Honoré de Balzac

Études de mœurs au xixe siècle
Scènes de la vie privée
Gloire et Malheur

{p. 155} Au milieu de la rue Saint-Denis, presque au coin de la rue du Petit-Lion, existait encore, il y a peu de temps, une de ces maisons précieuses qui donnent aux romanciers la facilité de reconstruire, par analogie, l’ancien Paris. Les murs menaçans de cette bicoque semblaient avoir été chargés d’hiéroglyphes. Quel autre nom le flâneur pouvait-il donner aux X et aux V tracés par les pièces de bois transversales ou diagonales qui se voyaient sur la façade, et s’y dessinaient d’autant mieux dans {p. 156} le badigeon, que de petites lézardes parallèles et taillées en dents de scie, annonçaient qu’au passage de toutes les voitures, chacune de ces solives s’agitait dans sa mortaise. Ce vénérable édifice était surmonté d’un toit triangulaire dont il n’existera bientôt plus de modèles à Paris. Cette couverture tordue par les intempéries du climat parisien, s’avançait de trois pieds sur la rue, autant pour garantir des eaux pluviales le seuil de la porte, que pour abriter le mur d’un grenier et sa lucarne sans appui. Ce dernier étage était construit en planches, clouées l’une sur l’autre comme des ardoises, afin sans doute de ne pas charger cette maison frêle.

Par une matinée pluvieuse, au mois de mars, un jeune homme soigneusement enveloppé dans son manteau, se tenait sous l’auvent de la boutique qui se trouvait en face de ce vieux logis, et paraissait l’examiner avec un enthousiasme d’historien. À la vérité, ce débris de la bourgeoisie du xvie siècle pouvait offrir à l’observateur plus d’un problème à résoudre. Chaque étage avait sa singularité. Au premier, quatre fenêtres longues, étroites, rapprochées l’une de l’autre, avaient des carreaux de bois {p. 157} dans leur partie inférieure, afin de produire ce jour douteux, à la faveur duquel un habile marchand donne aux étoffes la couleur souhaitée par ses chalands. Le jeune homme semblait plein de dédain pour cette partie essentielle de la maison ; car ses yeux ne s’y étaient pas encore arrêtés. Les fenêtres du second étage dont les jalousies relevées laissaient voir, au travers de grands carreaux en verre de Bohême, de petits rideaux de mousseline rousse, ne l’intéressaient pas davantage. Son attention se portait particulièrement au troisième, sur d’humbles croisées dont le bois travaillé grossièrement aurait mérité d’être placé au Conservatoire des arts et métiers pour y indiquer le point de départ de la menuiserie française. Ces croisées avaient de petites vitres d’une couleur si verte, que, sans son excellente vue, le jeune homme n’aurait pu apercevoir les rideaux de toile à carreaux bleus qui cachaient les mystères de cet appartement aux yeux des profanes. Parfois, cet observateur, ennuyé de cette contemplation sans résultat, ou du silence dans lequel la maison était ensevelie, ainsi que tout le quartier, abaissait ses regards vers les régions inférieures. Alors, un sourire {p. 158} involontaire se dessinait sur ses lèvres, quand il revoyait la boutique où se rencontraient en effet des choses assez risibles. Une formidable pièce de bois, horizontalement appuyée sur quatre piliers qui paraissaient courbés par le poids de cette maison décrépite, avait été réchampie d’autant de couches de diverses peintures que la joue d’une vieille duchesse a reçu de rouge. Au milieu de cette large poutre mignardement sculptée, se trouvait un antique tableau représentant un chat qui pelotait. Cette toile causait la gaîté du jeune homme. Mais il faut dire que le plus spirituel des peintres modernes n’inventerait pas de charge aussi comique. L’animal tenait dans une de ses pattes de devant une raquette aussi grande que lui, et se dressait sur ses pattes de derrière pour mirer une énorme balle que lui renvoyait un gentilhomme en habit brodé. Dessin, couleurs, accessoires, tout était traité de manière à faire croire que l’artiste avait voulu se moquer du marchand et des passans. Le temps, qui avait altéré cette peinture naïve, la rendait encore plus grotesque par quelques incertitudes dont un consciencieux flâneur devait s’inquiéter. Ainsi la queue mouchetée du chat était découpée de {p. 159} telle sorte qu’on pouvait la prendre pour un spectateur, tant la queue des chats de nos ancêtres était grosse, haute et fournie. À droite du tableau, sur un champ d’azur qui déguisait imparfaitement la pourriture du bois, les passans pouvaient lire Guillaume, et à gauche, successeur du sieur Chevrel. Le soleil et la pluie avaient rongé la plus grande partie de l’or moulu, parcimonieusement appliqué sur les lettres de cette inscription, dans laquelle les U remplaçaient les V, et réciproquement, selon les lois de notre ancienne orthographe. Afin de rabattre l’orgueil de ceux qui croient que le monde devient de jour en jour plus spirituel, et que le moderne charlatanisme surpasse tout, il convient de faire observer ici que ces enseignes, dont l’étymologie semble bizarre à plus d’un négociant parisien, sont les tableaux morts de vivans tableaux à l’aide desquels nos espiègles ancêtres avaient réussi à amener les chalands dans leurs maisons. Ainsi la Truie-qui-file, le Singe-vert, etc., étaient des animaux en cage dont l’adresse émerveillait les passans, et dont l’éducation prouvait la patience de l’industriel au xve siècle. De semblables curiosités enrichissaient plus vite {p. 160} leurs heureux possesseurs que les Providence, les Bonne-foi, les Grâce-de-Dieu et les Décollation de saint Jean-Baptiste qui se voient encore rue Saint-Denis. Cependant il était difficile de croire que l’inconnu restât là pour admirer ce chat car un moment d’attention suffisait à le graver dans la mémoire.

Ce jeune homme avait aussi ses singularités. Son manteau, plissé dans le goût des draperies antiques, laissait voir une élégante chaussure, d’autant plus remarquable au milieu de la boue parisienne, qu’il portait des bas de soie blancs dont les mouchetures attestaient son impatience. Les boucles de ses cheveux noirs défrisés par l’humidité, dont ses épaules étaient couvertes, indiquaient une coiffure à la Caracalla, que la récente résurrection de la sculpture et certain engouement pour l’antique avaient mise à la mode. Il sortait sans doute d’une noce ou d’un bal, il était six heures et demie du matin, et il portait des gants blancs déchirés. Malgré le bruit que faisaient quelques maraîchers attardés qui passaient au galop pour se rendre à la grande halle, cette rue si agitée avait alors un calme dont il est difficile de concevoir la magie, si l’on n’a pas erré {p. 161} dans Paris désert, à ces heures où son tapage, un moment apaisé, renaît et s’entend dans le lointain comme la grande voix de la mer. Cet étrange jeune homme devait être aussi curieux pour les commerçans du Chat-qui-pelote, que le Chat-qui-pelote l’était pour lui. Une cravate éblouissante de blancheur rendait sa figure tourmentée encore plus pâle qu’elle ne l’était réellement. Le feu tour à tour sombre et pétillant que jetaient ses yeux noirs, s’harmoniait avec les contours bizarres de son visage, avec sa bouche large et sinueuse qui se contractait en souriant. Son front, ridé par une contrariété violente, avait quelque chose de fatal. Le front n’est-il pas ce qui se trouve de plus prophétique, en l’homme. Quand celui de l’inconnu exprimait la passion, les plis causaient une sorte d’effroi par la vigueur avec laquelle ils se prononçaient ; tandis que si la peau brune reprenait son calme si facile à troubler, il y respirait une grace dont la poésie à demi-lumineuse éclairait des traits qui auraient semblé repoussans s’ils n’eussent été sans cesse ennoblis par une physionomie spirituelle où la joie, la douleur, l’amour, la colère, le dédain, éclataient d’une manière si communicative, {p. 162} qu’un homme froid devait épouser involontairement les affections qui s’y peignaient. Cet inconnu se dépitait si bien au moment où l’on ouvrit précipitamment la lucarne du grenier, qu’il n’y vit pas apparaître trois joyeuses figures rondelettes, blanches, roses, mais aussi communes que le sont ces figures du Commerce sculptées sur certains monumens. Ces trois faces, encadrées par la lucarne, rappelaient les têtes d’anges bouffis semées dans les nuages dont on accompagne le Père éternel. Les apprentis respirèrent les émanations de la rue avec une avidité qui prouvait combien l’atmosphère de leur grenier était chaude et méphytique. Celui des commis auquel appartenait la figure la plus joviale montra le singulier factionnaire aux autres ; puis, en un moment il disparut, et revint en tenant à la main un instrument dont le métal inflexible a été récemment détrôné par un cuir souple et poli. Ces trois visages prirent une expression malicieuse en regardant le badaud qu’ils aspergèrent d’une pluie fine et blanchâtre, dont le parfum prouvait que les trois mentons venaient d’être rasés. Élevés sur la pointe de leurs pieds, et réfugiés au fond de leur grenier pour jouir de {p. 163} la colère de leur victime, les commis cessèrent de rire en voyant l’insouciant dédain avec lequel le jeune homme secoua son manteau, et le profond mépris que peignit sa figure, quand il leva les yeux sur la lucarne vide. En ce moment, une main blanche et délicate fit remonter, vers l’imposte, la partie inférieure d’une des grossières croisées du troisième étage, au moyen de ces ingénieuses coulisses dont le tourniquet laisse souvent tomber à l’improviste les lourds vitrages qu’il doit retenir. Le passant reçut la récompense de sa longue attente. La figure d’une jeune fille fraîche comme un de ces blancs calices qui fleurissent au sein des eaux, se montra couronnée d’une ruche en mousseline froissée qui donnait à sa tête un air d’innocence admirable. Quoique couverts d’une étoffe brune, son cou, ses épaules s’apercevaient, grace à de légers interstices ménagés par les mouvemens du sommeil. Aucune expression de contrainte n’altérait ni l’ingénuité de ce visage, ni le calme de ces yeux immortalisés par avance dans les sublimes compositions de Raphaël : c’était la même grace, la même tranquillité de ces vierges devenues proverbiales. Il existait un ravissant contraste {p. 164} produit par la jeunesse des joues de cette figure sur laquelle le sommeil avait laissé comme une surabondance de vie, et par la vieillesse de cette fenêtre massive aux contours grossiers, dont l’appui était noir. Semblable à ces fleurs de jour qui n’ont pas encore au matin déplié toutes leurs tuniques roulées par le froid des nuits, la jeune fille à peine éveillée, laissa errer ses yeux bleus sur les toits voisins et regarda le ciel. Puis, par une sorte d’habitude, elle les baissa sur les sombres régions de la rue, où ils rencontrèrent aussitôt ceux du contemplateur. La coquetterie la fit sans doute souffrir d’être vue en déshabillé ; elle se retira vivement en arrière, le tourniquet tout usé tourna, la croisée redescendit avec cette rapidité qui, de nos jours, a fait donner un nom odieux à cette triste invention de nos ancêtres, et la vision disparut. Il semblait à ce jeune homme que la plus brillante des étoiles du matin avait été soudain cachée par un nuage.

Pendant ces petits événemens, les lourds volets intérieurs qui défendaient le léger vitrage de la boutique du Chat-qui-pelote avaient été enlevés comme par magie. La vieille porte à heurtoir fut repliée sur le mur intérieur de la {p. 165} maison par un vieux serviteur presque contemporain de l’enseigne, qui, d’une main tremblante, y attacha le morceau de drap carré sur lequel était brodé en soie jaune le nom de Guillaume, successeur de Chevrel. Il eût été difficile à plus d’un passant de deviner le genre de commerce de M. Guillaume. À travers les gros barreaux de fer qui protégeaient extérieurement sa boutique, à peine y apercevait-on des paquets enveloppés de toile brune aussi nombreux que des harengs quand ils traversent l’Océan. Malgré l’apparente simplicité de cette gothique façade, M. Guillaume était, de tous les marchands drapiers de Paris, celui dont les magasins se trouvaient toujours le mieux fournis, dont les relations avaient le plus d’étendue, la probité commerciale le plus d’exactitude. Si quelques-uns de ses confrères avaient conclu des marchés avec le gouvernement, sans avoir la quantité de drap voulue, il était toujours prêt à la leur livrer, quelque considérable que fût le nombre de pièces qu’ils avaient soumissionnées. Le rusé négociant connaissait mille manières de s’attribuer le plus fort bénéfice sans se trouver obligé, comme eux, de courir chez des protecteurs, faire des bassesses ou de {p. 166} riches présens. Si les confrères ne pouvaient le payer qu’en excellentes traites un peu longues, il indiquait son notaire comme un homme accommodant, et savait encore tirer une seconde mouture du sac, grace à cet expédient qui faisait dire proverbialement aux négocians de la rue Saint-Denis : « – Dieu vous garde du notaire de M. Guillaume ! » pour désigner un escompte onéreux.

Le vieux négociant se trouva debout comme par miracle, sur le seuil de sa boutique, au moment où le domestique se retira. M. Guillaume regarda la rue Saint-Denis, les boutiques voisines et le temps, comme un homme qui débarque au Havre et revoit la France après un long voyage. Bien convaincu que rien n’avait changé pendant son sommeil, il aperçut alors le passant en faction, qui, de son côté, contemplait le patriarche de la draperie, comme M. de Humboldt dut examiner le premier gymnote électrique qu’il rencontra en Amérique. M. Guillaume portait de larges culottes de velours noir, des bas chinés, et des souliers carrés à boucles d’argent. Son habit à pans carrés, à basques carrées, à collet carré, environnait son corps, légèrement voûté, d’un drap verdâtre {p. 167} garni de grands boutons en métal blanc, mais rougis par l’usage. Ses cheveux gris étaient si exactement aplatis et peignés sur son crâne jaune, qu’ils le faisaient ressembler à un champ sillonné. Ses petits yeux verts, percés comme avec une vrille, flamboyaient sous deux arcs marqués d’une faible rougeur à défaut de sourcils. Les inquiétudes avaient tracé sur son front des rides horizontales aussi nombreuses que les plis de son habit. Cette figure blême annonçait la patience, la sagesse commerciale, et l’espèce de cupidité rusée que réclament les affaires. À cette époque, on voyait moins rarement qu’aujourd’hui de ces vieilles familles qui conservaient comme de précieuses traditions, les mœurs, les costumes caractéristiques de leurs professions, et restaient au milieu de la civilisation nouvelle comme ces débris antédiluviens retrouvés par Cuvier dans les carrières. Le chef de la famille Guillaume était un de ces notables gardiens des anciens usages. On le surprenait à regretter le prévôt des marchands, et jamais il ne parlait d’un jugement du tribunal de commerce sans le nommer la sentence des consuls. C’était sans doute en vertu de ces coutumes que, levé le {p. 168} premier de sa maison, il attendait de pied ferme l’arrivée de ses trois commis, pour les gourmander en cas de retard.

Ces jeunes disciples de Mercure ne connaissaient rien de plus redoutable que l’activité silencieuse avec laquelle le patron scrutait leurs visages et leurs mouvemens, le lundi matin ou quand il soupçonnait qu’ils pouvaient avoir commis quelque escapade. Mais, en ce moment, le vieux drapier ne faisait aucune attention à ses apprentis. Il était occupé à chercher le motif de la sollicitude avec laquelle le jeune homme en bas de soie et en manteau portait alternativement les yeux sur son enseigne et sur les profondeurs de son magasin. Le jour, devenu plus éclatant, permettait d’y apercevoir le bureau grillagé, entouré de rideaux en vieille soie verte, où se tenaient les livres immenses, oracles muets de la maison. Le trop curieux étranger semblait convoiter ce petit local, y prendre le plan d’une salle à manger latérale éclairée par un vitrage pratiqué dans le plafond, et d’où la famille réunie devait facilement voir, pendant ses repas, les plus légers accidens qui pouvaient arriver sur le seuil de la boutique. Un si grand amour pour {p. 169} son logis paraissait suspect à un négociant qui avait subi le régime de la terreur. M. Guillaume pensait donc assez naturellement que cette figure sinistre en voulait à la caisse du Chat-qui-pelote. Après avoir discrètement joui du duel muet qui avait lieu entre son patron et l’inconnu, le plus âgé des commis hasarda de se placer sur la dalle où était M. Guillaume. En voyant le jeune homme contempler à la dérobée les croisées du troisième, il fit deux pas dans la rue, leva la tête, et crut avoir aperçu mademoiselle Augustine Guillaume qui se retirait avec précipitation. Mécontent de la perspicacité de son premier commis, le drapier lui lança un regard de travers ; mais tout à coup les craintes mutuelles que la présence de ce passant excitait dans l’ame du marchand et de l’amoureux apprenti se calmèrent. L’inconnu fit signe à un fiacre qui se rendait à une place voisine, et y monta rapidement en affectant une trompeuse indifférence. Ce départ mit un certain baume dans le cœur des deux autres commis, inquiets de retrouver la victime de leur aspersion.

