pas à craindre d’y rencontrer qui que ce soit de la société secondaire. Les plus grandes prétentions y étaient en sûreté. Pendant l’hiver, où la société s’était ralliée, quelques salons, au nombre desquels étaient ceux de mesdames d’Espard et de Listomère, de mademoiselle des Touches et de la duchesse de Grandlieu, avaient recruté parmi les célébrités nouvelles de l’art, de la science, de la littérature et de la politique. La société ne perd jamais ses droits, elle veut toujours être amusée. À un concert donné par la comtesse vers la fin de l’hiver, apparut chez elle une des illustrations contemporaines de la littérature et de la politique, Raoul Nathan, présenté par un des écrivains les plus spirituels mais les plus paresseux de l’époque, Émile Blondet, autre homme célèbre, mais à huis-clos ; vanté par les journalistes, mais inconnu au delà des barrières : Blondet le savait ; d’ailleurs, il ne se faisait aucune illusion, et entre autres paroles de mépris, il a dit que la gloire est un poison bon à prendre par petites doses.

Depuis le moment où il s’était fait jour après avoir long-temps lutté, Raoul Nathan avait profité du subit engouement que manifestèrent pour la forme ces élégants sectaires du moyen âge, si plaisamment nommés Jeune-France. Il s’était donné les singularités d’un homme de génie en s’enrôlant parmi ces adorateurs de l’art dont les intentions furent d’ailleurs excellentes ; car rien de plus ridicule que le costume des Français au dix-neuvième siècle, il y avait du courage à le renouveler. Raoul, rendons-lui cette justice, offre dans sa personne je ne sais quoi de grand, de fantasque et d’extraordinaire qui veut un cadre. Ses ennemis ou ses amis, les uns valent les autres, conviennent que rien au monde ne concorde mieux avec son esprit que sa forme. Raoul Nathan serait peut-être plus singulier au naturel qu’il ne l’est avec ses accompagnements. Sa figure ravagée, détruite, lui donne l’air de s’être battu avec les anges ou les démons, elle ressemble à celle que les peintres allemands attribuent au Christ mort : il y paraît mille signes d’une lutte constante entre la faible nature humaine et les puissances d’en haut. Mais les rides creuses de ses joues, les redans de son crâne tortueux et sillonné, les salières qui marquent ses yeux et ses tempes, n’indiquent rien de débile dans {p. 221} sa constitution. Ses membranes dures, ses os apparents ont une solidité remarquable ; et quoique sa peau, tannée par des excès, s’y colle comme si des feux intérieurs l’avaient desséchée, elle n’en couvre pas moins une formidable charpente. Il est maigre et grand. Sa chevelure longue et toujours en désordre vise à l’effet. Ce Byron mal peigné, mal construit, a des jambes de héron, des genoux engorgés, une cambrure exagérée, des mains cordées de muscles, fermes comme les pattes d’un crabe, à doigts maigres et nerveux. Raoul a des yeux napoléoniens, des yeux bleus dont le regard traverse l’âme ; un nez tourmenté, plein de finesse ; une charmante bouche, embellie par les dents les plus blanches que puisse souhaiter une femme. Il y a du mouvement et du feu dans cette tête, et du génie sur ce front. Raoul appartient au petit nombre d’hommes qui vous frappent au passage, qui dans un salon forment aussitôt un point lumineux où vont tous les regards. Il se fait remarquer par son négligé, s’il est permis d’emprunter à Molière le mot employé par Éliante pour peindre le malpropre sur soi. Ses vêtements semblent toujours avoir été tordus, fripés, recroquevillés exprès pour s’harmonier à sa physionomie. Il tient habituellement l’une de ses mains dans son gilet ouvert, dans une pose que le portrait de monsieur de Chateaubriand par Girodet a rendue célèbre ; mais il la prend moins pour lui ressembler, il ne veut ressembler à personne, que pour déflorer les plis réguliers de sa chemise. Sa cravate est en un moment roulée sous les convulsions de ses mouvements de tête, qu’il a remarquablement brusques et vifs, comme ceux des chevaux de race qui s’impatientent dans leurs harnais et relèvent constamment la tête pour se débarrasser de leur mors ou de leurs gourmettes. Sa barbe longue et pointue n’est ni peignée, ni parfumée, ni brossée, ni lissée comme le sont celles des élégants qui portent la barbe en éventail ou en pointe ; il la laisse comme elle est. Ses cheveux, mêlés entre le collet de son habit et sa cravate, luxuriants sur les épaules, graissent les places qu’ils caressent. Ses mains sèches et filandreuses ignorent les soins de la brosse à ongles et le luxe du citron. Plusieurs feuilletonistes prétendent que les eaux lustrales ne rafraîchissent pas souvent leur peau calcinée. Enfin le terrible Raoul est grotesque. Ses mouvements sont saccadés comme s’ils étaient produits par une mécanique imparfaite. Sa démarche froisse toute idée d’ordre par des zigzags enthousiastes, par des suspensions inattendues qui lui font heurter {p. 222} les bourgeois pacifiques en promenade sur les boulevards de Paris. Sa conversation, pleine d’humeur caustique, d’épigrammes âpres, imite l’allure de son corps : elle quitte subitement le ton de la vengeance et devient suave, poétique, consolante, douce, hors de propos ; elle a des silences inexplicables, des soubresauts d’esprit qui fatiguent parfois. Il apporte dans le monde une gaucherie hardie, un dédain des conventions, un air de critique pour tout ce qu’on y respecte, qui le met mal avec les petits esprits comme avec ceux qui s’efforcent de conserver les doctrines de l’ancienne politesse ; mais c’est quelque chose d’original comme les créations chinoises et que les femmes ne haïssent pas. D’ailleurs, pour elles, il se montre souvent d’une amabilité recherchée, il semble se complaire à faire oublier ses formes bizarres, à remporter sur les antipathies une victoire qui flatte sa vanité, son amour-propre ou son orgueil. – Pourquoi êtes-vous comme cela ? lui dit un jour la marquise de Vandenesse. – Les perles ne sont-elles pas dans des écailles ? répondit-il fastueusement. À un autre qui lui adressait la même question, il répondit : – Si j’étais bien pour tout le monde, comment pourrais-je paraître mieux à une personne choisie entre toutes ? Raoul Nathan porte dans sa vie intellectuelle le désordre qu’il prend pour enseigne. Son annonce n’est pas menteuse : son talent ressemble à celui de ces pauvres filles qui se présentent dans les maisons bourgeoises pour tout faire : il fut d’abord critique, et grand critique ; mais il trouva de la duperie à ce métier. Ses articles valaient des livres, disait-il. Les revenus du théâtre l’avaient séduit ; mais incapable du travail lent et soutenu que veut la mise en scène, il avait été obligé de s’associer à un vaudevilliste, à du Bruel, qui mettait en œuvre ses idées et les avait toujours réduites en petites pièces productives, pleines d’esprit, toujours faites pour des acteurs ou pour des actrices. À eux deux, ils avaient inventé Florine, une actrice à recette. Humilié de cette association semblable à celle des frères siamois, Nathan avait produit à lui seul au Théâtre-Français un grand drame tombé avec tous les honneurs de la guerre, aux salves d’articles foudroyants. Dans sa jeunesse, il avait déjà tenté le grand, le noble Théâtre-Français, par une magnifique pièce romantique dans le genre de Pinto, à une époque où le classique régnait en maître : l’Odéon avait été si rudement agité pendant trois soirées que la pièce fut défendue. Aux yeux de beaucoup de gens, cette seconde pièce passait comme la première pour un chef-d’œuvre, et {p. 223} lui valait plus de réputation que toutes les pièces si productives faites avec ses collaborateurs, mais dans un monde peu écouté, celui des connaisseurs et des vrais gens de goût. – Encore une chute semblable, lui dit Émile Blondet, et tu deviens immortel. Mais, au lieu de marcher dans cette voie difficile, Nathan était retombé par nécessité dans la poudre et les mouches du vaudeville dix-huitième siècle, dans la pièce à costumes, et la réimpression scénique des livres à succès. Néanmoins, il passait pour un grand esprit qui n’avait pas donné son dernier mot. Il avait d’ailleurs abordé la haute littérature et publié trois romans, sans compter ceux qu’il entretenait sous presse comme des poissons dans un vivier. L’un de ces trois livres, le premier, comme chez plusieurs écrivains qui n’ont pu faire qu’un premier ouvrage, avait obtenu le plus brillant succès. Cet ouvrage, imprudemment mis alors en première ligne, cette œuvre d’artiste, il la faisait appeler à tout propos le plus beau livre de l’époque, l’unique roman du siécle. Il se plaignait d’ailleurs beaucoup des exigences de l’art ; il était un de ceux qui contribuèrent le plus à faire ranger toutes les œuvres, le tableau, la statue, le livre, l’édifice, sous la bannière unique de l’Art. Il avait commencé par commettre un livre de poésies qui lui méritait une place dans la pléiade des poètes actuels, et parmi lesquelles se trouvait un poème nébuleux assez admiré. Tenu de produire par son manque de fortune, il allait du théâtre à la presse, et de la presse au théâtre, se dissipant, s’éparpillant et croyant toujours en sa veine. Sa gloire n’était donc pas inédite comme celle de plusieurs célébrités à l’agonie, soutenues par les titres d’ouvrages à faire, lesquels n’auront pas autant d’éditions qu’ils ont nécessité de marchés. Nathan ressemblait à un homme de génie ; et s’il eût marché à l’échafaud, comme l’envie lui en prit, il aurait pu se frapper le front à la manière d’André de Chénier. Saisi d’une ambition politique en voyant l’irruption au pouvoir d’une douzaine d’auteurs, de professeurs, de métaphysiciens et d’historiens qui s’incrustèrent dans la machine pendant les tourmentes de 1830 à 1833, il regretta de ne pas avoir fait des articles politiques au lieu d’articles littéraires. Il se croyait supérieur à ces parvenus dont la fortune lui inspirait alors une dévorante jalousie. Il appartenait à ces esprits jaloux de tout, capables de tout, à qui l’on vole tous les succès, et qui vont se heurtant à mille endroits lumineux sans se fixer à un seul, épuisant toujours la volonté du voisin. En ce moment, il allait du saint-simonisme au {p. 224} républicanisme, pour revenir peut-être au ministérialisme. Il guettait son os à ronger dans tous les coins, et cherchait une place sûre d’où il pût aboyer à l’abri des coups et se rendre redoutable ; mais il avait la honte de ne pas se voir prendre au sérieux par l’illustre de Marsay, qui dirigeait alors le gouvernement et qui n’avait aucune considération pour les auteurs chez lesquels il ne trouvait pas ce que Richelieu nommait l’esprit de suite, ou mieux, de la suite dans les idées. D’ailleurs tout ministère eût compté sur le dérangement continuel des affaires de Raoul. Tôt ou tard la nécessité devait l’amener à subir des conditions au lieu d’en imposer. Le caractère réel et soigneusement caché de Raoul concorde à son caractère public. Il est comédien de bonne foi, personnel comme si l’État était lui, et très-habile déclamateur. Nul ne sait mieux jouer les sentiments, se targuer de grandeurs fausses, se parer de beautés morales, se respecter en paroles, et se poser comme un Alceste en agissant comme Philinte. Son égoïsme trotte à couvert de cette armure en carton peint, et touche souvent au but caché qu’il se propose. Paresseux au superlatif, il n’a rien fait que piqué par les hallebardes de la nécessité. La continuité du travail appliquée à la création d’un monument, il l’ignore ; mais dans le paroxysme de rage que lui ont causé ses vanités blessées, ou dans un moment de crise amené par le créancier, il saute l’Eurotas, il triomphe des plus difficiles escomptes de l’esprit. Puis, fatigué, surpris d’avoir créé quelque chose, il retombe dans le marasme des jouissances parisiennes. Le besoin se représente formidable : il est sans force, il descend alors et se compromet. Mu par une fausse idée de sa grandeur et de son avenir, dont il prend mesure sur la haute fortune d’un de ses anciens camarades, un des rares talents ministériels mis en lumière par la révolution de juillet, pour sortir d’embarras il se permet avec les personnes qui l’aiment des barbarismes de conscience enterrés dans les mystères de la vie privée, mais dont personne ne parle ni ne se plaint. La banalité de son cœur, l’impudeur de sa poignée de main qui serre tous les vices, tous les malheurs, toutes les trahisons, toutes les opinions, l’ont rendu inviolable comme un roi constitutionnel. Le péché véniel, qui exciterait clameur de haro sur un homme d’un grand caractère, de lui n’est rien ; un acte peu délicat est à peine quelque chose, tout le monde s’excuse en l’excusant. Celui même qui serait tenté de le mépriser lui tend la main en ayant peur d’avoir besoin de lui. Il a tant d’amis qu’il {p. 225} souhaite des ennemis. Cette bonhomie apparente qui séduit les nouveaux venus et n’empêche aucune trahison, qui se permet et justifie tout, qui jette les hauts cris à une blessure et la pardonne, est un des caractères distinctifs du journaliste. Cette camaraderie, mot créé par un homme d’esprit, corrode les plus belles âmes : elle rouille leur fierté, tue le principe des grandes œuvres, et consacre la lâcheté de l’esprit. En exigeant cette mollesse de conscience chez tout le monde, certaines gens se ménagent l’absolution de leurs traîtrises, de leurs changements de parti. Voilà comment la portion la plus éclairée d’une nation devient la moins estimable. Jugé du point de vue littéraire, il manque à Nathan le style et l’instruction. Comme la plupart des jeunes ambitieux de la littérature, il dégorge aujourd’hui son instruction d’hier. Il n’a ni le temps ni la patience d’écrire ; il n’a pas observé, mais il écoute. Incapable de construire un plan vigoureusement charpenté, peut-être se sauve-t-il par la fougue de son dessin. Il faisait de la passion, selon un mot de l’argot littéraire, parce qu’en fait de passion tout est vrai ; tandis que le génie a pour mission de chercher, à travers les hasards du vrai, ce qui doit sembler probable à tout le monde. Au lieu de réveiller des idées, ses héros sont des individualités agrandies qui n’excitent que des sympathies fugitives ; ils ne se relient pas aux grands intérêts de la vie, et dès lors ne représentent rien ; mais il se soutient par la rapidité de son esprit, par ces bonheurs de rencontre que les joueurs de billard nomment des raccrocs. Il est le plus habile tireur au vol des idées qui s’abattent sur Paris, ou que Paris fait lever. Sa fécondité n’est pas à lui, mais à l’époque : il vit sur la circonstance, et, pour la dominer, il en outre la portée. Enfin, il n’est pas vrai, sa phrase est menteuse ; il y a chez lui, comme le disait le comte Félix, du joueur de gobelets. Cette plume prend son encre dans le cabinet d’une actrice, on le sent. Nathan offre une image de la jeunesse littéraire d’aujourd’hui, de ses fausses grandeurs et de ses misères réelles ; il la représente avec ses beautés incorrectes et ses chutes profondes, sa vie à cascades bouillonnantes, à revers soudains, à triomphes inespérés. C’est bien l’enfant de ce siècle dévoré de jalousie, où mille rivalités à couvert sous des systèmes nourrissent à leur profit l’hydre de l’anarchie de tous leurs mécomptes, qui veut la fortune sans le travail, la gloire sans le talent et le succès sans peine ; mais qu’après bien des {p. 226} rébellions, bien des escarmouches, ses vices amènent à émarger le Budget sous le bon plaisir du Pouvoir. Quand tant de jeunes ambitions sont parties à pied et se sont toutes donné rendez-vous au même point, il y a concurrence de volontés, misères inouïes, luttes acharnées. Dans cette bataille horrible, l’égoïsme le plus violent ou le plus adroit gagne la victoire. L’exemple est envié, justifié malgré les criailleries, dirait Molière : on le suit. Quand, en sa qualité d’ennemi de la nouvelle dynastie, Raoul fut introduit dans le salon de madame de Montcornet, ses apparentes grandeurs florissaient. Il était accepté comme le critique politique des de Marsay, des Rastignac, des La Roche-Hugon, arrivés au pouvoir. Victime de ses fatales hésitations, de sa répugnance pour l’action qui ne concernait que lui-même, Émile Blondet, l’introducteur de Nathan, continuait son métier de moqueur, ne prenait parti pour personne et tenait à tout le monde. Il était l’ami de Raoul, l’ami de Rastignac, l’ami de Montcornet. « – Tu es un triangle politique, lui disait en riant de Marsay quand il le rencontrait à l’Opéra, cette forme géométrique n’appartient qu’à Dieu qui n’a rien à faire ; mais les ambitieux doivent aller en ligne courbe, le chemin le plus court en politique. » Vu à distance, Raoul Nathan était un très beau météore. La mode autorisait ses façons et sa tournure. Son républicanisme emprunté lui donnait momentanément cette âpreté janséniste que prennent les défenseurs de la cause populaire desquels il se moquait intérieurement, et qui n’est pas sans charme aux yeux des femmes. Les femmes aiment à faire des prodiges, à briser les rochers, à fondre les caractères qui paraissent être de bronze. La toilette du moral était donc alors chez Raoul en harmonie avec son vêtement. Il devait être et fut, pour l’Ève ennuyée de son paradis de la rue du Rocher, le serpent chatoyant, coloré, beau diseur, aux yeux magnétiques, aux mouvements harmonieux, qui perdit la première femme. Dès que la comtesse Marie aperçut Raoul, elle éprouva ce mouvement intérieur dont la violence cause une sorte d’effroi. Ce prétendu grand homme eut sur elle par son regard une influence physique qui rayonna jusque dans son cœur en le troublant. Ce trouble lui fit plaisir. Ce manteau de pourpre que la célébrité drapait pour un moment sur les épaules de Nathan éblouit cette femme ingénue. À l’heure du thé, Marie quitta la place où, parmi quelques femmes occupées à causer, elle s’était tue en voyant cet être extraordinaire. Ce silence {p. 227} avait été remarqué par ses fausses amies. La comtesse s’approcha du divan carré placé au milieu du salon où pérorait Raoul. Elle se tint debout donnant le bras à madame Octave de Camps, excellente femme qui lui garda le secret sur les tremblements involontaires par lesquels se trahissaient ses violentes émotions. Quoique l’œil d’une femme éprise ou surprise laisse échapper d’incroyables douceurs, Raoul tirait en ce moment un véritable feu d’artifice ; il était trop au milieu de ses épigrammes qui partaient comme des fusées, de ses accusations enroulées et déroulées comme des soleils, des flamboyants portraits qu’il dessinait en traits de feu, pour remarquer la naïve admiration d’une pauvre petite Ève, cachée dans le groupe de femmes qui l’entouraient. Cette curiosité, semblable à celle qui précipiterait Paris vers le Jardin-des-Plantes pour y voir une licorne, si l’on en trouvait une dans ces célèbres montagnes de la Lune, encore vierges des pas d’un Européen, enivre les esprits secondaires autant qu’elle attriste les âmes vraiment élevées ; mais elle enchantait Raoul : il était donc trop à toutes les femmes pour être à une seule.

– Prenez garde, ma chère, dit à l’oreille de Marie sa gracieuse et adorable compagne, allez-vous-en.

La comtesse regarda son mari pour lui demander son bras par une de ces œillades que les maris ne comprennent pas toujours : Félix l’emmena.

– Mon cher, dit madame d’Espard à l’oreille de Raoul, vous êtes un heureux coquin. Vous avez fait ce soir plus d’une conquête, mais, entre autres, celle de la charmante femme qui nous a si brusquement quittés.

– Sais-tu ce que la marquise d’Espard a voulu me dire ? demanda Raoul à Blondet en lui rappelant le propos de cette grande dame quand ils furent à peu près seuls, entre une heure et deux du matin.

– Mais je viens d’apprendre que la comtesse de Vandenesse est tombée amoureuse-folle de toi. Tu n’es pas à plaindre.

– Je ne l’ai pas vue, dit Raoul.

– Oh ! tu la verras, fripon, dit Émile Blondet en éclatant de rire. Lady Dudley t’a engagé à son grand bal précisément pour que tu la rencontres.

Raoul et Blondet partirent ensemble avec Rastignac, qui leur offrit sa voiture. Tous trois se mirent à rire de la réunion d’un {p. 228} sous-secrétaire-d’état éclectique, d’un républicain féroce et d’un athée politique.

– Si nous soupions aux dépens de l’ordre de choses actuel ? dit Blondet qui voulait remettre les soupers en honneur.

Rastignac les ramena chez Véry, renvoya sa voiture, et tous trois s’attablèrent en analysant la société présente et riant d’un rire rabelaisien. Au milieu du souper, Rastignac et Blondet conseillèrent à leur ennemi postiche de ne pas négliger une bonne fortune aussi capitale que celle qui s’offrait à lui. Ces deux roués firent d’un style moqueur l’histoire de la comtesse Marie de Vandenesse ; ils portèrent le scalpel de l’épigramme et la pointe aiguë du bon mot dans cette enfance candide, dans cet heureux mariage. Blondet félicita Raoul de rencontrer une femme qui n’était encore coupable que de mauvais dessins au crayon rouge, de maigres paysages à l’aquarelle, de pantoufles brodées pour son mari, de sonates exécutées avec la plus chaste intention, cousue pendant dix-huit ans à la jupe maternelle, confite dans les pratiques religieuses, élevée par Vandenesse, et cuite à point par le mariage pour être dégustée par l’amour. À la troisième bouteille de vin de Champagne, Raoul Nathan s’abandonna plus qu’il ne l’avait jamais fait avec personne.

– Mes amis, leur dit-il, vous connaissez mes relations avec Florine, vous savez ma vie, vous ne serez pas étonnés de m’entendre vous avouer que j’ignore absolument la couleur de l’amour d’une comtesse. J’ai souvent été très-humilié en pensant que je ne pouvais pas me donner une Béatrix, une Laure, autrement qu’en poésie ! Une femme noble et pure est comme une conscience sans tache, qui nous représente à nous-mêmes sous une belle forme. Ailleurs, nous pouvons nous souiller ; mais là, nous restons grands, fiers, immaculés. Ailleurs nous menons une vie enragée, mais là se respire le calme, la fraîcheur, la verdure de l’oasis.

– Va, va, mon bonhomme, lui dit Rastignac, démanche sur la quatrième corde la prière de Moïse, comme Paganini.

Raoul resta muet, les yeux fixes, hébétés.

– Ce vil apprenti ministre ne me comprend pas, dit-il après un moment de silence.

Ainsi, pendant que la pauvre Ève de la rue du Rocher se couchait dans les langes de la honte, s’effrayait du plaisir avec lequel elle avait écouté ce prétendu grand poète, et flottait entre la voix {p. 229} sévère de sa reconnaissance pour Vandenesse et les paroles dorées du serpent, ces trois esprits effrontés marchaient sur les tendres et blanches fleurs de son amour naissant. Ah ! si les femmes connaissaient l’allure cynique que ces hommes si patients, si patelins près d’elles prennent loin d’elles ! combien ils se moquent de ce qu’ils adorent ! Fraîche, gracieuse et pudique créature, comme la plaisanterie bouffonne la déshabillait et l’analysait ! mais aussi quel triomphe ! Plus elle perdait de voiles, plus elle montrait de beautés.

Marie, en ce moment, comparait Raoul et Félix, sans se douter du danger que court le cœur à faire de semblables parallèles. Rien au monde ne contrastait mieux que le désordonné, le vigoureux Raoul, et Félix de Vandenesse, soigné comme une petite maîtresse, serré dans ses habits, doué d’une charmante disinvoltura, sectateur de l’élégance anglaise à laquelle l’avait jadis habitué lady Dudley. Ce contraste plaît à l’imagination des femmes, assez portées à passer d’une extrémité à l’autre. La comtesse, femme sage et pieuse, se défendit à elle-même de penser à Raoul, en se trouvant une infâme ingrate, le lendemain au milieu de son paradis.

– Que dites-vous de Raoul Nathan, demanda-t-elle en déjeunant à son mari.

– Un joueur de gobelets, répondit le comte, un de ces volcans qui se calment avec un peu de poudre d’or. La comtesse de Montcornet a eu tort de l’admettre chez elle.

Cette réponse froissa d’autant plus Marie que Félix, au fait du monde littéraire, appuya son jugement de preuves en racontant ce qu’il savait de la vie de Raoul Nathan, vie précaire, mêlée à celle de Florine, une actrice en renom. – Si cet homme a du génie, dit-il en terminant, il n’a ni la constance ni la patience qui le consacrent et le rendent chose divine. Il veut en imposer au monde en se mettant sur un rang où il ne peut se soutenir. Les vrais talents, les gens studieux, honorables, n’agissent pas ainsi : ils marchent courageusement dans leur voie, ils acceptent leurs misères et ne les couvrent pas d’oripeaux.