– Hé bien, messieurs, qu’avez-vous donc à rester là, les bras croisés ? dit M. Guillaume à {p. 170} ses trois néophytes. Mais autrefois, sarpejeu ! quand j’étais chez le sieur Chevrel, j’avais à cette heure-ci visité déjà plus de deux pièces de drap.

– Il faisait donc clair de meilleure heure ! dit le second commis que cette tâche concernait.

Le vieux négociant ne put s’empêcher de sourire. Quoique deux de ces trois jeunes gens, confiés à ses soins par leurs pères, riches manufacturiers de Louviers et de Sedan, n’eussent qu’à demander cent mille écus pour les avoir, le jour où ils seraient en âge de s’établir, M. Guillaume croyait de son devoir de les tenir sous la férule d’un antique despotisme, inconnu de nos jours dans les brillans magasins modernes dont les commis veulent être riches à trente ans. Il les faisait travailler comme des nègres. À eux trois, ces commis suffisaient à une besogne qui aurait mis sur les dents dix de ces employés dont le sybaritisme enfle aujourd’hui les colonnes du budget. Aucun bruit ne troublait la paix de cette maison solennelle, où les gonds semblaient toujours huilés, et dont le moindre meuble avait cette propreté respectable qui annonce un ordre et une {p. 171} économie sévères. Souvent, le plus espiègle des commis s’était amusé à écrire sur le fromage de gruyère qu’on leur abandonnait au déjeûner, et qu’ils se plaisaient à respecter, la date de sa réception primitive. Cette malice et quelques autres semblables faisaient parfois sourire la plus jeune des deux filles de M. Guillaume, la jolie vierge qui venait d’apparaître au passant enchanté. Quoique chacun des apprentis, et même le plus jeune, payassent une forte pension, aucun d’eux n’eût été assez hardi pour rester à la table du patron au moment où le dessert y était servi. Lorsque madame Guillaume parlait d’accommoder la salade, ces pauvres jeunes gens tremblaient en songeant avec quelle parcimonie son inexorable main savait y épancher l’huile. Il ne fallait pas qu’ils s’avisassent de passer une nuit dehors, sans avoir donné long-temps à l’avance un motif plausible à cette irrégularité. Chaque dimanche, et à tour de rôle, deux commis accompagnaient la famille Guillaume à la messe de St.-Leu et aux vêpres. Mesdemoiselles Virginie et Augustine, modestement vêtues d’indienne, prenaient chacune le bras d’un commis, et marchaient en avant, sous les yeux perçans de {p. 172} leur mère, qui fermait ce petit cortége domestique avec son mari, accoutumé par elle à porter deux gros paroissiens reliés en maroquin noir. Le second commis n’avait pas d’appointemens. Quant à celui que sept ans de persévérance et de discrétion initiaient aux secrets de la maison, il recevait huit cents francs en récompense de ses labeurs. À certaines fêtes de famille, il était gratifié de quelques cadeaux auxquels la main sèche et ridée de madame Guillaume donnait seule du prix : des bourses en filet qu’elle avait soin d’emplir de coton pour en faire valoir les dessins à jour ; des bretelles fortement conditionnées, ou des paires de bas de soie bien lourds. Quelquefois, mais rarement, ce premier ministre était admis à partager les plaisirs de la famille soit quand elle allait à la campagne, soit quand, après des mois d’attente, elle se décidait à user de son droit à demander, en louant une loge, une pièce à laquelle Paris ne pensait plus. Quant aux deux autres commis, la barrière de respect qui séparait jadis un maître drapier de ses apprentis était placée si fortement entre eux et le vieux négociant, qu’il leur eût été plus facile de voler une pièce de drap que de faire plier cette {p. 173} auguste étiquette. Cette réserve peut paraître ridicule aujourd’hui. Néanmoins, ces vieilles maisons étaient des écoles de mœurs et de probité. Les maîtres adoptaient leurs apprentis. Le linge d’un jeune homme était soigné, réparé, quelquefois renouvelé par la maîtresse de la maison. Un commis tombait-il malade ? il était l’objet de soins vraiment maternels ; en cas de danger, le patron prodiguait son argent pour appeler les plus célèbres docteurs ; car il ne répondait pas seulement des mœurs et du savoir de ces jeunes gens à leurs parens. Si l’un d’eux, honorable par le caractère, venait à éprouver quelque désastre, ces vieux négocians savaient apprécier l’intelligence qu’ils avaient développée, et n’hésitaient pas à confier le bonheur de leurs filles à celui auquel ils avaient pendant long-temps confié leurs fortunes. M. Guillaume était un de ces hommes antiques ; s’il en avait les ridicules, il en avait le cœur et les qualités. Aussi M. Joseph Lebas, son premier commis, orphelin et sans fortune, était-il, dans son idée, le futur époux de Virginie, sa fille aînée. Mais M. Joseph n’avait pas adopté les pensées symétriques de son patron, qui, pour un empire, n’aurait pas marié sa seconde fille avant la {p. 174} première. L’infortuné commis se sentait le cœur entièrement pris pour mademoiselle Augustine la cadette. Afin de justifier cette passion qui avait grandi secrètement, il est nécessaire de pénétrer plus avant dans les ressorts du gouvernement absolu qui régissait la maison du vieux marchand drapier.

M. Guillaume avait deux filles. L’aînée, mademoiselle Virginie, était tout le portrait de sa mère. Madame Guillaume, fille du sieur Chevrel, se tenait si droite sur la banquette de son comptoir, que plus d’une fois elle avait entendu des plaisans parier qu’elle y était empalée. Sa figure maigre et longue annonçait une dévotion outrée. Sans grâces et sans manières aimables, madame Guillaume gardait habituellement sa tête presque sexagénaire d’un bonnet dont la forme était invariable et orné de barbes comme celui d’une veuve. Tout le voisinage l’appelait la sœur tourière. Sa parole était brève, et ses gestes avaient quelque chose des mouvemens saccadés d’un télégraphe. Son œil, clair comme celui d’un chat, semblait en vouloir à tout le monde de ce qu’elle était laide. Mademoiselle Virginie, élevée comme sa jeune sœur sous les lois despotiques de leur mère, {p. 175} avait atteint l’âge de vingt-huit ans. La jeunesse atténuait l’air disgracieux que sa ressemblance avec sa mère donnait parfois à sa figure ; mais la rigueur maternelle l’avait dotée de deux grandes qualités qui pouvaient tout contrebalancer : elle était douce et patiente. Mademoiselle Augustine, à peine âgée de dix-huit ans, ne ressemblait ni à son père ni à sa mère. Elle était de ces filles qui, par l’absence de tout lien physique avec leurs parens, font croire à ce dicton de prude : Dieu donne les enfans. Augustine était petite, ou, pour la mieux peindre, mignonne. Gracieuse et pleine de candeur, un homme du monde n’aurait pu reprocher à cette charmante créature que des gestes mesquins ou certaines attitudes communes, et parfois de la gêne. Sa figure silencieuse et immobile respirait cette mélancolie passagère qui s’empare de toutes les jeunes filles trop faibles pour oser résister aux volontés d’une mère.

Toujours modestement vêtues, les deux sœurs ne pouvaient satisfaire la coquetterie innée chez la femme que par un luxe de propreté qui leur allait à merveille, et les mettait en harmonie avec ces comptoirs luisans, avec ces {p. 176} rayons sur lesquels le vieux domestique ne souffrait pas un grain de poussière, avec la simplicité antique de tout ce qui se voyait autour d’elles. Obligées, par leur genre de vie, à chercher des élémens de bonheur dans des travaux obstinés, Augustine et Virginie n’avaient donné jusqu’alors que du contentement à leur mère, qui s’applaudissait secrètement de la perfection du caractère de ses deux filles. Il est facile d’imaginer les résultats de l’éducation qu’elles avaient reçue. Élevées pour le commerce, habituées à n’entendre que des raisonnemens et des calculs tristement mercantiles, n’ayant appris que la grammaire, la tenue des livres, un peu d’histoire juive, l’histoire de France dans Le Ragois, et ne lisant que les auteurs dont leur mère permettait l’entrée au logis, leurs idées n’avaient pas pris beaucoup d’étendue. Elles savaient parfaitement tenir un ménage ; elles connaissaient le prix des choses ; elles appréciaient les difficultés que l’on éprouve à amasser l’argent, elles étaient économes et portaient un grand respect aux qualités du négociant. Malgré la fortune de leur père, elles étaient aussi habiles à faire des reprises qu’à festonner ; et souvent leur mère {p. 177} parlait de leur apprendre la cuisine, afin qu’elles sussent bien ordonner un dîner, et pussent gronder une cuisinière en connaissance de cause. Ignorant les plaisirs du monde, et voyant comment s’écoulait la vie exemplaire de leurs parens, elles ne jetaient que bien rarement leurs regards au delà de l’enceinte de cette vieille maison patrimoniale qui, pour leur mère, était tout l’univers. Les réunions occasionnées1 par les solennités de famille formaient tout l’avenir de leurs joies terrestres. Quand le grand salon situé au second étage devait recevoir leur oncle le notaire et sa femme qui avait des diamans, un cousin chef de division au ministère de la guerre, les négocians le mieux famés de la rue des Bourdonnais, deux ou trois vieux banquiers, et quelques jeunes femmes de mœurs irréprochables ; les apprêts nécessités par la manière dont l’argenterie, les porcelaines de Saxe, les bougies, les cristaux étaient empaquetés, faisaient une diversion à la taciturnité de la vie ordinaire de ces trois femmes. Elles allaient et venaient, et se donnaient autant de mouvement que des religieuses qui reçoivent un évêque. Puis quand, le soir, fatiguées toutes trois d’avoir essuyé, frotté, déballé, et mis en place {p. 178} les ornemens de la fête, les deux jeunes filles aidaient leur mère à se coucher, madame Guillaume leur disait : – Nous n’avons rien fait aujourd’hui, mes enfans ! Lorsque, dans ces assemblées solennelles, la sœur tourière permettait de danser, en confinant les parties de boston, de wisth et de trictrac dans sa chambre à coucher, cette concession était comptée parmi les félicités les plus inespérées, et causait un bonheur égal à celui d’aller à deux ou trois grands bals, où M. Guillaume menait ses filles à l’époque du carnaval. Enfin, une fois par an, l’honnête drapier donnait une fête pour laquelle rien n’était épargné. Quelque riches et élégantes que fussent les personnes invitées, elles se gardaient bien d’y manquer, car les maisons les plus considérables de la place avaient recours à l’immense crédit, à la fortune ou à la vieille expérience de M. Guillaume. Mais les deux filles de ce digne négociant ne profitaient pas autant qu’on pourrait le supposer des enseignemens que le monde offre à de jeunes ames. Elles apportaient dans ces réunions, qui semblaient inscrites sur le carnet d’échéance de la maison, des parures dont la mesquinerie les faisait rougir. Leur manière de {p. 179} danser n’avait rien de remarquable, et la surveillance maternelle ne leur permettait pas de soutenir la conversation autrement que par Oui et Non avec leurs cavaliers. Puis la loi de la vieille enseigne du Chat-qui-pelote leur ordonnait d’être rentrées à onze heures, moment où les bals et les fêtes commencent à s’animer. Ainsi leurs plaisirs, en apparence assez conformes à la fortune de leur père, devenaient souvent insipides par des circonstances qui tenaient aux habitudes et aux principes de cette famille. Quant à leur vie habituelle, une seule observation achèvera de la peindre. Madame Guillaume exigeait que ses deux filles fussent habillées de grand matin, qu’elles descendissent tous les jours à la même heure, et soumettait leurs occupations à une régularité monastique.

Cependant Augustine avait reçu du hasard une ame assez élevée pour sentir le vide de cette existence. Parfois ses yeux bleus se relevaient comme pour interroger les profondeurs de cet escalier sombre et de ces magasins humides. Après avoir sondé ce silence de cloître, elle semblait écouter de loin d’indistinctes révélations de cette vie passionnée qui met les {p. 180} sentimens à un plus haut prix que les choses. En ces momens son visage se colorait, ses mains inactives laissaient tomber la blanche mousseline sur le chêne poli du comptoir, et bientôt sa mère lui disait d’une voix qui restait toujours aigre même dans les tons les plus doux : – Augustine, à quoi pensez-vous donc, mon bijou ?

Peut-être Hippolyte comte de Douglas et le comte de Comminges, deux romans trouvés par Augustine dans l’armoire d’une cuisinière récemment renvoyée par madame Guillaume, contribuèrent-ils à développer les idées de cette jeune fille qui les avait furtivement dévorés pendant une longue nuit de l’hiver précédent. Les expressions de désir vague, la voix douce, la peau de jasmin et les yeux bleus d’Augustine, avaient donc allumé dans l’ame du pauvre orphelin un amour aussi violent que respectueux. Par un caprice facile à comprendre, Augustine ne se sentait aucun goût pour M. Joseph Lebas. Peut-être était-ce parce qu’elle ne savait pas en être aimée. En revanche, les longues jambes, les cheveux châtains, les grosses mains et l’encolure vigoureuse du premier commis, avaient trouvé une {p. 181} secrète admiratrice dans mademoiselle Virginie, qui, malgré ses cinquante mille écus de dot, n’était demandée en mariage par personne. Rien de plus naturel que ces deux passions inverses nées dans le silence de ces comptoirs obscurs comme fleurissent des violettes dans la profondeur d’un bois. La muette et constante contemplation qui réunissait les yeux de ces jeunes gens par un besoin violent de distraction au milieu de travaux obstinés et d’une paix religieuse, devait tôt ou tard exciter des sentimens d’amour. L’habitude de voir une figure y fait découvrir insensiblement les qualités de l’ame, et finit par en effacer les défauts.

– Au train dont cet homme y va, nos filles ne tarderont pas à se mettre à genoux devant un prétendu ! se dit M. Guillaume en lisant, un matin, le premier décret par lequel Napoléon anticipa sur les classes de conscrits. Dès ce jour, le vieux marchand, désespéré de voir sa fille aînée se faner, et se souvenant d’avoir épousé mademoiselle Chevrel à peu près dans la situation où se trouvaient Joseph Lebas et Virginie, calcula qu’il pouvait tout à la fois marier sa fille, et s’acquitter d’une dette sacrée {p. 182} en rendant à un orphelin le bienfait qu’il avait reçu jadis de son prédécesseur dans les mêmes circonstances. Âgé de trente-trois ans, Joseph Lebas pensait aux obstacles que quinze ans de différence mettaient entre Augustine et lui. Trop perspicace d’ailleurs pour ne pas deviner les desseins de M. Guillaume, il en connaissait assez les principes inexorables pour savoir que jamais la cadette ne se marierait avant l’aînée. Le pauvre commis dont le cœur était aussi excellent que ses jambes étaient longues et son buste épais, souffrait donc en silence.

Tel était l’état des choses dans cette petite république, qui, au milieu de la rue Saint-Denis, ressemblait assez à une succursale de la Trappe. Mais pour rendre un compte exact des événemens extérieurs comme des sentimens, il est nécessaire de remonter à quelques mois avant la scène par laquelle commence cette histoire. À la nuit tombante, un jeune homme passant devant l’obscure boutique du Chat-qui-pelote, y était resté un moment en contemplation à l’aspect d’une scène qui aurait arrêté tous les peintres du monde. Le magasin n’étant pas encore éclairé, formait un plan noir au fond duquel se voyait la salle à manger du {p. 183} marchand. Une lampe astrale y répandait ce jour doux qui donne tant de grace aux tableaux de l’école hollandaise. Le linge blanc, l’argenterie, les cristaux formaient de brillans accessoires qu’embellissaient encore de vives oppositions entre l’ombre et la lumière. La figure du père de famille et celle de sa femme, les visages des commis et les formes pures d’Augustine, à deux pas de laquelle se voyait une grosse fille joufflue, composaient un groupe si curieux ; ces têtes étaient si originales, et chaque caractère avait une expression si franche ; on devinait si bien la paix, le silence et la modeste vie de cette famille, que, pour un artiste accoutumé à exprimer la nature, il y avait quelque chose de désespérant à vouloir rendre cette scène fortuite. Ce passant était un jeune peintre qui, sept ans auparavant, avait remporté le grand prix de peinture. Il revenait de Rome. Son ame nourrie de poésie, ses yeux rassasiés de Raphaël et de Michel-Ange, avaient soif de la nature vraie, après une longue habitation du pays pompeux où l’art a jeté partout son grandiose. Faux ou juste, tel était son sentiment personnel. Abandonné long-temps à la fougue des passions italiennes, {p. 184} son cœur demandait une de ces vierges modestes et recueillies que, malheureusement, il n’avait su trouver qu’en peinture à Rome. De l’enthousiasme imprimé à son ame exaltée par le tableau naturel qu’il contemplait, il passa naturellement à une profonde admiration pour la figure principale. Augustine paraissait pensive et ne mangeait point. Par une disposition de la lampe dont la lumière tombait entièrement sur son visage, son buste semblait se mouvoir dans un cercle de feu qui détachait plus vivement les contours de sa tête et l’illuminait d’une manière quasi surnaturelle. L’artiste la comparait involontairement à un ange exilé qui se souvient du ciel. Une sensation presque inconnue, un amour limpide et bouillonnant inonda son cœur. Après être resté, pendant un moment comme écrasé sous le poids de ses idées, il s’arracha à son bonheur, rentra chez lui, ne mangea pas, ne dormit pas. Le lendemain, il entra dans son atelier, pour n’en sortir qu’après avoir déposé sur une toile la magie de cette scène dont le souvenir l’avait en quelque sorte fanatisé. Sa félicité fut incomplète tant qu’il ne posséda pas un fidèle portrait de son idole. Il passa plusieurs fois devant la maison du {p. 185} Chat-qui-pelote ; il osa même y entrer une ou deux fois sous le masque d’un déguisement, afin de voir de plus près la ravissante créature que madame Guillaume couvrait de son aile. Pendant huit mois entiers, adonné à son amour, à ses pinceaux, il resta invisible pour ses amis les plus intimes, oubliant le monde, la poésie, le théâtre, la musique, et ses plus chères habitudes.

Un matin, Girodet força toutes ces consignes que les artistes connaissent et savent éluder, parvint à lui, et le réveilla par cette interrogation : – Que mettras-tu au salon ?

L’artiste saisit la main de son ami, l’entraîne à son atelier, découvre un petit tableau de chevalet et un portrait. Après une lente et avide contemplation des deux chefs-d’œuvre, Girodet saute au cou de son camarade et l’embrasse, sans trouver de paroles. Ses émotions ne pouvaient se rendre que comme il les sentait, d’ame à ame.

– Tu es amoureux ? dit Girodet.

Tous deux savaient que les plus beaux portraits de Titien, de Raphaël et de Léonard de Vinci, sont dus2 à des sentimens exaltés qui, sous diverses conditions, engendrent d’ailleurs {p. 186} tous les chefs-d’œuvre. Pour toute réponse, le jeune artiste inclina la tête.

– Es-tu heureux de pouvoir être amoureux ici, en revenant d’Italie ! Je ne te conseille pas de mettre de telles œuvres au salon, ajouta le grand peintre. Vois-tu, ces deux tableaux n’y seraient pas sentis. Ces couleurs vraies, ce travail prodigieux, ne peuvent pas encore être appréciés, le public n’est plus accoutumé à tant de profondeur. Les tableaux que nous peignons, mon bon ami, sont des écrans, des paravents. Tiens, faisons plutôt des vers, et traduisons Anacréon ? je t’assure qu’il y a plus de gloire à en attendre, que de nos malheureuses toiles.

Malgré cet avis charitable, les deux toiles furent exposées. La scène d’intérieur fit une révolution dans la peinture. Elle donna naissance à ces tableaux de genre dont la prodigieuse quantité importée à toutes nos expositions, pourrait faire croire qu’ils s’obtiennent par des procédés purement mécaniques. Quant au portrait, il est peu d’artistes qui ne gardent le souvenir de cette toile vivante à laquelle le public, toujours juste en masse, laissa la couronne que Girodet y plaça lui-même. {p. 187} Les deux tableaux furent entourés d’une foule immense ; on s’y tua, comme disent les dames. Des spéculateurs, de grands seigneurs couvrirent ces deux toiles de doubles napoléons ; mais l’artiste refusa obstinément de les vendre, et refusa même d’en faire des copies. On lui offrit une somme énorme pour les laisser graver, les marchands ne furent pas plus heureux que ne l’avaient été les gens de cour. Quoique cette aventure fît du bruit dans le monde, elle n’était pas de nature à parvenir au fond de la petite Thébaïde de la rue Saint-Denis. Néanmoins, en venant faire une visite à madame Guillaume, la femme du notaire parla de l’exposition devant Augustine, qu’elle aimait beaucoup, et lui en expliqua le but. Le babil de madame Vernier inspira naturellement à Augustine le désir de voir les tableaux, et la hardiesse de demander secrètement à sa tante de l’accompagner au Louvre. La tante réussit dans la négociation qu’elle entama auprès de madame Guillaume, pour obtenir la permission d’arracher sa nièce à ses tristes travaux pendant environ deux heures. La jeune fille pénétra donc, à travers la foule, jusqu’au tableau couronné. Un frisson la fit trembler comme une feuille de bouleau, {p. 188} quand elle se reconnut. Elle eut peur, et regarda autour d’elle pour rejoindre sa tante, dont un flot de monde l’avait séparée. En ce moment ses yeux effrayés rencontrèrent la figure enflammée du jeune peintre. Elle se rappela tout à coup la physionomie d’un promeneur que, curieuse, elle avait souvent remarqué, en croyant que c’était un nouveau voisin.

– Vous voyez ce que l’amour m’a fait faire, dit l’artiste à l’oreille de la timide créature, qui resta tout épouvantée de ces paroles.

Elle trouva un courage surnaturel pour fendre la presse, et pour rejoindre sa tante encore occupée à percer la masse de monde qui l’empêchait d’arriver jusqu’au tableau.

– Vous seriez étouffée, s’écria Augustine, partons, ma tante.

Mais il se rencontre, au Salon, certains momens pendant lesquels deux femmes ne sont pas toujours libres de diriger leurs pas dans les galeries. Mademoiselle Guillaume et sa tante furent poussées à quelques pas du second tableau, par suite des mouvemens irréguliers que la foule leur imprima. Le hasard voulut que madame Vernier et Augustine eussent la facilité {p. 189} d’approcher ensemble de la toile illustrée par la mode, d’accord cette fois avec le talent. La tante fit une exclamation de surprise perdue dans le brouhaha et les bourdonnemens de la foule ; mais Augustine pleura involontairement à l’aspect de cette merveilleuse scène. Puis, par un sentiment presque inexplicable, elle mit un doigt sur ses lèvres, en apercevant à deux pas d’elle la figure extatique du jeune artiste. Il répondit par un signe de tête, et désigna du doigt madame Vernier, comme un trouble-fête, afin de montrer à la jeune fille qu’elle était comprise. Cette pantomime jeta comme un brasier dans le corps de la pauvre fille. Elle se trouva criminelle, en se figurant qu’il venait de se conclure un pacte entre elle et l’artiste. Une chaleur étouffante, le continuel aspect des plus brillantes toilettes, et l’étourdissement que devaient produire sur Augustine la variété des couleurs, la multitude des figures vivantes ou peintes, la profusion des cadres d’or, lui firent éprouver une espèce d’enivrement qui redoubla ses craintes. Elle se serait peut-être évanouie, si, malgré ce chaos de sensations, il ne s’était élevé au fond de son cœur une jouissance inconnue qui vivifia tout {p. 190} son être. Néanmoins, elle se crut sous l’empire de ce démon dont la voix tonnante des prédicateurs lui avait annoncé de si terribles effets. Ce moment fut pour elle comme un moment de folie. Elle se vit accompagnée jusqu’à la voiture de sa tante par ce jeune homme resplendissant de bonheur et d’amour. En proie à une irritation toute nouvelle, à une ivresse qui la livrait en quelque sorte à la nature, Augustine écouta la voix éloquente de son cœur, et regarda plusieurs fois le jeune peintre en laissant paraître le trouble dont elle était saisie. Jamais l’incarnat de ses joues n’avait été plus brillant, et n’avait formé de plus vigoureux contrastes avec la blancheur de sa peau. C’était la beauté dans toute sa fleur, la pudeur dans toute sa gloire. Elle éprouva une sorte de joie, mêlée de terreur, en pensant que sa présence causait la félicité de celui dont le nom était sur toutes les lèvres, dont le talent donnait l’immortalité humaine à de passagères images ! Elle était aimée ! Il lui était impossible d’en douter. Quand elle ne vit plus l’artiste, elle entendit encore retentir dans son cœur ces paroles simples : – « Vous voyez ce que l’amour m’a fait faire. » Et les palpitations profondes de son {p. 191} cœur lui semblèrent une douleur, tant son sang plus riche allait vivement réveiller la vie dans toutes les régions de son faible corps. Elle feignit d’avoir un grand mal de tête pour éviter de répondre aux questions de sa tante relativement aux tableaux ; mais, au retour, madame Vernier ne put s’empêcher de parler à madame Guillaume de la célébrité obtenue par le Chat-qui-pelote, et Augustine trembla de tous ses membres en entendant dire à sa mère qu’elle irait au salon pour y voir sa maison. La jeune fille insista de nouveau sur sa souffrance, et obtint la permission d’aller se coucher.

– Voilà ce qu’on gagne à tous ces spectacles, s’écria M. Guillaume. Des maux de tête. Est-ce donc bien amusant de voir en peinture ce qu’on rencontre tous les jours dans notre rue ! Ne me parlez pas de ces artistes ! ce sont comme vos auteurs, des meure-de-faim. Que diable ont-ils besoin de prendre ma maison pour la vilipender dans leurs tableaux !

– Cela pourra nous faire vendre quelques aunes de drap de plus, dit Joseph Lebas.

Cette observation n’empêcha pas que les arts et la pensée ne fussent condamnés encore une {p. 192} fois au tribunal du Négoce. Comme on doit bien le penser, ces discours ne donnèrent pas grand espoir à Augustine. Elle eut la nuit tout entière pour se livrer à la première méditation de l’amour. Les événemens de cette journée furent comme un songe qu’elle se plut à reproduire dans sa pensée. Elle s’initia aux craintes, aux espérances, aux remords, à toutes ces ondulations de sentiment qui devaient bercer un cœur simple et timide comme était le sien. Quel vide elle reconnut dans cette noire maison, et quel trésor elle trouva dans son ame ! Être la femme d’un homme de talent, partager sa gloire ! Quels ravages cette idée ne devait-elle pas faire au cœur d’une enfant élevée au sein de cette famille ? Quelle espérance ne devait-elle pas éveiller chez une jeune personne qui, nourrie jusqu’alors de principes vulgaires, avait désiré une vie élégante ! Un rayon de soleil était tombé dans cette prison. Augustine aima tout à coup. En elle tant de sentimens étaient flattés à la fois, qu’elle devait succomber ! Elle ne calcula rien. À dix-huit ans, l’amour ne jette-t-il pas son prisme entre le monde et les yeux d’une jeune fille ? Incapable de deviner les rudes chocs qui résultent de l’alliance d’une femme {p. 193} aimante, avec un homme d’imagination, elle crut être appelée à faire le bonheur de celui-ci, sans apercevoir aucune disparate entre elle et lui. Pour elle, le présent était tout l’avenir. Quand le lendemain son père et sa mère revinrent du salon, leurs figures attristées annoncèrent quelque désappointement. D’abord, les deux tableaux avaient été retirés par le peintre ; puis, madame Guillaume avait perdu son châle de dentelle noire. Apprendre que les tableaux venaient de disparaître après sa visite au salon, fut pour Augustine la révélation d’une délicatesse de sentiment que les femmes savent toujours apprécier instinctivement.

Le matin où, rentrant d’un bal, Henri de Sommervieux (tel était le nom que la renommée avait apporté dans le cœur d’Augustine) fut aspergé par les commis du Chat-qui-pelote, pendant qu’il attendait l’apparition de sa naïve amie, qui ne le savait certes pas là, les deux amans se voyaient pour la quatrième fois seulement, depuis la scène du salon. Les obstacles que le régime de la maison Guillaume devait opposer au caractère fougueux de l’artiste, donnaient à sa passion pour Augustine une violence difficile à décrire. Comment {p. 194} aborder une jeune fille, assise dans un comptoir entre deux femmes telles que mademoiselle Virginie et madame Guillaume ? Comment correspondre avec elle, quand sa mère ne la quittait jamais ? Habile, comme tous les amans, à se forger des malheurs, Henri se créait un rival dans l’un des commis, et mettait les autres dans les intérêts de son rival. S’il échappait à tant d’Argus, il se voyait échouant sous les yeux sévères du vieux négociant ou de madame Guillaume. Partout des barrières, partout le désespoir. La violence même de sa passion empêchait le jeune peintre de trouver ces expédiens ingénieux qui, chez les prisonniers comme chez les amans, semblent être le dernier effort de la raison humaine échauffée par un sauvage besoin de liberté ou par le feu de l’amour. Alors Henri de Sommervieux tournait dans le quartier avec l’activité d’un fou, comme si le mouvement pouvait lui suggérer des ruses. Après s’être bien tourmenté l’imagination, il inventa de gagner à prix d’or la servante joufflue. Quelques lettres s’étaient succédé3 de loin en loin pendant la quinzaine qui suivit la malencontreuse matinée où M. Guillaume et Henri s’étaient si bien examinés.

{p. 195} En ce moment, les deux jeunes gens étaient convenus de se voir à une certaine heure du jour et le dimanche à Saint-Leu pendant la messe et les vêpres. Augustine avait envoyé à son cher Henri la liste des parens et des amis de la famille, chez lesquels le jeune peintre tâcha d’avoir accès, afin d’intéresser à ses joyeuses pensées, s’il était possible, une de ces ames occupées d’argent, de commerce, et auxquelles une passion véritable devait sembler la spéculation la plus monstrueuse et la plus inouïe du monde. D’ailleurs rien ne changea dans les habitudes du Chat-qui-pelote. Si Augustine fut distraite, si, contre toute espèce d’obéissance aux lois de la charte domestique, elle monta à sa chambre, pour y aller, grace4 à un pot de fleurs, établir des signaux ; si elle soupira, si elle pensa enfin, personne, pas même sa mère, ne s’en aperçut. Cette circonstance causera quelque surprise à ceux qui auront compris l’esprit de cette maison, où une pensée entachée de poésie devait produire un contraste avec les êtres et les choses, où personne ne pouvait se permettre ni un geste ni un regard qui ne fussent vus et analysés. Cependant rien n’était plus naturel. Le vaisseau {p. 196} si tranquille qui naviguait sur la mer orageuse de la place de Paris sous le pavillon du Chat-qui-pelote, était la proie d’une de ces tempêtes qu’on pourrait nommer équinoxiales par suite de leur retour périodique. Depuis quinze jours les quatre hommes de l’équipage, madame Guillaume et mademoiselle Virginie, étaient occupés à ce travail excessif désigné sous le nom d’inventaire. On remuait tous les ballots et l’on vérifiait l’aunage des pièces pour s’assurer de la valeur exacte du coupon ; on examinait soigneusement la carte appendue au paquet pour reconnaître en quel temps les draps avaient été achetés ; l’on en fixait le prix actuel. Toujours debout, son aune à la main, la plume derrière l’oreille, M. Guillaume ressemblait à un capitaine commandant la manœuvre. Sa voix aiguë, passant par un judas, pour interroger la profondeur des écoutilles du magasin d’en bas, faisait entendre ces locutions barbares du commerce, qui ne s’exprime que par énigmes.

– Combien d’H-N-Z ?

– Enlevé.

– Que reste-t-il de Q-X ?

– Deux aunes.

{p. 197} – Quel prix ?

– Cinq-cinq-trois.

– Portez à trois A, tout, J-J ; tout, M-P, et le reste de V-D-O.