La pensée d’une femme est douée d’une incroyable élasticité : quand elle reçoit un coup d’assommoir, elle plie, paraît écrasée, et reprend sa forme dans un temps donné. – Félix a sans doute raison, se dit d’abord la comtesse. Mais trois jours après, elle pensait au serpent, ramenée par cette émotion à la fois douce et {p. 230} cruelle que lui avait donnée Raoul, et que Vandenesse avait eu le tort de ne pas lui faire connaître. Le comte et la comtesse allèrent au grand bal de lady Dudley, où de Marsay parut pour la dernière fois dans le monde, car il mourut deux mois après en laissant la réputation d’un homme d’état immense, dont la portée fut, disait Blondet, incompréhensible. Vandenesse et sa femme retrouvèrent Raoul Nathan dans cette assemblée remarquable par la réunion de plusieurs personnages du drame politique très-étonnés de se trouver ensemble. Ce fut une des premières solennités du grand monde. Les salons offraient à l’œil un spectacle magique : des fleurs, des diamants, des chevelures brillantes, tous les écrins vidés, toutes les ressources de la toilette mises à contribution. Le salon pouvait se comparer à l’une des serres coquettes où de riches horticulteurs rassemblent les plus magnifiques raretés. Même éclat, même finesse de tissus. L’industrie humaine semblait aussi vouloir lutter avec les créations animées. Partout des gazes blanches ou peintes comme les ailes des plus jolies libellules, des crêpes, des dentelles, des blondes, des tulles variés comme les fantaisies de la nature entomologique, découpés, ondés, dentelés, des fils d’aranéide en or, en argent, des brouillards de soie, des fleurs brodées par les fées ou fleuries par des génies emprisonnés, des plumes colorées par les feux du tropique, en saule pleureur au-dessus des têtes orgueilleuses, des perles tordues en nattes, des étoffes laminées, côtelées, déchiquetées, comme si le génie des arabesques avait conseillé l’industrie française. Ce luxe était en harmonie avec les beautés réunies là comme pour réaliser un keepsake. L’œil embrassait les plus blanches épaules, les unes de couleur d’ambre, les autres d’un lustré qui faisait croire qu’elles avaient été cylindrées, celles-ci satinées, celles-là mates et grasses comme si Rubens en avait préparé la pâte, enfin toutes les nuances trouvées par l’homme dans le blanc. C’était des yeux étincelants comme des onyx ou des turquoises bordées de velours noir ou de franges blondes ; des coupes de figures variées qui rappelaient les types les plus gracieux des différents pays, des fronts sublimes et majestueux, ou doucement bombés comme si la pensée y abondait, ou plats comme si la résistance y siégeait invaincue ; puis, ce qui donne tant d’attrait à ces fêtes préparées pour le regard, des gorges repliées comme les aimait Georges IV, ou séparées à la mode du dix-huitième siècle, ou tendant à se rapprocher, comme les voulait {p. 231} Louis XV ; mais montrées avec audace, sans voiles, ou sous ces jolies gorgerettes froncées des portraits de Raphaël, le triomphe de ses patients élèves. Les plus jolis pieds tendus pour la danse, les tailles abandonnées dans les bras de la valse, stimulaient l’attention des plus indifférents. Les bruissements des plus douces voix, le frôlement des robes, les murmures de la danse, les chocs de la valse accompagnaient fantastiquement la musique. La baguette d’une fée semblait avoir ordonné cette sorcellerie étouffante, cette mélodie de parfums, ces lumières irisées dans les cristaux où pétillaient les bougies, ces tableaux multipliés par les glaces. Cette assemblée des plus jolies femmes et des plus jolies toilettes se détachait sur la masse noire des hommes, où se remarquaient les profils élégants, fins, corrects des nobles, les moustaches fauves et les figures graves des Anglais, les visages gracieux de l’aristocratie française. Tous les ordres de l’Europe scintillaient sur les poitrines, pendus au cou, en sautoir, ou tombant à la hanche. En examinant ce monde, il ne présentait pas seulement les brillantes couleurs de la parure, il avait une âme, il vivait, il pensait, il sentait. Des passions cachées lui donnaient une physionomie : vous eussiez surpris des regards malicieux échangés, de blanches jeunes filles étourdies et curieuses trahissant un désir, des femmes jalouses se confiant des méchancetés dites sous l’éventail, ou se faisant des compliments exagérés. La Société parée, frisée, musquée, se laissait aller à une folie de fête qui portait au cerveau comme une fumée capiteuse. Il semblait que de tous les fronts, comme de tous les cœurs, il s’échappât des sentiments et des idées qui se condensaient et dont la masse réagissait sur les personnes les plus froides pour les exalter. Par le moment le plus animé de cette enivrante soirée, dans un coin du salon doré où jouaient un ou deux banquiers, des ambassadeurs, d’anciens ministres, et le vieux, l’immoral lord Dudley qui par hasard était venu, madame Félix de Vandenesse fut irrésistiblement entraînée à causer avec Nathan. Peut-être cédait-elle à cette ivresse du bal, qui a souvent arraché des aveux aux plus discrètes. À l’aspect de cette fête et des splendeurs d’un monde où il n’était pas encore venu, Nathan fut mordu au cœur par un redoublement d’ambition. En voyant Rastignac, dont le frère cadet venait d’être nommé évêque à vingt-sept ans, dont Martial de la Roche-Hugon, le beau-frère, était ministre, qui lui-même était {p. 232} sous-secrétaire d’état et allait, suivant une rumeur, épouser la fille unique du baron de Nucingen ; en voyant dans le corps diplomatique un écrivain inconnu qui traduisait les journaux étrangers pour un journal devenu dynastique dès 1830, puis des faiseurs d’articles passés au conseil d’état, des professeurs pairs de France, il se vit avec douleur dans une mauvaise voie en prêchant le renversement de cette aristocratie où brillaient les talents heureux, les adresses couronnées par le succès, les supériorités réelles. Blondet, si malheureux, si exploité dans le journalisme, mais si bien accueilli là, pouvant encore, s’il le voulait, entrer dans le sentier de la fortune par suite de sa liaison avec madame de Montcornet, fut aux yeux de Nathan un frappant exemple de la puissance des relations sociales. Au fond de son cœur, il résolut de se jouer des opinions à l’instar des de Marsay, Rastignac, Blondet, Talleyrand, le chef de cette secte, de n’accepter que les faits, de les tordre à son profit, de voir dans tout système une arme, et de ne point déranger une société si bien constituée, si belle, si naturelle. – Mon avenir, se dit-il, dépend d’une femme qui appartienne à ce monde.

Dans cette pensée, conçue au feu d’un désir frénétique, il tomba sur la comtesse de Vandenesse comme un milan sur sa proie. Cette charmante créature, si jolie dans sa parure de marabouts qui produisait ce flou délicieux des peintures de Lawrence, en harmonie avec la douceur de son caractère, fut pénétrée par la bouillante énergie de ce poète enragé d’ambition. Lady Dudley, à qui rien n’échappait, protégea cet aparté en livrant le comte de Vandenesse à madame de Manerville. Forte d’un ancien ascendant, cette femme prit Félix dans les lacs d’une querelle pleine d’agaceries, de confidences embellies de rougeurs, de regrets finement jetés comme des fleurs à ses pieds, de récriminations où elle se donnait raison pour se faire donner tort. Ces deux amants brouillés se parlaient pour la première fois d’oreille à oreille. Pendant que l’ancienne maîtresse de son mari fouillait la cendre des plaisirs éteints pour y trouver quelques charbons, madame Félix de Vandenesse éprouvait ces violentes palpitations que cause à une femme la certitude d’être en faute et de marcher dans le terrain défendu : émotions qui ne sont pas sans charmes et qui réveillent tant de puissances endormies. Aujourd’hui, comme dans le conte de la Barbe-Bleue, toutes les femmes aiment à se servir de la clef tachée de sang ; magnifique idée mythologique, une des gloires de Perrault.

{p. 233} Le dramaturge, qui connaissait son Shakespeare, déroula ses misères, raconta sa lutte avec les hommes et les choses, fit entrevoir ses grandeurs sans base, son génie politique inconnu, sa vie sans affection noble. Sans en dire un mot, il suggéra l’idée à cette charmante femme de jouer pour lui le rôle sublime que joue Rebecca dans Ivanhoë : l’aimer, le protéger. Tout se passa dans les régions éthérées du sentiment. Les myosotis ne sont pas plus bleus, les lis ne sont pas plus candides, les fronts des séraphins ne sont pas plus blancs que ne l’étaient les images, les choses et le front éclairci, radieux de cet artiste, qui pouvait envoyer sa conversation chez son libraire. Il s’acquitta bien de son rôle de reptile, il fit briller aux yeux de la comtesse les éclatantes couleurs de la fatale pomme. Marie quitta ce bal en proie à des remords qui ressemblaient à des espérances, chatouillée par des compliments qui flattaient sa vanité, émue dans les moindres replis du cœur, prise par ses vertus, séduite par sa pitié pour le malheur.

Peut-être madame de Manerville avait-elle amené Vandenesse jusqu’au salon où sa femme causait avec Nathan ; peut-être y était-il venu de lui-même en cherchant Marie pour partir ; peut-être sa conversation avait-elle remué des chagrins assoupis. Quoi qu’il en fût, quand elle vint lui demander son bras, sa femme lui trouva le front attristé, l’air rêveur. La comtesse craignit d’avoir été vue. Dès qu’elle fut seule en voiture avec Félix, elle lui jeta le sourire le plus fin, et lui dit : – Ne causiez-vous pas là, mon ami, avec madame de Manerville ? Félix n’était pas encore sorti des broussailles où sa femme l’avait promené par une charmante querelle au moment où la voiture entrait à l’hôtel. Ce fut la première ruse que dicta l’amour. Marie fut heureuse d’avoir triomphé d’un homme qui jusqu’alors lui semblait si supérieur. Elle goûta la première joie que donne un succès nécessaire.

Entre la rue Basse-du-Rempart et la rue Neuve-des-Mathurins, Raoul avait, dans un passage, au troisième étage d’une maison mince et laide, un petit appartement désert, nu, froid, où il demeurait pour le public des indifférents, pour les néophytes littéraires, pour ses créanciers, pour les importuns et les divers ennuyeux qui doivent rester sur le seuil de la vie intime. Son domicile réel, sa grande existence, sa représentation étaient chez mademoiselle Florine, comédienne de second ordre, mais que depuis {p. 234} dix ans les amis de Nathan, des journaux, quelques auteurs intronisaient parmi les illustres actrices. Depuis dix ans, Raoul s’était si bien attaché à cette femme qu’il passait la moitié de sa vie chez elle ; il y mangeait quand il n’avait ni ami à traiter, ni dîner en ville. À une corruption accomplie, Florine joignait un esprit exquis que le commerce des artistes avait développé et que l’usage aiguisait chaque jour. L’esprit passe pour une qualité rare chez les comédiens. Il est si naturel de supposer que les gens qui dépensent leur vie à tout mettre en dehors n’aient rien au dedans ! Mais si l’on pense au petit nombre d’acteurs et d’actrices qui vivent dans chaque siècle, et à la quantité d’auteurs dramatiques et de femmes séduisantes que cette population a fournis, il est permis de réfuter cette opinion qui repose sur une éternelle critique faite aux artistes, accusés tous de perdre leurs sentiments personnels dans l’expression plastique des passions ; tandis qu’ils n’y emploient que les forces de l’esprit, de la mémoire et de l’imagination. Les grands artistes sont des êtres qui, suivant un mot de Napoléon, interceptent à volonté la communication que la nature a mise entre les sens et la pensée. Molière et Talma, dans leur vieillesse, ont été plus amoureux que ne le sont les hommes ordinaires. Forcée d’écouter des journalistes qui devinent et calculent tout, des écrivains qui prévoient et disent tout, d’observer certains hommes politiques qui profitaient chez elle des saillies de chacun, Florine offrait en elle un mélange de démon et d’ange qui la rendait digne de recevoir ces roués ; elle les ravissait par son sang-froid. Sa monstruosité d’esprit et de cœur leur plaisait infiniment. Sa maison, enrichie de tributs galants, présentait la magnificence exagérée des femmes qui, peu soucieuses du prix des choses, ne se soucient que des choses elles-mêmes, et leur donnent la valeur de leurs caprices ; qui cassent dans un accès de colère un éventail, une cassolette dignes d’une reine, et jettent les hauts cris si l’on brise une porcelaine de dix francs dans laquelle boivent leurs petits chiens. Sa salle à manger, pleine des offrandes les plus distinguées, peut servir à faire comprendre le pêle-mêle de ce luxe royal et dédaigneux. C’était partout, même au plafond, des boiseries en chêne naturel sculpté rehaussées par des filets d’or mat, et dont les panneaux avaient pour cadre des enfants jouant avec des chimères, où la lumière papillotait, éclairant ici une croquade de Decamps, là un plâtre d’ange tenant un bénitier donné par Antonin Moine ; plus {p. 235} loin quelque tableau coquet d’Eugène Devéria, une sombre figure d’alchimiste espagnol par Louis Boulanger, un autographe de lord Byron à Caroline encadré dans de l’ébène sculpté par Elschoet ; en regard, une autre lettre de Napoléon à Joséphine. Tout cela placé sans aucune symétrie, mais avec un art inaperçu. L’esprit était comme surpris. Il y avait de la coquetterie et du laissez-aller, deux qualités qui ne se trouvent réunies que chez les artistes. Sur la cheminée en bois délicieusement sculpté, rien qu’une étrange et florentine statue d’ivoire attribuée à Michel-Ange, qui représentait un Égipan trouvant une femme sous la peau d’un jeune pâtre, et dont l’original est au trésor de Vienne ; puis, de chaque côté, des torchères dues à quelque ciseau de la Renaissance. Une horloge de Boule, sur un piédestal d’écaille incrusté d’arabesques en cuivre, étincelait au milieu d’un panneau, entre deux statuettes échappées à quelque démolition abbatiale. Dans les angles brillaient sur leurs piédestaux des lampes d’une magnificence royale, par lesquelles un fabricant avait payé quelques sonores réclames sur la nécessité d’avoir des lampes richement adaptées à des cornets du Japon. Sur une étagère mirifique se prélassait une argenterie précieuse bien gagnée dans un combat où quelque lord avait reconnu l’ascendant de la nation française ; puis des porcelaines à reliefs ; enfin le luxe exquis de l’artiste qui n’a d’autre capital que son mobilier. La chambre en violet était un rêve de danseuse à son début : des rideaux en velours doublés de soie blanche, drapés sur un voile de tulle ; un plafond en cachemire blanc relevé de satin violet ; au pied du lit un tapis d’hermine ; dans le lit, dont les rideaux ressemblaient à un lys renversé, se trouvait une lanterne pour y lire les journaux avant qu’ils ne parussent. Un salon jaune rehaussé par des ornements couleur de bronze florentin était en harmonie avec toutes ces magnificences ; mais une description exacte ferait ressembler ces pages à l’affiche d’une vente par autorité de justice. Pour trouver des comparaisons à toutes ces belles choses, il aurait fallu aller à deux pas de là, chez les Rothschild.

Sophie Grignoult, qui s’était surnommée Florine par un baptême assez commun au théâtre, avait débuté sur les scènes inférieures, malgré sa beauté. Son succès et sa fortune, elle les devait à Raoul Nathan. L’association de ces deux destinées, assez commune dans le monde dramatique et littéraire, ne faisait aucun tort à Raoul, qui gardait les convenances en homme de haute portée. La fortune de {p. 236} Florine n’avait néanmoins rien de stable. Ses rentes aléatoires étaient fournies par ses engagements, par ses congés, et payaient à peine sa toilette et son ménage. Nathan lui donnait quelques contributions levées sur les entreprises nouvelles de l’industrie ; mais, quoique toujours galant et protecteur avec elle, cette protection n’avait rien de régulier ni de solide. Cette incertitude, cette vie en l’air n’effrayaient point Florine. Florine croyait en son talent, elle croyait en sa beauté. Sa foi robuste avait quelque chose de comique pour ceux qui l’entendaient hypothéquer son avenir là-dessus quand on lui faisait des remontrances. « – J’aurai des rentes lorsqu’il me plaira d’en avoir, disait-elle. J’ai déjà cinquante francs sur le grand-livre. » Personne ne comprenait comment elle avait pu rester sept ans oubliée, belle comme elle était ; mais, à la vérité, Florine fut enrôlée comme comparse à treize ans, et débutait deux ans après sur un obscur théâtre des boulevards. À quinze ans, ni la beauté ni le talent n’existent : une femme est tout promesse. Elle avait alors vingt-huit ans, le moment où les beautés des femmes françaises sont dans tout leur éclat. Les peintres voyaient avant tout dans Florine des épaules d’un blanc lustré, teintes de tons olivâtres aux environs de la nuque, mais fermes et polies ; la lumière glissait dessus comme sur une étoffe moirée. Quand elle tournait la tête, il se formait dans son cou des plis magnifiques, l’admiration des sculpteurs. Elle avait sur ce cou triomphant une petite tête d’impératrice romaine, la tête élégante et fine, ronde et volontaire de Poppée, des traits d’une correction spirituelle, le front lisse des femmes qui chassent le souci et les réflexions, qui cèdent facilement, mais qui se butent aussi comme des mules et n’écoutent alors plus rien. Ce front taillé comme d’un seul coup de ciseau faisait valoir de beaux cheveux cendrés presque toujours relevés par-devant en deux masses égales, à la romaine, et mis en mamelon derrière la tête pour la prolonger et rehausser par leur couleur le blanc du col. Des sourcils noirs et fins, dessinés par quelque peintre chinois, encadraient des paupières molles où se voyait un réseau de fibrilles roses. Ses prunelles allumées par une vive lumière, mais tigrées par des rayures brunes, donnaient à son regard la cruelle fixité des bêtes fauves et révélaient la malice froide de la courtisane. Ses adorables yeux de gazelle étaient d’un beau gris et frangés de longs cils noirs, charmante opposition qui rendait encore plus sensible leur {p. 237} expression d’attentive et calme volupté ; le tour offrait des tons fatigués ; mais à la manière artiste dont elle savait couler sa prunelle dans le coin ou en haut de l’œil, pour observer ou pour avoir l’air de méditer, la façon dont elle la tenait fixe en lui faisant jeter tout son éclat sans déranger la tête, sans ôter à son visage son immobilité, manœuvre apprise à la scène ; mais la vivacité de ses regards quand elle embrassait toute une salle en y cherchant quelqu’un rendaient ses yeux les plus terribles, les plus doux, les plus extraordinaires du monde. Le rouge avait détruit les délicieuses teintes diaphanes de ses joues, dont la chair était délicate ; mais, si elle ne pouvait plus ni rougir ni pâlir, elle avait un nez mince, coupé de narines roses et passionnées, fait pour exprimer l’ironie, la moquerie des servantes de Molière. Sa bouche sensuelle et dissipatrice, aussi favorable au sarcasme qu’à l’amour, était embellie par les deux arêtes du sillon qui rattachait la lèvre supérieure au nez. Son menton blanc, un peu gros, annonçait une certaine violence amoureuse. Ses mains et ses bras étaient dignes d’une souveraine. Mais elle avait le pied gros et court, signe indélébile de sa naissance obscure. Jamais un héritage ne causa plus de soucis. Florine avait tout tenté, excepté l’amputation, pour le changer. Ses pieds furent obstinés, comme les Bretons auxquels elle devait le jour ; ils résistèrent à tous les savants, à tous les traitements ; Florine portait des brodequins longs et garnis de coton à l’intérieur pour figurer une courbure à son pied. Elle était de moyenne taille, menacée d’obésité, mais assez cambrée et bien faite. Au moral, elle possédait à fond les minauderies et les querelles, les condiments et les chateries de son métier ; elle leur imprimait une saveur particulière en jouant l’enfance et glissant au milieu de ses rires ingénus des malices philosophiques. En apparence ignorante, étourdie, elle était très-forte sur l’escompte et sur toute la jurisprudence commerciale. Elle avait éprouvé tant de misères avant d’arriver au jour de son douteux succès ! Elle était descendue d’étage en étage jusqu’au premier par tant d’aventures ! Elle savait la vie, depuis celle qui commence au fromage de Brie jusqu’à celle qui suce dédaigneusement des beignets d’ananas ; depuis celle qui se cuisine et se savonne au coin de la cheminée d’une mansarde avec un fourneau de terre, jusqu’à celle qui convoque le ban et l’arrière-ban des chefs à grosse panse et des gâte-sauces effrontés. Elle avait entretenu le Crédit sans le tuer. Elle n’ignorait rien de ce que les honnêtes femmes ignorent, {p. 238} elle parlait tous les langages ; elle était Peuple par l’expérience, et Noble par sa beauté distinguée. Difficile à surprendre, elle supposait toujours tout comme un espion, comme un juge ou comme un vieil homme d’État, et pouvait ainsi tout pénétrer. Elle connaissait le manége à employer avec les fournisseurs et leurs ruses, elle savait le prix des choses comme un commissaire-priseur. Quand elle était étalée dans sa chaise longue, comme une jeune mariée blanche et fraîche, tenant un rôle et l’apprenant, vous eussiez dit une enfant de seize ans, naïve, ignorante, faible, sans autre artifice que son innocence. Qu’un créancier importun vînt alors, elle se dressait comme un faon surpris et jurait un vrai juron. « – Eh ! mon cher, vos insolences sont un intérêt assez cher de l’argent que je vous dois, lui disait-elle, je suis fatiguée de vous voir, envoyez-moi des huissiers, je les préfère à votre sotte figure ! »