Mille autres phrases tout aussi intelligibles ronflaient à travers les comptoirs comme des vers de la poésie moderne que des romantiques se seraient cités afin d’entretenir leur enthousiasme pour un de leurs poètes. Le soir, M. Guillaume, enfermé avec son commis et sa femme, soldait les comptes, portait à nouveau, écrivait aux retardataires, et dressait des factures. Tous trois préparaient ce travail immense dont le résultat tenait sur un carré de papier tellière, et prouvait à la maison Guillaume qu’il existait tant en argent, tant en marchandises, tant en traites, billets ; qu’elle ne devait pas un sou, qu’il lui était dû cent ou deux cent mille francs ; que le capital avait augmenté ; que les fermes, les maisons, les rentes allaient être ou arrondies, ou réparées, ou doublées ; et qu’en conséquence c’était un devoir de recommencer avec plus d’ardeur que jamais à ramasser de nouveaux écus, sans qu’il vînt en tête de ces courageuses fourmis de se demander : – « À quoi bon ? »

{p. 198} À la faveur de ce tumulte annuel, l’heureuse Augustine échappait à l’investigation de ses Argus. Enfin, un samedi soir, la clôture de l’inventaire eut lieu. Les chiffres du total actif offraient assez de zéros pour qu’en cette circonstance, M. Guillaume levât la consigne sévère qui régnait toute l’année au dessert. Le sournois drapier se frotta les mains, et permit à ses commis de rester à table. À peine chacun des hommes de l’équipage achevait-il son petit verre d’une liqueur de ménage, que l’on entendit le roulement d’une voiture. La famille alla voir Cendrillon aux Variétés, tandis que les deux derniers commis reçurent chacun un écu de six francs, avec la permission d’aller où bon leur semblerait, pourvu qu’ils fussent rentrés à minuit.

Malgré cette débauche, le dimanche matin, le vieux marchand drapier fit sa barbe dès six heures, endossa son habit marron dont il examinait toujours le teint et la laine avec un certain contentement ; il attacha des boucles d’or aux oreilles d’une ample culotte de soie. Puis, à sept heures, au moment où tout dormait encore dans la maison, il se dirigea vers le petit cabinet attenant à son magasin du {p. 199} premier étage. Le jour y venait d’une croisée armée de gros barreaux de fer, et qui donnait sur une petite cour carrée formée de murs si noirs, qu’elle ressemblait assez à un puits. Le vieux négociant ouvrit lui-même ces volets garnis de tôle qu’il connaissait si bien. Il releva une moitié du vitrage en le faisant glisser dans sa coulisse. L’air glacé de la cour vint rafraîchir la chaude atmosphère de ce cabinet qui exhalait l’odeur particulière aux bureaux. Le marchand resta debout, et posa la main sur le bras crasseux d’un fauteuil de canne, doublé de maroquin dont la couleur primitive était effacée. Il semblait hésiter à s’y asseoir. Il regarda d’un air attendri le bureau à double pupitre, où la place de sa femme se trouvait ménagée dans le côté opposé à la sienne, par une petite arcade pratiquée dans le mur. Il contempla les cartons numérotés, les ficelles, les ustensiles, les fers à marquer le drap, la caisse, objets dont l’origine était immémoriale, et crut se revoir devant l’ombre évoquée du sieur Chevrel. Il avança le même tabouret sur lequel il s’était jadis assis en présence de son défunt patron. Ce tabouret, garni de cuir noir, et dont le crin s’échappait depuis long-temps par les coins, {p. 200} mais sans se perdre, il le plaça d’une main tremblante au même endroit où son prédécesseur l’avait mis ; puis, dans une agitation difficile à décrire, il tira la sonnette qui correspondait au chevet du lit de Joseph Lebas. Quand ce coup décisif eut été frappé, le vieillard, pour qui ces souvenirs étaient sans doute trop lourds, prit trois ou quatre lettres de change qui lui avaient été présentées, et les regarda sans les voir quand Joseph Lebas se montra soudain.

– Asseyez-vous là, lui dit M. Guillaume en lui désignant le tabouret.

Jamais le vieux maître drapier n’avait fait asseoir son commis devant lui. Joseph Lebas en tressaillit.

– Que pensez-vous de ces traites, demanda M. Guillaume.

– Elles ne seront pas payées.

– Comment ?

– Mais j’ai su qu’avant-hier Leroux et compagnie ont fait tous leurs paiemens en or.

– Oh ! oh ! s’écria le drapier, il faut être bien malade pour laisser voir sa bile ! Parlons d’autre chose. Joseph, l’inventaire est fini.

{p. 201} – Oui, monsieur, et le dividende est un des plus beaux que vous ayez eus.

– Ne vous servez donc pas de ces nouveaux mots ! Dites le produit, Joseph. Savez-vous, mon garçon, que c’est un peu à vous que nous devons ces résultats. Aussi, ne veux-je plus que vous ayez d’appointemens. Madame Guillaume m’a donné l’idée de vous offrir un intérêt. Hein, Joseph ? Guillaume et Lebas, ces mots ne feraient-ils pas une belle raison sociale ? On pourrait mettre et compagnie pour arrondir la signature.

Les larmes vinrent aux yeux de Joseph Lebas, qui s’efforça de les cacher, en s’écriant : – Ah monsieur Guillaume, comment ai-je pu mériter tant de bontés ? Je n’ai fait que mon devoir. Je suis pauvre. C’était déjà tant que de…

Il brossait le parement de sa manche gauche avec la manche droite, et n’osait regarder le vieillard qui souriait, en pensant que ce modeste jeune homme avait sans doute besoin, comme lui autrefois, d’être encouragé pour rendre l’explication complète.

– Cependant, reprit le père de Virginie, vous ne méritez pas beaucoup cette faveur, {p. 202} Joseph ! Vous ne mettez pas en moi autant de confiance que j’en mets en vous.

Le commis releva brusquement la tête.

– Vous avez le secret de la caisse ; depuis deux ans je vous ai dit presque toutes mes affaires ; je vous ai fait voyager en fabrique ; enfin, pour vous, je n’ai rien sur le cœur. Mais vous ?… Vous avez une inclination, et ne m’en avez pas touché un seul mot.

Joseph Lebas rougit.

– Ah ! ah ! s’écria M. Guillaume, vous pensiez donc tromper un vieux renard comme moi ? Moi ! à qui vous avez vu deviner la faillite Lecoq.

– Comment, monsieur ? répondit Joseph Lebas en examinant son patron avec autant d’attention que son patron l’examinait, comment, vous sauriez qui j’aime ?

– Je sais tout, vaurien, lui dit le respectable et rusé marchand en lui prenant le bout de l’oreille. Et je te pardonne, j’ai fait de même !

– Et vous me l’accorderiez ?

– Oui. Et avec cinquante mille écus. Je t’en laisserai autant, nous marcherons sur de {p. 203} nouveaux frais avec une nouvelle raison sociale ! Nous brasserons encore des affaires, garçon ! s’écria le vieux marchand en s’exaltant, se levant et agitant ses bras. Vois-tu, mon gendre, il n’y a que le commerce ! Ceux qui se demandent quels plaisirs on y trouve, sont des imbéciles5. Être à la piste des affaires ; savoir comment va la place ; attendre avec anxiété, comme au jeu, si les Étienne et compagnie font faillite ; voir passer un régiment de la garde impériale que l’on vient d’habiller ; donner un croc en jambe au voisin, loyalement s’entend ! faire fabriquer à meilleur marché ; suivre une affaire qu’on ébauche, qui commence, qui grandit, qui chancelle, qui réussit ; connaître comme un ministre de la police tous les ressorts des maisons de commerce, pour ne pas faire fausse route ; se tenir debout devant les naufrages ; avoir des amis par correspondance dans toutes les villes manufacturières. Ah ! ah ! n’est-ce pas un jeu perpétuel, Joseph ? c’est vivre ça ! Je mourrai dans ce tracas-là, comme le vieux Chevrel, n’en prenant cependant plus qu’à mon aise…

Dans la chaleur de la plus forte improvisation que le père Guillaume eût jamais faite, il {p. 204} n’avait presque pas regardé son commis qui pleurait à chaudes larmes.

– Eh bien ! Joseph ! pauvre garçon ! qu’as-tu donc ?

– Ah ! je l’aime tant, tant, monsieur Guillaume, que le cœur me manque, je crois…

– Eh bien ! garçon, dit le marchand attendri, tu es plus heureux que tu ne crois, sarpejeu, car elle t’aime. Je le sais, moi !

Et il cligna ses deux petits yeux verts en regardant son commis.

– Mademoiselle Augustine, mademoiselle Augustine ! s’écria Joseph Lebas dans son enthousiasme.

Et il allait s’élancer hors du cabinet, quand il se sentit arrêté par un bras de fer. Son patron stupéfait le ramena vigoureusement devant lui.

– Qu’est-ce que fait donc Augustine dans cette affaire-là, demanda M. Guillaume dont la voix glaça sur-le-champ le pauvre Joseph Lebas.

– N’est-ce pas elle… que… j’aime… balbutia le commis.

Déconcerté de son défaut de perspicacité, M. Guillaume se rassit et mit sa tête pointue dans ses deux mains, pour réfléchir à la {p. 205} bizarre position dans laquelle il se trouvait. Joseph Lebas honteux, et au désespoir, resta debout.

– Joseph, reprit le négociant avec une dignité froide, je vous parlais de Virginie. L’amour ne se commande pas, je le sais. Je connais votre discrétion ; nous oublierons cela. Je ne marierai jamais Augustine avant Virginie. Votre intérêt sera de dix pour cent.

Le commis auquel l’amour donna je ne sais quel degré de courage et d’éloquence, joignit les mains, prit la parole, parla pendant un quart d’heure à M. Guillaume avec tant de chaleur et de sensibilité, que la situation changea. S’il s’était agi d’une affaire commerciale, le vieux négociant aurait eu des règles fixes pour prendre une résolution. Mais, jeté à mille lieues du commerce, sur la mer des sentimens, et sans boussole, il flotta irrésolu devant un événement aussi original, se disait-il. Entraîné par sa bonté naturelle, il battit un peu la campagne.

– Que diable, Joseph ! tu n’es pas sans savoir que j’ai eu mes deux enfans à dix ans de distance ! Mademoiselle Chevrel n’était pas belle, elle n’a cependant pas à se plaindre de {p. 206} moi. Fais donc comme moi. Enfin ne pleure pas, es-tu bête ? Que veux-tu ? cela s’arrangera peut-être, nous verrons. Il y a toujours moyen de se tirer d’affaire. Nous autres hommes nous ne sommes pas toujours comme des Céladons pour nos femmes. Tu m’entends ? Madame Guillaume est dévote, et… Allons, sarpejeu, mon enfant, donne ce matin le bras à Augustine pour aller à la messe.

Telles furent les phrases jetées à l’aventure par M. Guillaume. La conclusion qui les terminait ravit l’amoureux commis. Il songeait déjà pour mademoiselle Virginie à l’un de ses amis, quand il sortit du cabinet enfumé en serrant la main de son futur beau-père, après lui avoir dit, d’un petit air entendu, que tout s’arrangerait au mieux.

– Que va penser madame Guillaume ? fut l’idée qui tourmenta prodigieusement le brave négociant quand il fut seul.

Au déjeûner, madame Guillaume et Virginie, auxquelles le marchand drapier avait laissé provisoirement ignorer son désappointement, regardèrent assez malicieusement Joseph Lebas qui resta grandement embarrassé. La pudeur du commis lui concilia l’amitié de sa {p. 207} belle-mère. La matrone redevint si gaie qu’elle regarda M. Guillaume en souriant, et se permit quelques petites plaisanteries d’un usage immémorial dans ces familles innocentes. Elle mit en question la conformité de la taille de Virginie et de celle de M. Joseph, pour leur demander de se mesurer. Ces niaiseries préparatoires attirèrent quelques nuages sur le front du chef de famille. Il afficha même un tel amour pour le décorum, qu’il ordonna à Augustine de prendre le bras du premier commis en allant à Saint-Leu. Madame Guillaume, étonnée de cette délicatesse masculine, honora son mari d’un signe de tête d’approbation. Le cortége partit donc de la maison dans un ordre qui ne pouvait suggérer aucune interprétation maligne aux voisins.

– Ne trouvez-vous pas, mademoiselle Augustine, disait le commis en tremblant, que la femme d’un négociant qui a un bon crédit, comme M. Guillaume, par exemple, pourrait s’amuser un peu plus que ne s’amuse madame votre mère, pourrait porter des diamans, aller en voiture ? Oh ! moi, d’abord, si je me mariais, je voudrais avoir toute la peine, et voir ma femme heureuse. Je ne la mettrais pas dans mon {p. 208} comptoir. Voyez-vous, dans la draperie, les femmes n’y sont plus aussi nécessaires qu’elles l’étaient autrefois. M. Guillaume a eu raison d’agir comme il a fait, puisque c’était le goût de son épouse. Qu’une femme sache donner un coup de main à la comptabilité, à la correspondance, au détail, aux commandes, à son ménage, afin de ne pas rester par trop oisive, c’est tout. À sept heures, quand la boutique serait fermée, moi je m’amuserais. J’irais au spectacle et dans le monde. Mais vous ne m’écoutez pas.

– Si fait, monsieur Joseph. Que dites-vous de la peinture ? C’est là un bel état.

– Oui, je connais un maître peintre en bâtiment qui a des écus…

En devisant ainsi la famille atteignit l’église de Saint-Leu. Là, madame Guillaume retrouva ses droits. Elle fit mettre, pour la première fois, Augustine à côté d’elle ; et Virginie prit place sur la troisième chaise à côté de M. Lebas. Pendant le prône, tout alla bien entre Augustine et Henri de Sommervieux, qui, debout derrière un pilier, priait sa madone avec ferveur ; mais au lever-Dieu, madame Guillaume s’aperçut, un peu tard, que sa fille Augustine tenait son {p. 209} livre de messe au rebours. Elle se disposait à la gourmander vigoureusement, quand, rabaissant son voile noir, elle interrompit sa lecture et se mit à regarder dans la direction qu’affectionnaient les yeux de sa fille. À l’aide de ses besicles, elle vit le jeune artiste dont l’élégance mondaine annonçait plutôt quelque capitaine de cavalerie en congé, qu’un négociant du quartier. Il est difficile d’imaginer l’état violent dans lequel se trouva madame Guillaume, qui se flattait d’avoir parfaitement élevé ses filles ; en reconnaissant, dans le cœur d’Augustine, un amour clandestin dont sa pruderie et son ignorance lui exagérèrent le danger. Elle crut sa fille gangrenée jusqu’au cœur.

– Tenez d’abord votre livre à l’endroit, mademoiselle ! dit-elle à voix basse, mais en tremblant de colère.

Elle arracha vivement le Paroissien accusateur, et le remit de manière à ce que les lettres fussent dans leur sens naturel.

– N’ayez pas le malheur de lever les yeux autre part que sur vos prières, ajouta-t-elle ; autrement, vous auriez affaire à moi. Après la messe, votre père et moi nous aurons à vous parler.

{p. 210} Ces paroles furent comme un coup de foudre pour la pauvre Augustine. Elle se sentit défaillir ; mais combattue entre la douleur qu’elle éprouvait et la crainte de faire un esclandre6 dans l’église, elle eut le courage de cacher ses angoisses. Cependant, il était facile de deviner l’état violent de son ame en voyant son Paroissien trembler et des larmes tomber sur chacune des pages qu’elle tournait. L’artiste recueillit un regard enflammé que lui lança madame Guillaume, et comprit le mystère. Il sortit, la rage dans le cœur, décidé à tout oser.

– Allez dans votre chambre, mademoiselle ! dit madame Guillaume à sa fille en rentrant au logis ; nous vous ferons appeler ; et surtout, ne vous avisez pas d’en sortir.

La conférence que les deux époux eurent ensemble fut si secrète, que rien n’en transpira d’abord. Cependant, Virginie, qui avait encouragé sa sœur par mille douces représentations, poussa la complaisance jusqu’à se glisser auprès de la porte de la chambre à coucher de sa mère, chez laquelle la discussion avait lieu, pour y écouter et recueillir quelques phrases. Au premier voyage qu’elle fit du troisième au second {p. 211} étage, elle entendit son père qui s’écriait : – Madame, vous voulez donc tuer votre fille ?

– Ma pauvre enfant, dit Virginie à sa sœur éplorée, papa prend ta défense !

– Et que veulent-ils faire à Henri, demanda l’innocente créature.

Alors la curieuse Virginie redescendit ; mais cette fois elle resta plus long-temps. Elle apprit que M. Lebas aimait Augustine. Il était écrit que, dans cette mémorable journée, une maison ordinairement si calme serait un enfer. M. Guillaume désespéra Joseph Lebas en lui confiant qu’Augustine aimait un étranger. Lebas, qui avait averti son ami de demander mademoiselle Virginie en mariage, vit ses espérances renversées. Mademoiselle Virginie, accablée de savoir que M. Joseph l’avait en quelque sorte refusée, fut prise d’une migraine. Enfin, la zizanie, semée entre les deux époux par l’explication que M. et madame Guillaume avaient eue ensemble, et où, pour la troisième fois de leur vie, ils se trouvaient d’opinions différentes, se manifesta d’une manière terrible. Enfin, à quatre heures après midi, Augustine, pâle, tremblante et les yeux rouges, comparut devant son père et sa mère. La pauvre enfant {p. 212} raconta naïvement la trop courte histoire de ses amours. Rassurée par l’allocution de son père, qui lui avait promis de l’écouter en silence, elle prit un certain courage en prononçant devant ses parens le nom de son cher Henri de Sommervieux, dont elle fit malicieusement sonner la particule aristocratique. En se livrant au charme inconnu de parler de ses sentimens, elle trouva assez de hardiesse pour déclarer avec une innocente fermeté qu’elle aimait M. Henri de Sommervieux, qu’elle le lui avait écrit ; et ajouta, les larmes aux yeux, que ce serait faire son malheur que de la sacrifier à un autre.

– Mais, Augustine, vous ne savez donc pas ce que c’est qu’un peintre ? s’écria sa mère avec horreur.

– Madame Guillaume ! dit le vieux père en imposant silence à sa femme. – Augustine, dit-il, les artistes sont en général des meure-de-faim. Ils sont dépensiers, et presque toujours de mauvais sujets. J’ai fourni feu M. Joseph Vernet, feu M. Lekain et feu M. Noverre. Ah ! si tu savais combien ce M. Noverre, M. le chevalier de Saint-George, et surtout M. Philidor, ont joué de tours à ce pauvre M. Chevrel ! Ce sont de drôles de corps, je le sais bien. {p. 213} Ça vous a tous un babil, des manières. Jamais ton M. Sumer… Somm…

– De Sommervieux, mon père !

– Eh bien ! de Sommervieux, soit ! Jamais il n’aura été aussi agréable avec toi que M. le chevalier de Saint-Georges le fut avec moi, le jour où j’obtins une sentence des consuls contre lui. Aussi était-ce des gens de qualité d’autrefois.

– Mais, mon père, M. Henri est noble, et m’a écrit qu’il était riche. Son père s’appelait le comte de Sommervieux avant la révolution.

À ces paroles, M. Guillaume regarda sa terrible moitié, qui, en femme contrariée, frappait le plancher du bout du pied et gardait un morne silence. Elle évitait même de jeter ses yeux courroucés sur Augustine, et semblait laisser à M. Guillaume toute la responsabilité d’une affaire aussi grave, puisque ses avis n’étaient pas écoutés. Cependant, malgré son flegme apparent, quand elle vit son mari prendre aussi doucement son parti sur une catastrophe qui n’avait rien de commercial, elle s’écria : – En vérité, monsieur, vous êtes d’une faiblesse avec vos filles… mais…

{p. 214} Le bruit d’une voiture qui s’arrêtait à la porte interrompit tout à coup la mercuriale que le vieux négociant redoutait déjà. En un moment, madame Vernier se trouva au milieu de la chambre, et, regardant les trois acteurs de cette scène domestique : – Je sais tout, dit la tante d’un air de protection.

Madame Vernier avait un défaut, celui de croire que la femme d’un notaire de Paris pouvait jouer le rôle d’une petite maîtresse.

– Je sais tout, répéta-t-elle, et je viens dans l’arche de Noé, comme la colombe, avec la branche d’olivier. J’ai lu cette allégorie dans le Génie du christianisme, dit-elle en se retournant vers madame Guillaume, la comparaison doit vous plaire, ma cousine. Savez-vous, ajouta-t-elle en souriant à Augustine, que ce M. de Sommervieux est un homme charmant ? Il m’a donné ce matin mon portrait fait de main de maître. Cela vaut au moins six mille francs.

À ces mots, elle frappa doucement sur les bras de M. Guillaume. Le vieux négociant ne put s’empêcher de faire avec ses lèvres une petite moue qui lui était particulière.

– Je connais beaucoup M. de Sommervieux, reprit la tante. Depuis une quinzaine de {p. 215} jours il vient à mes soirées dont il fait le charme. Aussi, suis-je son avocat. Il m’a conté toutes ses peines. Je sais de ce matin qu’il adore Augustine, et il l’aura. Ah ! cousine, n’agitez pas ainsi la tête en signe de refus. Vous ne savez donc rien ? il sera créé baron, il vient d’être nommé chevalier de la Légion-d’Honneur par l’empereur lui-même, au salon. M. Vernier est son notaire, et connaît ses affaires. Eh bien ! M. de Sommervieux possède en bons biens au soleil dix-huit mille livres de rente. Savez-vous que le beau-père d’un homme comme lui peut devenir quelque chose, maire de son arrondissement, par exemple ! N’avez-vous pas vu M. Dupont être fait comte de l’empire et sénateur parce qu’il était venu, en sa qualité de maire, complimenter l’empereur sur son entrée à Vienne. Oh ! ce mariage-là se fera ! Je l’adore, moi, ce bon jeune homme ! Sa conduite envers Augustine ne se voit que dans les romans. Va, ma petite, tu seras heureuse, et tout le monde voudrait être à ta place. J’ai chez moi, à mes soirées, madame la duchesse de Carigliano qui raffole de M. Henri de Sommervieux. Quelques méchantes langues disent qu’elle ne vient chez moi que pour lui, comme {p. 216} si une duchesse d’hier était déplacée chez un notaire dont la famille a cent ans de bonne bourgeoisie.

– Augustine, reprit la tante après une petite pause, j’ai vu le portrait. Dieu ! que c’est beau ! Sais-tu que l’empereur a voulu le voir et qu’il a dit en riant, au Vice-connétable, que s’il y avait beaucoup de femmes comme celle-là à sa cour pendant qu’il y venait tant de rois, il se faisait fort de maintenir toujours la paix en Europe. Est-ce flatteur ?

Les orages par lesquels cette journée avait commencé devaient ressembler à ceux de la nature, en ramenant un temps calme et serein. Madame Vernier déploya tant de séductions dans ses discours ; elle sut attaquer tant de cordes à la fois dans les cœurs secs de M. et de madame Guillaume, qu’elle finit par en trouver une dont elle tira parti. À cette singulière époque, le commerce et la finance avaient plus que jamais la folle manie de s’allier aux grands seigneurs. Les généraux de l’empire profitèrent assez bien de ces dispositions. M. Guillaume s’élevait singulièrement contre cette déplorable passion. Ses axiomes favoris étaient que, pour trouver le {p. 217} bonheur, une femme devait épouser un homme de sa classe ; que l’on était toujours tôt ou tard puni d’avoir voulu monter trop haut ; que l’amour résistait si peu aux tracas du ménage, qu’il fallait trouver l’un chez l’autre des qualités bien solides pour être heureux ; qu’il ne fallait pas que l’un des deux époux en sût plus que l’autre, parce qu’on devait avant tout se comprendre ; qu’un mari qui parlait grec et la femme latin, risquaient de mourir de faim. C’était là une espèce de proverbe qu’il avait inventé lui-même. Il comparait les mariages ainsi faits à ces anciennes étoffes de soie et de laine, dont la soie finissait toujours par couper la laine. Cependant, il se trouve tant de vanité au fond du cœur de l’homme, que la prudence du pilote qui gouvernait si bien le Chat-qui-pelote, succomba sous l’agressive volubilité de madame Vernier. La sévère madame Guillaume fut même la première à trouver dans l’inclination de sa fille des motifs pour déroger à ces principes, et pour consentir à recevoir au logis M. Henri de Sommervieux, qu’elle se promettait bien de soumettre à un rigoureux examen.

Le vieux négociant alla trouver Joseph Lebas, et l’instruisit de l’état des choses. À six {p. 218} heures et demie, la salle à manger illustrée par le peintre, réunit sous son toit de verre, madame et M. Vernier, le jeune peintre et sa chère Augustine, Joseph Lebas qui prenait son bonheur en patience, et mademoiselle Virginie dont la migraine avait cessé. M. et madame Guillaume virent en perspective leurs enfans établis et les destinées du Chat-qui-pelote remises en des mains habiles. Leur contentement fut au comble, quand, au dessert, Henri de Sommervieux leur fit présent de l’étonnant tableau qu’ils n’avaient pu voir, et qui représentait l’intérieur de cette vieille boutique, à laquelle était dû tant de bonheur.

– C’est-y gentil ! s’écria M. Guillaume. Dire qu’on voulait donner trente mille francs de cela.

– Mais c’est qu’on y trouve mes barbes, reprit madame Guillaume.

– Et ces étoffes dépliées, ajouta M. Lebas ; on les prendrait avec la main.

– Les draperies font toujours très bien, répondit le peintre. Nous serions trop heureux, nous autres artistes modernes, d’atteindre à la perfection de la draperie antique.

– Vous aimez donc la draperie ? s’écria {p. 219} M. Guillaume. Eh bien, sarpejeu ! touchez là, mon jeune ami. Puisque vous estimez le commerce, nous nous entendrons. Eh ! pourquoi le mépriserait-on ? Le monde a commencé par là, puisque Adam a vendu le paradis pour une pomme. Ça n’a pas été une fameuse spéculation, par exemple !

Et le vieux négociant se mit à éclater d’un gros rire franc, excité par le vin de Champagne qu’il avait fait circuler généreusement. Le bandeau dont les yeux du jeune artiste étaient couverts fut si épais qu’il trouva ses futurs parens aimables. Il ne dédaigna pas de les égayer par quelques charges de bon goût. Aussi plut-il généralement. Le soir, quand le salon meublé de choses très cossues, pour se servir de l’expression de M. Guillaume, fut désert ; pendant que madame Guillaume s’en allait de table en cheminée, de candélabre en flambeau, soufflant avec précipitation les bougies, le brave négociant, qui savait toujours voir clair aussitôt qu’il s’agissait d’affaires ou d’argent, attira sa fille Augustine auprès de lui ; puis, après l’avoir prise sur ses genoux, il lui tint ce discours :

– Ma chère enfant, tu épouseras ton M. de Sommervieux, puisque tu le veux ; permis à {p. 220} toi de risquer ton capital de bonheur. Mais je ne me laisse pas prendre à ces trente mille francs que l’on gagne à gâter de bonne toile. Je sais que l’argent qui vient si vite s’en va de même. N’ai-je pas entendu dire ce soir à ce jeune écervelé que si l’argent était rond, c’était pour rouler ! Il ne sait donc pas que s’il est rond pour les gens prodigues, les gens économes voient qu’il est plat pour s’amasser. Or, mon enfant, ce beau garçon-là parle de te donner des voitures, des diamans ? Il a de l’argent, qu’il le dépense pour toi ? bene sit ! Je n’ai rien à y voir. Mais quant à ce que je te donne, je ne veux pas que des écus si péniblement ensachés s’en aillent en carosses ou en colifichets. Qui dépense trop n’est jamais riche. Avec cinquante mille écus on n’achète pas encore tout Paris. Tu as beau avoir à recueillir un jour quelques centaines de mille francs, je te les ferai attendre, sarpejeu ! le plus long-temps possible. J’ai donc attiré ton prétendu dans un coin. Vois-tu, un homme qui a mené la faillite Lecoq, n’a pas eu grande peine à faire consentir un artiste à se marier séparé de biens avec sa femme. J’aurai l’œil au contrat pour que les donations qu’il se propose de te {p. 221} constituer soient soigneusement hypothéquées. Allons, mon enfant, j’espère être grand-père, sarpejeu ! je veux m’occuper déjà de mes petits enfans. Jure-moi donc ici, de ne jamais rien faire, rien signer que par mon conseil ; et si j’allais trouver trop tôt le père Chevrel, jure-moi de consulter le jeune Lebas, ton beau-frère. Promets-le-moi.

– Oui, mon père, je vous le jure.

À ces mots prononcés d’une voix douce, le vieillard baisa sa fille sur les deux joues. Ce soir-là, tous les amans dormirent presque aussi paisiblement que M. et madame Guillaume.

Quelques mois après ce mémorable dimanche, le maître-autel de Saint-Leu fut témoin de deux mariages bien différens. Augustine et le jeune Henri de Sommervieux s’y présentèrent dans tout l’éclat du bonheur, entourés des prestiges de l’amour, parés de toilettes élégantes, attendus par un brillant équipage. Venue dans un bon remise avec sa famille, Virginie donnant le bras au modeste M. Lebas, suivait sa jeune sœur humblement, et dans de plus simples atours comme une ombre nécessaire aux harmonies de ce tableau. {p. 222} M. Guillaume s’était donné toutes les peines imaginables pour obtenir à l’église que Virginie fût mariée avant Augustine ; mais il eut la douleur de voir le haut et bas clergé s’adresser en toute circonstance à la plus élégante des mariées. Il entendit quelques-uns de ses voisins approuver singulièrement le bon sens de mademoiselle Virginie, qui faisait, disaient-ils, le mariage le plus solide, et restait fidèle au quartier ; tandis qu’ils lancèrent quelques brocards suggérés par l’envie sur Augustine qui épousait un artiste, un noble. Ils ajoutèrent avec une sorte d’effroi que si les Guillaume avaient de l’ambition, la draperie était perdue. Un vieux marchand d’éventails ayant dit que ce mange-tout-là l’aurait bientôt mise sur la paille, le père Guillaume s’applaudit in petto de la prudence qu’il avait mise dans la rédaction des conventions matrimoniales. Le soir, la famille se sépara après un bal somptueux, suivi d’un de ces soupers plantureux dont la génération présente a tout-à-fait perdu le souvenir.

M. et madame Guillaume restèrent dans leur hôtel de la rue du Colombier où la noce avait eu lieu. M. et madame Lebas retournèrent {p. 223} dans leur remise à la vieille maison de la rue Saint-Denis, pour y diriger la barque du Chat-qui-pelote. L’artiste, ivre de bonheur, prit entre ses bras sa chère Augustine, l’enleva vivement quand leur coupé arriva rue des Trois-Frères, et la porta dans le plus élégant appartement de Paris.

La fougue de passion qui possédait Henri fit dévorer au jeune ménage près d’une année entière sans que le moindre nuage vînt altérer l’azur du ciel sous lequel ils vivaient. Pour eux, l’existence n’eut rien de pesant, et leur mariage fut une source féconde en joie. Henri de Sommervieux répandait sur chaque journée une incroyable fioriture de plaisirs. Il se plaisait à varier les emportemens de la passion, par la molle langueur de ces momens de repos où les âmes sont lancées si haut dans l’extase qu’elles semblent y oublier l’union corporelle. Incapable de réfléchir, l’heureuse Augustine se prêtait à l’allure serpentine de son bonheur. Elle ne croyait pas faire encore assez en se livrant tout entière à l’amour permis et saint du mariage. Simple et naïve, elle ne connaissait, ni la coquetterie des refus, ni l’empire qu’une jeune demoiselle du grand monde se crée sur un {p. 224} mari par d’adroits caprices. Elle aimait trop pour calculer l’avenir. Elle n’imaginait pas qu’une vie aussi délicieuse pût jamais cesser. Elle faisait alors tous les plaisirs de son mari, elle crut que cet inextinguible amour serait toujours pour elle la plus belle de toutes les parures, comme son dévoûment et son obéissance seraient un éternel attrait. Enfin, la félicité de l’amour l’avait rendue si brillante, que sa beauté lui inspira de l’orgueil et lui donna la conscience de pouvoir toujours régner sur un homme aussi facile à enflammer que l’était Henri de Sommervieux. Ainsi son état de femme ne lui apporta d’autres enseignemens que ceux de l’amour. Au sein de ce bonheur, elle resta l’ignorante petite fille qui vivait obscurément rue Saint-Denis. Elle ne pensa point à prendre les manières, l’instruction, le ton du monde dans lequel elle devait vivre. Ses paroles étant des paroles d’amour, elle déployait bien en les disant une sorte de souplesse d’esprit et une certaine délicatesse d’expression ; mais c’était le langage employé par toutes les femmes quand elles se trouvent plongées dans une passion qui semble être leur élément. Si, par hasard, une idée discordante avec celles de {p. 225} Henri était exprimée par Augustine, le jeune artiste en riait comme on rit des premières fautes que fait un étranger, mais qui finissent par fatiguer s’il ne se corrige pas.