Florine donnait de charmants dîners, des concerts et des soirées très-suivis : on y jouait un jeu d’enfer. Ses amies étaient toutes belles. Jamais une vieille femme n’avait paru chez elle : elle ignorait la jalousie, elle y trouvait d’ailleurs l’aveu d’une infériorité. Elle avait connu Coralie, la Torpille, elle connaissait les Tullia, Euphrasie, les Aquilina, madame du Val-Noble, Mariette, ces femmes qui passent à travers Paris comme les fils de la Vierge dans l’atmosphère, sans qu’on sache où elles vont ni d’où elles viennent, aujourd’hui reines, demain esclaves ; puis les actrices, ses rivales, les cantatrices, enfin toute cette société féminine exceptionnelle, si bienfaisante, si gracieuse dans son sans-souci, dont la vie bohémienne absorbe ceux qui se laissent prendre dans la danse échevelée de son entrain, de sa verve, de son mépris de l’avenir. Quoique la vie de la Bohême se déployât chez elle dans tout son désordre, au milieu des rires de l’artiste, la reine du logis avait dix doigts et savait aussi bien compter que pas un de tous ses hôtes. Là se faisaient les saturnales secrètes de la littérature et de l’art mêlés à la politique et à la finance. Là le Désir régnait en souverain ; là le Spleen et la Fantaisie étaient sacrés comme chez une bourgeoise l’honneur et la vertu. Là venaient Blondet, Finot, Étienne Lousteau son septième amant et cru le premier, Félicien Vernou le feuilletoniste, Couture, Bixiou, Rastignac autrefois, Claude Vignon le critique, Nucingen le banquier, du Tillet, Conti le compositeur, enfin cette légion endiablée des plus féroces calculateurs en tout genre ; puis les amis des cantatrices, des danseuses et des actrices que connaissait Florine. Tout {p. 239} ce monde se haïssait ou s’aimait suivant les circonstances. Cette maison banale, où il suffisait d’être célèbre pour y être reçu, était comme le mauvais lieu de l’esprit et comme le bagne de l’intelligence : on n’y entrait pas sans avoir légalement attrapé sa fortune, fait dix ans de misère, égorgé deux ou trois passions, acquis une célébrité quelconque par des livres ou par des gilets, par un drame ou par un bel équipage ; on y complotait les mauvais tours à jouer, on y scrutait les moyens de fortune, on s’y moquait des émeutes qu’on avait fomentées la veille, on y soupesait la hausse et la baisse. Chaque homme, en sortant, reprenait la livrée de son opinion ; il pouvait, sans se compromettre, critiquer son propre parti, avouer la science et le bien-jouer de ses adversaires, formuler les pensées que personne n’avoue, enfin tout dire en gens qui pouvaient tout faire. Paris est le seul lieu du monde où il existe de ces maisons éclectiques où tous les goûts, tous les vices, toutes les opinions sont reçus avec une mise décente. Aussi n’est-il pas dit encore que Florine reste une comédienne du second ordre. La vie de Florine n’est pas d’ailleurs une vie oisive ni une vie à envier. Beaucoup de gens, séduits par le magnifique piédestal que le Théâtre fait à une femme, la supposent menant la joie d’un perpétuel carnaval. Au fond de bien des loges de portiers, sous la tuile de plus d’une mansarde, de pauvres créatures rêvent, au retour du spectacle, perles et diamants, robes lamées d’or et cordelières somptueuses, se voient les chevelures illuminées, se supposent applaudies, achetées, adorées, enlevées ; mais toutes ignorent les réalités de cette vie de cheval de manége où l’actrice est soumise à des répétitions sous peine d’amende, à des lectures de pièces, à des études constantes de rôles nouveaux, par un temps où l’on joue deux ou trois cents pièces par an à Paris. Pendant chaque représentation, Florine change deux ou trois fois de costume, et rentre souvent dans sa loge, épuisée, demi-morte. Elle est obligée alors d’enlever à grand renfort de cosmétique son rouge ou son blanc, de se dépoudrer si elle a joué un rôle du dix-huitième siècle. À peine a-t-elle eu le temps de dîner. Quand elle joue, une actrice ne peut ni se serrer, ni manger, ni parler. Florine n’a pas plus le temps de souper. Au retour de ces représentations qui, de nos jours, finissent le lendemain, n’a-t-elle pas sa toilette de nuit à faire, ses ordres à donner ? Couchée à une ou deux heures du matin, elle doit se lever assez matinalement pour repasser ses rôles, ordonner les costumes, les {p. 240} expliquer, les essayer, puis déjeuner, lire les billets doux, y répondre, travailler avec les entrepreneurs d’applaudissements pour faire soigner ses entrées et ses sorties, solder le compte des triomphes du mois passé en achetant en gros ceux du mois courant. Du temps de saint Genest, comédien canonisé, qui remplissait ses devoirs religieux et portait un cilice, il est à croire que le Théâtre n’exigeait pas cette féroce activité. Souvent Florine, pour pouvoir aller cueillir bourgeoisement des fleurs à la campagne, est obligée de se dire malade. Ces occupations purement mécaniques ne sont rien en comparaison des intrigues à mener, des chagrins de la vanité blessée, des préférences accordées par les auteurs, des rôles enlevés ou à enlever, des exigences des acteurs, des malices d’une rivale, des tiraillements de directeurs, de journalistes, et qui demandent une autre journée dans la journée. Jusqu’à présent il ne s’est point encore agi de l’art, de l’expression des passions, des détails de la mimique, des exigences de la scène où mille lorgnettes découvrent les taches de toute splendeur, et qui employaient la vie, la pensée de Talma, de Lekain, de Baron, de Contat, de Clairon, de Champmeslé. Dans ces infernales coulisses, l’amour-propre n’a point de sexe : l’artiste qui triomphe, homme ou femme, a contre soi les hommes et les femmes. Quant à la fortune, quelque considérables que soient les engagements de Florine, ils ne couvrent pas les dépenses de la toilette du théâtre, qui, sans compter les costumes, exige énormément de gants longs, de souliers, et n’exclut ni la toilette du soir ni celle de la ville. Le tiers de cette vie se passe à mendier, l’autre à se soutenir, le dernier à se défendre : tout y est travail. Si le bonheur y est ardemment goûté, c’est qu’il y est comme dérobé, rare, espéré long-temps, trouvé par hasard au milieu de détestables plaisirs imposés et de sourires au parterre. Pour Florine, la puissance de Raoul était comme un sceptre protecteur : il lui épargnait bien des ennuis, bien des soucis, comme autrefois les grands seigneurs à leurs maîtresses, comme aujourd’hui quelques vieillards qui courent implorer les journalistes quand un mot dans un petit journal a effrayé leur idole : elle y tenait plus qu’à un amant, elle y tenait comme à un appui, elle en avait soin comme d’un père, elle le trompait comme un mari ; mais elle lui aurait tout sacrifié. Raoul pouvait tout pour sa vanité d’artiste, pour la tranquillité de son amour-propre, pour son avenir au théâtre. Sans l’intervention d’un grand auteur, pas de grande actrice : {p. 241} on a dû la Champmeslé à Racine, comme Mars à Monvel et à Andrieux. Florine ne pouvait rien pour Raoul, elle aurait bien voulu lui être utile ou nécessaire. Elle comptait sur les alléchements de l’habitude, elle était toujours prête à ouvrir ses salons, à déployer le luxe de sa table pour ses projets, pour ses amis. Enfin, elle aspirait à être pour lui ce qu’était madame Pompadour pour Louis XV. Les actrices enviaient la position de Florine, comme quelques journalistes enviaient celle de Raoul. Maintenant, ceux à qui la pente de l’esprit humain vers les oppositions et les contraires est connue concevront bien qu’après dix ans de cette vie débraillée, bohémienne, pleine de hauts et de bas, de fêtes et de saisies, de sobriétés et d’orgies, Raoul fût entraîné vers un amour chaste et pur, vers la maison douce et harmonieuse d’une grande dame, de même que la comtesse Félix désirait introduire les tourmentes de la passion dans sa vie monotone à force de bonheur. Cette loi de la vie est celle de tous les arts qui n’existent que par les contrastes. L’œuvre faite sans cette ressource est la dernière expression du génie, comme le cloître est le plus grand effort du chrétien.

En rentrant chez lui, Raoul trouva deux mots de Florine apportés par la femme de chambre, un sommeil invincible ne lui permit pas de les lire ; il se coucha dans les fraîches délices du suave amour qui manquait à sa vie. Quelques heures après, il lut dans cette lettre d’importantes nouvelles que ni Rastignac ni de Marsay n’avaient laissé transpirer. Une indiscrétion avait appris à l’actrice la dissolution de la chambre après la session. Raoul vint chez Florine aussitôt et envoya querir Blondet. Dans le boudoir de la comédienne, Émile et Raoul analysèrent, les pieds sur les chenets, la situation politique de la France en 1834. De quel côté se trouvaient les meilleures chances de fortune ? Ils passèrent en revue les républicains purs, républicains à présidence, républicains sans république, constitutionnels sans dynastie, constitutionnels dynastiques, ministériels conservateurs, ministériels absolutistes ; puis la droite à concessions, la droite aristocratique, la droite légitimiste, henriquinquiste, et la droite carliste. Quant au parti de la Résistance et à celui du Mouvement, il n’y avait pas à hésiter : autant aurait valu discuter la vie ou la mort.

À cette époque, une foule de journaux créés pour chaque nuance accusaient l’effroyable pêle-mêle politique appelé gâchis par un soldat. Blondet, l’esprit le plus judicieux de l’époque, mais {p. 242} judicieux pour autrui, jamais pour lui, semblable à ces avocats qui font mal leurs propres affaires, était sublime dans ces discussions privées. Il conseilla donc à Nathan de ne pas apostasier brusquement.

– Napoléon l’a dit, on ne fait pas de jeunes républiques avec de vieilles monarchies. Ainsi, mon cher, deviens le héros, l’appui, le créateur du centre gauche de la future chambre, et tu arriveras en politique. Une fois admis, une fois dans le gouvernement, on est ce qu’on veut, on est de toutes les opinions qui triomphent !

Nathan décida de créer un journal politique quotidien, d’y être le maître absolu, de rattacher à ce journal un des petits journaux qui foisonnaient dans la Presse, et d’établir des ramifications avec une Revue. La Presse avait été le moyen de tant de fortunes faites autour de lui, que Nathan n’écouta pas l’avis de Blondet, qui lui dit de ne pas s’y fier. Blondet lui représenta la spéculation comme mauvaise, tant alors était grand le nombre des journaux qui se disputaient les abonnés, tant la presse lui semblait usée. Raoul, fort de ses prétendues amitiés et de son courage, s’élança plein d’audace ; il se leva par un mouvement orgueilleux et dit : – Je réussirai !

– Tu n’as pas le sou !

– Je ferai un drame !

– Il tombera.

– Eh ! bien, il tombera, dit Nathan.

Il parcourut, suivi de Blondet, qui le croyait fou, l’appartement de Florine ; puis il regarda d’un œil avide les richesses qui y étaient entassées : Blondet le comprit alors.

– Il y a là cent et quelques mille francs, dit Émile.

– Oui, dit en soupirant Raoul devant le somptueux lit de Florine ; mais j’aimerais mieux être pour le reste de ma vie marchand de chaînes de sûreté sur le boulevard et vivre de pommes de terre frites que de vendre une patère de cet appartement.

– Pas une patère, dit Blondet, mais tout ! l’ambition est comme la mort, elle doit mettre sa main sur tout, elle sait que la vie la talonne.

– Non ! cent fois non ! J’accepterais tout de la comtesse d’hier, mais ôter à Florine sa coquille ?…

– Renverser son hôtel des monnaies, dit Blondet d’un air tragique, casser le balancier, briser le coin, c’est grave.

{p. 243} – D’après ce que j’ai compris, tu vas faire de la politique au lieu de faire du théâtre ? lui dit Florine en se montrant soudain.

– Oui, ma fille, oui, dit avec un ton de bonhomie Raoul en la prenant par le cou et en la baisant au front. Tu fais la moue ? Y perdras-tu ? le ministre ne fera-t-il pas obtenir mieux que le journaliste à la reine des planches un meilleur engagement ? N’auras-tu pas des rôles et des congés ?

– Où prendras-tu de l’argent ? dit-elle.

– Chez mon oncle, répondit Raoul.

Florine connaissait l’oncle de Raoul. Ce mot symbolisait l’usure, comme dans la langue populaire ma tante signifie le prêt sur gage.

– Ne t’inquiète pas, mon petit bijou, dit Blondet à Florine en lui tapotant ses épaules, je lui procurerai l’assistance de Massol, un avocat qui veut être, comme tous les avocats, garde des sceaux pour un jour, de du Tillet qui veut être député, de Finot qui se trouve encore derrière un petit journal, de Plantin qui veut être maître des requêtes et qui trempe dans une Revue. Oui, je le sauverai de lui-même : nous convoquerons ici Étienne Lousteau qui fera le feuilleton, Claude Vignon qui fera la haute critique ; Félicien Vernou sera la femme de ménage du journal, l’avocat travaillera, du Tillet s’occupera de la Bourse et de l’Industrie, et nous verrons où toutes ces volontés et ces esclaves réunis arriveront.

– À l’hôpital ou au ministère, où vont les gens ruinés de corps ou d’esprit, dit Raoul.

– Quand les traitez-vous ?

– Ici, dit Raoul, dans cinq jours.

– Tu me diras la somme qu’il faudra, demanda simplement Florine.

– Mais l’avocat, mais du Tillet et Raoul ne peuvent pas s’embarquer sans chacun une centaine de mille francs, dit Blondet. Le journal ira bien ainsi pendant dix-huit mois, le temps de s’élever ou de tomber à Paris.

Florine fit une petite moue d’approbation. Les deux amis montèrent dans un cabriolet pour aller raccoler les convives, les plumes, les idées et les intérêts. La belle actrice fit venir, elle, quatre riches marchands de meubles de curiosités, de tableaux et de bijoux. Ces hommes entrèrent dans ce sanctuaire et y inventorièrent tout, comme si Florine était {p. 244} morte. Elle les menaça d’une vente publique au cas où ils serreraient leur conscience pour une meilleure occasion. Elle venait, disait-elle, de plaire à un lord anglais dans un rôle moyen-âge, elle voulait placer toute sa fortune mobilière pour avoir l’air pauvre et se faire donner un magnifique hôtel qu’elle meublerait de façon à rivaliser les Rotschild. Quoi qu’elle fît pour les entortiller, ils ne donnèrent que soixante-dix mille francs de toute cette défroque qui en valait cent cinquante mille. Florine, qui n’en aurait pas voulu pour deux liards, promit de livrer tout le septième jour pour quatre-vingt mille francs. – À prendre ou à laisser, dit-elle. Le marché fut conclu. Quand les marchands eurent décampé, l’actrice sauta de joie comme les collines du roi David. Elle fit mille folies, elle ne se croyait pas si riche. Quand vint Raoul, elle joua la fâchée avec lui. Elle se dit abandonnée, elle avait réfléchi : les hommes ne passaient pas d’un parti à un autre, ni du Théâtre à la Chambre, sans des raisons : elle avait une rivale ! Ce que c’est que l’instinct ! Elle se fit jurer un amour éternel. Cinq jours après, elle donna le repas le plus splendide du monde. Le journal fut baptisé chez elle dans des flots de vin et de plaisanteries, de serments de fidélité, de bon compagnonnage et de camaraderie sérieuse. Le nom, oublié maintenant comme le Libéral, le Communal, le Départemental, le Garde National, le Fédéral, l’Impartial, fut quelque chose en al qui dut aller fort mal. Après les nombreuses descriptions d’orgies qui marquèrent cette phase littéraire, où il s’en fit si peu dans les mansardes où elles furent écrites, il est difficile de pouvoir peindre celle de Florine. Un mot seulement. À trois heures après minuit, Florine put se déshabiller et se coucher comme si elle eût été seule, quoique personne ne fût sorti. Ces flambeaux de l’époque dormaient comme des brutes. Quand, de grand matin, les emballeurs, commissionnaires et porteurs vinrent enlever tout le luxe de la célèbre actrice, elle se mit à rire en voyant ces gens prenant ces illustrations comme de gros meubles et les posant sur les parquets. Ainsi s’en allèrent ces belles choses. Florine déporta tous ses souvenirs chez les marchands, où personne en passant ne put à leur aspect savoir ni où ni comment ces fleurs du luxe avaient été payées. On laissa par convention jusqu’au soir à Florine ses choses réservées : son lit, sa table, son service pour pouvoir faire déjeuner ses hôtes. Après s’être endormis sous les courtines élégantes de la {p. 245} richesse, les beaux esprits se réveillèrent dans les murs froids et démeublés de la misère, pleins de marques de clous, déshonorés par les bizarreries discordantes qui sont sous les tentures comme les ficelles derrière les décorations d’Opéra.

– Tiens, Florine, la pauvre fille est saisie, cria Bixiou, l’un des convives. À vos poches ! une souscription !

En entendant ces mots, l’assemblée fut sur pied. Toutes les poches vidées produisirent trente-sept francs, que Raoul apporta railleusement à la rieuse. L’heureuse courtisane souleva sa tête de dessus son oreiller, et montra sur le drap une masse de billets de banque, épaisse comme au temps où les oreillers des courtisanes pouvaient en rapporter autant, bon an mal an. Raoul appela Blondet.

– J’ai compris, dit Blondet. La friponne s’est exécutée sans nous le dire. Bien, mon petit ange !

Ce trait fit porter l’actrice en triomphe et en déshabillé dans la salle à manger par les quelques amis qui restaient. L’avocat et les banquiers étaient partis. Le soir, Florine eut un succès étourdissant au théâtre. Le bruit de son sacrifice avait circulé dans la salle.

– J’aimerais mieux être applaudie pour mon talent, lui dit sa rivale au foyer.

– C’est un désir bien naturel chez une artiste qui n’est encore applaudie que pour ses bontés, lui répondit-elle.

Pendant la soirée, la femme de chambre de Florine l’avait installée au passage Sandrié dans l’appartement de Raoul. Le journaliste devait camper dans la maison où les bureaux du journal furent établis.

Telle était la rivale de la candide madame de Vandenesse. La fantaisie de Raoul unissait comme par un anneau la comédienne à la comtesse ; horrible nœud qu’une duchesse trancha, sous Louis XV, en faisant empoisonner la Lecouvreur, vengeance très-concevable quand on songe à la grandeur de l’offense.

Florine ne gêna pas les débuts de la passion de Raoul. Elle prévit des mécomptes d’argent dans la difficile entreprise où il se jetait, et voulut un congé de six mois. Raoul conduisit vivement la négociation, et la fit réussir de manière à se rendre encore plus cher à Florine. Avec le bon sens du paysan de la fable de La Fontaine, qui assure le dîner pendant que les patriciens devisent, l’actrice alla couper des fagots en province et à l’étranger, pour entretenir l’homme célèbre pendant qu’il donnait la chasse au pouvoir.

{p. 246} Jusqu’à présent peu de peintres ont abordé le tableau de l’amour comme il est dans les hautes sphères sociales, plein de grandeurs et de misères secrètes, terrible en ses désirs réprimés par les plus sots, par les plus vulgaires accidents, rompu souvent par la lassitude. Peut-être le verra-t-on ici par quelques échappées. Dès le lendemain du bal donné par lady Dudley, sans avoir fait ni reçu la plus timide déclaration, Marie se croyait aimée de Raoul, selon le programme de ses rêves, et Raoul se savait choisi pour amant par Marie. Quoique ni l’un ni l’autre ne fussent arrivés à ce déclin où les hommes et les femmes abrègent les préliminaires, tous deux allèrent rapidement au but. Raoul, rassasié de jouissances, tendait au monde idéal ; tandis que Marie, à qui la pensée d’une faute était loin de venir, n’imaginait pas qu’elle pût en sortir. Ainsi aucun amour ne fut, en fait, plus innocent ni plus pur que l’amour de Raoul et de Marie ; mais aucun ne fut plus emporté ni plus délicieux en pensée. La comtesse avait été prise par des idées dignes du temps de la chevalerie, mais complétement modernisées. Dans l’esprit de son rôle, la répugnance de son mari pour Nathan n’était plus un obstacle à son amour. Moins Raoul eût mérité d’estime, plus elle eût été grande. La conversation enflammée du poète avait eu plus de retentissement dans son sein que dans son cœur. La Charité s’était éveillée à la voix du Désir. Cette reine des vertus sanctionna presque aux yeux de la comtesse les émotions, les plaisirs, l’action violente de l’amour. Elle trouva beau d’être une Providence humaine pour Raoul. Quelle douce pensée ! soutenir de sa main blanche et faible ce colosse à qui elle ne voulait pas voir des pieds d’argile, jeter la vie là où elle manquait, être secrètement la créatrice d’une grande fortune, aider un homme de génie à lutter avec le sort et à le dompter, lui broder son écharpe pour le tournoi, lui procurer des armes, lui donner l’amulette contre les sortilèges et le baume pour les blessures ! Chez une femme élevée comme le fut Marie, religieuse et noble comme elle, l’amour devait être une voluptueuse charité. De là vint la raison de sa hardiesse. Les sentiments purs se compromettent avec un superbe dédain qui ressemble à l’impudeur des courtisanes. Dès que, par une captieuse distinction, elle fut sûre de ne point entamer la foi conjugale, la comtesse s’élança donc pleinement dans le plaisir d’aimer Raoul. Les moindres choses de la vie lui parurent alors charmantes. Son boudoir où elle penserait à lui, elle en fit un sanctuaire. Il n’y eut pas jusqu’à sa jolie {p. 247} écritoire qui ne réveillât dans son âme les mille plaisirs de la correspondance ; elle allait avoir à lire, à cacher des lettres, à y répondre. La toilette, cette magnifique poésie de la vie féminine, épuisée ou méconnue par elle, reparut douée d’une magie inaperçue jusqu’alors. La toilette devint tout à coup pour elle ce qu’elle est pour toutes les femmes, une manifestation constante de la pensée intime, un langage, un symbole. Combien de jouissances dans une parure méditée pour lui plaire, pour lui faire honneur ! Elle se livra très-naïvement à ces adorables gentillesses qui occupent tant la vie des Parisiennes, et qui donnent d’amples significations à tout ce que vous voyez chez elles, en elles, sur elles. Bien peu de femmes courent chez les marchands de soieries, chez les modistes, chez les bons faiseurs dans leur seul intérêt. Vieilles, elles ne songent plus à se parer. Lorsqu’en vous promenant vous verrez une figure arrêtée pendant un instant devant la glace d’une montre, examinez-la bien ? – Me trouverait-il mieux avec ceci ? est une phrase écrite sur les fronts éclaircis, dans les yeux éclatants d’espoir, dans le sourire qui badine sur les lèvres.

Le bal de lady Dudley avait eu lieu un samedi soir ; le lundi, la comtesse vint à l’Opéra, poussée par la certitude d’y voir Raoul. Raoul était en effet planté sur un des escaliers qui descendent aux stalles d’amphithéâtre. Il baissa les yeux quand la comtesse entra dans sa loge. Avec quelles délices madame de Vandenesse remarqua le soin nouveau que son amant avait mis à sa toilette ! Ce contempteur des lois de l’élégance montrait une chevelure soignée, où les parfums reluisaient dans les mille contours des boucles ; son gilet obéissait à la mode, son col était bien noué, sa chemise offrait des plis irréprochables. Sous le gant jaune, suivant l’ordonnance en vigueur, les mains lui semblèrent très-blanches. Raoul tenait les bras croisés sur sa poitrine comme s’il posait pour son portrait, magnifique d’indifférence pour toute la salle, plein d’impatience mal contenue. Quoique baissés, ses yeux semblaient tournés vers l’appui de velours rouge où s’allongeait le bras de Marie. Félix, assis dans l’autre coin de la loge, tournait alors le dos à Nathan. La spirituelle comtesse s’était placée de manière à plonger sur la colonne contre laquelle s’adossait Raoul. En un moment Marie avait donc fait abjurer à cet homme d’esprit son cynisme en fait de vêtement. La plus vulgaire comme la plus haute femme est enivrée en voyant la première proclamation de son pouvoir dans quelqu’une de ces {p. 248} métamorphoses. Tout changement est un aveu de servage.

– Elles avaient raison, il y a bien du bonheur à être comprise, se dit-elle en pensant à ses détestables institutrices. Quand les deux amants eurent embrassé la salle par ce rapide coup d’œil qui voit tout, ils échangèrent un regard d’intelligence. Ce fut pour l’un et l’autre comme si quelque rosée céleste eût rafraîchi leurs cœurs brûlés par l’attente. – Je suis là depuis une heure dans l’enfer, et maintenant les cieux s’entr’ouvrent, disaient les yeux de Raoul. – Je te savais là, mais suis-je libre ? disaient les yeux de la comtesse. Les voleurs, les espions, les amants, les diplomates, enfin tous les esclaves connaissent seuls les ressources et les réjouissances du regard. Eux seuls savent tout ce qu’il tient d’intelligence, de douceur, d’esprit, de colère et de scélératesse dans les modifications de cette lumière chargée d’âme. Raoul sentit son amour regimbant sous les éperons de la nécessité, mais grandissant à la vue des obstacles. Entre la marche sur laquelle il perchait et la loge de la comtesse Félix de Vandenesse, il y avait à peine trente pieds, et il lui était impossible d’annuler cet intervalle. À un homme plein de fougue, et qui jusqu’alors avait trouvé peu d’espace entre un désir et le plaisir, cet abîme de pied ferme, mais infranchissable, inspirait le désir de sauter jusqu’à la comtesse par un bond de tigre. Dans un paroxysme de rage, il essaya de tâter le terrain. Il salua visiblement la comtesse, qui répondit par une de ces légères inclinations de tête, pleines de mépris, avec lesquelles les femmes ôtent à leurs adorateurs l’envie de recommencer. Le comte Félix se tourna pour voir qui s’adressait à sa femme ; il aperçut Nathan, ne le salua point, parut lui demander compte de son audace, et se retourna lentement en disant quelque phrase par laquelle il approuvait sans doute le faux dédain de la comtesse. La porte de la loge était évidemment fermée à Nathan, qui jeta sur Félix un regard terrible. Ce regard, tout le monde l’eût interprété par un des mots de Florine : « Toi, tu ne pourras bientôt plus mettre ton chapeau ! » Madame d’Espard, l’une des femmes les plus impertinentes de ce temps, avait tout vu de sa loge ; elle éleva la voix en disant quelque insignifiant bravo. Raoul, au-dessus de qui elle était, finit par se retourner ; il la salua, et reçut d’elle un gracieux sourire qui semblait si bien lui dire : « Si l’on vous chasse de là, venez ici ! » que Raoul quitta sa colonne et vint faire une visite à madame d’Espard. Il avait besoin de se montrer là pour apprendre à ce petit monsieur de Vandenesse que la Célébrité valait la Noblesse, {p. 249} et que devant Nathan toutes les portes armoriées tournaient sur leurs gonds. La marquise l’obligea de s’asseoir en face d’elle, sur le devant. Elle voulait lui donner la question.

– Madame Félix de Vandenesse est ravissante ce soir, lui dit-elle en le complimentant de cette toilette comme d’un livre qu’il aurait publié la veille.