Cependant, à l’expiration de cette année aussi charmante que rapide, Henri sentit un matin la nécessité de reprendre ses travaux et ses habitudes. Sa femme était enceinte. Il revit ses amis. Pendant les longues souffrances de l’année où, pour la première fois, une jeune femme nourrit un enfant, il travailla sans doute avec ardeur ; mais parfois il retourna chercher quelques distractions dans le grand monde. La maison où il allait le plus volontiers était celle de la duchesse de Carigliano qui avait fini par attirer chez elle le célèbre artiste. Quand Augustine fut rétablie, et que son fils ne réclama plus ces soins assidus qui interdisent à une mère les plaisirs du monde, Henri en était arrivé à vouloir éprouver cette jouissance d’amour-propre que nous donne la société, quand nous y apparaissons avec une belle femme, objet d’envie et d’admiration. Parcourir les salons en s’y montrant avec l’éclat emprunté de la gloire de son mari ; se voir jalousée par toutes les femmes, fut pour {p. 226} Augustine une nouvelle moisson de plaisirs ; mais ce fut le dernier reflet que devait jeter son bonheur conjugal. Elle commença par offenser la vanité de son mari, quand, malgré de vains efforts, elle laissa percer son ignorance, l’impropriété de son langage et l’étroitesse de ses idées.

Le caractère de Henri de Sommervieux, dompté pendant près de deux ans et demi par les premiers emportemens de l’amour, reprit avec la tranquillité d’une possession moins jeune, sa pente et ses habitudes un moment détournées de leur cours. La poésie, la peinture, et les exquises jouissances de l’imagination possèdent sur les esprits élevés des droits imprescriptibles. Ces besoins d’une ame forte n’avaient pas été trompés chez Henri pendant deux années ; ils avaient trouvé seulement une pâture nouvelle. Quand les champs de l’amour furent parcourus ; quand l’artiste eut, comme les enfans, cueilli des roses et des bluets avec une telle avidité qu’il ne s’apercevait pas que ses mains ne pouvaient plus les tenir, la scène changea. Si le peintre montrait à sa femme les croquis de ses plus belles compositions, il l’entendait s’écrier comme eût fait {p. 227} M. Guillaume : – C’est bien joli ! L’admiration sans chaleur qu’elle témoignait ne provenait pas d’un sentiment consciencieux, c’était l’admiration sur parole de l’amour. Elle préférait un regard au plus beau tableau ; le seul sublime qu’elle connût, était celui du cœur. Enfin Henri ne put se refuser à l’évidence d’une vérité cruelle. Augustine n’était pas sensible à la poésie ; elle n’habitait pas sa sphère ; elle ne le suivait pas dans tous ses caprices, dans ses improvisations, dans ses joies, dans ses douleurs, et marchait terre à terre dans le monde réel, tandis qu’il avait la tête dans les cieux. Les esprits ordinaires ne peuvent pas apprécier les souffrances renaissantes de l’être, qui, uni à un autre par le plus intime de tous les sentimens, est obligé de refouler sans cesse les plus chères expansions de sa pensée, et de faire rentrer dans le néant les images qu’une puissance magique le force à créer. Pour lui, ce supplice est d’autant plus cruel, que le sentiment qu’il porte à son compagnon ordonne, par sa première loi, de ne jamais rien se dérober l’un à l’autre, et de confondre les effusions de la pensée aussi bien que les épanchemens de l’ame. Or, on ne {p. 228} trompe pas impunément les volontés de la nature : elle est inexorable comme la nécessité qui, certes, est une sorte de nature sociale.

Henri se réfugia dans le calme et le silence de son atelier, en espérant que l’habitude de vivre avec des artistes pourrait former sa femme, et développerait en elle les germes de haute intelligence engourdis que quelques esprits supérieurs croient préexistans chez tous les êtres. Mais Augustine était trop sincèrement religieuse pour ne pas être effrayée du ton des artistes. Au premier dîner que donna M. de Sommervieux, elle entendit un jeune peintre dire avec cette enfantine légèreté qu’elle ne sut pas reconnaître, et qui absout une plaisanterie de toute irréligion : – Mais, madame, votre paradis n’est pas plus beau que la Transfiguration de Raphaël ! Eh bien, je me suis lassé de la regarder.

Augustine apporta donc dans cette société spirituelle un esprit de défiance qui n’échappait à personne. Elle gêna. Les artistes gênés sont impitoyables : ils fuient ou se moquent. Madame Guillaume avait, entre autres ridicules, celui d’outrer la dignité qui lui semblait l’apanage d’une femme mariée, et, quoiqu’elle s’en fût souvent moquée, Augustine ne sut se {p. 229} défendre d’une légère imitation de la pruderie maternelle. Cette exagération de pudeur, que n’évitent pas toujours les femmes vertueuses, suggéra quelques épigrammes à coups de crayon dont l’innocent badinage était de trop bon goût pour que M. de Sommervieux pût s’en fâcher. Ces plaisanteries eussent été même plus cruelles, elles n’étaient, après tout, que des représailles exercées sur lui par ses amis. Mais rien ne pouvait être léger pour une ame qui recevait aussi facilement que celle de Henri des impressions étrangères. Aussi éprouva-t-il insensiblement une froideur qui ne pouvait aller qu’en croissant. Pour arriver au bonheur conjugal il faut gravir une montagne dont l’étroit plateau est bien près d’un revers aussi rapide que glissant ; l’amour du peintre la déclinait.

Henri jugea sa femme incapable d’apprécier les considérations morales qui justifiaient, à ses propres yeux, la singularité de ses manières envers elle, et se crut fort innocent en lui cachant des pensées qu’elle ne comprenait pas et des écarts peu justifiables au tribunal d’une conscience bourgeoise. Augustine se renferma dans une douleur morne et silencieuse. Ces sentimens secrets mirent entre les deux époux un voile {p. 230} qui devait s’épaissir de jour en jour. Sans que son mari manquât d’égards envers elle, Augustine ne pouvait s’empêcher de trembler en le voyant réserver pour le monde les trésors d’esprit et de grace qu’il venait jadis mettre à ses pieds. Bientôt, elle interpréta fatalement les discours spirituels qui se tiennent dans le monde sur l’inconstance des hommes. Elle ne se plaignit pas, mais son attitude équivalait à des reproches. Trois ans après son mariage, cette femme jeune et jolie qui passait si brillante dans son brillant équipage, qui vivait dans une sphère de gloire et de richesse enviée de tant de gens insoucians et incapables d’apprécier justement les situations de la vie, fut en proie à de violens chagrins. Ses couleurs pâlirent. Elle réfléchit, elle compara ; puis, le malheur lui déroula les premiers textes de l’expérience. Elle résolut de rester courageusement dans le cercle de ses devoirs, en espérant que cette conduite généreuse lui ferait recouvrer tôt ou tard l’amour de son mari ; mais il n’en fut pas ainsi. Quand M. de Sommervieux, fatigué de travail, sortait de son atelier, Augustine ne cachait pas si vite son ouvrage, que le peintre ne pût apercevoir sa femme {p. 231} raccommodant avec toute la minutie d’une bonne ménagère, le linge de la maison et le sien. Elle fournissait, avec générosité, sans murmure, l’argent nécessaire aux prodigalités de son mari ; mais, dans le désir de conserver la fortune de son cher Henri, elle se montrait économe soit pour elle, soit dans certains détails de l’administration domestique ; idées incompatibles avec le laisser-aller des artistes, qui, sur la fin de leur carrière, ont tant joui de la vie, qu’ils ne se demandent jamais la raison de leur ruine.

Il est inutile de marquer chacune des dégradations de couleur par lesquelles la teinte brillante de leur lune de miel atteignit à une profonde obscurité. Un soir, la triste Augustine, qui depuis long-temps entendait son mari parler avec enthousiasme de madame la duchesse de Carigliano, reçut d’une amie quelques avis méchamment charitables sur la nature de l’attachement qu’avait conçu M. de Sommervieux pour cette célèbre coquette qui donnait le ton à la cour et aux modes. À vingt-un ans, dans tout l’éclat de la jeunesse, de la beauté, Augustine se vit trahie pour une femme de trente-six ans. En se sentant malheureuse au {p. 232} milieu du monde et de ses fêtes désertes pour elle, la pauvre petite ne comprit plus rien à l’admiration qu’elle y excitait, ni à l’envie qu’elle inspirait. Sa figure prit une nouvelle expression. La mélancolie versa dans ses traits la douceur de la résignation et la pâleur d’un amour dédaigné. Elle ne tarda pas à être courtisée par les hommes les plus séduisans ; mais elle resta solitaire et vertueuse. Quelques paroles de dédain, échappées à son mari, lui donnèrent un incroyable désespoir. Une lueur fatale lui fit entrevoir les défauts de contact qui, par suite des mesquineries de son éducation, empêchaient l’union complète de son ame avec celle de Henri. Elle eut assez d’amour pour l’absoudre et pour se condamner. Elle pleura des larmes de sang, et reconnut trop tard qu’il est des mésalliances d’esprit, comme des mésalliances de mœurs et de rang. En songeant aux délices printanières de son union, elle comprit l’étendue du bonheur passé, et convint en elle-même qu’une si riche moisson d’amour était une vie entière qui ne pouvait se payer que par du malheur. Cependant elle aimait trop sincèrement pour perdre toute espérance. Aussi osa-t-elle entreprendre à {p. 233} vingt-un ans de s’instruire et de rendre son imagination au moins digne de celle qu’elle admirait.

– Si je ne suis pas poète, se disait-elle, au moins je comprendrai la poésie.

Et déployant alors cette force de volonté, cette énergie que les femmes possèdent toutes quand elles aiment, madame de Sommervieux tenta de changer son caractère, ses mœurs et ses habitudes. Mais en dévorant des volumes, en apprenant avec courage, elle ne réussit qu’à devenir moins ignorante. La légèreté de l’esprit et les grâces de la conversation sont un don de la nature ou le fruit d’une éducation commencée au berceau. Elle pouvait apprécier la musique, en jouir, mais non chanter avec goût. Elle comprit la littérature et les beautés de la poésie ; mais il était trop tard pour en orner sa rebelle mémoire. Elle entendait avec plaisir les entretiens du monde, mais elle n’y fournissait rien de brillant. Ses idées religieuses et ses préjugés d’enfance se montrèrent à chaque pas, et s’opposèrent à l’émancipation de ses idées. Enfin il s’était glissé contre elle, dans l’ame de Henri, une prévention qu’elle ne put vaincre. L’artiste se moquait de ceux {p. 234} qui lui vantaient sa femme, et ses plaisanteries étaient assez fondées. Il imposait tellement à cette jeune et touchante créature, qu’en sa présence, ou en tête à tête, elle tremblait. Embarrassée par son trop grand désir de plaire, elle sentait son esprit et ses connaissances s’évanouir dans un seul sentiment.

La fidélité d’Augustine déplut même à cet infidèle mari, qui semblait l’engager à commettre des fautes en taxant sa vertu d’insensibilité. Augustine s’efforça en vain d’abdiquer sa raison, de se plier aux caprices, aux fantaisies de son mari, et de se vouer à l’égoïsme de sa vanité, elle ne recueillit point le fruit de ces sacrifices. Peut-être avaient-ils tous deux laissé passer le moment où les ames peuvent se comprendre. Un jour le cœur trop sensible de la jeune épouse reçut un de ces coups qui font si fortement plier les liens du sentiment, qu’on peut les croire rompus. Elle s’isola. Mais bientôt une fatale pensée lui suggéra d’aller chercher des consolations et des conseils au sein de sa famille.

Un matin donc, elle se dirigea vers la grotesque façade de l’humble et silencieuse maison où s’était écoulée son enfance. Elle {p. 235} soupira en revoyant cette croisée d’où, un jour, elle avait envoyé un premier baiser à celui qui répandait aujourd’hui sur sa vie autant de gloire que de malheur. Rien n’était changé dans l’antre où se rajeunissait cependant le commerce de la draperie. La sœur d’Augustine occupait au comptoir antique la place de sa mère. La jeune affligée rencontra son beau-frère, la plume derrière l’oreille. Elle en fut à peine écoutée, tant il avait l’air affairé ; les redoutables signaux d’un inventaire général se faisaient autour de lui. Aussi la quitta-t-il en la priant d’excuser. Elle fut reçue assez froidement par sa sœur qui lui manifesta quelque rancune. En effet, Augustine, brillante et descendant d’un joli équipage, n’était jamais venue voir sa sœur qu’en passant. La femme du prudent Lebas s’imagina que l’argent était la cause première de cette visite matinale, elle essaya de se maintenir sur un ton de réserve dont Augustine se prit à sourire plus d’une fois, en voyant que, sauf les barbes au bonnet, sa mère avait trouvé dans Virginie un successeur qui conserverait l’antique honneur du Chat-qui-pelote.

Au déjeûner, Augustine aperçut dans le {p. 236} régime de la maison, certains changemens qui faisaient honneur au bon sens de Joseph Lebas. Les commis ne se levèrent pas au dessert on leur laissait la faculté de parler ; et l’abondance de la table annonçait une aisance sans luxe. La jeune élégante vit apporter les coupons d’une loge aux Français où elle se souvint d’avoir vu sa sœur de loin en loin. Madame Lebas avait sur les épaules un cachemire dont la magnificence attestait la générosité avec laquelle son mari s’occupait d’elle. Enfin, les deux époux marchaient avec leur siècle. Augustine fut bientôt pénétrée d’attendrissement, en reconnaissant, pendant les deux tiers de cette journée, le bonheur égal, sans exaltation il est vrai, mais aussi sans orages, que goûtait ce couple convenablement assorti. Ils avaient accepté la vie comme une entreprise commerciale où il s’agissait de faire, avant tout, honneur à ses affaires. La femme, n’ayant pas rencontré dans son mari un amour excessif, s’était appliquée à le faire naître. Quand Joseph Lebas se trouva insensiblement amené à estimer, à chérir sa femme, le temps que le bonheur mit à éclore, fut, pour eux, un gage de sa durée. Aussi, lorsque la plaintive Augustine exposa sa {p. 237} situation douloureuse, eut-elle à essuyer le déluge de lieux communs que la morale de la rue Saint-Denis fournissait à sa sœur.

– Le mal est fait, ma femme, dit Joseph Lebas, il faut chercher à donner de bons conseils à notre sœur.

À ces mots, l’habile négociant analysa lourdement les ressources que les lois et les mœurs pouvaient offrir à Augustine pour sortir de cette crise ; il en numérota, pour ainsi dire, les considérations, les rangea par leur force dans des espèces de catégories, comme s’il se fût agi de marchandises de diverses qualités ; puis il les mit en balance, les pesa, et conclut en développant la nécessité où était sa belle-sœur de prendre un parti violent qui ne satisfit point l’amour qu’elle ressentait encore pour son mari. Aussi ce sentiment se réveilla-t-il dans toute sa force quand elle entendit Joseph Lebas parler de voies judiciaires. Elle remercia ses deux amis, et revint chez elle encore plus indécise qu’elle ne l’était avant de les avoir consultés.