– Oui, dit Raoul avec indifférence, les marabouts lui vont à merveille ; mais elle y est bien fidèle, elle les avait avant-hier, ajouta-t-il d’un air dégagé pour répudier par cette critique la charmante complicité dont l’accusait la marquise.

– Vous connaissez le proverbe ? répondit-elle. Il n’y a pas de bonne fête sans lendemain.

Au jeu des reparties, les célébrités littéraires ne sont pas toujours aussi fortes que les marquises. Raoul prit le parti de faire la bête, dernière ressource des gens d’esprit.

– Le proverbe est vrai pour moi, dit-il en regardant la marquise d’un air galant.

– Mon cher, votre mot vient trop tard pour que je l’accepte, répliqua-t-elle en riant. Ne soyez pas si bégueule ; allons, vous avez trouvé hier matin, au bal, madame de Vandenesse charmante en marabouts ; elle le sait, elle les a remis pour vous. Elle vous aime, vous l’adorez ; c’est un peu prompt, mais je ne vois là rien que de très-naturel. Si je me trompais, vous ne torderiez pas l’un de vos gants comme un homme qui enrage d’être à côté de moi, au lieu de se trouver dans la loge de son idole, d’où il vient d’être repoussé par un dédain officiel, et de s’entendre dire tout bas ce qu’il voudrait entendre dire très-haut.

Raoul tortillait en effet un de ses gants et montrait une main étonnamment blanche. – Elle a obtenu de vous, dit-elle en regardant fixement cette main de la façon la plus impertinente, des sacrifices que vous ne faisiez pas à la société. Elle doit être ravie de son succès, elle en sera sans doute un peu vaine ; mais, à sa place, je le serais peut-être davantage. Elle n’était que femme d’esprit, elle va passer femme de génie. Vous allez nous la peindre dans quelque livre délicieux comme vous savez les faire. Mon cher, n’y oubliez pas Vandenesse, faites cela pour moi. Vraiment, il est trop sûr de lui. Je ne passerais pas cet air radieux au Jupiter Olympien, le seul dieu mythologique exempt, dit-on, de tout accident.

– Madame, s’écria Raoul, vous me douez d’une âme bien basse, {p. 250} si vous me supposez capable de trafiquer de mes sensations, de mon amour. Je préférerais à cette lâcheté littéraire la coutume anglaise de passer une corde au cou d’une femme et de la mener au marché.

– Mais je connais Marie, elle vous le demandera.

– Elle en est incapable, dit Raoul avec chaleur.

– Vous la connaissez donc bien ?

Nathan se mit à rire de lui-même, de lui, faiseur de scènes, qui s’était laissé prendre à un jeu de scène.

– La comédie n’est plus là, dit-il en montrant la rampe, elle est chez vous.

Il prit sa lorgnette et se mit à examiner la salle par contenance.

– M’en voulez-vous ? dit la marquise en le regardant de côté. N’aurais-je pas toujours eu votre secret ? Nous ferons facilement la paix. Venez chez moi, je reçois tous les mercredis, la chère comtesse ne manquera pas une soirée dès qu’elle vous y trouvera. J’y gagnerai. Quelquefois je la vois entre quatre et cinq heures, je serai bonne femme, je vous joins au petit nombre de favoris que j’admets à cette heure.

– Hé ! bien, dit Raoul, voyez comme est le monde, on vous disait méchante.

– Moi ! dit-elle, je le suis à propos. Ne faut-il pas se défendre ? Mais votre comtesse, je l’adore, vous en serez content, elle est charmante. Vous allez être le premier dont le nom sera gravé dans son cœur avec cette joie enfantine qui porte tous les amoureux, même les caporaux, à graver leur chiffre sur l’écorce des arbres. Le premier amour d’une femme est un fruit délicieux. Voyez-vous, plus tard il y a de la science dans nos tendresses, dans nos soins. Une vieille femme comme moi peut tout dire, elle ne craint plus rien, pas même un journaliste. Eh ! bien, dans l’arrière-saison nous savons vous rendre heureux ; mais quand nous commençons à aimer nous sommes heureuses, et nous vous donnons ainsi mille plaisirs d’orgueil. Chez nous tout est alors d’un inattendu ravissant, le cœur est plein de naïveté. Vous êtes trop poète pour ne pas préférer les fleurs aux fruits. Je vous attends dans six mois d’ici.

Raoul, comme tous les criminels, entra dans le système des dénégations ; mais c’était donner des armes à cette rude jouteuse. Empêtré bientôt dans les nœuds coulants de la plus spirituelle, de {p. 251} la plus dangereuse de ces conversations où excellent les Parisiennes, il craignit de se laisser surprendre des aveux que la marquise aurait aussitôt exploités dans ses moqueries ; il se retira prudemment en voyant entrer lady Dudley.

– Hé ! bien, dit l’Anglaise à la marquise, où en sont-ils ?

– Ils s’aiment à la folie. Nathan vient de me le dire.

– Je l’aurais voulu plus laid, répondit lady Dudley, qui jeta sur le comte Félix un regard de vipère. D’ailleurs, il est bien ce que je le voulais ; il est fils d’un brocanteur juif, mort en banqueroute dans les premiers jours de son mariage ; mais sa mère était catholique, elle en a malheureusement fait un chrétien.

Cette origine que Nathan cache avec tant de soin, lady Dudley venait de l’apprendre, elle jouissait d’avance du plaisir qu’elle aurait à tirer de là quelque terrible épigramme contre Vandenesse.

– Et moi qui viens de l’inviter à venir chez moi ! dit la marquise.

– Ne l’ai-je pas reçu hier ? répondit lady Dudley. Il y a, mon ange, des plaisirs qui nous coûtent bien cher.

La nouvelle de la passion mutuelle de Raoul et de madame de Vandenesse circula dans le monde pendant cette soirée, non sans exciter des réclamations et des incrédulités ; mais la comtesse fut défendue par ses amies, par lady Dudley, mesdames d’Espard et de Manerville, avec une maladroite chaleur qui put donner quelque créance à ce bruit. Vaincu par la nécessité, Raoul alla le mercredi soir chez la marquise d’Espard, et il y trouva la bonne compagnie qui y venait. Comme Félix n’accompagna point sa femme, Raoul put échanger avec Marie quelques phrases plus expressives par leur accent que par les idées. La comtesse, mise en garde contre la médisance par madame Octave de Camps, avait compris l’importance de sa situation en face du monde, et la fit comprendre à Raoul.

Au milieu de cette belle assemblée, l’un et l’autre eurent donc pour tout plaisir ces sensations alors si profondément savourées que donnent les idées, la voix, les gestes, l’attitude d’une personne aimée. L’âme s’accroche violemment à des riens. Quelquefois les yeux s’attachent de part et d’autre sur le même objet en y incrustant, pour ainsi dire, une pensée prise, reprise et comprise. On admire pendant une conversation le pied légèrement avancé, la main qui palpite, les doigts occupés à quelque bijou frappé, laissé, tourmenté d’une manière significative. Ce n’est plus ni les idées, ni {p. 252} le langage, mais les choses qui parlent ; elles parlent tant que souvent un homme épris laisse à d’autres le soin d’apporter une tasse, le sucrier pour le thé, le je ne sais quoi que demande la femme qu’il aime, de peur de montrer son trouble à des yeux qui semblent ne rien voir et voient tout. Des myriades de désirs, de souhaits insensés, de pensées violentes passent étouffés dans les regards. Là, les serrements de main dérobés aux mille yeux d’argus acquièrent l’éloquence d’une longue lettre et la volupté d’un baiser. L’amour se grossit alors de tout ce qu’il se refuse, il s’appuie sur tous les obstacles pour se grandir. Enfin ces barrières, plus souvent maudites que franchies, sont hachées et jetées au feu pour l’entretenir. Là, les femmes peuvent mesurer l’étendue de leur pouvoir dans la petitesse à laquelle arrive un immense amour qui se replie sur lui-même, se cache dans un regard altéré, dans une contraction nerveuse, derrière une banale formule de politesse. Combien de fois, sur la dernière marche d’un escalier, n’a-t-on pas récompensé par un seul mot les tourments inconnus, le langage insignifiant de toute une soirée ? Raoul, homme peu soucieux du monde, lâcha sa colère dans le discours, et fut étincelant. Chacun entendit les rugissements inspirés par la contrariété que les artistes savent si peu supporter. Cette fureur à la Roland, cet esprit qui cassait, brisait tout, en se servant de l’épigramme comme d’une massue, enivra Marie et amusa le cercle comme si l’on eût vu quelque taureau bardé de banderoles en fureur dans un cirque espagnol.

– Tu auras beau tout abattre, tu ne feras pas la solitude autour de toi, lui dit Blondet.

Ce mot rendit à Raoul sa présence d’esprit, il cessa de donner son irritation en spectacle. La marquise vint lui offrir une tasse de thé, et dit assez haut pour que madame Vandenesse entendît : – Vous êtes vraiment bien amusant, venez donc quelquefois me voir à quatre heures.

Raoul s’offensa du mot amusant, quoiqu’il eût été pris pour servir de passe-port à l’invitation. Il se mit à écouter comme ces acteurs qui regardent la salle au lieu d’être en scène. Blondet eut pitié de lui.

– Mon cher, lui dit-il en l’emmenant dans un coin, tu te tiens dans le monde comme si tu étais chez Florine. Ici, l’on ne s’emporte jamais, on ne fait pas de longs articles, on dit de temps en {p. 253} temps un mot spirituel, on prend un air calme au moment où l’on éprouve le plus d’envie de jeter les gens par les fenêtres, on raille doucement, on feint de distinguer la femme que l’on adore, et l’on ne se roule pas comme un âne au milieu du grand chemin. Ici, mon cher, on aime suivant la formule. Ou enlève madame de Vandenesse, ou montre-toi gentilhomme. Tu es trop l’amant d’un de tes livres.

Nathan écoutait la tête baissée, il était comme un lion pris dans des toiles.

– Je ne remettrai jamais les pieds ici, dit-il. Cette marquise de papier mâché me vend son thé trop cher. Elle me trouve amusant ! Je comprends maintenant pourquoi Saint-Just guillotinait tout ce monde-là !

– Tu y reviendras demain.

Blondet avait dit vrai. Les passions sont aussi lâches que cruelles. Le lendemain, après avoir long-temps flotté entre : J’irai, je n’irai pas, Raoul quitta ses associés au milieu d’une discussion importante, et courut au faubourg Saint-Honoré, chez madame d’Espard. En voyant entrer le brillant cabriolet de Rastignac, pendant qu’il payait son cocher à la porte, la vanité de Nathan fut blessée ; il résolut d’avoir un élégant cabriolet et le tigre obligé. L’équipage de la comtesse était dans la cour. À cette vue, le cœur de Raoul se gonfla de plaisir. Marie marchait sous la pression de ses désirs avec la régularité d’une aiguille d’horloge animée par son ressort. Elle était au coin de la cheminée, dans le petit salon, étendue dans un fauteuil. Au lieu de regarder Nathan quand on l’annonça, elle le contempla dans la glace, sûre que la maîtresse de la maison se tournerait vers lui. Traqué comme il l’est dans le monde, l’amour est obligé d’avoir recours à ces petites ruses : il donne la vie aux miroirs, aux manchons, aux éventails, à une foule de choses dont l’utilité n’est pas tout d’abord démontrée et dont beaucoup de femmes usent sans s’en servir.

– Monsieur le ministre, dit madame d’Espard en s’adressant à Nathan et lui présentant de Marsay par un regard, soutenait, au moment où vous entriez, que les royalistes et les républicains s’entendent ; vous devez en savoir quelque chose, vous ?

– Quand cela serait, dit Raoul, où est le mal ? Nous haïssons le même objet, nous sommes d’accord dans notre haine, nous différons dans notre amour. Voilà tout.

{p. 254} – Cette alliance est au moins bizarre, dit de Marsay en enveloppant d’un coup d’œil la comtesse Félix et Raoul.

– Elle ne durera pas, dit Rastignac qui pensait un peu trop à la politique comme tous les nouveaux venus.

– Qu’en dites-vous, ma chère amie ? demanda madame d’Espard à la comtesse.

– Je n’entends rien à la politique.

– Vous vous y mettrez, madame, dit de Marsay, et vous serez alors doublement notre ennemie.

Nathan et Marie ne comprirent le mot que quand de Marsay fut parti. Rastignac le suivit, et madame d’Espard les accompagna jusqu’à la porte de son premier salon. Les deux amants ne pensèrent plus aux épigrammes du ministre, ils se voyaient riches de quelques minutes. Marie tendit sa main vivement dégantée à Raoul, qui la prit et la baisa comme s’il n’avait eu que dix-huit ans. Les yeux de la comtesse exprimaient une noble tendresse si entière que Raoul eut aux yeux cette larme que trouvent toujours à leur service les hommes à tempérament nerveux.

– Où vous voir, où pouvoir vous parler ? dit-il. Je mourrais s’il fallait toujours déguiser ma voix, mon regard, mon cœur, mon amour.

Émue par cette larme, Marie promit d’aller se promener au bois toutes les fois que le temps ne serait pas détestable. Cette promesse causa plus de bonheur à Raoul que ne lui en avait donné Florine pendant cinq ans.

– J’ai tant de choses à vous dire ! Je souffre tant du silence auquel nous sommes condamnés !

La comtesse le regardait avec ivresse sans pouvoir répondre, quand la marquise rentra.

– Comment, vous n’avez rien su répondre à de Marsay ? dit-elle en entrant.

– On doit respecter les morts, répondit Raoul. Ne voyez-vous pas qu’il expire ? Rastignac est son garde-malade, il espère être mis sur le testament.

La comtesse feignit d’avoir des visites à faire et voulut sortir pour ne pas se compromettre. Pour ce quart d’heure, Raoul avait sacrifié son temps le plus précieux et ses intérêts les plus palpitants. Marie ignorait encore les détails de cette vie d’oiseau sur la {p. 255} branche, mêlée aux affaires les plus compliquées, au travail le plus exigeant. Quand deux êtres unis par un éternel amour mènent une vie resserrée chaque jour par les nœuds de la confidence, par l’examen en commun des difficultés surgies ; quand deux cœurs échangent le soir ou le matin leurs regrets, comme la bouche échange les soupirs, s’attendent dans de mêmes anxiétés, palpitent ensemble à la vue d’un obstacle, tout compte alors : une femme sait combien d’amour dans un retard évité, combien d’efforts dans une course rapide ; elle s’occupe, va, vient, espère, s’agite avec l’homme occupé, tourmenté ; ses murmures, elle les adresse aux choses ; elle ne doute plus, elle connaît et apprécie les détails de la vie. Mais au début d’une passion où tant d’ardeur, de défiances, d’exigences se déploient, où l’on ne se sait ni l’un ni l’autre ; mais auprès des femmes oisives, à la porte desquelles l’amour doit être toujours en faction ; mais auprès de celles qui s’exagèrent leur dignité et veulent être obéies en tout, même quand elles ordonnent une faute à ruiner un homme, l’amour comporte à Paris, dans notre époque, des travaux impossibles. Les femmes du monde sont restées sous l’empire des traditions du dix-huitième siècle où chacun avait une position sûre et définie. Peu de femmes connaissent les embarras de l’existence chez la plupart des hommes, qui tous ont une position à se faire, une gloire en train, une fortune à consolider. Aujourd’hui, les gens dont la fortune est assise se comptent, les vieillards seuls ont le temps d’aimer, les jeunes gens rament sur les galères de l’ambition comme y ramait Nathan. Les femmes, encore peu résignées à ce changement dans les mœurs, prêtent le temps qu’elles ont de trop à ceux qui n’en ont pas assez ; elles n’imaginent pas d’autres occupations, d’autre but que les leurs. Quand l’amant aurait vaincu l’hydre de Lerne pour arriver, il n’a pas le moindre mérite ; tout s’efface devant le bonheur de le voir ; elles ne lui savent gré que de leurs émotions, sans s’informer de ce qu’elles coûtent. Si elles ont inventé dans leurs heures oisives un de ces stratagèmes qu’elles ont à commandement, elles le font briller comme un bijou. Vous avez tordu les barres de fer de quelque nécessité tandis qu’elles chaussaient la mitaine, endossaient le manteau d’une ruse : à elles la palme, et ne la leur disputez point. Elles ont raison d’ailleurs, comment ne pas tout briser pour une femme qui brise tout pour vous ? elles exigent autant qu’elles donnent. Raoul aperçut en revenant combien il lui serait difficile de mener {p. 256} un amour dans le monde, le char à dix chevaux du journalisme, ses pièces au théâtre et ses affaires embourbées.

– Le journal sera détestable ce soir, dit-il en s’en allant, il n’y aura pas d’article de moi, et pour un second numéro encore !

Madame Félix de Vandenesse alla trois fois au bois de Boulogne sans y voir Raoul, elle revenait désespérée, inquiète. Nathan ne voulait pas s’y montrer autrement que dans l’éclat d’un prince de la presse. Il employa toute la semaine à chercher deux chevaux, un cabriolet et un tigre convenables, à convaincre ses associés de la nécessité d’épargner un temps aussi précieux que le sien, et à faire imputer son équipage sur les frais généraux du journal. Ses associés, Massol et du Tillet, accédèrent si complaisamment à sa demande, qu’il les trouva les meilleurs enfants du monde. Sans ce secours, la vie eût été impossible à Raoul ; elle devint d’ailleurs si rude, quoique mélangée par les plaisirs les plus délicats de l’amour idéal, que beaucoup de gens, même les mieux constitués, n’eussent pu suffire à de telles dissipations. Une passion violente et heureuse prend déjà beaucoup de place dans une existence ordinaire ; mais quand elle s’attaque à une femme posée comme madame de Vandenesse, elle devait dévorer la vie d’un homme occupé comme Raoul. Voici les obligations que sa passion inscrivait avant toutes les autres. Il lui fallait se trouver presque chaque jour à cheval au bois de Boulogne, entre deux et trois heures, dans la tenue du plus fainéant gentleman. Il apprenait là dans quelle maison, à quel théâtre il reverrait, le soir, madame de Vandenesse. Il ne quittait les salons que vers minuit, après avoir happé quelques phrases long-temps attendues, quelques bribes de tendresse dérobées sous la table, entre deux portes, ou en montant en voiture. La plupart du temps, Marie, qui l’avait lancé dans le grand monde, le faisait inviter à dîner dans certaines maisons où elle allait. N’était-ce pas tout simple ? Par orgueil, entraîné par sa passion, Raoul n’osait parler de ses travaux. Il devait obéir aux volontés les plus capricieuses de cette innocente souveraine, et suivre les débats parlementaires, le torrent de la politique, veiller à la direction du journal, et mettre en scène deux pièces dont les recettes étaient indispensables. Il suffisait que madame de Vandenesse fît une petite moue quand il voulait se dispenser d’être à un bal, à un concert, à une promenade, pour qu’il sacrifiât ses intérêts à son plaisir. En quittant le monde entre une heure et deux heures du matin, il {p. 257} revenait travailler jusqu’à huit ou neuf heures, il dormait à peine, se réveillait pour concerter les opinions du journal avec les gens influents desquels il dépendait, pour débattre les mille et une affaires intérieures. Le journalisme touche à tout dans cette époque, à l’industrie, aux intérêts publics et privés, aux entreprises nouvelles, à tous les amours-propres de la littérature et à ses produits. Quand harassé, fatigué, Nathan courait de son bureau de rédaction au Théâtre, du Théâtre à la Chambre, de la Chambre chez quelques créanciers ; il devait se présenter calme, heureux devant Marie, galoper à sa portière avec le laissez-aller d’un homme sans soucis et qui n’a d’autres fatigues que celles du bonheur. Quand, pour prix de tant de dévouements ignorés, il n’eut que les plus douces paroles, les certitudes les plus mignonnes d’un attachement éternel, d’ardents serrements de main obtenus pendant quelques secondes de solitude, des mots passionnés en échange des siens, il trouva quelque duperie à laisser ignorer le prix énorme avec lequel il payait ces menus suffrages, auraient dit nos pères. L’occasion de s’expliquer ne se fit pas attendre. Par une belle journée du mois d’avril, la comtesse accepta le bras de Nathan dans un endroit écarté du bois de Boulogne ; elle avait à lui faire une de ces jolies querelles à propos de ces riens sur lesquels les femmes savent bâtir des montagnes. Au lieu de l’accueillir le sourire sur les lèvres, le front illuminé par le bonheur, les yeux animés de quelque pensée fine et gaie, elle se montra grave et sérieuse.

– Qu’avez-vous ? lui dit Nathan.

– Ne vous occupez pas de ces riens, dit-elle ; vous devez savoir que les femmes sont des enfants.

– Vous aurais-je déplu ?

– Serais-je ici ?

– Mais vous ne me souriez pas, vous ne paraissez pas heureuse de me voir.

– Je vous boude, n’est-ce pas ? dit-elle en le regardant de cet air soumis par lequel les femmes se posent en victimes.

Nathan fit quelques pas dans une appréhension qui lui serrait le cœur et l’attristait.

– Ce sera, dit-il après un moment de silence, quelques-unes de ces craintes frivoles, de ces soupçons nuageux que vous mettez au-dessus des plus grandes choses de la vie ; vous avez l’art de faire pencher le monde en y jetant un brin de paille, un fétu !

{p. 258} – De l’ironie ?… Je m’y attendais, dit-elle en baissant la tête.

– Marie, ne vois-tu pas, mon ange, que j’ai dit ces paroles pour t’arracher ton secret ?

– Mon secret sera toujours un secret, même après vous avoir été confié.

– Eh, bien, dis…

– Je ne suis pas aimée, reprit-elle en lui lançant ce regard oblique et fin par lequel les femmes interrogent si malicieusement l’homme qu’elles veulent tourmenter.

– Pas aimée ?… s’écria Nathan.

– Oui, vous vous occupez de trop de choses. Que suis-je au milieu de tout ce mouvement ? oubliée à tout propos. Hier, je suis venue au Bois, je vous y ai attendu…

– Mais…

– J’avais mis une nouvelle robe pour vous, et vous n’êtes pas venu, où étiez-vous ?

– Mais…

– Je ne le savais pas. Je vais chez madame d’Espard, je ne vous y trouve point.

– Mais…

– Le soir, à l’Opéra, mes yeux n’ont pas quitté le balcon. Chaque fois que la porte s’ouvrait, c’était des palpitations à me briser le cœur.

– Mais…

– Quelle soirée ! Vous ne vous doutez pas de ces tempêtes du cœur.

– Mais…

– La vie s’use à ces émotions…

– Mais…

– Eh ! bien, dit-elle.

– Oui, la vie s’use, dit Nathan, et vous aurez en quelques mois dévoré la mienne. Vos reproches insensés m’arrachent aussi mon secret, dit-il. Ah ! vous n’êtes pas aimée ?… vous l’êtes trop.

Il peignit vivement sa situation, raconta ses veilles, détailla ses obligations à heure fixe, la nécessité de réussir, les insatiables exigences d’un journal où l’on était tenu de juger, avant tout le monde, les événements sans se tromper, sous peine de perdre son pouvoir, enfin combien d’études rapides sur les questions qui passaient aussi rapidement que des nuages à cette époque dévorante.

{p. 259} Raoul eut tort en un moment. La marquise d’Espard le lui avait dit : rien de plus naïf qu’un premier amour. Il se trouva bientôt que la comtesse était coupable d’aimer trop. Une femme aimante répond à tout avec une jouissance, avec un aveu ou un plaisir. En voyant se dérouler cette vie immense, la comtesse fut saisie d’admiration. Elle avait fait Nathan très-grand, elle le trouva sublime. Elle s’accusa d’aimer trop, le pria de venir à ses heures ; elle aplatit ces travaux d’ambitieux par un regard levé vers le ciel. Elle attendrait ! Désormais elle sacrifierait ses jouissances. En voulant n’être qu’un marche-pied, elle était un obstacle !… elle pleura de désespoir.

– Les femmes, dit-elle les larmes aux yeux, ne peuvent donc qu’aimer, les hommes ont mille moyens d’agir ; nous autres, nous ne pouvons que penser, prier, adorer.

Tant d’amour voulait une récompense. Elle regarda, comme un rossignol qui veut descendre de sa branche à une source, si elle était seule dans la solitude, si le silence ne cachait aucun témoin ; puis elle leva la tête vers Raoul, qui pencha la sienne ; elle lui laissa prendre un baiser, le premier, le seul qu’elle dût donner en fraude, et se sentit plus heureuse en ce moment qu’elle ne l’avait été depuis cinq années. Raoul trouva toutes ses peines payées. Tous deux marchaient sans trop savoir où, sur le chemin d’Auteuil à Boulogne ; ils furent obligés de revenir à leurs voitures en allant de ce pas égal et cadencé que connaissent les amants. Raoul avait foi dans ce baiser livré avec la facilité décente que donne la sainteté du sentiment. Tout le mal venait du monde, et non de cette femme si entièrement à lui. Raoul ne regretta plus les tourments de sa vie enragée, que Marie devait oublier au feu de son premier désir, comme toutes les femmes qui ne voient pas à toute heure les terribles débats de ces existences exceptionnelles. En proie à cette admiration reconnaissante qui distingue la passion de la femme, Marie courait d’un pas délibéré, leste, sur le sable fin d’une contre-allée, disant, comme Raoul, peu de paroles, mais senties et portant coup. Le ciel était pur, les gros arbres bourgeonnaient, et quelques pointes vertes animaient déjà leurs mille pinceaux bruns. Les arbustes, les bouleaux, les saules, les peupliers, montraient leur premier, leur tendre feuillage encore diaphane. Aucune âme ne résiste à de pareilles harmonies. L’amour expliquait la Nature à la comtesse comme il lui avait expliqué la Société.

{p. 260} – Je voudrais que vous n’eussiez jamais aimé que moi ! dit-elle.

– Votre vœu est réalisé, répondit Raoul. Nous nous sommes révélé l’un à l’autre le véritable amour.

Il disait vrai. En se posant devant ce jeune cœur en homme pur, Raoul s’était pris à ses phrases panachées de beaux sentiments. D’abord purement spéculatrice et vaniteuse, sa passion était devenue sincère. Il avait commencé par mentir, il finissait par dire vrai. Il y a d’ailleurs chez tout écrivain un sentiment difficilement étouffé qui le porte à l’admiration du beau moral. Enfin, à force de faire des sacrifices, un homme s’intéresse à l’être qui les exige. Les femmes du monde, de même que les courtisanes, ont l’instinct de cette vérité ; peut-être même la pratiquent-elles sans la connaître. Aussi la comtesse, après son premier élan de reconnaissance et de surprise, fut-elle charmée d’avoir inspiré tant de sacrifices, d’avoir fait surmonter tant de difficultés. Elle était aimée d’un homme digne d’elle. Raoul ignorait à quoi l’engagerait sa fausse grandeur ; car les femmes ne permettent pas à leur amant de descendre de son piédestal. On ne pardonne pas à un dieu la moindre petitesse. Marie ne savait pas le mot de cette énigme que Raoul avait dit à ses amis au souper chez Véry. La lutte de cet écrivain parti des rangs inférieurs avait occupé les dix premières années de sa jeunesse ; il voulait être aimé par une des reines du beau monde. La vanité, sans laquelle l’amour est bien faible, a dit Champfort, soutenait sa passion et devait l’accroître de jour en jour.

– Vous pouvez me jurer, dit Marie, que vous n’êtes et ne serez jamais à aucune femme ?

– Il n’y aurait pas plus de temps dans ma vie pour une autre femme que de place dans mon cœur, répondit-il sans croire faire un mensonge, tant il méprisait Florine.

– Je vous crois, dit-elle.

Arrivés dans l’allée où stationnaient les voitures, Marie quitta le bras de Nathan, qui prit une attitude respectueuse comme s’il venait de la rencontrer ; il l’accompagna chapeau bas jusqu’à sa voiture ; puis il la suivit par l’avenue Charles X en humant la poussière que faisait la calèche, en regardant les plumes en saule pleureur que le vent agitait en dehors. Malgré les nobles renonciations de Marie, Raoul, excité par sa passion, se trouva partout où elle était ; il adorait l’air à la fois mécontent et heureux que prenait la comtesse {p. 261} pour le gronder sans le pouvoir en lui voyant dissiper ce temps qui lui était si nécessaire. Marie prit la direction des travaux de Raoul, elle lui intima des ordres formels sur l’emploi de ses heures, demeura chez elle pour lui ôter tout prétexte de dissipation. Elle lisait tous les matins le journal, et devint le hérault de la gloire d’Étienne Lousteau, le feuilletoniste, qu’elle trouvait ravissant, de Félicien Vernou, de Claude Vignon, de tous les rédacteurs. Elle donna le conseil à Raoul de rendre justice à de Marsay quand il mourut, et lut avec ivresse le grand et bel éloge que Raoul fit du ministre mort, tout en blâmant son machiavélisme et sa haine pour les masses. Elle assista naturellement, à l’avant-scène du Gymnase, à la première représentation de la pièce sur laquelle Nathan comptait pour soutenir son entreprise, et dont le succès parut immense. Elle fut la dupe des applaudissements achetés.

– Vous n’êtes pas venu dire adieu aux Italiens ? lui demanda lady Dudley chez laquelle elle se rendit après cette représentation.

– Non, je suis allée au Gymnase. On donnait une première représentation.

– Je ne puis souffrir le vaudeville. Je suis pour cela comme Louis XIV pour les Téniers, dit lady Dudley.

– Moi, répondit madame d’Espard, je trouve que les auteurs ont fait des progrès. Les vaudevilles sont aujourd’hui de charmantes comédies, pleines d’esprit, qui demandent beaucoup de talent, et je m’y amuse fort.

– Les acteurs sont d’ailleurs excellents, dit Marie. Ceux du Gymnase ont très-bien joué ce soir ; la pièce leur plaisait, le dialogue est fin, spirituel.

– Comme celui de Beaumarchais, dit lady Dudley.

– Monsieur Nathan n’est point encore Molière ; mais.... dit madame d’Espard en regardant la comtesse.

– Il fait des vaudevilles, dit madame Charles de Vandenesse.

– Et défait des ministères, reprit madame de Manerville.

La comtesse garda le silence ; elle cherchait à répondre par des épigrammes acérées ; elle se sentait le cœur agité par des mouvements de rage ; elle ne trouva rien de mieux que dire : – Il en fera peut-être.

Toutes les femmes échangèrent un regard de mystérieuse intelligence. Quand Marie de Vandenesse partit, Moïna de Saint-Héeren s’écria : – Mais elle adore Nathan !

{p. 262} – Elle ne fait pas de cachotteries, dit madame d’Espard.

Le mois de mai vint, Vandenesse emmena sa femme à sa terre où elle ne fut consolée que par les lettres passionnées de Raoul, à qui elle écrivit tous les jours.

L’absence de la comtesse aurait pu sauver Raoul du gouffre dans lequel il avait mis le pied, si Florine eût été près de lui ; mais il était seul, au milieu d’amis devenus ses ennemis secrets dès qu’il eut manifesté l’intention de les dominer. Ses collaborateurs le haïssaient momentanément, prêts à lui tendre la main et à le consoler en cas de chute, prêts à l’adorer en cas de succès. Ainsi va le monde littéraire. On n’y aime que ses inférieurs. Chacun est l’ennemi de quiconque tend à s’élever. Cette envie générale décuple les chances des gens médiocres, qui n’excitent ni l’envie ni le soupçon, font leur chemin à la manière des taupes, et, quelque sots qu’ils soient, se trouvent casés au Moniteur dans trois ou quatre places au moment où les gens de talent se battent encore à la porte pour s’empêcher d’entrer. La sourde inimitié de ces prétendus amis, que Florine aurait dépistée avec la science innée des courtisanes pour deviner le vrai entre mille hypothèses, n’était pas le plus grand danger de Raoul. Ses deux associés, Massol l’avocat et du Tillet le banquier, avaient médité d’atteler son ardeur au char dans lequel ils se prélassaient, de l’évincer dès qu’il serait hors d’état de nourrir le journal, ou de le priver de ce grand pouvoir au moment où ils voudraient en user. Pour eux, Nathan représentait une certaine somme à dévorer, une force littéraire de la puissance de dix plumes à employer. Massol, un de ces avocats qui prennent la faculté de parler indéfiniment pour de l’éloquence, qui possèdent le secret d’ennuyer en disant tout, la peste des assemblées où ils rapetissent toute chose, et qui veulent devenir des personnages à tout prix, ne tenait plus à être garde des sceaux ; il en avait vu passer cinq à six en quatre ans, il s’était dégoûté de la simarre. Comme monnaie du portefeuille, il voulut une chaire dans l’Instruction Publique, une place au conseil d’état, le tout assaisonné de la croix de la Légion-d’Honneur. Du Tillet et le baron de Nucingen lui avaient garanti la croix et sa nomination de maître des requêtes s’il entrait dans leurs vues ; il les trouva plus en position de réaliser leurs promesses que Nathan et il leur obéissait aveuglément. Pour mieux abuser Raoul, ces gens-là lui laissaient exercer le pouvoir sans contrôle. Du Tillet n’usait du journal que dans ses intérêts d’agiotage, auxquels Raoul n’entendait {p. 263} rien ; mais il avait déjà fait savoir par le baron de Nucingen à Rastignac que la feuille serait tacitement complaisante au pouvoir, sous la seule condition d’appuyer sa candidature en remplacement de monsieur de Nucingen, futur pair de France, et qui avait été élu dans une espèce de bourg-pourri, un collége à peu d’électeurs, où le journal fut envoyé gratis à profusion. Ainsi Raoul était joué par le banquier et par l’avocat, qui le voyaient avec un plaisir infini trônant au journal ; y profitant de tous les avantages, percevant tous les fruits d’amour-propre ou autres. Nathan, enchanté d’eux, les trouvait, comme lors de sa demande de fonds équestres, les meilleurs enfants du monde, il croyait les jouer. Jamais les hommes d’imagination, pour lesquels l’espérance est le fond de la vie, ne veulent se dire qu’en affaires le moment le plus périlleux est celui où tout va selon leurs souhaits. Ce fut un moment de triomphe dont profita d’ailleurs Nathan, qui se produisit alors dans le monde politique et financier ; Du Tillet le présenta chez Nucingen. Madame de Nucingen accueillit Raoul à merveille, moins pour lui que pour madame de Vandenesse ; mais quand elle lui toucha quelques mots de la comtesse, il crut faire merveille en faisant de Florine un paravent ; il s’étendit avec une fatuité généreuse sur ses relations avec l’actrice, impossibles à rompre. Quitte-t-on un bonheur certain pour les coquetteries du faubourg Saint-Germain ? Nathan, joué par Nucingen et Rastignac, par du Tillet et Blondet, prêta son appui fastueusement aux doctrinaires pour la formation d’un de leurs cabinets éphémères. Puis, pour arriver pur aux affaires, il dédaigna par ostentation de se faire avantager dans quelques entreprises qui se formèrent à l’aide de sa feuille, lui qui ne regardait pas à compromettre ses amis, et à se comporter peu délicatement avec quelques industriels dans certains moments critiques. Ces contrastes, engendrés par sa vanité, par son ambition, se retrouvent dans beaucoup d’existences semblables. Le manteau doit être splendide pour le public, on prend du drap chez ses amis pour en boucher les trous. Néanmoins, deux mois après le départ de la comtesse, Raoul eut un certain quart d’heure de Rabelais qui lui causa quelques inquiétudes au milieu de son triomphe. Du Tillet était en avance de cent mille francs. L’argent donné par Florine, le tiers de sa première mise de fonds, avait été dévoré par le fisc, par les frais de premier établissement qui furent énormes. Il fallait prévoir l’avenir. Le banquier favorisa l’écrivain en {p. 264} prenant pour cinquante mille francs de lettres de change à quatre mois. Du Tillet tenait ainsi Raoul par le licou de la lettre de change. Au moyen de ce supplément, les fonds du journal furent faits pour six mois. Aux yeux de quelques écrivains, six mois sont une éternité. D’ailleurs, à coups d’annonces, à force de voyageurs, en offrant des avantages illusoires aux abonnés, on en avait raccolé deux mille. Ce demi-succès encourageait à jeter billets de banque dans ce brasier. Encore un peu de talent, vienne un procès politique, une apparente persécution, et Raoul devenait un de ces condottieri modernes dont l’encre vaut aujourd’hui la poudre à canon d’autrefois. Malheureusement, cet arrangement était pris quand Florine revint avec environ cinquante mille francs. Au lieu de se créer un fonds de réserve, Raoul, sûr du succès en le voyant nécessaire, humilié déjà d’avoir accepté de l’argent de l’actrice, se sentant intérieurement grandi par son amour, ébloui par les captieux éloges de ses courtisans, abusa Florine sur sa position et la força d’employer cette somme à remonter sa maison. Dans les circonstances présentes, une magnifique représentation devenait une nécessité. L’actrice, qui n’avait pas besoin d’être excitée, s’embarrassa de trente mille francs de dettes. Florine eut une délicieuse maison tout entière à elle, rue Pigale, où revint son ancienne société. La maison d’une fille posée comme Florine était un terrain neutre, très-favorable aux ambitieux politiques qui traitaient, comme Louis XIV chez les Hollandais, sans Raoul, chez Raoul. Nathan avait réservé à l’actrice pour sa rentrée une pièce dont le principal rôle lui allait admirablement. Ce drame-vaudeville devait être l’adieu de Raoul au théâtre. Les journaux, à qui cette complaisance pour Raoul ne coûtait rien, préméditèrent une telle ovation à Florine, que la Comédie-Française parla d’un engagement. Les feuilletons montraient dans Florine l’héritière de mademoiselle Mars. Ce triomphe étourdit assez l’actrice pour l’empêcher d’étudier le terrain sur lequel marchait Nathan, elle vécut dans un monde de fêtes et de festins. Reine de cette cour pleine de solliciteurs empressés autour d’elle, qui pour son livre, qui pour sa pièce, qui pour sa danseuse, qui pour son théâtre, qui pour son entreprise, qui pour une réclame ; elle se laissait aller à tous les plaisirs du pouvoir de la presse, en y voyant l’aurore du crédit ministériel. À entendre ceux qui vinrent chez elle, Nathan était un grand homme politique. Nathan avait eu raison dans son entreprise, il serait député, {p. 265} certainement ministre, pendant quelque temps, comme tant d’autres. Les actrices disent rarement non à ce qui les flatte. Florine avait trop de talent dans le feuilleton pour se défier du journal et de ceux qui le faisaient. Elle connaissait trop peu le mécanisme de la presse pour s’inquiéter des moyens. Les filles de la trempe de Florine ne voient jamais que les résultats. Quant à Nathan, il crut, dès lors, qu’à la prochaine session il arriverait aux affaires, avec deux anciens journalistes dont l’un alors ministre cherchait à évincer ses collègues pour se consolider. Après six mois d’absence, Nathan retrouva Florine avec plaisir et retomba nonchalamment dans ses habitudes. La lourde trame de cette vie, il la broda secrètement des plus belles fleurs de sa passion idéale et des plaisirs qu’y semait Florine. Ses lettres à Marie étaient des chefs-d’œuvre d’amour, de grâce et de style ; Nathan faisait d’elle la lumière de sa vie, il n’entreprenait rien sans consulter ce bon génie. Désolé d’être du côté populaire, il voulait par moments embrasser la cause de l’aristocratie ; mais, malgré son habitude des tours de force, il voyait une impossibilité absolue à sauter de gauche à droite ; il était plus facile de devenir ministre. Les précieuses lettres de Marie étaient déposées dans un de ces portefeuilles à secret offerts par Huret ou Fichet, un de ces deux mécaniciens qui se battaient à coups d’annonces et d’affiches dans Paris à qui ferait les serrures les plus impénétrables et les plus discrètes. Ce portefeuille restait dans le nouveau boudoir de Florine, où travaillait Raoul. Personne n’est plus facile à tromper qu’une femme à qui l’on a l’habitude de tout dire ; elle ne se défie de rien, elle croit tout voir et tout savoir. D’ailleurs, depuis son retour, l’actrice assistait à la vie de Nathan et n’y trouvait aucune irrégularité. Jamais elle n’eût imaginé que ce portefeuille, à peine entrevu, serré sans affectation, contînt des trésors d’amour, les lettres d’une rivale que, selon la demande de Raoul, la comtesse adressait au bureau du journal. La situation de Nathan paraissait donc extrêmement brillante. Il avait beaucoup d’amis. Deux pièces faites en collaboration et qui venaient de réussir fournissaient à son luxe et lui ôtaient tout souci pour l’avenir. D’ailleurs, il ne s’inquiétait en aucune manière de sa dette envers du Tillet, son ami.

– Comment se défier d’un ami ? disait-il quand en certains moments Blondet se laissait aller à des doutes, entraîné par son habitude de tout analyser.

{p. 266} – Mais nous n’avons pas besoin de nous méfier de nos ennemis, disait Florine.

Nathan défendait du Tillet. Du Tillet était le meilleur, le plus facile, le plus probe des hommes. Cette existence de danseur de corde sans balancier eût effrayé tout le monde, même un indifférent, s’il en eût pénétré le mystère ; mais du Tillet la contemplait avec le stoïcisme et l’œil sec d’un parvenu. Il y avait dans l’amicale bonhomie de ses procédés avec Nathan d’atroces railleries. Un jour, il lui serrait la main en sortant de chez Florine, et le regardait monter en cabriolet.

– Ça va au bois de Boulogne avec un train magnifique, dit-il à Lousteau l’envieux par excellence, et ça sera peut-être dans six mois à Clichy.

– Lui ? jamais, s’écria Lousteau, Florine est là.

– Qui te dit, mon petit, qu’il la conservera ? Quant à toi, qui le vaux mille fois, tu seras sans doute notre rédacteur en chef dans six mois.

En octobre, les lettres de change échurent, du Tillet les renouvela gracieusement, mais à deux mois, augmentées de l’escompte et d’un nouveau prêt. Sûr de la victoire, Raoul puisait à même les sacs. Madame Félix de Vandenesse devait revenir dans quelques jours, un mois plus tôt que de coutume, ramenée par un désir effréné de voir Nathan, qui ne voulut pas être à la merci d’un besoin d’argent au moment où il reprendrait sa vie militante. La correspondance, où la plume est toujours plus hardie que la parole, où la pensée revêtue de ses fleurs aborde tout et peut tout dire, avait fait arriver la comtesse au plus haut degré d’exaltation ; elle voyait en Raoul l’un des plus beaux génies de l’époque, un cœur exquis et méconnu, sans souillure et digne d’adoration ; elle le voyait avançant une main hardie sur le festin du pouvoir. Bientôt cette parole si belle en amour tonnerait à la tribune. Marie ne vivait plus que de cette vie à cercles entrelacés comme ceux d’une sphère, et au centre desquels est le monde. Sans goût pour les tranquilles félicités du ménage, elle recevait les agitations de cette vie à tourbillons, communiquées par une plume habile et amoureuse ; elle baisait ces lettres écrites au milieu des batailles livrées par la presse, prélevées sur des heures studieuses ; elle sentait tout leur prix ; elle était sûre d’être aimée uniquement, de n’avoir que la gloire et l’ambition pour rivales ; elle trouvait au fond de sa {p. 267} solitude à employer toutes ses forces, elle était heureuse d’avoir bien choisi : Nathan était un ange. Heureusement sa retraite à sa terre et les barrières qui existaient entre elle et Raoul avaient éteint les médisances du monde. Durant les derniers jours de l’automne, Marie et Raoul reprirent donc leurs promenades au bois de Boulogne, ils ne pouvaient se voir que là jusqu’au moment où les salons se rouvriraient. Raoul put savourer un peu plus à l’aise les pures, les exquises jouissances de sa vie idéale et la cacher à Florine : il travaillait un peu moins, les choses avaient pris leur train au journal, chaque rédacteur connaissait sa besogne. Il fit involontairement des comparaisons, toutes à l’avantage de l’actrice, sans que néanmoins la comtesse y perdît. Brisé de nouveau par les manœuvres auxquelles le condamnait sa passion de cœur et de tête pour une femme du grand monde, Raoul trouva des forces surhumaines pour être à la fois sur trois théâtres : le Monde, le Journal et les Coulisses. Au moment où Florine, qui lui savait gré de tout, qui partageait presque ses travaux et ses inquiétudes, se montrait et disparaissait à propos, lui versait à flots un bonheur réel, sans phrases, sans aucun accompagnement de remords ; la comtesse, aux yeux insatiables, au corsage chaste, oubliait ces travaux gigantesques et les peines prises souvent pour la voir un instant. Au lieu de dominer, Florine se laissait prendre, quitter, reprendre, avec la complaisance d’un chat qui retombe sur ses pattes et secoue ses oreilles. Cette facilité de mœurs concorde admirablement aux allures des hommes de pensée ; et tout artiste en eût profité, comme le fit Nathan, sans abandonner la poursuite de ce bel amour idéal, de cette splendide passion qui charmait ses instincts de poète, ses grandeurs secrètes, ses vanités sociales. Convaincu de la catastrophe que suivrait une indiscrétion, il se disait : « La comtesse ni Florine ne sauront rien ! » Elles étaient si loin l’une de l’autre ! À l’entrée de l’hiver, Raoul reparut dans le monde à son apogée : il était presque un personnage. Rastignac, tombé avec le ministère disloqué par la mort de de Marsay, s’appuyait sur Raoul et l’appuyait par ses éloges. Madame de Vandenesse voulut alors savoir si son mari était revenu sur le compte de Nathan. Après une année, elle l’interrogea de nouveau, croyant avoir à prendre une de ces éclatantes revanches qui plaisent à toutes les femmes, même les plus nobles, les moins terrestres ; car on peut gager à coup sûr que les anges ont encore de l’amour-propre en se rangeant autour du Saint des Saints.

{p. 268} – Il ne lui manquait plus que d’être la dupe des intrigants, répondit le comte.

Félix, à qui l’habitude du monde et de la politique permettait de voir clair, avait pénétré la situation de Raoul. Il expliqua tranquillement à sa femme que la tentative de Fieschi avait eu pour résultat de rattacher beaucoup de gens tièdes aux intérêts menacés dans la personne du roi Louis-Philippe. Les journaux dont la couleur n’était pas tranchée y perdraient leurs abonnés, car le journalisme allait se simplifier avec la politique. Si Nathan avait mis sa fortune dans son journal, il périrait bientôt. Ce coup d’œil si juste, si net, quoique succinct et jeté dans l’intention d’approfondir une question sans intérêt, par un homme qui savait calculer les chances de tous les partis, effraya madame de Vandenesse.

– Vous vous intéressez donc bien à lui ? demanda Félix à sa femme.

– Comme à un homme dont l’esprit m’amuse, dont la conversation me plaît.

Cette réponse fut faite d’un air si naturel que le comte ne soupçonna rien.

Le lendemain à quatre heures, chez madame d’Espard, Marie et Raoul eurent une longue conversation à voix basse. La comtesse exprima des craintes que Raoul dissipa, trop heureux d’abattre sous des épigrammes la grandeur conjugale de Félix. Nathan avait une revanche à prendre. Il peignit le comte comme un petit esprit, comme un homme arriéré, qui voulait juger la Révolution de Juillet avec la mesure de la Restauration, qui se refusait à voir le triomphe de la classe moyenne, la nouvelle force des sociétés, temporaire ou durable, mais réelle. Il n’y avait plus de grands seigneurs possibles, le règne des véritables supériorités arrivait. Au lieu d’étudier les avis indirects et impartiaux d’un homme politique interrogé sans passion, Raoul parada, monta sur des échasses, et se drapa dans la pourpre de son succès. Quelle est la femme qui ne croit pas plus à son amant qu’à son mari ? Madame de Vandenesse rassurée commença donc cette vie d’irritations réprimées, de petites jouissances dérobées, de serrements de main clandestins, sa nourriture de l’hiver dernier, mais qui finit par entraîner une femme au delà des bornes quand l’homme qu’elle aime a quelque résolution et s’impatiente des entraves. Heureusement pour elle, Raoul modéré par Florine n’était pas dangereux. D’ailleurs {p. 269} il fut saisi par des intérêts qui ne lui permirent pas de profiter de son bonheur. Néanmoins un malheur soudain arrivé à Nathan, des obstacles renouvelés, une impatience pouvaient précipiter la comtesse dans un abîme. Raoul entrevoyait ces dispositions chez Marie, quand vers la fin de décembre du Tillet voulut être payé. Le riche banquier, qui se disait gêné, donna le conseil à Raoul d’emprunter la somme pour quinze jours à un usurier, à Gigonnet, la providence à vingt-cinq pour cent de tous les jeunes gens embarrassés. Dans quelques jours le journal opérait son grand renouvellement de janvier, il y aurait des sommes en caisse, du Tillet verrait. D’ailleurs pourquoi Nathan ne ferait-il pas une pièce ? Par orgueil, Nathan voulut payer à tout prix. Du Tillet donna une lettre à Raoul pour l’usurier, d’après laquelle Gigonnet lui compta les sommes sur des lettres de change à vingt jours. Au lieu de chercher les raisons d’une semblable facilité, Raoul fut fâché de ne pas avoir demandé davantage. Ainsi se comportent les hommes les plus remarquables par la force de leur pensée ; ils voient matière à plaisanter dans un fait grave, ils semblent réserver leur esprit pour leurs œuvres, et, de peur de l’amoindrir, n’en usent point dans les choses de la vie. Raoul raconta sa matinée à Florine et à Blondet ; il leur peignit Gigonnet tout entier, sa cheminée sans feu, son petit papier de Réveillon, son escalier, sa sonnette asthmatique et le pied de biche, son petit paillasson usé, son âtre sans feu comme son regard : il les fit rire de ce nouvel oncle ; ils ne s’inquiétèrent ni de du Tillet qui se disait sans argent, ni d’un usurier si prompt à la détente. Tout cela, caprices !