Alors elle hasarda de se rendre à l’antique hôtel de la rue du Colombier, dans le dessein de confier ses malheurs à son père et à sa {p. 238} mère. La pauvre petite femme ressemblait à ces malades qui, arrivés à un état désespéré, essaient de toutes les recettes et se confient même aux remèdes de bonne femme. Les deux vieillards la reçurent avec une effusion de sentiment dont elle fut attendrie. Cette visite leur apportait une distraction qui, pour eux, valait un trésor. Depuis quatre ans, ils marchaient dans la vie comme des navigateurs sans but et sans boussole. Assis au coin de leur feu, ils se racontaient l’un à l’autre tous les désastres du Maximum, leurs anciennes acquisitions de draps, la manière dont ils avaient évité les banqueroutes, et surtout cette célèbre faillite Lecocq, la bataille de Marengo de M. Guillaume. Puis, quand ils avaient épuisé les vieux procès, ils récapitulaient les additions de leurs inventaires les plus productifs, et se narraient encore les vieilles histoires du quartier Saint-Denis. À deux heures, M. Guillaume allait donner un coup d’œil à l’établissement du Chat-qui-pelote. En revenant il s’arrêtait à toutes les boutiques, autrefois ses rivales, et dont les jeunes propriétaires espéraient entraîner le vieux négociant dans quelque escompte aventureux, que, selon sa coutume, il ne {p. 239} refusait jamais positivement. Deux bons chevaux normands mouraient de gras fondu dans l’écurie de l’hôtel ; madame Guillaume ne s’en servait que pour se faire traîner tous les dimanches à la grand’messe de sa paroisse. Trois fois par semaine ce respectable couple tenait table ouverte. Grace à l’influence de son gendre, M. de Sommervieux, le père Guillaume avait été nommé membre du comité consultatif pour l’habillement des troupes ; et, depuis que son mari s’était ainsi trouvé placé haut dans l’administration, madame Guillaume avait pris la détermination de représenter. Leurs appartemens étaient encombrés de tant d’ornemens d’or et d’argent, et de meubles sans goût, mais de valeur certaine, que la pièce la plus simple y ressemblait à une chapelle. L’économie et la prodigalité semblaient se disputer dans chacun des accessoires de cet hôtel. L’on eût dit que M. Guillaume avait eu en vue de faire un placement d’argent jusque dans l’acquisition d’un flambeau. Au milieu de ce bazar, dont la richesse accusait le désœuvrement des deux époux, le célèbre tableau de M. de Sommervieux avait obtenu la place d’honneur. Il faisait la consolation de {p. 240} M. et de madame Guillaume, qui tournaient vingt fois par jour leurs yeux harnachés de besicles, vers cette image de leur ancienne existence, pour eux, si active et si amusante.

L’aspect de cet hôtel et de ces appartemens où tout avait une senteur de vieillesse et de médiocrité, le spectacle donné par ces deux êtres, qui semblaient échoués sur un rocher d’or, loin du monde et des idées qui font vivre, surprirent Augustine. Elle contemplait en ce moment la seconde partie du tableau dont elle avait vu le commencement chez Joseph Lebas : celui d’une vie agitée quoique sans mouvement, espèce d’existence mécanique et instinctive semblable à celle des castors. Elle eut alors je ne sais quel orgueil de ses chagrins, en pensant qu’ils prenaient leur source dans un bonheur de dix-huit mois qui valait à ses yeux mille existences comme celle dont elle comprenait actuellement tout le vide. Cependant elle cacha ce sentiment peu charitable et déploya pour ses vieux parens, les graces nouvelles de son esprit, les coquetteries de tendresse que l’amour lui avait révélées, et les disposa favorablement à écouter ses doléances matrimoniales. Les vieilles gens ont {p. 241} un faible pour ces sortes de confidences, et madame Guillaume, surtout, voulut être instruite des plus légers détails de cette vie étrange qui, pour elle, avait quelque chose de fabuleux. Les voyages du baron de La Hontan, qu’elle commençait toujours sans jamais les achever, ne lui apprirent rien de plus inouï sur les sauvages du Canada.

– Comment, mon enfant, ton mari s’enferme avec des femmes nues, et tu as la simplicité de croire qu’il les dessine ?

À cette exclamation, la grand’mère posa ses lunettes sur une petite travailleuse, secoua ses jupons et plaça ses mains jointes sur ses genoux élevés par une chaufferette, son piédestal favori.

– Mais, ma mère, tous les peintres sont obligés d’avoir des modèles.

– Il s’est bien gardé de nous dire tout cela quand il t’a demandée en mariage. Si je l’avais su, je n’aurais pas donné ma fille à un homme qui fait un pareil métier. La religion défend ces horreurs-là, ça n’est pas moral. À quelle heure nous disais-tu donc qu’il rentre chez lui ?

– Mais, à une heure, deux heures…

{p. 242} Les deux époux se regardèrent avec un profond étonnement.

– Il joue donc ? dit M. Guillaume. Il n’y avait que les joueurs qui, de mon temps, rentrassent si tard.

Augustine fit une petite moue qui repoussait cette accusation.

– Il doit te faire passer de cruelles nuits à l’attendre, reprit madame Guillaume. Mais non, tu te couches, n’est-ce pas ? Et quand il a perdu, le monstre te réveille.

– Non, ma mère, il est au contraire quelquefois très gai. Assez souvent même quand il fait beau, il me propose de me lever, pour aller dans les bois.

– Dans les bois ? à ces heures-là ! Tu as donc un bien petit appartement qu’il n’a pas assez de sa chambre, de ses salons, et qu’il lui faille ainsi courir pour… Mais c’est pour t’enrhumer, que le scélérat te propose ces parties-là. Il veut se débarrasser de toi. A-t-on jamais vu un homme établi, qui a un commerce tranquille, galoper comme un loup-garou ?

– Mais, ma mère, vous ne comprenez donc pas que, pour développer son talent, il a besoin d’exaltation. Il aime beaucoup les scènes qui…

{p. 243} – Ah ! je lui en ferais de belles, des scènes, moi ! s’écria madame Guillaume en interrompant sa fille. Comment peux-tu garder des ménagemens avec un homme pareil ? D’abord, je n’aime pas qu’il ne boive que de l’eau ; çà n’est pas sain. Pourquoi montre-t-il de la répugnance à voir les femmes quand elles mangent. Quel singulier genre ! Mais c’est un fou. Tout ce que tu nous en as dit n’est pas possible. Un homme ne peut pas partir de sa maison sans souffler mot et ne revenir que dix jours après. Il te dit qu’il a été à Dieppe pour peindre la mer. Est-ce qu’on peint la mer ? Il te fait des contes à dormir debout.

Augustine ouvrit la bouche pour défendre son mari ; madame Guillaume lui imposa silence par un geste de main auquel un reste d’habitude la fit obéir, et sa mère s’écria d’un ton sec : – Tiens, ne me parle pas de cet homme-là ! il n’a jamais mis le pied dans une église que pour te voir et t’épouser. Les gens sans religion sont capables de tout. Est-ce que Guillaume s’est jamais avisé de me cacher quelque chose, de rester des trois jours sans me dire ouf, et babiller ensuite comme une pie borgne ?

{p. 244} – Ma chère mère, vous jugez trop sévèrement les gens supérieurs. S’ils avaient des idées semblables à celles des autres, ce ne seraient plus des gens à talent.

– Eh bien, que les gens à talent restent chez eux et ne se marient pas ! Comment ! un homme à talent rendra sa femme malheureuse ! et parce qu’il a du talent, ce sera bien ? Talent, talent ! Il n’y a pas tant de talent à dire comme lui blanc et noir à toute minute, à couper la parole aux gens, à battre du tambour chez soi, à ne jamais vous laisser savoir sur quel pied danser, à forcer une femme de ne pas s’amuser avant que les idées de monsieur ne soient gaies ; d’être triste, dès qu’il est triste.

– Mais, ma mère, le propre de ces imaginations-là…

– Qu’est-ce que c’est que ces imaginations-là ? reprit madame Guillaume en interrompant encore sa fille. Il en a de belles, ma foi ! Qu’est-ce qu’un homme auquel il prend tout à coup, sans consulter de médecin, la fantaisie de ne manger que des légumes ? Encore, si c’était par religion, sa diète lui servirait à quelque chose ; mais il n’en a pas plus qu’un huguenot. A-t-on jamais vu un homme aimer, comme lui, les {p. 245} chevaux plus qu’il n’aime son prochain, se faire friser les cheveux comme un païen, coucher des statues sous de la mousseline, faire fermer ses fenêtres le jour pour travailler à la lampe ? Tiens, laisse-moi, s’il n’était pas si grossièrement immoral, il serait bon à mettre aux petites-maisons. Consulte M. Charbonneau, le vicaire de Saint-Sulpice, demande-lui son avis sur tout cela ? il te dira que ton mari ne se conduit pas comme un chrétien…

– Oh ! ma mère ! pouvez-vous croire…

– Oui, je le crois ! Tu l’as aimé, tu n’aperçois rien de ces choses-là. Mais, moi, vers les premiers temps de son mariage, je me souviens de l’avoir rencontré dans les Champs-Élysées. Il était à cheval. Eh bien ! il galopait par moment ventre à terre, et puis il s’arrêtait pour aller pas à pas. Je me suis dit alors : – Voilà un homme qui n’a pas de jugement.

– Ah ! s’écria M. Guillaume en se frottant les mains, comme j’ai bien fait de t’avoir mariée séparée de biens avec cet original-là.

Quand Augustine eut l’imprudence de raconter les griefs véritables qu’elle avait à exposer contre son mari, les deux vieillards restèrent muets d’indignation. Le mot de divorce {p. 246} fut bientôt prononcé par madame Guillaume. Au mot de divorce, l’inactif négociant fut comme réveillé. Stimulé par l’amour qu’il avait pour sa fille, et aussi par l’agitation qu’un procès allait donner à sa vie sans événemens, M. Guillaume prit la parole. Il se mit à la tête de la demande en divorce, la dirigea, plaida presque, il offrit à sa fille de se charger de tous les frais, de voir les juges, les avoués, les avocats, de remuer ciel et terre. Madame de Sommervieux, effrayée, refusa les services de son père, et dit qu’elle ne voulait pas se séparer de son mari, dût-elle être dix fois plus malheureuse encore. Puis elle ne parla plus de ses chagrins. Enfin, après avoir été accablée par ses parens de tous ces petits soins muets et consolateurs par lesquels les deux vieillards essayèrent de la dédommager, mais en vain, de ses peines de cœur, Augustine se retira en sentant l’impossibilité de parvenir à faire bien juger les hommes supérieurs par des esprits faibles. Elle apprit qu’une femme devait cacher à tout le monde, et même à ses parens, des malheurs pour lesquels on rencontre si difficilement des sympathies. Les orages et les souffrances des sphères {p. 247} élevées ne peuvent être appréciés que par les nobles esprits qui les habitent. En toute chose, nous ne pouvons être jugés que par nos pairs.

Alors la pauvre Augustine se retrouva dans la froide atmosphère de son ménage, livrée à l’horreur de ses méditations. L’étude n’était plus rien pour elle, puisque l’étude ne lui avait pas rendu le cœur de son mari. Initiée aux secrets de ces ames de feu, sans avoir leurs ressources, elle participait avec force à leurs peines sans partager leurs plaisirs. Elle s’était dégoûtée du monde, qui lui semblait mesquin et petit devant les évènemens des passions. Enfin, sa vie était manquée. Un soir, elle fut frappée d’une pensée qui vint illuminer ses ténébreux chagrins comme un rayon céleste. Cette idée ne pouvait sourire qu’à un cœur aussi pur, aussi vertueux que l’était le sien. Elle résolut d’aller chez la duchesse de Carigliano, non pas pour lui redemander le cœur de son mari, mais pour s’y instruire des artifices qui le lui avaient enlevé ; mais pour intéresser à la mère des enfans de son ami cette orgueilleuse femme du monde ; mais pour la fléchir et la rendre complice de son bonheur à venir comme elle était l’instrument de son malheur présent.

{p. 248} Un jour donc, la timide Augustine, armée d’un courage surnaturel, monta en voiture, à deux heures après midi, pour essayer de pénétrer jusqu’au boudoir de la célèbre coquette, qui n’était jamais visible avant cette heure-là.

Madame de Sommervieux ne connaissait pas encore les antiques et somptueux hôtels du faubourg Saint-Germain. Quand elle parcourut ces vestibules majestueux, ces escaliers grandioses, ces salons immenses ornés de fleurs, malgré les rigueurs de l’hiver, et décorés avec ce goût particulier aux femmes qui sont nées dans l’opulence ou avec les habitudes distinguées de l’aristocratie, Augustine eut un affreux serrement de cœur. Elle envia les secrets de cette élégance dont elle n’avait jamais eu l’idée. Elle respira un air de grandeur qui lui expliqua l’attrait de cette maison pour son mari. Quand elle parvint aux petits-appartemens de la duchesse, elle éprouva de la jalousie et une sorte de désespoir, en y admirant la voluptueuse disposition des meubles, des draperies et des étoffes tendues. Là, le désordre était une grace ; là, le luxe affectait une espèce de dédain pour la richesse. Les parfums répandus dans cette douce atmosphère flattaient l’odorat sans {p. 249} l’offenser. Les accessoires de l’appartement s’harmoniaient avec une vue ménagée par des glaces sans tain sur les pelouses d’un jardin planté d’arbres verts. Tout était séduction, et le calcul ne s’y sentait point. Le génie de la maîtresse de ces appartemens respirait tout entier dans le salon où attendait Augustine. Elle tâcha d’y deviner le caractère de sa rivale par l’aspect des objets épars ; mais il y avait là quelque chose d’impénétrable dans la profusion comme dans la symétrie, et pour la simple Augustine ce fut lettres closes. Tout ce qu’elle put y voir, c’est que la duchesse était une femme supérieure en tant que femme. Alors elle eut une pensée douloureuse.

– Hélas ! serait-il vrai, se dit-elle, qu’un cœur aimant et simple ne suffit pas à un artiste, et pour balancer le poids de ces ames fortes, faut-il les unir à des ames féminines dont la puissance soit égale à la leur ? Si j’avais été élevée comme cette sirène, au moins nos armes eussent été égales au moment de la lutte.

– Mais je n’y suis pas ! Ces mots secs et brefs, quoique prononcés à voix basse dans le boudoir voisin, furent entendus par Augustine, dont le cœur palpita.

{p. 250} – Cette dame est là, répliqua la femme de chambre.

– Vous êtes folle, faites donc entrer ! répondit la duchesse dont la voix, devenue douce, avait pris l’accent affectueux de la politesse. Il était clair qu’elle désirait alors être entendue.

Augustine s’avança timidement. Elle vit, au fond de ce frais boudoir, la duchesse voluptueusement couchée sur une ottomane. Ce siége, de velours vert, était placé au centre d’une espèce de demi-cercle dessiné par les plis les plus moelleux et les plus délicats d’une mousseline élégamment tendue. Des ornemens de bronze et d’or, placés avec un goût exquis, relevaient la blancheur de cette espèce de dais sous lequel la duchesse était posée comme une statue antique. La couleur foncée du velours ne lui laissait perdre aucun moyen de séduction. Un demi-jour, ami de sa beauté, semblait être plutôt un reflet qu’une lumière. Quelques fleurs rares élevaient leurs têtes embaumées au-dessus des vases de Sèvres les plus riches. Au moment où ce tableau s’offrit aux yeux d’Augustine étonnée, elle avait marché si doucement, qu’elle put surprendre un regard {p. 251} de l’enchanteresse. Ce regard semblait dire à une personne que la femme du peintre n’aperçut pas d’abord : – Restez, vous allez voir une jolie femme, et vous me rendrez cette visite moins ennuyeuse.

À l’aspect d’Augustine, la duchesse se leva et la fit asseoir auprès d’elle sur l’ottomane.

– À quoi dois-je le bonheur de cette visite, madame ? dit-elle avec un sourire plein de grâces.

– Que de fausseté, pensa Augustine, qui ne répondit que par une inclination de tête.

Ce silence était commandé. La jeune femme voyait devant elle un témoin de trop à cette scène. Ce personnage était, de tous les colonels de l’armée, le plus jeune, le plus élégant et le mieux fait. Son costume demi-bourgeois faisait ressortir les grâces de sa personne. Sa figure pleine de vie, de jeunesse, et déjà fort expressive, était encore animée par de petites moustaches relevées en pointe et noires comme du jais, par une impériale bien fournie, par des favoris soigneusement peignés et par une forêt de cheveux noirs assez en désordre. Il badinait avec une cravache, en manifestant une {p. 252} aisance et une liberté qui séyaient à l’air satisfait de sa physionomie ainsi qu’à la recherche de sa toilette. Les rubans attachés à sa boutonnière étaient noués avec dédain, et il paraissait bien plus vain de sa jolie tournure que de son courage. Augustine regarda la duchesse de Carigliano en lui montrant le colonel par un coup-d’œil dont toutes les prières furent comprises.