– Il ne t’a pris que quinze pour cent, dit Blondet, tu lui devais des remerciements. À vingt-cinq pour cent on ne les salue plus ; l’usure commence à cinquante pour cent, à ce taux on les méprise.

– Les mépriser ! dit Florine. Quels sont ceux de vos amis qui vous prêteraient à ce taux sans se poser comme vos bienfaiteurs ?

– Elle a raison, je suis heureux de ne plus rien devoir à du Tillet, disait Raoul.

Pourquoi ce défaut de pénétration dans leurs affaires personnelles chez des hommes habitués à tout pénétrer ? Peut-être l’esprit ne peut-il pas être complet sur tous les points, peut-être les artistes vivent-ils trop dans le moment présent pour étudier l’avenir, peut-être observent-ils trop les ridicules pour voir un piége, et croient-ils qu’on n’ose pas les jouer. L’avenir ne se fit pas attendre. Vingt {p. 270} jours après les lettres de change étaient protestées ; mais au Tribunal de commerce, Florine fit demander et obtenir vingt-cinq jours pour payer. Raoul étudia sa position, il demanda des comptes : il en résulta que les recettes du journal couvraient les deux tiers des frais, et que l’abonnement faiblissait. Le grand homme devint inquiet et sombre, mais pour Florine seulement, à laquelle il se confia. Florine lui conseilla d’emprunter sur des pièces de théâtre à faire, en les vendant en bloc et aliénant les revenus de son répertoire. Nathan trouva par ce moyen vingt mille francs, et réduisit sa dette à quarante mille. Le 10 de février les vingt-cinq jours expirèrent. Du Tillet, qui ne voulait pas de Nathan pour concurrent dans le collége électoral où il comptait se présenter, en laissant à Massol un autre collége à la dévotion du ministère, fit poursuivre à outrance Raoul par Gigonnet. Un homme écroué pour dettes ne peut pas s’offrir à la candidature. La maison de Clichy pouvait dévorer le futur ministre. Florine était elle-même en conversation suivie avec des huissiers, à raison de ses dettes personnelles ; et, dans cette crise, il ne lui restait plus d’autre ressource que le moi de Médée, car ses meubles furent saisis. L’ambitieux entendait de toutes parts les craquements de la destruction dans son jeune édifice, bâti sans fondements. Déjà sans force pour soutenir une si vaste entreprise, il se sentait incapable de la recommencer ; il allait donc périr sous les décombres de sa fantaisie. Son amour pour la comtesse lui donnait encore quelques éclairs de vie ; il animait son masque, mais en dedans l’espérance était morte. Il ne soupçonnait point du Tillet, il ne voyait que l’usurier. Rastignac, Blondet, Lousteau, Vernou, Finot, Massol se gardaient bien d’éclairer cet homme d’une activité si dangereuse. Rastignac, qui voulait ressaisir le pouvoir, faisait cause commune avec Nucingen et du Tillet. Les autres éprouvaient des jouissances infinies à contempler l’agonie d’un de leurs égaux, coupable d’avoir tenté d’être leur maître. Aucun d’eux n’aurait voulu dire un mot à Florine ; au contraire, on lui vantait Raoul. « Nathan avait des épaules à soutenir le monde, il s’en tirerait, tout irait à merveille ! »

– On a fait deux abonnés hier, disait Blondet d’un air grave, Raoul sera député. Le budget voté, l’ordonnance de dissolution paraîtra.

Nathan, poursuivi, ne pouvait plus compter sur l’usure. Florine, saisie, ne pouvait plus compter que sur les hasards d’une passion inspirée à quelque niais qui ne se trouve jamais à propos. Nathan {p. 271} n’avait pour amis que des gens sans argent et sans crédit. Une arrestation tuait ses espérances de fortune politique. Pour comble de malheur, il se voyait engagé dans d’énormes travaux payés d’avance, il n’entrevoyait pas de fond au gouffre de misère où il allait rouler. En présence de tant de menaces, son audace l’abandonna. La comtesse de Vandenesse s’attacherait-elle à lui, fuirait-elle au loin ? Les femmes ne sont jamais conduites à cet abîme que par un entier amour, et leur passion ne les avait pas noués l’un à l’autre par les liens mystérieux du bonheur. Mais la comtesse, le suivît-elle à l’étranger, elle viendrait sans fortune, nue et dépouillée, elle serait un embarras de plus. Un esprit de second ordre, un orgueilleux comme Nathan, devait voir et vit alors dans le suicide l’épée qui trancherait ces nœuds gordiens. L’idée de tomber en face de ce monde où il avait pénétré, qu’il avait voulu dominer, d’y laisser la comtesse triomphante et de redevenir un fantassin crotté, n’était pas supportable. La Folie dansait et faisait entendre ses grelots à la porte du palais fantastique habité par le poète. En cette extrémité, Nathan attendit un hasard et ne voulut se tuer qu’au dernier moment.

Durant les derniers jours employés par la signification du jugement, par les commandements et la dénonciation de la contrainte par corps, Raoul porta partout malgré lui cet air froidement sinistre que les observateurs ont pu remarquer chez tous les gens destinés au suicide ou qui le méditent. Les idées funèbres qu’ils caressent impriment à leur front des teintes grises et nébuleuses ; leur sourire a je ne sais quoi de fatal, leurs mouvements sont solennels. Ces malheureux paraissent vouloir sucer jusqu’au zeste les fruits dorés de la vie ; leurs regards visent le cœur à tout propos, ils écoutent leur glas dans l’air, ils sont inattentifs. Ces effrayants symptômes, Marie les aperçut un soir chez lady Dudley : Raoul était resté seul sur un divan, dans le boudoir, tandis que tout le monde causait dans le salon ; la comtesse vint à la porte, il ne leva pas la tête, il n’entendit ni le souffle de Marie ni le frissonnement de sa robe de soie ; il regardait une fleur du tapis, les yeux fixes, hébétés de douleur ; il aimait mieux mourir que d’abdiquer. Tout le monde n’a pas le piédestal de Sainte-Hélène. D’ailleurs, le suicide régnait alors à Paris ; ne doit-il pas être le dernier mot des sociétés incrédules ? Raoul venait de se résoudre à mourir. Le désespoir est en raison des espérances, et celui de Raoul n’avait pas d’autre issue que la tombe.

– Qu’as-tu ? lui dit Marie en volant auprès de lui.

{p. 272} – Rien, répondit-il.

Il y a une manière de dire ce mot rien entre amants, qui signifie tout le contraire. Marie haussa les épaules.

– Vous êtes un enfant, dit-elle, il vous arrive quelque malheur.

– Non, pas à moi, dit-il. D’ailleurs, vous le saurez toujours trop tôt, Marie, reprit-il affectueusement.

– À quoi pensais-tu quand je suis entrée ? demanda-t-elle d’un air d’autorité.

– Veux-tu savoir la vérité ?

Elle inclina la tête. – Je songeais à toi, je me disais qu’à ma place bien des hommes auraient voulu être aimés sans réserve : je le suis, n’est-ce pas ?

– Oui, dit-elle.

– Et, reprit-il en lui pressant la taille et l’attirant à lui pour la baiser au front, au risque d’être surpris, je te laisse pure et sans remords. Je puis t’entraîner dans l’abîme, et tu demeures dans toute ta gloire au bord, sans souillure. Cependant une seule pensée m’importune…

– Laquelle ?

– Tu me mépriseras.

Elle sourit superbement. – Oui, tu ne croiras jamais avoir été saintement aimée ; puis on me flétrira, je le sais. Les femmes n’imaginent pas que du fond de notre fange nous levions nos yeux vers le ciel pour y adorer sans partage une Marie. Elles mêlent à ce saint amour de tristes questions, elles ne comprennent pas que des hommes de haute intelligence et de vaste poésie puissent dégager leur âme de la jouissance pour la réserver à quelque autel chéri. Cependant, Marie, le culte de l’idéal est plus fervent chez nous que chez vous : nous le trouvons dans la femme qui ne le cherche même pas en nous.

– Pourquoi cet article ? dit-elle railleusement en femme sûre d’elle.

– Je quitte la France, tu apprendras demain pourquoi et comment par une lettre que t’apportera mon valet de chambre. Adieu, Marie.

Raoul sortit après avoir pressé la comtesse sur son cœur par une horrible étreinte, et la laissa stupide de douleur.

– Qu’avez-vous donc, ma chère ? lui dit la marquise d’Espard en la venant chercher ; que vous a dit monsieur Nathan ? il nous a quittées d’un air mélodramatique. Vous êtes peut-être trop raisonnable ou trop déraisonnable…

{p. 273} La comtesse prit le bras de madame d’Espard pour rentrer dans le salon, d’où elle partit quelques instants après.

– Elle va peut-être à son premier rendez-vous, dit lady Dudley à la marquise.

– Je le saurai, répliqua madame d’Espard en s’en allant et suivant la voiture de la comtesse.

Mais le coupé de madame de Vandenesse prit le chemin du faubourg Saint-Honoré. Quand madame d’Espard rentra chez elle, elle vit la comtesse Félix continuant le faubourg pour gagner le chemin de la rue du Rocher. Marie se coucha sans pouvoir dormir, et passa la nuit à lire un voyage au pôle-nord sans y rien comprendre. À huit heures et demie, elle reçut une lettre de Raoul, et l’ouvrit précipitamment. La lettre commençait par ces mots classiques :

Ma chère bien-aimée, quand tu tiendras ce papier, je ne serai plus.

Elle n’acheva pas, elle froissa le papier par une contraction nerveuse, sonna sa femme de chambre, mit à la hâte un peignoir, chaussa les premiers souliers venus, s’enveloppa dans un châle, prit un chapeau ; puis elle sortit en recommandant à sa femme de chambre de dire au comte qu’elle était allée chez sa sœur, madame du Tillet.

– Où avez-vous laissé votre maître ? demanda-t-elle au domestique de Raoul.

– Au bureau du journal.

– Allons-y, dit-elle.

Au grand étonnement de sa maison, elle sortit à pied, avant neuf heures, en proie à une visible folie. Heureusement pour elle, la femme de chambre alla dire au comte que madame venait de recevoir une lettre de madame du Tillet qui l’avait mise hors d’elle, et venait de courir chez sa sœur, accompagnée du domestique qui lui avait apporté la lettre. Vandenesse attendit le retour de sa femme pour recevoir des explications. La comtesse monta dans un fiacre et fut rapidement menée au bureau du journal. À cette heure, les vastes appartements occupés par le journal dans un vieil hôtel de la rue Feydeau étaient déserts ; il ne s’y trouvait qu’un garçon de bureau, très-étonné de voir une jeune et jolie femme égarée les traverser en courant, et lui demander où était monsieur Nathan.

– Il est sans doute chez mademoiselle Florine, répondit-il en prenant la comtesse pour une rivale qui voulait faire une scène de jalousie.

{p. 274} – Où travaille-t-il ici ? dit-elle.

– Dans un cabinet dont la clef est dans sa poche.

– Je veux y aller.

Le garçon la conduisit à une petite pièce sombre donnant sur une arrière-cour, et qui jadis était un cabinet de toilette attenant à une grande chambre à coucher dont l’alcôve n’avait pas été détruite. Ce cabinet était en retour. La comtesse, en ouvrant la fenêtre de la chambre, put voir par celle du cabinet ce qui s’y passait : Nathan râlait assis sur son fauteuil de rédacteur en chef.

– Enfoncez cette porte et taisez-vous, j’achèterai votre silence, dit-elle. Ne voyez-vous pas que monsieur Nathan se meurt ?

Le garçon alla chercher à l’imprimerie un châssis en fer avec lequel il put enfoncer la porte. Raoul s’asphyxiait, comme une simple couturière, au moyen d’un réchaud de charbon. Il venait d’achever une lettre à Blondet pour le prier de mettre son suicide sur le compte d’une apoplexie foudroyante. La comtesse arrivait à temps : elle fit transporter Raoul dans le fiacre, et ne sachant où lui donner des soins, elle entra dans un hôtel, y prit une chambre, et envoya le garçon de bureau chercher un médecin. Raoul fut en quelques heures hors de danger ; mais la comtesse ne quitta pas son chevet sans avoir obtenu sa confession générale. Après que l’ambitieux terrassé lui eut versé dans le cœur ces épouvantables élégies de sa douleur, elle revint chez elle en proie à tous les tourments, à toutes les idées qui, la veille, assiégeaient le front de Nathan.

– J’arrangerai tout, lui avait-elle dit pour le faire vivre.

– Eh ! bien, qu’a donc ta sœur ? demanda Félix à sa femme en la voyant rentrer. Je te trouve bien changée.

– C’est une horrible histoire sur laquelle je dois garder le plus profond secret, répondit-elle en retrouvant sa force pour affecter le calme.

Afin d’être seule et de penser à son aise, elle était allée le soir aux Italiens, puis elle était venue décharger son cœur dans celui de madame du Tillet en lui racontant l’horrible scène de la matinée, lui demandant des conseils et des secours. Ni l’une ni l’autre ne pouvaient savoir alors que du Tillet avait allumé le feu du vulgaire réchaud dont la vue avait épouvanté la comtesse Félix de Vandenesse.

– Il n’a que moi dans le monde, avait dit Marie à sa sœur, et je ne lui manquerai point.

{p. 275} Ce mot contient le secret de toutes les femmes : elles sont héroïques alors qu’elles ont la certitude d’être tout pour un homme grand et irréprochable.

Du Tillet avait entendu parler de la passion plus ou moins probable de sa belle-sœur pour Nathan ; mais il était de ceux qui la niaient ou la jugeaient incompatible avec la liaison de Raoul et de Florine. L’actrice devait chasser la comtesse, et réciproquement. Mais quand, en rentrant chez lui, pendant cette soirée, il y vit sa belle-sœur, dont déjà le visage lui avait annoncé d’amples perturbations aux Italiens, il devina que Raoul avait confié ses embarras à la comtesse : la comtesse l’aimait donc, elle était donc venue demander à Marie-Eugénie les sommes dues au vieux Gigonnet. Madame du Tillet, à qui les secrets de cette pénétration en apparence surnaturelle échappaient, avait montré tant de stupéfaction, que les soupçons de du Tillet se changèrent en certitude. Le banquier crut pouvoir tenir le fil des intrigues de Nathan. Personne ne savait ce malheureux au lit, rue du Mail, dans un hôtel garni, sous le nom du garçon de bureau à qui la comtesse avait promis cinq cents francs s’il gardait le secret sur les événements de la nuit et de la matinée. Aussi François Quillet avait-il eu le soin de dire à la portière que Nathan s’était trouvé mal par suite d’un travail excessif. Du Tillet ne fut pas étonné de ne point voir Nathan. Il était naturel que le journaliste se cachât pour éviter les gens chargés de l’arrêter. Quand les espions vinrent prendre des renseignements, ils apprirent que le matin une dame était venue enlever le rédacteur en chef. Il se passa deux jours avant qu’ils eussent découvert le numéro du fiacre, questionné le cocher, reconnu, sondé l’hôtel où se ranimait le débiteur. Ainsi les sages mesures prises par Marie avaient fait obtenir à Nathan un sursis de trois jours.

Chacune des deux sœurs passa donc une cruelle nuit. Une catastrophe semblable jette la lueur de son charbon sur toute la vie ; elle en éclaire les bas-fonds, les écueils plus que les sommets, qui jusqu’alors ont occupé le regard. Frappée de l’horrible spectacle d’un jeune homme mourant dans son fauteuil, devant son journal, écrivant à la romaine ses dernières pensées, la pauvre madame du Tillet ne pouvait penser qu’à lui porter secours, à rendre la vie à cette âme par laquelle vivait sa sœur. Il est dans la nature de notre esprit de regarder aux effets avant d’analyser les causes. Eugénie approuva de nouveau l’idée qu’elle avait eue de {p. 276} s’adresser à la baronne Delphine de Nucingen, chez laquelle elle dînait, et ne douta pas du succès. Généreuse comme toutes les personnes qui n’ont pas été pressées dans les rouages en acier poli de la société moderne, madame du Tillet résolut de prendre tout sur elle.

De son côté, la comtesse, heureuse d’avoir déjà sauvé la vie de Nathan, employa sa nuit à inventer des stratagèmes pour se procurer quarante mille francs. Dans ces crises, les femmes sont sublimes. Conduites par le sentiment, elles arrivent à des combinaisons qui surprendraient les voleurs, les gens d’affaires et les usuriers, si ces trois classes d’industriels, plus ou moins patentés, s’étonnaient de quelque chose. La comtesse vendait ses diamants en songeant à en porter de faux. Elle se décidait à demander la somme à Vandenesse pour sa sœur, déjà mise en jeu par elle ; mais elle avait trop de noblesse pour ne pas reculer devant les moyens déshonorants ; elle les concevait et les repoussait. L’argent de Vandenesse à Nathan ! Elle bondissait dans son lit effrayée de sa scélératesse. Faire monter de faux diamants ? son mari finirait par s’en apercevoir. Elle voulait aller demander la somme aux Rotschild qui avaient tant d’or, à l’archevêque de Paris qui devait secourir les pauvres, courant ainsi d’une religion à l’autre, implorant tout. Elle déplora de se voir en dehors du gouvernement ; jadis elle aurait trouvé son argent à emprunter aux environs du trône. Elle pensait à recourir à son père. Mais l’ancien magistrat avait en horreur les illégalités ; ses enfants avaient fini par savoir combien peu il sympathisait avec les malheurs de l’amour ; il ne voulait point en entendre parler, il était devenu misanthrope, il avait toute intrigue en horreur. Quant à la comtesse de Granville, elle vivait retirée en Normandie dans une de ses terres, économisant et priant, achevant ses jours entre des prêtres et des sacs d’écus, froide jusqu’au dernier moment. Quand Marie aurait eu le temps d’arriver à Bayeux, sa mère lui donnerait-elle tant d’argent sans savoir quel en serait l’usage ? Supposer des dettes ? Oui, peut-être se laisserait-elle attendrir par sa favorite. Eh ! bien, en cas d’insuccès, la comtesse irait donc en Normandie. Le comte de Granville ne refuserait pas de lui fournir un prétexte de voyage en lui donnant le faux avis d’une grave maladie survenue à sa femme. Le désolant spectacle qui l’avait épouvantée le matin, les soins prodigués à Nathan, les heures passées au chevet de son lit, ces narrations entrecoupées, cette agonie d’un grand esprit, ce vol du génie arrêté par un vulgaire, par un ignoble obstacle, tout lui revint en {p. 277} mémoire pour stimuler son amour. Elle repassa ses émotions et se sentit encore plus éprise par les misères que par les grandeurs. Aurait-elle baisé ce front couronné par le succès ? non. Elle trouvait une noblesse infinie aux dernières paroles que Nathan lui avait dites dans le boudoir de lady Dudley. Quelle sainteté dans cet adieu ! Quelle noblesse dans l’immolation d’un bonheur qui serait devenu son tourment à elle ! La comtesse avait souhaité des émotions dans sa vie ; elles abondaient terribles, cruelles, mais aimées. Elle vivait plus par la douleur que par le plaisir. Avec quelles délices elle se disait : Je l’ai déjà sauvé, je vais le sauver encore ! Elle l’entendait s’écriant : Il n’y a que les malheureux qui savent jusqu’où va l’amour ! quand il avait senti les lèvres de sa Marie posées sur son front.

– Es-tu malade ? lui dit son mari qui vint dans sa chambre la chercher pour le déjeuner.

– Je suis horriblement tourmentée du drame qui se joue chez ma sœur, dit-elle sans faire de mensonge.

– Elle est tombée en de bien mauvaises mains ; c’est une honte pour une famille que d’y avoir un du Tillet, un homme sans noblesse ; s’il arrivait quelque désastre à votre sœur, elle ne trouverait guère de pitié chez lui.

– Quelle est la femme qui s’accommode de la pitié ? dit la comtesse en faisant un mouvement convulsif. Impitoyables, votre rigueur est une grâce pour nous.

– Ce n’est pas d’aujourd’hui que je vous sais noble de cœur, dit Félix en baisant la main de sa femme et tout ému de cette fierté. Une femme qui pense ainsi n’a pas besoin d’être gardée.

– Gardée ?… reprit-elle, autre honte qui retombe sur vous.

Félix sourit, mais Marie rougissait. Quand une femme est secrètement en faute, elle monte ostensiblement l’orgueil féminin au plus haut point. C’est une dissimulation d’esprit dont il faut leur savoir gré. La tromperie est alors pleine de dignité, sinon de grandeur. Marie écrivit deux lignes à Nathan sous le nom de monsieur Quillet, pour lui dire que tout allait bien, et les envoya par un commissionnaire à l’hôtel du Mail. Le soir, à l’Opéra, la comtesse eut les bénéfices de ses mensonges, car son mari trouva très-naturel qu’elle quittât sa loge pour aller voir sa sœur. Félix attendit pour lui donner le bras que du Tillet eût laissé sa femme seule. De quelles émotions Marie fut agitée en traversant le corridor, en entrant {p. 278} dans la loge de sa sœur et s’y posant d’un front calme et serein devant le monde étonné de les voir ensemble.

– Hé ! bien ? lui dit-elle.

Le visage de Marie-Eugénie était une réponse : il y éclatait une joie naïve que bien des personnages attribuèrent à une vaniteuse satisfaction.

– Il sera sauvé, ma chère, mais pour trois mois seulement, pendant lesquels nous aviserons à le secourir plus efficacement. Madame de Nucingen veut quatre lettres de change de chacune dix mille francs, signées de n’importe qui, pour ne pas te compromettre. Elle m’a expliqué comment elles devaient être faites ; je n’y ai rien compris, mais monsieur Nathan te les préparera. J’ai seulement pensé que Schmuke, notre vieux maître, peut nous être très utile en cette circonstance : il les signerait. En joignant à ces quatre valeurs une lettre par laquelle tu garantiras leur paiement à madame de Nucingen, elle te remettra demain l’argent. Fais tout par toi-même, ne te fie à personne. J’ai pensé que Schmuke n’aurait aucune objection à t’opposer. Pour dérouter les soupçons, j’ai dit que tu voulais obliger notre ancien maître de musique, un Allemand dans le malheur. J’ai donc pu demander le plus profond secret.

– Tu as de l’esprit comme un ange ! Pourvu que la baronne de Nucingen n’en cause qu’après avoir donné l’argent, dit la comtesse en levant les yeux comme pour implorer Dieu, quoiqu’à l’Opéra.

– Schmuke demeure dans la petite rue de Nevers, sur le quai Conti, ne l’oublie pas, vas-y toi-même.

– Merci, dit la comtesse en serrant la main de sa sœur. Ah ! je donnerais dix ans de ma vie…

– À prendre dans ta vieillesse…

– Pour faire à jamais cesser de pareilles angoisses, dit la comtesse en souriant de l’interruption.

Toutes les personnes qui lorgnaient en ce moment les deux sœurs pouvaient les croire occupées de frivolités en admirant leurs rires ingénus ; mais un de ces oisifs qui viennent à l’Opéra plus pour espionner les toilettes et les figures que par plaisir, aurait pu deviner le secret de la comtesse en remarquant la violente sensation qui éteignit la joie de ces deux charmantes physionomies. Raoul qui, pendant la nuit, ne craignait plus les recors, pâle et blême, l’œil inquiet, le front attristé, parut sur la marche de l’escalier où il se posait habituellement. Il chercha la comtesse dans sa loge, la trouva vide, {p. 279} et se prit alors le front dans ses mains en s’appuyant le coude à la ceinture.

– Peut-elle être à l’Opéra ! pensa-t-il.

– Regarde-nous donc, pauvre grand homme, dit à voix basse madame du Tillet.

Quant à Marie, au risque de se compromettre, elle attacha sur lui ce regard violent et fixe par lequel la volonté jaillit de l’œil, comme du soleil jaillissent les ondes lumineuses, et qui pénètre, selon les magnétiseurs, la personne sur lequel il est dirigé. Raoul sembla frappé par une baguette magique ; il leva la tête, et son œil rencontra soudain les yeux des deux sœurs. Avec cet adorable esprit qui n’abandonne jamais les femmes, madame de Vandenesse saisit une croix qui jouait sur sa gorge et la lui montra par un sourire rapide et significatif. Le bijou rayonna jusque sur le front de Raoul, qui répondit par une expression joyeuse : il avait compris.

– N’est-ce donc rien, Eugénie, dit la comtesse à sa sœur, que de rendre ainsi la vie aux morts ?

– Tu peux entrer dans la Société des Naufrages, répondit Eugénie en souriant.

– Comme il est venu triste, abattu ; mais comme il s’en ira content !

– Hé ! bien, comment vas-tu, mon cher ? dit du Tillet en serrant la main à Raoul et l’abordant avec tous les symptômes de l’amitié.

– Mais comme un homme qui vient de recevoir les meilleurs renseignements sur les élections. Je serai nommé, répondit le radieux Raoul.

– Ravi, répliqua du Tillet. Il va nous falloir de l’argent pour le journal.

– Nous en trouverons, dit Raoul.

– Les femmes ont le diable pour elles, dit du Tillet sans se laisser prendre encore aux paroles de Raoul qu’il avait nommé Charnathan.

– À quel propos ? dit Raoul.

– Ma belle-sœur est chez ma femme, dit le banquier ; il y a quelque intrigue sous jeu. Tu me parais adoré de la comtesse, elle te salue à travers toute la salle.

– Vois, dit madame du Tillet à sa sœur, on nous dit fausses. Mon mari câline monsieur Nathan, et c’est lui qui veut le faire mettre en prison.

{p. 280} – Et les hommes nous accusent ! s’écria la comtesse, je l’éclairerai.

Elle se leva, reprit le bras de Vandenesse qui l’attendait dans le corridor, revint radieuse dans sa loge ; puis elle quitta l’Opéra, commanda sa voiture pour le lendemain avant huit heures, et se trouva dès huit heures et demie au quai Conti, après avoir passé rue du Mail.

La voiture ne pouvait entrer dans la petite rue de Nevers ; mais comme Schmuke habitait une maison située à l’angle du quai, la comtesse n’eut pas à marcher dans la boue, elle sauta presque de son marche-pied à l’allée boueuse et ruinée de cette vieille maison noire, raccommodée comme la faïence d’un portier avec des attaches en fer, et surplombant de manière à inquiéter les passants. Le vieux maître de chapelle demeurait au quatrième étage et jouissait du bel aspect de la Seine, depuis le Pont-Neuf jusqu’à la colline de Chaillot. Ce bon être fut si surpris quand le laquais lui annonça la visite de son ancienne écolière, que dans sa stupéfaction il la laissa pénétrer chez lui. Jamais la comtesse n’eût inventé ni soupçonné l’existence qui se révéla soudain à ses regards, quoiqu’elle connût depuis long-temps le profond dédain de Schmuke pour le costume et le peu d’intérêt qu’il portait aux choses de ce monde. Qui aurait pu croire au laissez-aller d’une pareille vie, à une si complète insouciance ? Schmuke était un Diogène musicien, il n’avait point honte de son désordre, il l’eût nié, tant il y était habitué. L’usage incessant d’une bonne grosse pipe allemande avait répandu sur le plafond, sur le misérable papier de tenture, écorché en mille endroits par un chat, une teinte blonde qui donnait aux objets l’aspect des moissons dorées de Cérès. Le chat, doué d’une magnifique robe à longues soies ébouriffées à faire envie à une portière, était là comme la maîtresse du logis, grave dans sa barbe, sans inquiétude. Du haut d’un excellent piano de Vienne où il siégeait magistralement, il jeta sur la comtesse, quand elle entra, ce regard mielleux et froid par lequel toute femme étonnée de sa beauté l’aurait saluée. Il ne se dérangea point, il agita seulement les deux fils d’argent de ses moustaches droites et reporta sur Schmuke ses deux yeux d’or. Le piano, caduc et d’un bon bois peint en noir et or, mais sale, déteint, écaillé, montrait des touches usées comme les dents des vieux chevaux, et jaunies par la couleur fuligineuse tombée de la pipe. Sur la tablette, de petits tas de cendres disaient que, la veille, Schmuke avait chevauché sur le vieil instrument vers quelque sabbat musical. Le carreau, {p. 281} plein de boue séchée, de papiers déchirés, de cendres de pipe, de débris inexplicables, ressemblait au plancher des pensionnats quand il n’a pas été balayé depuis huit jours, et d’où les domestiques chassent des monceaux de choses qui sont entre le fumier et les guenilles. Un œil plus exercé que celui de la comtesse y aurait trouvé des renseignements sur la vie de Schmuke, dans quelques épluchures de marrons, des pelures de pommes, des coquilles d’œufs rouges, dans des plats cassés par inadvertance et crottés de sauer-craut. Ce détritus allemand formait un tapis de poudreux immondices qui craquait sous les pieds, et se ralliait à un amas de cendres qui descendait majestueusement d’une cheminée en pierre peinte où trônait une bûche en charbon de terre devant laquelle deux tisons avaient l’air de se consumer. Sur la cheminée, un trumeau et sa glace, où les figures dansaient la sarabande ; d’un côté la glorieuse pipe accrochée, de l’autre un pot chinois où le professeur mettait son tabac. Deux fauteuils achetés de hasard, comme une couchette maigre et plate, comme la commode vermoulue et sans marbre, comme la table estropiée où se voyaient les restes d’un frugal déjeuner, composaient ce mobilier aussi simple que celui d’un wigham de Mohicans. Un miroir à barbe suspendu à l’espagnolette de la fenêtre sans rideaux et surmonté d’une loque zébrée par les nettoyages du rasoir, indiquait les seuls sacrifices que Schmuke fît aux Grâces et au Monde. Le chat, être faible et protégé, était le mieux partagé, il jouissait d’un vieux coussin de bergère auprès duquel se voyaient une tasse et un plat de porcelaine blanche. Mais ce qu’aucun style ne peut décrire, c’est l’état où Schmuke, le chat et la pipe, trinité vivante, avaient mis ces meubles. La pipe avait brûlé la table çà et là. Le chat et la tête de Schmuke avaient graissé le velours d’Utrecht vert des deux fauteuils, de manière à lui ôter sa rudesse. Sans la splendide queue de ce chat, qui faisait en partie le ménage, jamais les places libres sur la commode ou sur le piano n’eussent été nettoyées. Dans un coin se tenaient les souliers, qui voudraient un dénombrement épique. Les dessus de la commode et du piano étaient encombrés de livres de musique, à dos rongés, éventrés, à coins blanchis, émoussés, où le carton montrait ses mille feuilles. Le long des murs étaient collées avec des pains à cacheter les adresses des écolières. Le nombre de pains sans papiers indiquait les adresses défuntes. Sur le papier se lisaient des calculs faits à la craie. La {p. 282} commode était ornée de cruchons de bière bus la veille, lesquels paraissaient neufs et brillants au milieu de ces vieilleries et des paperasses. L’Hygiène était représentée par un pot à eau couronné d’une serviette, et un morceau de savon vulgaire, blanc pailleté de bleu qui humectait le bois de rose en plusieurs endroits. Deux chapeaux également vieux étaient accrochés à un porte-manteau d’où pendait le même carrick bleu à trois collets que la comtesse avait toujours vu à Schmuke. Au bas de la fenêtre étaient trois pots de fleurs, des fleurs allemandes sans doute, et tout auprès une canne de houx. Quoique la vue et l’odorat de la comtesse fussent désagréablement affectés, le sourire et le regard de Schmuke lui cachèrent ces misères sous de célestes rayons qui firent resplendir les teintes blondes, et vivifièrent ce chaos. L’âme de cet homme divin, qui connaissait et révélait tant de choses divines, scintillait comme un soleil. Son rire si franc, si ingénu à l’aspect d’une de ses saintes Céciles, répandit les éclats de la jeunesse, de la gaieté, de l’innocence. Il versa les trésors les plus chers à l’homme, et s’en fit un manteau qui cacha sa pauvreté. Le parvenu le plus dédaigneux eût trouvé peut-être ignoble de songer au cadre où s’agitait ce magnifique apôtre de la religion musicale.

– Hé bar kel hassart, izi, tchère montame la gondesse ? dit-il. Vaudile kè chè jande lei gandike té Zimion à mon ache ? Cette idée raviva son accès de rire immodéré. – Souis-che en ponne fordine ? reprit-il encore d’un air fin. Puis il se remit à rire comme un enfant. – Vis fennez pir la misik, hai non pir ein baufre ôme. Ché lei sais, dit-il d’un air mélancolique, mais fennez pir tit ce ke vi fouderesse, vis savez qu’ici tit este à visse, corpe, hâme, hai piens !

Il prit la main de la comtesse, la baisa et y mit une larme, car le bon homme était tous les jours au lendemain du bienfait. Sa joie lui avait ôté pendant un instant le souvenir, pour le lui rendre dans toute sa force. Aussitôt il prit la craie, sauta sur le fauteuil qui était devant le piano ; puis, avec une rapidité de jeune homme, il écrivit sur le papier en grosses lettres : 17 février 1835. Ce mouvement si joli, si naïf, fut accompli avec une si furieuse reconnaissance, que la comtesse en fut tout émue.

– Ma sœur viendra, lui dit-elle.

– L’audre auzi ! gand ? gand ? ke cé soid afant qu’il meure ! reprit-il.

{p. 283} – Elle viendra vous remercier d’un grand service que je viens vous demander de sa part, reprit-elle.

– Fitte, fitte, fitte, fitte, s’écria Schmuke, ké vaudille vaire ? Vaudille hâler au tiaple ?

– Rien que mettre : Accepté pour la somme de dix mille francs sur chacun de ces papiers, dit-elle en tirant de son manchon quatre lettres de change préparées selon la formule par Nathan.

– Hâ ! ze zera piendotte vaidde, répondit l’Allemand avec la douceur d’un agneau. Seulemente, che neu saite pas i se druffent messes blîmes et mon hangrier. – Fattan te la, meinherr Mirr, cria-t-il au chat qui le regarda froidement. – Sei mon châs, dit-il en le montrant à la comtesse. C’est la bauffre hânîmâle ki fit affècque li bauffre Schmuke ! Ille hai pô !

– Oui, dit la comtesse.

– Lé foullez-visse ? dit-il.

– Y pensez-vous ? reprit-elle. N’est-ce pas votre ami ?

Le chat, qui cachait l’encrier, devina que Schmuke le voulait, et sauta sur le lit.

– Il être mâline gomme ein zinche ! reprit-il en le montrant sur le lit. Ché lé nôme Mirr, pir clorivier nodre crânt Hoffmann te Perlin, ke ché paugoube gonni.

Le bonhomme signait avec l’innocence d’un enfant qui fait ce que sa mère lui ordonne de faire, sans y rien concevoir, mais sûr de bien faire. Il se préoccupait bien plus de la présentation du chat à la comtesse que des papiers par lesquels sa liberté pouvait être, suivant les lois relatives aux étrangers, à jamais aliénée.

– Vis m’azurèze ke cesse bedis babières dimprés…

– N’ayez pas la moindre inquiétude, dit la comtesse.

– Ché ne boind t’einkiétide, reprit-il brusquement. Che temande zi zes bedis babières dimprés veront blésir à montame ti Dilet.

– Oh ! oui, dit-elle, vous lui rendez service comme si vous étiez son père…

– Ché souis ton pien hireux te lui êdre pon à keke chausse. Andantez te mon misik ! dit-il en laissant les papiers sur la table, et sautant à son piano.

Déjà les mains de cet ange trottaient sur les vieilles touches, {p. 284} déjà son regard atteignait aux cieux à travers les toits, déjà le plus délicieux de tous les chants fleurissait dans l’air et pénétrait l’âme ; mais la comtesse ne laissa ce naïf interprète des choses célestes faire parler le bois et les cordes, comme fait la sainte Cécile de Raphaël pour les anges qui l’écoutent, que pendant le temps que mit l’écriture à sécher ; elle glissa les lettres de change dans son manchon, et fit revenir son radieux maître des espaces éthérés où il planait en lui frappant sur l’épaule.

– Mon bon Schmuke, dit-elle.

– Tèchâ ! s’écria-t-il avec une affreuse soumission. Bourkoi êdes-vis tonc fennie ?

Il ne murmura point, il se dressa comme un chien fidèle pour écouter la comtesse.

– Mon bon Schmuke, reprit-elle, il s’agit d’une affaire de vie et de mort, les minutes économisent du sang et des larmes.

– Tuchurs la même, dit-il, halléze, anche ! zécher les plirs tes audres ! Zachèsse ké leu baufre Schmuke gomde fodre viside pir plis ke fos randes !

– Nous nous reverrons, dit-elle, vous viendrez faire de la musique et dîner avec moi tous les dimanches, sous peine de nous brouiller. Je vous attends dimanche prochain.

– Frai ?

– Je vous en prie, et ma sœur vous indiquera sans doute un jour aussi.

– Ma ponhire zera tonc gomblete, dit-il, gar che ne vis foyais gaux Champes-Hailyssées gand vis y bassièze han foidire, pien raremente !

Cette idée sécha les larmes qui lui roulaient dans les yeux, et il offrit le bras à sa belle écolière, qui sentit battre démesurément le cœur du vieillard.

– Vous pensiez donc à nous ? lui dit-elle.

– Tuchurs en manchant mon bain ! reprit-il. T’aport gomme hâ mes pienfaidrices ; et puis gomme au teusse premières cheunes files tignes t’amur kè chaie fies !

La comtesse n’osa plus rien dire : il y avait dans cette phrase une incroyable et respectueuse, une fidèle et religieuse solennité. Cette chambre enfumée et pleine de débris était un temple habité par deux divinités. Le sentiment s’y accroissait à toute heure, à l’insu de celles qui l’inspiraient.

{p. 285} – Là, donc, nous sommes aimées, bien aimées, pensa-t-elle.

L’émotion avec laquelle le vieux Schmuke vit la comtesse montant en voiture fut partagée par elle, qui, du bout des doigts, lui envoya un de ces délicats baisers que les femmes se donnent de loin pour se dire bonjour. À cette vue, Schmuke resta planté sur ses jambes long-temps après que la voiture eut disparu. Quelques instants après, la comtesse entrait dans la cour de l’hôtel de madame de Nucingen. La baronne n’était pas levée ; mais pour ne pas faire attendre une femme haut placée, elle s’enveloppa d’un châle et d’un peignoir.

– Il s’agit d’une bonne action, madame, dit la comtesse, la promptitude est alors une grâce ; sans cela, je ne vous aurais pas dérangée de si bonne heure.

– Comment ! mais je suis trop heureuse, dit la femme du banquier en prenant les quatre papiers et la garantie de la comtesse. Elle sonna sa femme de chambre. – Thérèse, dites au caissier de me monter lui-même à l’instant quarante mille francs.

Puis elle serra dans un secret de sa table l’écrit de madame de Vandenesse, après l’avoir cacheté.

– Vous avez une délicieuse chambre, dit la comtesse.

– Monsieur de Nucingen va m’en priver, il fait bâtir une nouvelle maison.

– Vous donnerez sans doute celle-ci à mademoiselle votre fille. On parle de son mariage avec monsieur de Rastignac.

Le caissier parut au moment où madame de Nucingen allait répondre, elle prit les billets et remit les quatre lettres de change.

– Cela se balancera, dit la baronne au caissier.

– Sauve l’escomde, dit le caissier. Sti Schmuke, il èdre ein misicien te Ansbach, ajouta-t-il en voyant la signature et faisant frémir la comtesse.

– Fais-je donc des affaires ? dit madame de Nucingen en tançant le caissier par un regard hautain. Ceci me regarde.

Le caissier eut beau guigner alternativement la comtesse et la baronne, il trouva leurs visages immobiles.

– Allez, laissez-nous. – Ayez la bonté de rester quelques moments afin de ne pas leur faire croire que vous êtes pour quelque chose dans cette négociation, dit la baronne à madame de Vandenesse.

{p. 286} – Je vous demanderai de joindre à tant de complaisances, reprit la comtesse, celle de me garder le secret.

– Pour une bonne action, cela va sans dire, répondit la baronne en souriant. Je vais faire envoyer votre voiture au bout du jardin, elle partira sans vous ; puis nous le traverserons ensemble, personne ne vous verra sortir d’ici : ce sera parfaitement inexplicable.

– Vous avez de la grâce comme une personne qui a souffert, reprit la comtesse.

– Je ne sais pas si j’ai de la grâce, mais j’ai beaucoup souffert, dit la baronne ; vous avez eu la vôtre à meilleur marché, je l’espère.

Une fois l’ordre donné, la baronne prit des pantoufles fourrées, une pelisse, et conduisit la comtesse à la petite porte de son jardin.

Quand un homme a ourdi un plan comme celui qu’avait tramé du Tillet contre Nathan, il ne le confie à personne. Nucingen en savait quelque chose, mais sa femme était entièrement en dehors de ces calculs machiavéliques. Seulement la baronne, qui savait Raoul gêné, n’était pas la dupe des deux sœurs ; elle avait bien deviné les mains entre lesquelles irait cet argent, elle était enchantée d’obliger la comtesse, elle avait d’ailleurs une profonde compassion pour de tels embarras. Rastignac, posé pour pénétrer les manœuvres des deux banquiers, vint déjeuner avec madame Nucingen. Delphine et Rastignac n’avaient point de secrets l’un pour l’autre, elle lui raconta sa scène avec la comtesse. Rastignac, incapable d’imaginer que la baronne pût jamais être mêlée à cette affaire, d’ailleurs accessoire à ses yeux, un moyen parmi tous ses moyens, la lui éclaira. Delphine venait peut-être de détruire les espérances électorales de du Tillet, de rendre inutiles les tromperies et les sacrifices de toute une année. Rastignac mit alors la baronne au fait en lui recommandant le secret sur la faute qu’elle venait de commettre.

– Pourvu, dit-elle, que le caissier n’en parle pas à Nucingen.

Quelques instants avant midi, pendant le déjeuner de du Tillet, on lui annonça monsieur Gigonnet.

– Qu’il entre, dit le banquier quoique sa femme fût à table. Eh ! bien, mon vieux Shylock, notre homme est-il coffré ?

– Non.

– Comment ? Ne vous avais-je pas dit rue du Mail, hôtel…

– Il a payé, fit Gigonnet en tirant de son portefeuille quarante {p. 287} billets de banque. Du Tillet eut une mine désespérée.

– Il ne faut jamais mal accueillir les écus, dit l’impassible compère de du Tillet, cela peut porter malheur.

– Où avez-vous pris cet argent, madame ? dit le banquier en jetant sur sa femme un regard qui la fit rougir jusque dans la racine des cheveux.

– Je ne sais pas ce que signifie votre question, dit-elle.

– Je pénétrerai ce mystère, répondit-il en se levant furieux. Vous avez renversé mes projets les plus chers.

– Vous allez renverser votre déjeuner, dit Gigonnet qui arrêta la nappe prise par le pan de la robe de chambre de du Tillet.

Madame du Tillet se leva froidement pour sortir, car cette parole l’avait épouvantée. Elle sonna, et un valet de chambre vint.

– Mes chevaux, dit-elle au valet de chambre. Demandez Virginie, je veux m’habiller.

– Où allez-vous ? fit du Tillet.

– Les maris bien élevés ne questionnent pas leurs femmes, répondit-elle, et vous avez la prétention de vous conduire en gentilhomme.

– Je ne vous reconnais plus depuis deux jours que vous avez vu deux fois votre impertinente sœur.

– Vous m’avez ordonné d’être impertinente, dit-elle, je m’essaie sur vous.

– Votre serviteur, madame, dit Gigonnet peu curieux d’une scène de ménage.

Du Tillet regarda fixement sa femme, qui le regarda de même sans baisser les yeux.

– Qu’est-ce que cela signifie ? dit-il.

– Que je ne suis plus une petite fille à qui vous ferez peur, reprit-elle. Je suis et serai toute ma vie une loyale et bonne femme pour vous ; vous pourrez être un maître si vous voulez, mais un tyran, non.

Du Tillet sortit. Après cet effort, Marie-Eugénie rentra chez elle abattue. – Sans le danger que court ma sœur, se dit-elle, je n’aurais jamais osé le braver ainsi ; mais, comme dit le proverbe, à quelque chose malheur est bon. Pendant la nuit, madame du Tillet avait repassé dans sa mémoire les confidences de sa sœur. Sûre du salut de Raoul, sa raison n’était plus dominée par la pensée de ce danger imminent. Elle se rappela l’énergie terrible avec laquelle la {p. 288} comtesse avait parlé de s’enfuir avec Nathan pour le consoler de son désastre si elle ne l’empêchait pas. Elle comprit que cet homme pourrait déterminer sa sœur, par un excès de reconnaissance et d’amour, à faire ce que la sage Eugénie regardait comme une folie. Il y avait de récents exemples dans la haute classe de ces fuites qui paient d’incertains plaisirs par des remords, par la déconsidération que donnent les fausses positions, et Eugénie se rappelait leurs affreux résultats. Le mot de du Tillet venait de mettre sa terreur au comble ; elle craignit que tout ne se découvrît ; elle vit la signature de la comtesse de Vandenesse dans le portefeuille de la maison Nucingen ; elle voulut supplier sa sœur de tout avouer à Félix. Madame du Tillet ne trouva point la comtesse. Félix était chez lui. Une voix intérieure cria à Eugénie de sauver sa sœur. Peut-être demain serait-il trop tard. Elle prit beaucoup sur elle, mais elle se résolut à tout dire au comte. Ne serait-il pas indulgent en trouvant son honneur encore sauf ? La comtesse était plus égarée que pervertie. Eugénie eut peur d’être lâche et traîtresse en divulguant ces secrets que garde la société toute entière, d’accord en ceci ; mais enfin elle vit l’avenir de sa sœur, elle trembla de la trouver un jour seule, ruinée par Nathan, pauvre, souffrante, malheureuse, au désespoir ; elle n’hésita plus, et fit prier le comte de la recevoir. Félix, étonné de cette visite, eut avec sa belle-sœur une longue conversation, durant laquelle il se montra si calme et si maître de lui qu’elle trembla de lui voir prendre quelque terrible résolution.

– Soyez tranquille, lui dit Vandenesse, je me conduirai de manière à ce que vous soyez bénie un jour par la comtesse. Quelle que soit votre répugnance à garder le silence vis-à-vis d’elle après m’avoir instruit, faites-moi crédit de quelques jours. Quelques jours me sont nécessaires pour pénétrer des mystères que vous n’apercevez pas, et surtout pour agir avec prudence. Peut-être saurai-je tout en un moment ! Il n’y a que moi de coupable, ma sœur. Tous les amants jouent leur jeu ; mais toutes les femmes n’ont pas le bonheur de voir la vie comme elle est.

Madame du Tillet sortit rassurée. Félix de Vandenesse alla prendre aussitôt quarante mille francs à la Banque de France, et courut chez madame de Nucingen : il la trouva, la remercia de la confiance qu’elle avait eue en sa femme, et lui rendit l’argent. Le comte expliqua ce mystérieux emprunt par les folies d’une bienfaisance à laquelle il avait voulu mettre des bornes.

{p. 289} – Ne me donnez aucune explication, monsieur, puisque madame de Vandenesse vous a tout avoué, dit la baronne de Nucingen.

– Elle sait tout, pensa Vandenesse.

La baronne remit la lettre de garantie et envoya chercher les quatre lettres de change. Vandenesse, pendant ce moment, jeta sur la baronne le coup d’œil fin des hommes d’état, il l’inquiéta presque, et jugea l’heure propice à une négociation.

– Nous vivons à une époque, madame, où rien n’est sûr, lui dit-il. Les trônes s’élèvent et disparaissent en France avec une effrayante rapidité. Quinze ans font justice d’un grand empire, d’une monarchie et aussi d’une révolution. Personne n’oserait prendre sur lui de répondre de l’avenir. Vous connaissez mon attachement à la Légitimité. Ces paroles n’ont rien d’extraordinaire dans ma bouche. Supposez une catastrophe : ne seriez-vous pas heureuse d’avoir un ami dans le parti qui triompherait ?