– Eh bien ! adieu, M. d’Aiglemont, nous nous retrouverons au bois de Boulogne.

Ces mots furent prononcés par la sirène comme s’ils étaient le résultat d’une stipulation antérieure à l’arrivée d’Augustine. Elle les accompagna d’un regard menaçant que l’officier méritait peut-être pour l’admiration qu’il témoignait en contemplant la modeste fleur qui contrastait si bien avec l’orgueilleuse duchesse. Le jeune fat s’inclina en silence, tourna sur les talons de ses bottes, et s’élança gracieusement hors du boudoir. En ce moment, Augustine épiant sa rivale qui semblait suivre des yeux le brillant officier, surprit dans ce regard un sentiment dont toutes les femmes connaissent les fugitives expressions. Alors elle songea avec la douleur la plus profonde que sa visite {p. 253} allait être inutile. Elle pensa que cette artificieuse duchesse était trop avide d’hommages pour ne pas avoir le cœur bronzé.

– Madame, dit Augustine d’une voix entrecoupée, la démarche que je fais en ce moment auprès de vous va vous sembler bien singulière ; mais le désespoir a sa folie, et doit faire tout excuser. Je m’explique trop bien pourquoi M. de Sommervieux préfère votre maison à toute autre, et pourquoi votre esprit exerce tant d’empire sur lui. Hélas ! je n’ai qu’à rentrer en moi-même pour en trouver des raisons plus que suffisantes. Mais j’adore mon mari, madame. Deux ans de larmes n’ont point effacé son image de mon cœur, quoique j’aie perdu le sien. Dans ma folie, j’ai osé concevoir l’idée de lutter avec vous, et je viens à vous, vous demander par quels moyens je puis triompher de vous-même. Oh ! madame ! s’écria la jeune femme en saisissant avec ardeur la main de sa rivale qui la lui laissa prendre, je ne prierai jamais Dieu pour mon propre bonheur avec autant de ferveur que je l’implorerais pour le vôtre, si vous m’aidiez à reconquérir, je ne dirai pas l’amour, mais la tendresse de M. de Sommervieux. Je n’ai plus d’espoir qu’en {p. 254} vous. Ah ! dites-moi, comment vous avez pu lui plaire et lui faire oublier les premiers jours de…

À ces mots, Augustine, suffoquée par des sanglots mal contenus, fut obligée de s’arrêter. Honteuse de sa faiblesse, elle cacha son visage dans un mouchoir qu’elle inonda de ses larmes.

– Êtes-vous donc enfant, ma chère petite belle ! dit la duchesse, qui, séduite par la nouveauté de cette scène, et attendrie malgré elle en recevant l’hommage que lui rendait la plus parfaite vertu qui fût peut-être à Paris, prit le mouchoir de la jeune femme et se mit à lui essuyer elle-même les yeux en la flattant par quelques monosyllabes murmurés avec une gracieuse pitié.

Après un moment de silence, la coquette, mettant les jolies mains de la pauvre Augustine entre les siennes qui avaient un rare caractère de beauté noble et de puissance, lui dit d’une voix douce et affectueuse : – Pour premier avis, je vous conseillerai de ne pas pleurer ainsi, parce que les larmes enlaidissent. Il faut savoir prendre son parti sur les chagrins ; ils rendent malade, et l’amour ne reste pas {p. 255} long-temps sur un lit de douleur. La mélancolie donne bien d’abord une certaine grace qui plaît ; mais elle finit par alonger les traits et flétrir la plus ravissante de toutes les figures. Ensuite, nos tyrans ont l’amour-propre de vouloir que leurs esclaves soient gais.

– Ah ! madame ! il ne dépend pas de moi de ne pas sentir ! Comment peut-on, sans éprouver mille morts, voir terne, décolorée, indifférente, une figure qui jadis rayonnait d’amour et de joie ? Ah ! je ne sais pas commander à mon cœur.

– Tant pis, chère belle ; mais je crois déjà savoir toute votre histoire. D’abord, imaginez-vous bien, que si votre mari vous a été infidèle, je ne suis pas sa complice. Si j’ai tenu à l’avoir dans mon salon, c’est, je l’avouerai, par amour-propre, il était célèbre et n’allait nulle part. Je vous aime déjà trop, pour vous dire toutes les folies qu’il a faites pour moi. Je ne vous en révélerai qu’une seule, parce qu’elle nous servira peut-être à vous le ramener et à le punir de l’audace qu’il met dans ses procédés avec moi. Il finirait par me compromettre. Je connais trop le {p. 256} monde, ma chère, pour vouloir me mettre à la discrétion d’un homme trop supérieur. Sachez qu’il faut se laisser faire la cour par eux, mais les épouser ! c’est une faute. Nous autres femmes, nous devons admirer les hommes de génie, en jouir comme d’un spectacle, mais vivre avec eux ? jamais ! Fi donc ! c’est vouloir prendre plaisir à regarder les machines de l’Opéra, au lieu de rester dans une loge, à y savourer de brillantes illusions. Mais chez vous, ma pauvre enfant, le mal est arrivé, n’est-ce pas ? Eh bien ! il faut essayer de vous armer contre la tyrannie.

– Ah ! madame, avant d’entrer ici, et en vous y voyant, j’ai déjà reconnu quelques artifices dont je n’avais aucune idée.

– Eh bien, venez me voir quelquefois, et vous ne serez pas long-temps sans posséder la science de ces bagatelles, d’ailleurs assez importantes. Les choses extérieures sont, pour les sots, la moitié de la vie ; et pour cela, plus d’un homme de talent se trouve un sot malgré tout son esprit. Mais je gage que vous n’avez jamais rien su refuser à Henri.

– Le moyen, madame, de refuser quelque chose à celui qu’on aime !

{p. 257} – Pauvre innocente, je vous adorerais pour votre niaiserie. Sachez donc que plus nous aimons et moins nous devons laisser apercevoir à un homme, surtout à un mari, l’étendue de notre passion. C’est celui qui aime le plus qui est tyrannisé, et qui pis est, délaissé tôt ou tard. Celui qui veut régner, doit…

– Comment ! madame, faudra-t-il donc dissimuler, calculer, devenir fausse, se faire un caractère artificiel et pour toujours ? Oh, comment peut-on vivre ainsi ? Est-ce que vous pouvez…

Elle hésita, la duchesse sourit.

– Ma chère, reprit la grande dame d’une voix grave, le bonheur conjugal a été de tout temps une spéculation, une affaire qui demande une attention particulière. Si vous continuez à parler passion quand je vous parle mariage, nous ne nous entendrons bientôt plus. – Écoutez-moi, continua-t-elle en prenant le ton d’une confidence. J’ai été à même de voir quelques-uns des hommes supérieurs de notre époque. Ceux qui se sont mariés ont, à quelques exceptions près, épousé des femmes nulles. Eh bien ! ces femmes-là les gouvernaient, comme l’empereur nous gouverne, et {p. 258} en étaient, sinon aimées, du moins respectées. J’aime assez les secrets, surtout ceux qui nous concernent, pour m’être amusée à chercher le mot de cette énigme. Eh bien ! mon ange, ces bonnes femmes avaient le talent d’analyser le caractère de leurs maris, sans s’épouvanter comme vous de leur supériorité. Elles avaient adroitement remarqué les qualités qui leur manquaient ; et, soit qu’elles possédassent ces qualités, ou qu’elles feignissent de les avoir, elles trouvaient moyen d’en faire un si grand étalage aux yeux de leurs maris qu’elles finissaient par leur imposer. Enfin, apprenez encore que ces ames qui paraissent si grandes ont toutes un petit grain de folie que nous devons savoir exploiter. En prenant la ferme volonté de les dominer, en ne s’écartant jamais de ce but, en y rapportant toutes nos actions, nos idées, nos coquetteries, nous maîtrisons ces esprits éminemment capricieux qui, par la mobilité même de leurs pensées, nous donnent les moyens de les influencer.

– Oh ciel ! s’écria la jeune femme épouvantée, voilà donc la vie. C’est un combat…

– Où il faut toujours menacer, reprit la {p. 259} duchesse en riant. Notre pouvoir est tout factice. Aussi ne faut-il jamais se laisser mépriser par un homme ; on ne se relève pas de là. Venez, ajouta-t-elle, je vais vous donner un moyen de mettre votre mari à la chaîne.

Elle se leva, pour guider en souriant la jeune et innocente apprentie des ruses conjugales à travers le dédale de son petit palais. Elles arrivèrent toutes deux à un escalier dérobé qui communiquait aux appartemens de réception. Quand la duchesse tourna le secret de la porte, elle s’arrêta, regarda Augustine avec un air inimitable de finesse et de grace : – Tenez, le duc de Carigliano m’adore ! Eh bien ! il n’ose pas entrer par cette porte sans ma permission. Et c’est un homme qui a l’habitude de commander à des milliers de soldats. Il sait affronter les batteries, mais devant moi ! il a peur.

Augustine soupira. Elles parvinrent à une somptueuse galerie où la femme du peintre fut amenée par la duchesse devant le portrait que Henri avait fait de mademoiselle Guillaume. À cette vue, Augustine jeta un cri.

– Je savais bien qu’il n’était plus chez moi, dit-elle, mais… ici…

{p. 260} – Ma chère, je ne l’ai exigé que pour voir jusqu’à quel degré de bêtise un homme de génie peut atteindre. Tôt ou tard, il vous aurait été rendu par moi ; mais je ne m’attendais pas au plaisir de voir ici l’original devant la copie. Pendant que nous allons achever notre conversation, je le ferai porter dans votre voiture. Si, armée de ce talisman, vous n’êtes pas maîtresse de votre mari pendant cent ans, vous n’êtes pas une femme, et vous mériterez votre sort !

Augustine baisa la main de la duchesse, qui la pressa sur son cœur, et l’embrassa avec une tendresse d’autant plus vive qu’elle devait être oubliée le lendemain. Cette scène aurait peut-être à jamais ruiné la candeur et la pureté d’une femme moins vertueuse que ne l’était Augustine. Les secrets révélés par la duchesse étaient également salutaires et funestes. La politique astucieuse des hautes sphères sociales ne convenait pas plus à Augustine que l’étroite raison de Joseph Lebas, ou que la niaise morale de madame Guillaume. Étrange effet des fausses positions où nous jettent les moindres contresens commis dans la vie ! Augustine ressemblait alors à un pâtre des Alpes surpris par une {p. 261} avalanche : s’il hésite, et qu’il veuille écouter les cris de ses compagnons, le plus souvent il périt. Dans ces grandes crises, le cœur se brise ou se bronze.

Madame de Sommervieux revint chez elle en proie à une agitation qu’il serait difficile de décrire. La conversation qu’elle venait d’avoir avec la duchesse de Carigliano éveillait une foule d’idées contradictoires dans son esprit. Elle était, comme les moutons de la fable, pleine de courage en l’absence du loup. Elle se haranguait elle-même et se traçait d’admirables plans de conduite ; elle concevait mille stratagèmes de coquetterie ; elle parlait même à son mari, retrouvant, loin de lui, toutes les ressources de cette éloquence vraie qui n’abandonne jamais les femmes ; puis, en songeant au regard fixe et clair de Henri, elle tremblait déjà. Quand elle demanda si M. de Sommervieux était chez lui, la voix lui manqua. En apprenant qu’il ne reviendrait pas dîner, elle éprouva un mouvement de joie inexplicable. Semblable au criminel qui se pourvoit en cassation contre son arrêt de mort, un délai, quelque court qu’il pût être, lui semblait une vie entière. Elle plaça le portrait dans sa {p. 262} chambre, et attendit son mari, en se livrant à toutes les angoisses de l’espérance. Elle pressentait trop bien que cette tentative allait décider de tout son avenir, pour ne pas frissonner au bruit de chaque voiture, et même au murmure de sa pendule, qui semblait appesantir ses terreurs en les lui mesurant. Elle tâcha de tromper le temps par mille artifices. Elle eut l’idée de faire une toilette qui la rendit semblable de tout point au portrait. Puis, connaissant le caractère inquiet de M. de Sommervieux, elle fit éclairer son appartement d’une manière inusitée, certaine qu’en rentrant la curiosité l’amènerait chez elle. Minuit sonna quand, au cri du jockei, la porte de l’hôtel s’ouvrit. La voiture du peintre roula sur le pavé de la cour silencieuse.

– Que signifie cette illumination ? demanda Henri d’une voix joyeuse, en entrant dans la chambre de sa femme.

Augustine saisit avec adresse un moment aussi favorable, elle s’élança au cou de son mari, et lui montra le portrait. L’artiste resta immobile comme un rocher. Ses yeux se dirigèrent alternativement sur Augustine et sur la toile accusatrice. La timide épouse, {p. 263} demi-morte, épiait le front changeant, le front terrible de son mari. Elle en vit par degrés les rides expressives s’amonceler comme des nuages ; puis, elle crut sentir son sang se figer dans ses veines, quand, par un regard flamboyant et d’une voix profondément sourde, elle fut interrogée.

– Où avez-vous trouvé ce tableau ?

– La duchesse de Carigliano me l’a rendu.

– Vous le lui avez demandé ?

– Je ne savais pas qu’il fût chez elle.

La douceur ou plutôt la mélodie enchanteresse de la voix de cet ange eût attendri des Cannibales, mais non un parisien en proie aux tortures de la vanité blessée.

– Cela est digne d’elle ! s’écria l’artiste d’une voix tonnante. Je me vengerai ! dit-il en se promenant à grands pas. Elle en mourra de honte ; je la peindrai ! Oui, je la représenterai sous les traits de Messaline sortant à la nuit du palais de Claude.

– Henri ! dit une voix mourante.

– Je la tuerai.

– Henri !

– Elle aime ce petit colonel de cavalerie, parce qu’il monte bien à cheval…

{p. 264} – Henri !

– Eh ! laissez-moi ! dit le peintre à sa femme avec un son de voix qui ressemblait presque à un rugissement.

Il serait odieux de peindre toute cette scène à la fin de laquelle l’ivresse de la colère suggéra à M. de Sommervieux des paroles et des actes qu’une femme, moins jeune qu’Augustine, aurait attribués à la démence.

Sur les huit heures du matin, le lendemain, madame Guillaume surprit sa fille pâle, les yeux rouges, la coiffure en désordre, tenant à la main un mouchoir trempé de pleurs, contemplant sur le parquet les fragmens épars d’une toile déchirée et les morceaux d’un grand cadre doré mis en pièce. Augustine, que la douleur rendait presque insensible, montra ces débris par un geste empreint de désespoir.

– Et voilà peut-être une grande perte ! s’écria la vieille régente du Chat-qui-pelote. Il était ressemblant, c’est vrai ; mais j’ai appris qu’il y a sur le boulevard un homme qui fait des portraits charmans pour cinquante écus.

– Ah ! ma mère.

– Pauvre petite, tu as bien raison, {p. 265} répondit madame Guillaume qui méconnut l’expression du regard que lui jeta sa fille. Va, mon enfant, l’on n’est jamais si tendrement aimé que par sa mère. Viens, ma mignonne ! Je devine tout ; mais viens me dire tes chagrins, je te consolerai. Ne t’ai-je pas déjà dit que cet homme-là était un fou ? Ta femme de chambre m’a déjà conté de belles choses… Mais c’est donc un véritable monstre !

Augustine mit un doigt sur ses lèvres pâlies, comme pour implorer de sa mère un moment de silence. Pendant cette terrible nuit, le malheur lui avait fait trouver cette patiente résignation qui, chez les mères et les femmes aimantes, surpasse, dans ses effets, l’énergie humaine, et prouve peut-être l’existence de certaines cordes dont Dieu a enrichi le cœur des femmes, et qu’il a refusées à l’homme.

Une inscription gravée sur un cippe du cimetière Montmartre indiquait que madame de Sommervieux était morte à vingt-sept ans. Un poète, ami de cette timide créature, voyait, dans les simples lignes de son épitaphe, la dernière scène d’un drame. Chaque année, au jour solennel du 2 novembre, il ne passait jamais devant ce jeune marbre sans se demander {p. 266} s’il ne fallait pas des femmes plus fortes que ne l’était Augustine pour les puissantes étreintes du génie.

– Les humbles et modestes fleurs, écloses dans les vallées, meurent peut-être, se disait-il, quand elles sont transplantées trop près des cieux, aux régions où se forment les orages, où le soleil est brûlant.