– Certes, dit-elle en souriant.

– Hé ! bien, voulez-vous avoir en moi, secrètement, un obligé qui pourrait maintenir à monsieur de Nucingen, le cas échéant, la pairie à laquelle il aspire ?

– Que voulez-vous de moi ? s’écria-t-elle.

– Peu de chose, reprit-il. Tout ce que vous savez sur Nathan.

La baronne lui répéta sa conversation du matin avec Rastignac, et dit à l’ex-pair de France, en lui remettant les quatre lettres de change qu’elle alla prendre au caissier : – N’oubliez pas votre promesse.

Vandenesse oubliait si peu cette prestigieuse promesse qu’il la fit briller aux yeux du baron de Rastignac pour obtenir de lui quelques autres renseignements.

En sortant de chez le baron, il dicta pour Florine à un écrivain public la lettre suivante : Si mademoiselle Florine veut savoir quel est le premier rôle qu’elle jouera, elle est priée de venir au prochain bal de l’Opéra, en s’y faisant accompagner de monsieur Nathan.

Cette lettre une fois mise à la poste, il alla chez son homme d’affaires, garçon très-habile et délié, quoique honnête ; il le pria de jouer le rôle d’un ami auquel Schmuke aurait confié la visite de madame de Vandenesse, en s’inquiétant un peu tard de la signification de ces mots : Accepté pour dix mille francs, répétés quatre fois, lequel viendrait demander à monsieur Nathan une lettre de change de quarante mille francs comme contre-valeur. C’était jouer gros {p. 290} jeu. Nathan pouvait avoir su déjà comment s’étaient arrangées les choses, mais il fallait hasarder un peu pour gagner beaucoup. Dans son trouble, Marie pouvait bien avoir oublié de demander à son Raoul un titre pour Schmuke. L’homme d’affaires alla sur-le-champ au journal, et revint triomphant à cinq heures chez le comte, avec une contre-valeur de quarante mille francs : dès les premiers mots échangés avec Nathan, il avait pu se dire envoyé par la comtesse.

Cette réussite obligeait Félix à empêcher sa femme de voir Raoul jusqu’à l’heure du bal de l’Opéra, où il comptait la mener et l’y laisser s’éclairer elle-même sur la nature des relations de Nathan avec Florine. Il connaissait la jalouse fierté de la comtesse ; il voulait la faire renoncer d’elle-même à son amour, ne pas lui donner lieu de rougir à ses yeux, et lui montrer à temps ses lettres à Nathan vendues par Florine, à laquelle il comptait les racheter. Ce plan si sage, conçu si rapidement, exécuté en partie, devait manquer par un jeu du Hasard qui modifie tout ici-bas. Après le dîner, Félix mit la conversation sur le bal de l’Opéra, en remarquant que Marie n’y était jamais allée ; et il lui en proposa le divertissement pour le lendemain.

– Je vous donnerai quelqu’un à intriguer, dit-il.

– Ah ! vous me ferez bien plaisir.

– Pour que la plaisanterie soit excellente, une femme doit s’attaquer à une belle proie, à une célébrité, à un homme d’esprit et le faire donner au diable. Veux-tu que je te livre Nathan ? J’aurai, par quelqu’un qui connaît Florine, des secrets à le rendre fou.

– Florine, dit la comtesse, l’actrice ?

Marie avait déjà trouvé ce nom sur les lèvres de Quillet, le garçon de bureau du journal : il lui passa comme un éclair dans l’âme.

– Eh ! bien, oui, sa maîtresse, répondit le comte. Est-ce donc étonnant ?

– Je croyais monsieur Nathan trop occupé pour avoir une maîtresse. Les auteurs ont-ils le temps d’aimer ?

– Je ne dis pas qu’ils aiment, ma chère ; mais ils sont forcés de loger quelque part, comme tous les autres hommes ; et quand ils n’ont pas de chez soi, quand ils sont poursuivis par les gardes du commerce, ils logent chez leurs maîtresses, ce qui peut vous paraître leste, mais ce qui est infiniment plus agréable que de loger en prison.

Le feu était moins rouge que les joues de la comtesse.

{p. 291} – Voulez-vous de lui pour victime ? vous l’épouvanterez, dit le comte en continuant sans faire attention au visage de sa femme. Je vous mettrai à même de lui prouver qu’il est joué comme un enfant par votre beau-frère du Tillet. Ce misérable veut le faire mettre en prison, afin de le rendre incapable de se porter son concurrent dans le collége électoral où Nucingen a été nommé. Je sais par un ami de Florine la somme produite par la vente de son mobilier, qu’elle lui a donnée pour fonder son journal, je sais ce qu’elle lui a envoyé sur la récolte qu’elle est allée faire cette année dans les départements et en Belgique ; argent qui profite en définitif à Du Tillet, à Nucingen, à Massol. Tous trois, par avance, ils ont vendu le journal au ministère, tant ils sont sûrs d’évincer ce grand homme.

– Monsieur Nathan est incapable d’avoir accepté l’argent d’une actrice.

– Vous ne connaissez guère ces gens-là, ma chère, dit le comte, il ne vous niera pas le fait.

– J’irai certes au bal, dit la comtesse.

– Vous vous amuserez, reprit Vandenesse. Avec de pareilles armes, vous fouetterez rudement l’amour-propre de Nathan, et vous lui rendrez service. Vous le verrez se mettant en fureur, se calmant, bondissant sous vos piquantes épigrammes ! Tout en plaisantant, vous éclairerez un homme d’esprit sur le péril où il est, et vous aurez la joie de faire battre les chevaux du juste-milieu dans leur écurie… Tu ne m’écoutes plus, ma chère enfant.

– Au contraire, je vous écoute trop, répondit-elle. Je vous dirai plus tard pourquoi je tiens à être sûre de tout ceci.

– Sûre, reprit Vandenesse. Reste masquée, je te fais souper avec Nathan et Florine : il sera bien amusant pour une femme de ton rang d’intriguer une actrice après avoir fait caracoler l’esprit d’un homme célèbre autour de secrets si importants ; tu les attelleras l’un et l’autre à la même mystification. Je vais me mettre à la piste des infidélités de Nathan. Si je puis saisir les détails de quelque aventure récente, tu jouiras d’une colère de courtisane, une chose magnifique, celle à laquelle se livrera Florine bouillonnera comme un torrent des Alpes : elle adore Nathan, il est tout pour elle ; elle y tient comme la chair aux os, comme la lionne à ses petits. Je me souviens d’avoir vu dans ma jeunesse une célèbre actrice qui écrivait comme une cuisinière venant redemander ses lettres à un de mes amis ; je n’ai jamais depuis retrouvé ce spectacle, cette fureur {p. 292} tranquille, cette impertinente majesté, cette attitude de sauvage… Souffres-tu, Marie ?

– Non, l’on a fait trop de feu.

La comtesse alla se jeter sur une causeuse. Tout à coup, par un de ces mouvements impossibles à prévoir et qui fut suggéré par les dévorantes douleurs de la jalousie, elle se dressa sur ses jambes tremblantes, croisa ses bras, et vint lentement devant son mari.

– Que sais-tu ? lui demanda-t-elle, tu n’es pas homme à me torturer, tu m’écraserais sans me faire souffrir dans le cas où je serais coupable.

– Que veux-tu que je sache, Marie ?

– Eh ! bien, Nathan ?

– Tu crois l’aimer, reprit-il, mais tu aimes un fantôme construit avec des phrases.

– Tu sais donc ?

– Tout, dit-il.

Ce mot tomba sur la tête de Marie comme une massue.

– Si tu le veux, je ne saurai jamais rien, reprit-il. Tu es dans un abîme, mon enfant, il faut t’en tirer : j’y ai déjà songé. Tiens.

Il tira de sa poche de côté la lettre de garantie et les quatre lettres de change de Schmuke, que la comtesse reconnut, et il les jeta dans le feu.

– Que serais-tu devenue, pauvre Marie, dans trois mois d’ici ? tu te serais vue traînée par les huissiers devant les tribunaux. Ne baisse pas la tête, ne t’humilie point : tu as été la dupe des sentiments les plus beaux, tu as coqueté avec la poésie et non avec un homme. Toutes les femmes, toutes, entends-tu, Marie, eussent été séduites à ta place. Ne serions-nous pas absurdes, nous autres hommes, qui avons fait mille sottises en vingt ans, de vouloir que vous ne soyez pas imprudentes une seule fois dans toute votre vie ? Dieu me garde de triompher de toi ou de t’accabler d’une pitié que tu repoussais si vivement l’autre jour. Peut-être ce malheureux était-il sincère quand il t’écrivait, sincère en se tuant, sincère en revenant le soir même chez Florine. Nous valons moins que vous. Je ne parle pas pour moi dans ce moment, mais pour toi. Je suis indulgent ; mais la Société ne l’est point, elle fuit la femme qui fait un éclat, elle ne veut pas qu’on cumule un bonheur complet et la considération. Est-ce juste, je ne saurais le dire. Le monde est cruel, voilà tout. Peut-être est-il plus envieux en masse qu’il ne l’est pris en détail. {p. 293} Assis au parterre, un voleur applaudit au triomphe de l’innocence et lui prendra ses bijoux en sortant. La Société refuse de calmer les maux qu’elle engendre ; elle décerne des honneurs aux habiles tromperies, et n’a point de récompenses pour les dévouements ignorés. Je sais et vois tout cela ; mais si je ne puis réformer le monde, au moins est-il en mon pouvoir de te protéger contre toi-même. Il s’agit ici d’un homme qui ne t’apporte que des misères, et non d’un de ces amours saints et sacrés qui commandent parfois notre abnégation, qui portent avec eux des excuses. Peut-être ai-je eu le tort de ne pas diversifier ton bonheur, de ne pas opposer à de tranquilles plaisirs des plaisirs bouillants, des voyages, des distractions. Je puis d’ailleurs m’expliquer le désir qui t’a poussée vers un homme célèbre par l’envie que tu as causée à certaines femmes. Lady Dudley, madame d’Espard, madame de Manerville et ma belle-sœur Émilie sont pour quelque chose en tout ceci. Ces femmes, contre lesquelles je t’avais mise en garde, auront cultivé ta curiosité plus pour me faire chagrin que pour te jeter dans des orages qui, je l’espère, auront grondé sur toi sans t’atteindre.

En écoutant ces paroles empreintes de bonté, la comtesse fut en proie à mille sentiments contraires ; mais cet ouragan fut dominé par une vive admiration pour Félix. Les âmes nobles et fières reconnaissent promptement la délicatesse avec laquelle on les manie. Ce tact est aux sentiments ce que la grâce est au corps. Marie apprécia cette grandeur empressée de s’abaisser aux pieds d’une femme en faute pour ne pas la voir rougissant. Elle s’enfuit comme une folle, et revint ramenée par l’idée de l’inquiétude que son mouvement pouvait causer à son mari.

– Attendez, lui dit-elle en disparaissant.

Félix lui avait habilement préparé son excuse, il fut aussitôt récompensé de son adresse ; car sa femme revint, toutes les lettres de Nathan à la main, et les lui livra.

– Jugez-moi, dit-elle en se mettant à genoux.

– Est-on en état de bien juger quand on aime ? répondit-il. Il prit les lettres et les jeta dans le feu, car plus tard sa femme pouvait ne pas lui pardonner de les avoir lues. Marie, la tête sur les genoux du comte, y fondait en larmes.

– Mon enfant, où sont les tiennes ? dit-il en lui relevant la tête.

À cette interrogation, la comtesse ne sentit plus l’intolérable chaleur qu’elle avait aux joues, elle eut froid.

{p. 294} – Pour que tu ne soupçonnes pas ton mari de calomnier l’homme que tu as cru digne de toi, je te ferai rendre tes lettres par Florine elle-même.

– Oh ! pourquoi ne les rendrait-il pas sur ma demande ?

– Et s’il les refusait ?

La comtesse baissa la tête.

– Le monde me dégoûte, reprit-elle, je n’y veux plus aller, je vivrai seule près de toi si tu me pardonnes.

– Tu pourrais t’ennuyer encore. D’ailleurs, que dirait le monde si tu le quittais brusquement ? Au printemps, nous voyagerons, nous irons en Italie, nous parcourrons l’Europe en attendant que tu aies plus d’un enfant à élever. Nous ne sommes pas dispensés d’aller au bal de l’Opéra demain, car nous ne pouvons pas avoir tes lettres autrement sans nous compromettre ; et, en te les apportant, Florine n’accusera-t-elle pas bien son pouvoir ?

– Et je verrai cela ? dit la comtesse épouvantée.

– Après-demain matin.

Le lendemain, vers minuit, au bal de l’Opéra, Nathan se promenait dans le foyer en donnant le bras à un masque d’un air assez marital. Après deux ou trois tours, deux femmes masquées les abordèrent.

– Pauvre sot ! tu te perds, Marie est ici et te voit, dit à Nathan Vandenesse qui s’était déguisé en femme.

– Si tu veux m’écouter, tu sauras des secrets que Nathan t’a cachés, et qui t’apprendront les dangers que court ton amour pour lui, dit en tremblant la comtesse à Florine.

Nathan avait brusquement quitté le bras de Florine pour suivre le comte qui s’était dérobé dans la foule à ses regards. Florine alla s’asseoir à côté de la comtesse, qui l’entraîna sur une banquette à côté de Vandenesse, revenu pour protéger sa femme.

– Explique-toi, ma chère, dit Florine, et ne crois pas me faire poser long-temps. Personne au monde ne m’arrachera Raoul, vois-tu : je le tiens par l’habitude, qui vaut bien l’amour.

– D’abord es-tu Florine ? dit Félix en reprenant sa voix naturelle.

– Belle question ! si tu ne le sais pas, comment veux-tu que je te croie, farceur ?

– Va demander à Nathan, qui maintenant cherche la maîtresse de qui je parle, où il a passé la nuit il y a trois jours ! Il s’est asphyxié, ma petite, à ton insu, faute d’argent. Voilà comment tu es {p. 295} au fait des affaires d’un homme que tu dis aimer, et tu le laisses sans le sou, et il se tue ; ou plutôt il ne se tue pas, il se manque. Un suicide manqué, c’est aussi ridicule qu’un duel sans égratignure.

– Tu mens, dit Florine. Il a dîné chez moi ce jour-là, mais après le soleil couché. Le pauvre garçon était poursuivi, il s’est caché, voilà tout.

– Va donc demander rue du Mail, à l’hôtel du Mail, s’il n’a pas été amené mourant par une belle femme avec laquelle il est en relation depuis un an, et les lettres de ta rivale sont cachées, à ton nez, chez toi. Si tu veux donner à Nathan quelque bonne leçon, nous irons tous trois chez toi ; là je te prouverai, pièces en main, que tu peux l’empêcher d’aller rue de Clichy, sous peu de temps, si tu veux être bonne fille.

– Essaie d’en faire aller d’autres que Florine, mon petit. Je suis sûre que Nathan ne peut être amoureux de personne.

– Tu voudrais me faire croire qu’il a redoublé pour toi d’attentions depuis quelque temps, mais c’est précisément ce qui prouve qu’il est très-amoureux.

– D’une femme du monde, lui ?… dit Florine. Je ne m’inquiète pas pour si peu de chose.

– Hé ! bien, veux-tu le voir venir te dire qu’il ne te ramènera pas ce matin chez toi ?

– Si tu me fais dire cela, reprit Florine, je te mènerai chez moi, et nous y chercherons ces lettres auxquelles je croirai quand je les verrai : il les écrirait donc pendant que je dors ?

– Reste là, dit Félix, et regarde.

Il prit le bras de sa femme et se mit à deux pas de Florine. Bientôt Nathan, qui allait et venait dans le foyer, cherchant de tous côtés son masque comme un chien cherche son maître, revint à l’endroit où il avait reçu la confidence. En lisant sur ce front une préoccupation facile à remarquer, Florine se posa comme un Terme devant l’écrivain, et lui dit impérieusement : – Je ne veux pas que tu me quittes, j’ai des raisons pour cela.

– Marie !… dit alors par le conseil de son mari la comtesse à l’oreille de Raoul. Quelle est cette femme ? Laissez-la sur-le-champ, sortez et allez m’attendre au bas de l’escalier.

Dans cette horrible extrémité, Raoul donna une violente secousse au bras de Florine, qui ne s’attendait pas à cette manœuvre ; et {p. 296} quoiqu’elle le tînt avec force, elle fut contrainte à le lâcher. Nathan se perdit aussitôt dans la foule.

– Que te disais-je ? cria Félix dans l’oreille de Florine stupéfaite, et en lui donnant le bras.

– Allons, dit-elle, qui que tu sois, viens. As-tu ta voiture ?

Pour toute réponse, Vandenesse emmena précipitamment Florine et courut rejoindre sa femme à un endroit convenu sous le péristyle. En quelques instants les trois masques, menés vivement par le cocher de Vandenesse, arrivèrent chez l’actrice qui se démasqua. Madame de Vandenesse ne put retenir un tressaillement de surprise à l’aspect de Florine étouffant de rage, superbe de colère et de jalousie.

– Il y a, lui dit Vandenesse, un certain portefeuille dont la clef ne t’a jamais été confiée, les lettres doivent y être.

– Pour le coup, je suis intriguée, tu sais quelque chose qui m’inquiétait depuis plusieurs jours, dit Florine en se précipitant dans le cabinet pour y prendre le portefeuille.

Vandenesse vit sa femme pâlissant sous son masque. La chambre de Florine en disait plus sur l’intimité de l’actrice et de Nathan qu’une maîtresse idéale n’en aurait voulu savoir. L’œil d’une femme sait pénétrer la vérité de ces sortes de choses en un moment, et la comtesse aperçut dans la promiscuité des affaires de ménage, une attestation de ce que lui avait dit Vandenesse. Florine revint avec le portefeuille.

– Comment l’ouvrir ? dit-elle.

L’actrice envoya chercher le grand couteau de sa cuisinière ; et quand la femme de chambre le rapporta, Florine le brandit en disant d’un air railleur : – C’est avec ça qu’on égorge les poulets !

Ce mot, qui fit tressaillir la comtesse, lui expliqua, encore mieux que ne l’avait fait son mari la veille, la profondeur de l’abîme où elle avait failli glisser.

– Suis-je sotte ! dit Florine, son rasoir vaut mieux.

Elle alla prendre le rasoir avec lequel Nathan venait de se faire la barbe et fendit les plis du maroquin qui s’ouvrit et laissa passer les lettres de Marie. Florine en prit une au hasard.

– Oui, c’est bien d’une femme comme il faut ! Ça m’a l’air de ne pas avoir une faute d’orthographe.

Vandenesse prit les lettres et les donna à sa femme, qui alla vérifier sur une table si elles y étaient toutes.

{p. 297} – Veux-tu les céder en échange de ceci ? dit Vandenesse en tendant à Florine la lettre de change de quarante mille francs.

– Est-il bête de souscrire de pareils titres ?… Bon pour des billets, dit Florine en lisant la lettre de change. Ah ! je t’en donnerai, des comtesses ! Et moi qui me tuais le corps et l’âme en province pour lui ramasser de l’argent, moi qui me serais donné la scie d’un agent de change pour le sauver ! Voilà les hommes : quand on se damne pour eux, ils vous marchent dessus ! Il me le paiera.

Madame de Vandenesse s’était enfuie avec les lettres.

– Hé ! dis donc, beau masque ? laisse-m’en une seule pour le convaincre.

– Cela n’est plus possible, dit Vandenesse.

– Et pourquoi ?

– Ce masque est ton ex-rivale.

– Tiens, mais elle aurait bien pu me dire merci, s’écria Florine.

– Pour quoi prends-tu donc les quarante mille francs ? dit Vandenesse en la saluant.

Il est extrêmement rare que les jeunes gens, poussés à un suicide, le recommencent quand ils en ont subi les douleurs. Lorsque le suicide ne guérit pas de la vie, il guérit de la mort volontaire. Aussi Raoul n’eut-il plus envie de se tuer quand il se vit dans une position encore plus horrible que celle d’où il voulait sortir, en trouvant sa lettre de change à Schmuke dans les mains de Florine, qui la tenait évidemment du comte de Vandenesse. Il tenta de revoir la comtesse pour lui expliquer la nature de son amour, qui brillait dans son cœur plus vivement que jamais. Mais la première fois que, dans le monde, la comtesse vit Raoul, elle lui jeta ce regard fixe et méprisant qui met un abîme infranchissable entre une femme et un homme. Malgré son assurance, Nathan n’osa jamais, durant le reste de l’hiver, ni parler à la comtesse, ni l’aborder.

Cependant il s’ouvrit à Blondet : il voulut, à propos de madame de Vandenesse, lui parler de Laure et de Béatrix. Il fit la paraphrase de ce beau passage dû à la plume d’un des plus remarquables poètes de ce temps : « Idéal, fleur bleue à cœur d’or, dont les racines fibreuses, mille fois plus déliées que les tresses de soie des fées, plongent au fond de notre âme pour en boire la plus pure substance ; fleur douce et amère ! on ne peut t’arracher sans faire saigner le cœur, sans {p. 298} que de ta tige brisée suintent des gouttes rouges ! Ah ! fleur maudite, comme elle a poussé dans mon âme ! »

– Tu radotes, mon cher, lui dit Blondet, je t’accorde qu’il y avait une jolie fleur, mais elle n’était point idéale, et au lieu de chanter comme un aveugle devant une niche vide, tu devrais songer à te laver les mains pour faire ta soumission au pouvoir et te ranger. Tu es un trop grand artiste pour être un homme politique, tu as été joué par des gens qui ne te valaient pas. Pense à te faire jouer encore, mais ailleurs.

– Marie ne saurait m’empêcher de l’aimer, dit Nathan. J’en ferai ma Béatrix.

– Mon cher, Béatrix était une petite fille de douze ans que Dante n’a plus revue ; sans cela aurait-elle été Béatrix ? Pour se faire d’une femme une divinité, nous ne devons pas la voir avec un mantelet aujourd’hui, demain avec une robe décolletée, après demain sur le boulevard, marchandant des joujoux pour son petit dernier. Quand on a Florine, qui tour à tour est duchesse de vaudeville, bourgeoise de drame, négresse, marquise, colonel, paysanne en Suisse, vierge du Soleil au Pérou, sa seule manière d’être vierge, je ne sais pas comment on s’aventure avec les femmes du monde.

Du Tillet, en terme de Bourse, exécuta Nathan, qui, faute d’argent, abandonna sa part dans le journal. L’homme célèbre n’eut pas plus de cinq voix dans le collége où le banquier fut élu.

Quand, après un long et heureux voyage en Italie, la comtesse de Vandenesse revint à Paris, l’hiver suivant, Nathan avait justifié toutes les prévisions de Félix : d’après les conseils de Blondet, il parlementait avec le pouvoir. Quant aux affaires personnelles de cet écrivain, elles étaient dans un tel désordre qu’un jour, aux Champs-Élysées, la comtesse Marie vit son ancien adorateur à pied, dans le plus triste équipage, donnant le bras à Florine. Un homme indifférent est déjà passablement laid aux yeux d’une femme ; mais quand elle ne l’aime plus, il paraît horrible, surtout lorsqu’il ressemble à Nathan. Madame de Vandenesse eut un mouvement de honte en songeant qu’elle s’était intéressée à Raoul. Si elle n’eût pas été guérie de toute passion extra-conjugale, le contraste que présentait alors le comte, comparé à cet homme déjà moins digne de la faveur publique, eût suffi pour lui faire préférer son mari à un ange.

Aujourd’hui, cet ambitieux, si riche en encre et si pauvre en {p. 299} vouloir, a fini par capituler et par se caser dans une sinécure, comme un homme médiocre. Après avoir appuyé toutes les tentatives désorganisatrices, il vit en paix à l’ombre d’une feuille ministérielle. La croix de la Légion-d’Honneur, texte fécond de ses plaisanteries, orne sa boutonnière. La paix à tout prix, sur laquelle il avait fait vivre la rédaction d’un journal révolutionnaire, est l’objet de ses articles laudatifs. L’Hérédité, tant attaquée par ses phrases saint-simoniennes, il la défend aujourd’hui avec l’autorité de la raison. Cette conduite illogique a son origine et son autorité dans le changement de front de quelques gens qui, durant nos dernières évolutions politiques, ont agi comme Raoul.